Réponse au «F.O.R.» (I)

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Dans le n°54 de notre journal (octobre 78), nous avons salué la parution du 1er numéro d'une nouvelle publication révolutionnaire, "Alarme", organe du "Ferment Ouvrier Révolutionnaire", équivalent français du groupe espagnol "Fomento Obrero Revolucionario". À cette occasion nous avons rappelé les principales critiques que nous faisions aux positions politiques du FOR. À la suite de cet article, nous avons reçu une lettre du FOR répondant à nos critiques et qui annonce : "Nous ne ferons pas paraitre cette présente lettre dans notre journal car, pour le moment, nous ne voulons pas y, faire entrer de polémiques entre groupes".

Nous ne comprenons pas pour quelles raisons les camarades du FOR se refusent à une confrontation publique de nos positions respectives. Pour notre part, nous estimons de peu d'intérêt un débat politique confidentiel entre organisations révolutionnaires : les questions qui y sont agitées n'intéressent pas seulement un petit nombre de spécialistes (c'est là le schéma qui prévaut dans la société bourgeoise) mais bien l'ensemble de la classe ouvrière. C'est pour cela que nous publions ici la première partie de la lettre du FOR et la réponse que nous apportons aux arguments qui y figurent ; la seconde partie de la lettre et la réponse correspondante figureront, pour des raisons de place, dans notre prochain numéro[1].

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Chers camarades,

Nous voulons tout d'abord vous dire que nous vous savons gré de votre "SALUT A ALARME". Nous avons trouvé cela sympathique et vous êtes les seuls jusqu'à présent à l'avoir fait. Cependant, nous avons tenu à vous adresser une réponse exposant notre propre point de vue sur les divergences entre nos deux groupes que vous avez soulignées dans votre salutation.

SALUT A REVOLUTION INTERNATIONALE

Cela fait maintenant une dizaine d'années naissait le CCI, pur produit de la fameuse "crise de surproduction" qui sévit actuellement dans nos contrées. Nous profitons donc de l'existence de cette "crise" pour correspondre avec le groupe Révolution Internationale qui sans ce "facteur positif" de la révolution se serait retiré tel Mahomet dans la montagne pour y méditer et conserver au plus haut la conscience communiste en attendant de reparaître avec une nouvelle crise.

Vous dites que la parution d'Alarme "est un signe de la crise". Sachez d'abord que lorsque nous nous sommes créés en tant que groupe, nous ne nous sommes pas posé la question de savoir si nous devions agir révolutionnairement parce qu'il y avait crise ou non, ni même parce qu'il y avait agitation sociale ou non. Être révolutionnaire, c'est ressentir profondément le besoin d'agir révolutionnaire- ment quel que soit le moment en tenant compte uniquement des particularités que prend l'activité et l'intervention communiste suivant la situation existante. Être révolutionnaire, c'est initialement une simple question de sentiment : sentir la pourriture et vouloir lutter contre elle. Le FOR s'est créé en 1959, c’est-à-dire en dehors, selon vos propres positions, de toute crise (et il ne s'est pas contenté de conserver au plus haut la conscience communiste). Le FOR, groupe français, aurait très bien pu lui aussi se créer en dehors de toute crise (toujours selon vos propres critères car nous considérons qu’il s'est en effet créé en dehors de toute crise mais ceci est un point de peu d'importance que nous aborderons plus loin) ; pour cela, il eut fallu (et il a fallu) uniquement des individus révolutionnaires, exactement ce que la création du FOR en 59 a requis. Expliquer l’existence ou l'inexistence, la force ou la faiblesse de ou des organisations révolutionnaires par l'état de la lutte de classe et expliquer ce dernier par l'état économique momentané dans lequel se trouve le capitalisme n’est pas notre démarche. Nous n'attachons pas une grande importance à la question de la crise et en général à l'état économique momentané dans lequel se trouve le système capitaliste car notre travail de révolutionnaires doit se faire à n'importe quelle époque, suivant nos possibilités et suivant les caractéristiques des différentes époques. Que les gens soient des marchandises, ils le sont qu’il y ait crise ou pas crise ; mais vous prétendez que, lorsque quelqu'un a le ventre vide, il y a plus de chances qu'il veuille faire la révolution que s'il est gras et replet. Ne pensez-vous pas qu'un individu qui a le ventre vide pense plutôt à le remplir et non pas tant à révolutionner le monde ? Un état de crise économique peut provoquer sans nul doute une certaine agitation sociale. Cependant, ne nous abusons pas sur l'agitation qui peut surgir en réponse à un état de crise, c'est- à-dire en réponse à un état particulier du système capitaliste, et non en opposition directe avec le capitalisme quel que soit l’état économique dans lequel il se trouve momentanément plongé. Nous avons ici parlé d'un état de crise, c'est-à- dire de crise dite de surproduction, mais cela vaut également pour la récession présente. En effet, présentement, il n'y a pas crise de surproduction ce- qui se marquerait par une dépression, par une baisse des prix suivant la loi de l'offre et de la demande et également par un nombre de chômeurs nettement supérieur à celui atteint à ce jour. Avant chaque crise, il y a récession, mais après chaque récession il n'y a pas obligatoirement crise.

Par ailleurs il serait aberrant de nier qu'une révolution peut éclater en pleine croissance capitaliste et ne pourrait aboutir qu'à refuser de reconnaître des perspectives réelles de révolution si elles se présentaient au moment justement où économiquement le capitalisme est en bonne santé. »

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Chers camarades,

C'est avec beaucoup de clarté que votre lettre exprime ce que nous pensons être une des incompréhensions fondamentales du FOR : le mépris des facteurs objectifs dans l'analyse du développement de la lutte de classe et de l'organisation des révolutionnaires.

Vous écrivez : "lorsque nous nous sommes créés en tant que groupe, nous ne nous sommes pas posé la question de savoir si nous devions agir révolutionnairement parce qu'il y avait crise ou non, ni même parce qu'il y avait agitation sociale ou non". Que vous ne vous soyez pas posé la question vous, individus, nous n'en doutons pas. Et nous vous approuvons. Effectivement, comme le dit la plate-forme de notre organisation : "L'effort de prise de conscience de la classe existe constamment depuis ses origines et existera jusqu'à sa disparition dans la société communiste.
C'est en ce sens qu'il existe, en toutes périodes, des minorités révolutionnaires comme expression de cet effort constant
" (Revue Internationale du CCI n°5 p. 22).

Ainsi, et contrairement à ce que vous semblez croire, nous ne défendons pas l'idée qu'il n'y ait de place pour l'activité des révolutionnaires qu'aux moments de crise aiguë ou d'intense lutte de classe.

Tout au contraire, notre courant a toujours dénoncé une telle position. Nous pensons que, même dans les périodes de recul, ou de creux de la lutte de classe, les révolutionnaires ont une fonction. "Leur tâche essentielle consiste alors, en tirant les leçons des expériences antérieures, à préparer le cadre théorique et programmatique du futur parti prolétarien qui devra nécessairement ressurgir dans la prochaine montée de la lutte de classe"(plateforme du CCI). C'est pour cela que, lorsqu'un individu se hisse à une conscience révolutionnaire, il n'attendra pas, pour agir, que la crise ou la révolution soient là.

Vous écrivez encore : "Être révolutionnaire, c'est initialement une simple question de sentiment : sentir la pourriture et vouloir lutter contre elle". Certes, la condition nécessaire pour être un révolutionnaire, c'est d'être un révolté, mais ce n'est nullement une condition suffisante : en effet, peut-on sérieusement dire que les quelques centaines de révolutionnaires (c'est-à-dire membres d'organisations au programme révolutionnaire) existant aujourd'hui dans le monde sont les seuls êtres humains qui soient révoltés contre l'ordre existant ? Certainement pas !

S'il suffit de "sentir la pourriture et vouloir lutter contre elle" pour être révolutionnaire, alors même les fascistes sont révolutionnaires.(ce qu'ils prétendent d'ailleurs quelques fois !)

Être révolutionnaire, c'est participer consciemment et activement à un mouvement qui tend à révolutionner .la société.

Et comme aujourd'hui le seul mouvement qui puisse le faire est la lutte historique de la classe ouvrière contre le capitalisme, "est révolutionnaire celui qui participe à cette lutte en y mettant en avant les buts généraux et finaux du mouvement" (Manifeste Communiste). Contrairement à la conception policière de la bourgeoisie, pour laquelle c'est l'action de "meneurs" qui rend la classe ouvrière révolutionnaire, "il existe des révolutionnaires parce qu'il existe une classe au devenir révolutionnaire" (Plate-forme du CCI). Et cette idée n'est pas une invention du CCI, qu'il aurait mise au point lors de sa "retraite dans la montagne". C’est la même idée qui figure déjà dans le "Manifeste Communiste" dont, à notre connaissance, le FOR se réclame encore : "Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu' exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classe qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux."

En d'autres termes, les communistes ne sont pas le produit d'eux-mêmes, leurs idées ne sont pas le produit de leur révolte. Ils sont fondamentalement une sécrétion de la classe ouvrière dans son processus de prise de conscience d'elle-même, des buts et des moyens de son mouvement historique.

De ce fait, l'apparition, le développement et l'impact des groupes communistes dépendent étroitement des conditions générales de la lutte de classe, de la combativité et du niveau d'ensemble de conscience de celle-ci et donc du rapport de forces entre elle et la bourgeoisie. Est-ce par hasard que le mouvement communiste a dégénéré, s'est disloqué, que les groupes qui ont tenté d'en préserver les principes se sont amenuisés, sclérosés, et ont souvent disparu au cours de la terrible contre- révolution qui s'est abattue sur la classe ouvrière mondiale à partir des années 1920? Est-ce par hasard que depuis 1968, avec la reprise historique des luttes, il soit apparu un nombre important de nouveaux groupes révolutionnaires dans un grand nombre de pays, que ceux qui existaient déjà se soient développés, aient augmenté leur impact, la diffusion et l'importance de leur presse ? Nous ne nions pas que des facteurs autres que la situation d'ensemble de la société et de la lutte de classe puissent jouer dans l'apparition d'un groupe politique. Par exemple, l'action de quelques éléments issus d'un groupe antérieur est souvent décisive dans l'origine ou la constitution formelle d'une organisation communiste. Mais, de la même façon qu'une graine ne donnera jamais une plante si elle est semée sur un sol stérile, un noyau communiste ne peut se développer s'il ne trouve autour de lui des conditions propices à un tel développement. Si, pour fonder un groupe révolutionnaire, il faut "uniquement des individus révolutionnaires, encore faut-il se demander pourquoi de tels individus apparaissent à tel moment et non à tel autre?

Vous écrivez : "Expliquer l'existence ou l'inexistence, la force ou la faiblesse de ou des organisations révolutionnaires par l'état de la lutte de classe et expliquer ce dernier par l'état économique momentané dans lequel se trouve le capitalisme n'est pas notre démarche". Et c'est bien ce que nous critiquons. Nous ne prétendons pas que ce soient les seules déterminations, mais ce sont bien les déterminations essentielles et il nous semble que c'est là la démarche du marxisme dont pourtant vous vous réclamez. De fait, vous attribuez au circonstanciel -votre démarche individuelle- la place fondamentale dans l'apparition et le développement d'un groupe politique comme le vôtre, alors que l'essentiel -les déterminations sociales et économiques, la nécessité historique- est niée purement et simplement. Vous partez de l'idée juste, mais partielle, que pour être révolutionnaire il faut être révolté, pour aboutir à la conclusion apparemment logique mais parfaitement fausse que la cause de l'émergence des organisations politiques de la classe est le produit de la seule volonté d'individus révoltés.

Dans ce dernier passage, non seulement vous exprimez avec clarté votre désaccord avec le marxisme en ce qui concerne les causes de l'apparition des éléments et groupements communistes dans la classe, mais également en ce qui concerne les conditions du développement de la lutte de classe et de la révolution prolétarienne. Sur cette question, il peut être utile de rappeler quelques bases du matérialisme historique :

"l'économie est le squelette de la société" (Marx) ;
"à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants (...) Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale"[2] (Marx) (2)

"du fait de la prospérité générale, au cours de laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent avec toute la luxuriance possible dans les rapports sociaux bourgeois il ne peut être question de véritable révolution. Celle-ci n'est possible qu'aux périodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes bourgeoises de la production f entrent en conflit l'un avec l'autre... (c'est ainsi que Marx et Engels ont toujours caractérisé la crise). Une nouvelle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise…"[3]. (Marx).

Nous pourrions multiplier les citations des théoriciens du marxisme ; toutes vont dans le même sens : bien que la lutte de classe existe à chaque moment de la vie de la société capitaliste, le développement et l'approfondissement de celle-ci, sa capacité à menacer réellement la classe régnante, n'est possible qu'avec l'aggravation des conditions économiques de la classe exploitée, qu'avec l'existence d'une crise profonde au sein même des institutions du capitalisme, idéologiques, politiques, et en premier lieu, évidemment, dans*la fondation réelle de la société, sur laquelle s'élève l'édifice juridique et politique" (Marx) : l'économie.

Vous appliquez à l'étude des causes de la révolution les mêmes critères qu'à celle des causes du surgissement d'organisations communistes : pour vous, c'est une question "d'individus". Vous posez la question : "Ne pensez-vous pas qu'un individu qui a le ventre vide pense plutôt à le remplir et non pas tant à révolutionner le monde?". Ce que vous semblez oublier, c'est que lorsque cet "individu" est un prolétaire, il appartient à une classe sociale qui a des intérêts collectifs donnés qui ne sont pas la simple somme des intérêts "individuels" des membres qui la composent : c'est pour cela que le marxisme ne pose pas comme l'idéologie bourgeoise que "l'histoire est l'histoire de la lutte des individus" mais bien que "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes" (Manifeste Communiste).

Comme membre d'une classe que des conditions objectives poussent à agir dans telle ou telle direction, le prolétaire n'agit plus et ne pense plus comme un être individuel et isolé . Quand le prolétariat agit pour lui-même, comme classe, pour "remplir le ventre" de ceux qui le composent, il tend à s'opposer de plus en plus violemment au capitalisme dont l'intérêt est justement de le remplir le moins possible, quels que soient les oripeaux dont il se pare. C'est vrai que dans certaines conditions historiques, notamment lors de la crise de 1929, une aggravation des conditions de vie des ouvriers a finalement débouché sur une plus grande soumission au capitalisme (notamment sous ses formes staliniennes et fascistes), mais il s'agissait là de périodes où le prolétariat était déjà battu, où son unité avait été brisée, où il était justement atomisé, réduit à une simple somme d'individus prolétaires "au ventre vide". Mais l'histoire ne connait pas d'exemple de révolution dans une période de pleine prospérité : 1789 fait suite à une crise économique majeure; la révolution de 1848 est provoquée par la crise commerciale de 1847; c'est parce qu'ils ont “le ventre vide" et qu'ils sont précipités dans le chômage que les ouvriers parisiens se révoltent en juin 1848, ce sont les terribles privations conséquences de la guerre, qui conduisent les ouvriers parisiens à l'insurrection de mars 1871, les ouvriers russes aux révolutions de 1905 et 1917, les ouvriers allemands à la révolution de 1918-19.

Ainsi, qu’elles s'appliquent aux causes des révolutions comme aux causes du surgissement des courants révolutionnaires, les analyses du FOR font preuve d'un égal mépris pour l'expérience historique. Que la Ligue des Communistes et les trois Internationales se soient fondées au moment d'une montée de la lutte de classe, elle-même résultant d'une aggravation des conditions de vie des travailleurs n'est pas fait pour impressionner le FOR : si l'histoire n'entre pas dans ses schémas, ce n'est pas qu'ils sont faux, c'est l'histoire qui s'est trompée! De la même façon, parce qu'il pense que la crise est un obstacle à la révolution et qu'il espère que celle-ci aura quand même lieu bientôt, le FOR décrète qu'aujourd’hui il n'y a pas de crise[4] ce n'est pas plus compliqué, mais malheureusement, une telle démarche ne prépare pas beaucoup cette organisation à comprendre le système qu'elle combat et donc à accomplir sa tâche de contribuer à la prise de conscience de la classe ouvrière.


[1] Les camarades du FOR, dans une lettre ultérieure, nous font part de leur opposition à une publication en plusieurs fois de leur lettre. Si nous n'accédons pas à leur demande, ce n'est nullement que nous voulions envenimer les rapports entre nos deux organisations mais bien pour des raisons techniques et parce que nous pensons qu'une telle séparation entre deux parties qui sont bien distinctes dans la lettre n'est pas de nature à altérer le contenu de l'ensemble de celle-ci.

[2] Avant-propos à la "Critique de l'économie politique".

[3] "Les luttes de classe en France, 1848-1852".

[4] Sur la réalité et l'interprétation de la crise actuelle, nous renvoyons le FOR et les lecteurs aux nombreux articles que nous avons consacrés à ce sujet.

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