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La démission de Liz Truss après 44 jours comme Première ministre n’est que le dernier volet d’une séquence d’événements chaotiques sans précédents dans la politique britannique depuis le référendum sur le Brexit en 2016 et rien n’indique que les choses vont se stabiliser miraculeusement dans une sorte de retour à la normalité constitutionnelle. Au moment où nous écrivons, une nouvelle bataille pour la direction est en cours : Rishi Sunik semble être le favori mais le retour de Boris Johnson est également une possibilité, ce qui est la claire expression d’un parti à court d’option et qui pourrait être au bord d’une division historique.
Mais la crise du parti tory est en réalité l’expression d’une crise politique bien plus profonde au sein de l’ensemble de la classe dominante et d’un système en décomposition dans lequel la bourgeoisie, de manière générale, perd de plus en plus le contrôle sur sa propre vie politique.
44 jours de pagaille politique
Truss est devenue Première ministre le 6 septembre et a écarté des postes ministériels toutes les personnes qui s’étaient opposées à elle dans l’élection pour la direction du parti contre Rishi Sunik. Le 23 septembre, Kwasi Kwarteng avait annoncé une série de baisse d’impôts qui n’avait pas été chiffrée ou mandatée par le Bureau pour la Responsabilité budgétaire. Cela a eu immédiatement un impact considérable sur la valeur de la livre, comme sur les taux d’intérêts, les fonds de pension, les obligations d’État et sur la disponibilité des prêts hypothécaires. À la conférence du parti tory début octobre, Truss a étiqueté tous les opposants à sa politique économique comme membres d’une coalition anti-croissance, comme s’il y avait des factions de la classe dominante qui n’avaient pas d’intérêt à l’accumulation du capital et au renforcement de l’économie nationale, alors qu’il n’y a que des désaccords au sein de la bourgeoisie sur les moyens d’y parvenir.
Le 14 octobre, Kwarteng avait dû quitter une réunion du FMI aux États-Unis afin d’être limogé (pour avoir exécuté ce qui avait été décidé avec Truss) et était remplacé par Jeremy Hunt comme Chancelier de l’Échiquier. Le 17 octobre, Hunt a annoncé l’abandon de presque toutes les mesures du mini-budget de Truss. Un plan de 45 milliards de livres de baisse d’impôts non financé a subi une amputation de 32 milliards et, au nom de la stabilité et de l’équilibrage des comptes, il y aura une réduction drastique des dépenses. Le plafonnement des prix de l’énergie prévu initialement sur deux ans durera seulement jusqu’à avril prochain et il n’a été trouvé seulement que la moitié des 70 milliards pour combler le trou noir fiscal.
Il est certain que le gouvernement Truss a démontré une incompétence particulière dans le fait de ne pas comprendre quels seraient les effets de sa politique. Mais les racines historiques et le contexte global qui président à la crise économique et politique qui secoue le capitalisme britannique, vont au-delà de l’inaptitude d’une administration particulière.
Décomposition sociale et perte de contrôle politique
Historiquement, la bourgeoisie britannique a toujours été capable de faire les ajustements appropriés dans son appareil politique pour faire face à toutes les situations, que ce soit au niveau économique, impérialiste ou dans son rapport à la lutte de classe. Les trois dernières décennies de décomposition sociale ont montré à quel point la bourgeoisie a progressivement perdu le contrôle de son appareil politique, notamment en raison de l’influence grandissante du populisme dans l’une de ses principales composantes. Cela est devenu évident en 2016 avec la maladresse de Cameron consistant en la tenue d’un référendum sur l’appartenance à l’Union européenne, dans une tentative avortée de contrecarrer l’influence du populisme, notamment celle du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) au sein du parti conservateur.
Depuis la décision du Brexit, nous avons eu droit à May et les négociations sur le départ de l’Union européenne puis à Johnson et son « Getting Brexit done », lequel signifiait accepter un accord dont il devint rapidement évident qu’il serait contesté. Le départ de Johnson fut précipité car sous-entendant qu’il avait été victime d’un coup de poignard dans le dos ; il y a pourtant de nombreux membres du parti tory qui sont toujours ouvertement en faveur d’un retour de Boris Johnson au pouvoir.
Le choix de Liz Truss, émergeant d’un nombre limité de candidats tous entachés par leur implication dans le gouvernement Johnson, aurait pu signifier une rupture avec la surenchère populiste. Mais il a été marqué par l’adoption de fantasmes hérités des principes libéraux thatcheriens qui ont ensuite terni l’image des tories comme gestionnaires responsables de l’économie britannique. L’un des seuls points sur lequel il y a eu continuité entre Johnson et Truss a été leur capacité à changer complètement de position sans aucun scrupule.
Une crise économique de longue date
Truss et avant elle Johnson, ont rendu l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février responsable de la hausse de l’inflation, et plus particulièrement de l’augmentation des coûts énergétiques. Pourtant, les entreprises du secteur de l’énergie faisaient déjà faillite à la fin de l’année 2021, et l’inflation au Royaume-Uni (dont la hausse est actuellement plus rapide que celle de n’importe quel pays du G7) décollait déjà au cours de la même année et avait atteint 5,4 % à la fin du mois de décembre avant de passer ensuite à une inflation à deux chiffres (la hausse de la plupart des produits alimentaires étant nettement plus élevée). Il s’agit du taux le plus élevé depuis 1982, et cette augmentation devrait se poursuivre selon toutes les prévisions. En ce qui concerne plus particulièrement les coûts de l’énergie, les prix de l’électricité ont augmenté de 54 % et ceux du gaz de 95,7 % de janvier à septembre.
Mais la crise économique du capitalisme britannique n’est pas seulement le produit de la guerre, de la pandémie ou du Brexit. En réalité, la suprématie économique de la Grande-Bretagne dans le monde était déjà remise en question par des puissances montantes comme les États-Unis et l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, et les décennies qui ont suivi la Première Guerre mondiale ont été l’histoire de la descente continue de la Grande-Bretagne vers le statut de puissance de troisième ordre. Cette longue descente s’est accélérée dans la phase finale de la décadence du capitalisme : la montée du populisme et le fiasco du Brexit sont un produit évident de cette phase, et s’ils sont certainement un facteur accélérateur dans la tourmente économique et politique du Royaume-Uni, ils n’en sont pas la cause sous-jacente, qui ne peut être recherchée que dans les contradictions insolubles du capitalisme en tant que système mondial.
Il est important de comprendre cela, car il s’agit d’un avertissement pour la classe ouvrière : un changement d’équipe au pouvoir n’éliminera pas la menace croissante de paupérisation. Les choix faits par les différentes équipes au pouvoir ne représentent aucune alternative de moindre mal. Comme le dit la résolution sur la situation internationale du 24e Congrès du CCI : « [les] changements de politique ne peuvent empêcher l’économie mondiale d’osciller entre le double danger de l’inflation et de la déflation, de nouvelles crises du crédit et des crises monétaires ouvrant toutes sur des récessions brutales ».
Alors que Truss voulait initialement s’attaquer à « l’orthodoxie de la politique du budget public », ce qui a conduit à des paniques sur les marchés financiers, à des augmentations massives de la dette, à une pression sur l’inflation et à des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, l’adhésion de Hunt à cette même orthodoxie, dans la dernière des nombreuses volte-faces du gouvernement, signifie la réaffirmation d’un régime d’austérité, sans la prétention d’un « ruissellement » de la richesse. Cela impliquera des réductions des dépenses publiques et des augmentations d’impôts. En bref, de nouvelles attaques contre les conditions de vie des prolétaires.
En l’état actuel des choses, la politique budgétaire signifie une réduction des dépenses publiques, tandis que la Banque d’Angleterre, après avoir essayé de faire face à l’incurie du gouvernement, tentera encore de limiter l’inflation, ce que les commentateurs désignent comme la voie vers une récession plus profonde et plus prolongée.
Des fissures dans le Royaume « Uni »
Un autre domaine dans lequel il y a eu une continuité est celui qui a consisté à renforcer le SNP (Parti National Écossais) en le présentant ainsi que son projet d’indépendance de l’Écosse comme des possibilités viables. En effet, contrairement aux gouvernements Johnson et Truss, le SNP en Écosse s’est comporté dans les limites normales de la respectabilité bourgeoise, toujours prêt à blâmer Londres pour sa gestion des problèmes économiques ou son incurie face à la pandémie. L’éclatement du Royaume-Uni semblait autrefois un doux rêve de nationalistes excentriques, mais le SNP est désormais en mesure de présenter l’indépendance (et le retour dans l’Union européenne) comme une alternative séduisante à la domination des populistes et des extrémistes anglais.
Dans le même temps, la question du statut de l’Irlande du Nord n’est pas résolue, l’accord final du Brexit laissant la bourgeoisie britannique coincée entre le Protocole sur l’Irlande du Nord et l’accord du Vendredi Saint. (1) Le Parti unioniste démocrate (DUP) s’est retranché obstinément derrière le Protocole sur l’Irlande du Nord, mais le gouvernement britannique n’aura pas d’autre choix que de convoquer de nouvelles élections si le DUP ne revient pas à un partage du pouvoir avant le 28 octobre. Le DUP ayant été devancé par le Sinn Fein lors des dernières élections législatives en mai en tant que premier parti régional, il pourrait être réticent à répéter l’expérience. Entre-temps, l’Union européenne et les États-Unis font pression sur la Grande-Bretagne pour qu’elle ne fasse rien qui puisse perturber la situation fragile actuelle en Irlande du Nord.
Avec la guerre en Ukraine, l’impérialisme britannique demeure le plus grand soutien de Zelensky en Europe, tant sur le plan de la fourniture d’armes que sur celui de la rhétorique. Cela représente une charge pour les finances britanniques, et l’engagement précédent de Truss d’augmenter de manière significative le budget de la défense ne sera pas nécessairement maintenu, bien qu’il faille toujours se rappeler que le militarisme est au cœur de la survie du capital national, et que la guerre n’est plus un facteur rationnel en termes de gains économiques ou même stratégiques.
La bourgeoisie britannique fait face à une classe ouvrière combative
Sur un autre front, la bourgeoisie britannique doit faire face aux luttes de la classe ouvrière. Les luttes de l’été ne se sont pas éteintes avec l’arrivée de l’automne et si, pour l’instant, le contrôle des syndicats en limite l’ampleur, celles-ci représentent déjà une rupture avec des années de passivité et pourraient bien se développer. En réponse, le gouvernement a parlé de renforcer la législation contre les grèves et les manifestations. Toutes les factions bourgeoises utiliseront la répression sous une forme ou une autre, mais la tentative de faire passer des mesures politiques et économiques provocatrices à un moment où la lutte des classes se développe est une autre expression de l’incompétence particulière du gouvernement Truss. D’autre part, malgré cette perte de contrôle croissante de l’appareil politique par la bourgeoisie, il ne faudrait pas sous-estimer la capacité des différentes factions à répondre aux développements de la lutte de classe, notamment par une division du travail entre un gouvernement « dur » et des syndicats aux accents de plus en plus radicaux. Dans le même temps, les partis d’opposition, menés par les travaillistes, redoublent leurs appels à des élections générales, ce qui est un autre moyen éprouvé de saboter la lutte de classe.
Cependant, les conditions objectives de l’aggravation du conflit de classe mûrissent chaque jour. Le capitalisme ne peut éviter de s’attaquer aux conditions de vie et de travail de la classe exploitée, que ce soit sous la forme de l’inflation et de la hausse amplifiée du coût de la vie, ou de la réduction des dépenses publiques, ce qui, dans la pratique, signifie des attaques contre les allocations, les retraites et les services de tout organisme financé par l’État, des services de santé à l’éducation en passant par le logement et les transports publics. La bourgeoisie n’a rien d’autre à offrir que l’austérité et aucun parti d’opposition ne peut représenter une alternative à cela malgré les promesses des travaillistes et du Parti nationaliste écossais.
Dans la défense de ses conditions de vie contre les attaques grandissantes, la classe ouvrière n’a rien à gagner dans les divisions croissantes qui touchent son ennemi de classe : à ce niveau du conflit de classe, il est plus probable que ces dernières soient utilisées pour renforcer les divisions au sein-même de la classe ouvrière (la lutte entre supporters et opposants au Brexit, les soi-disant « guerres de cultures » ont précisément cet impact négatif sur la conscience que les ouvriers ont d’eux-mêmes en tant que classe avec des intérêts communs). Le développement de la lutte de classe dépendra de la capacité des prolétaires de commencer à comprendre qu’il n’y a plus rien dans le capitalisme qui puisse être sauvé et que leur résistance doit se développer dans la perspective de renverser ce système à l’agonie.
Car, 22 octobre 2022
1 Signé en 1998, l’accord du Vendredi Saint a mis fin aux trente années de violences qui firent des milliers de morts en Irlande du Nord (NdT).