Militarisme et décomposition (mai 2022)

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Le CCI a adopté les thèses sur "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste" (Revue Internationale n° 62 et n° 107) en mai 1990 quelques mois après l'effondrement du bloc de l'Est qui allait précéder l'effondrement de l'Union Soviétique. Le piège tendu par les États-Unis à Saddam Hussein qui a conduit ce dernier à envahir le Koweït début août 1990 et la concentration qui s'en est suivie des forces américaines en Arabie saoudite constituaient une première conséquence de la disparition du bloc de l'Est, la tentative de la puissance américaine de resserrer les rangs de l'Alliance atlantique menacée de désagrégation du fait de la disparition de son adversaire de l'Est. C'est à la suite de ces événements, qui préparaient l'offensive militaire contre l'Irak des principaux pays occidentaux sous la direction des États-Unis, que le CCI à discuté et adopté un texte d'orientation sur "Militarisme et décomposition" en octobre 1990 (Revue Internationale n° 64) qui était un complément aux thèses sur la décomposition.

Au 22e congrès international, en 2017, le CCI a adopté une actualisation des thèses sur la décomposition ("Rapport sur la décomposition aujourd’hui", Revue Internationale n° 164) qui, fondamentalement, confirmait le texte adopté 27 ans auparavant. Aujourd'hui, la guerre en Ukraine nous conduit à produire un document complémentaire sur la question du militarisme similaire à celui d'octobre 1990 dont il constitue une actualisation. Une telle démarche est d'autant plus nécessaire que l'erreur que nous avons commise en ne prévoyant pas le déclenchement de cette guerre résultait d'un oubli de notre part du cadre d'analyse que le CCI s'était donné depuis plusieurs décennies sur la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme.

1) Le texte "Militarisme et décomposition" de 1990, dans son point 1, rappelle le caractère vivant de la méthode marxiste et la nécessité de confronter en permanence les analyses que nous avons pu faire par le passé avec les nouvelles réalités qui se présentent à nous, soit pour en faire la critique, soit pour les confirmer, soit pour les ajuster et préciser. Il n'est pas nécessaire d'y revenir plus dans le présent texte. En revanche, face aux interprétations erronées de la guerre actuelle en Ukraine qui nous sont fournies par certains "experts" bourgeois mais aussi par la majorité des groupes du Milieu politique prolétarien (MPP), il est utile de revenir sur les bases de la méthode marxiste concernant la question de la guerre, et plus généralement sur le matérialisme historique.

A la base de celui-ci il y a l'idée que : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées." (Marx, "Avant-propos à la critique de l'économie politique"). Cette prééminence de la base matérielle économique sur les autres aspects de la vie de la société a souvent fait l'objet d'une interprétation mécanique et réductionniste. C'est un fait qu'Engels relève et critique dans une lettre à Joseph Bloch de septembre 1890 (et dans beaucoup d'autres textes) : "D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (…)".

Évidemment, on ne peut demander aux "experts" de la bourgeoisie de se baser sur la méthode marxiste. En revanche, il est attristant de constater que beaucoup d'organisations qui se revendiquent explicitement du marxisme et qui défendent effectivement cette méthode pour ce qui concerne les principes fondamentaux du mouvement ouvrier, comme l'internationalisme prolétarien, se rattachent, pour ce qui concerne l'analyse des causes des guerres, non pas à la vision défendue par Engels mais à celle qu'il critique. C'est ainsi que, à propos de la guerre du Golfe de 1990-91,nous avons pu lire ce qui suit : "Les États-Unis ont défini sans fard l’'intérêt national américain' qui les faisait agir : garantir un approvisionnement stable et à un prix raisonnable du pétrole produit dans le Golfe : le même intérêt qui les faisait soutenir l'Irak contre l'Iran les fait soutenir maintenant l'Arabie Saoudite et les pétromonarchies contre l'Irak." (Tract du PCI – Le Prolétaire) Ou encore : "En fait, la crise du Golfe est réellement une crise pour le pétrole et pour qui le contrôle. Sans pétrole bon marché, les profits vont chuter. Les profits du capitalisme occidental sont menacés et c'est pour cette raison et aucune autre que les États-Unis préparent un bain de sang au Moyen-Orient..." (Tract de la CWO, section de la Tendance Communiste Internationaliste au Royaume-Uni). Une analyse complétée par la section de la TCI en Italie, Battaglia Comunista : "Le pétrole, présent directement ou indirectement dans presque tous les cycles productifs, a un poids déterminant dans le procès de formation de la rente monopoliste et, en conséquence, le contrôle de son prix est d'une importance vitale (...) Avec une économie qui donne clairement des signes de récession, une dette publique d'une dimension affolante, un appareil productif en fort déficit de productivité par rapport aux concurrents européens et japonais, les États-Unis ne peuvent le moins du monde se permettre en ce moment de perdre le contrôle d'une des variables fondamentales de toute l'économie mondiale : le prix du pétrole." Ce qui s'est passé depuis plus de 30 ans au Moyen-Orient est venu démentir une telle analyse. Les différentes aventures des États-Unis dans cette région (comme la guerre initiée en 2003 par l'administration Bush junior) ont eu pour la bourgeoisie américaine un coût économique incomparablement supérieur à tout ce qu'a pu lui rapporter le contrôle du prix du pétrole (si tant est qu'elle ait pu exercer un tel contrôle grâce à ces guerres).

Aujourd'hui, la guerre en Ukraine ne saurait avoir des objectifs directement économiques. Ni pour la Russie qui a déclenché les hostilités le 24 février 2022, ni pour les États-Unis qui, depuis plus de deux décennies, ont profité de l'affaiblissement de la Russie à la suite de l'effondrement de son empire en 1989 pour pousser l'extension de l'OTAN jusqu'aux frontières de ce pays. La Russie, si elle parvient à établir son contrôle sur de nouvelles portions de l'Ukraine, sera confrontée à des dépenses pharamineuses pour reconstruire des régions qu'elle est en train de ravager. Par ailleurs, à terme, les sanctions économiques qui se mettent en place de la part des pays occidentaux, vont affaiblir encore son économie déjà peu florissante. Du côté occidental, ces mêmes sanctions vont avoir un coût considérable également, sans compter l'aide militaire à l'Ukraine qui se chiffre déjà en dizaines de milliards de dollars. En réalité, la guerre actuelle constitue une nouvelle illustration des analyses du CCI pour ce qui concerne la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme et plus particulièrement dans la phase de décomposition qui constitue le point culminant de cette décadence.

2) Depuis le début du 20e siècle, le mouvement ouvrier a mis en évidence que l'impérialisme et la guerre impérialiste constituaient la manifestation la plus significative de l'entrée du mode de production capitaliste dans sa phase de déclin historique, de sa décadence. Ce changement de période historique comportait une modification fondamentale dans les causes des guerres. La Gauche communiste de France a précisé de façon lumineuse les traits de cette modification :

  • "à l’époque du capitalisme ascendant, les guerres (nationales, coloniales et de conquêtes impérialistes) exprimèrent la marche ascendante de fermentation, de renforcement et d'élargissement du système économique capitaliste. La production capitaliste trouvait dans la guerre la continuation de sa politique économique par d'autres moyens. Chaque guerre se justifiait et payait ses frais en ouvrant un nouveau champ d’une plus grande expansion, assurant le développement d'une plus grande production capitaliste.
    à l'époque du capitalisme décadent, la guerre - au même titre que la paix - exprime cette décadence et concourt puissamment à l'accélérer.
    Il serait erroné de voir dans la guerre un phénomène propre, négatif par définition, destructeur et entrave au développement de la société, en opposition à la paix qui, elle, sera présentée comme le cours normal positif du développement continu de la production et de la société. Ce serait introduire un concept moral dans un cours objectif, économiquement déterminé.
    La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruine sur ruines.
    Il n’existe pas une opposition fondamentale en régime capitaliste entre guerre et paix, mais il existe une différence entre les deux phases ascendante et décadente de la société capitaliste et, partant, une différence de fonction de la guerre (dans le rapport de la guerre et de la paix) dans les deux phases respectives.
    Si, dans la première phase, la guerre a pour fonction d'assurer un élargissement du marché, en vue d'une plus grande production de biens de consommation, dans la seconde phase, la production est essentiellement axée sur la production de moyens de destruction, c'est-à-dire en vue de la guerre. La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l'activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente).
    Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent." (Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France, repris dans le "Rapport sur le Cours historique" adopté au 3e congrès du CCI, Revue Internationale n° 18)

Cette analyse, formulée en 1945, s'est révélée fondamentalement valable depuis, même en l'absence d'une nouvelle guerre mondiale. Depuis cette époque, le monde a connu plus d'une centaine de guerres qui ont provoqué au moins autant de morts que la Seconde Guerre mondiale. Une situation qui s'est poursuivie, et même intensifiée après l'effondrement du bloc de l'Est et la fin de la "Guerre froide" qui constituaient la première grande manifestation de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. Notre texte de 1990 l'annonçait déjà : "La décomposition générale de la société constitue la phase ultime de la période de décadence du capitalisme. En ce sens, dans cette phase ne sont pas remises en cause les caractéristiques propres à la période de décadence : la crise historique de l'économie capitaliste, le capitalisme d'État et, également, les phénomènes fondamentaux que sont le militarisme et l'impérialisme. Plus encore, dans la mesure où la décomposition se présente comme la culmination des contradictions dans lesquelles se débat de façon croissante le capitalisme depuis le début de sa décadence, les caractéristiques propres à cette période se trouvent, dans sa phase ultime, encore exacerbées. (…) De même que la fin du stalinisme ne remet pas en cause la tendance historique au capitalisme d'État, dont il constituait pourtant une manifestation, la disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l'emprise de l'impérialisme sur la vie de la société. La différence fondamentale réside dans le fait que, si la fin du stalinisme correspond à l'élimination d'une forme particulièrement aberrante du capitalisme d'État, la fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l'impérialisme." La guerre du Golfe en 1990-91, celles dans l'ex Yougoslavie tout au long des années 1990, la guerre en Irak à partir de 2003 qui a duré 11 ans, celle en Afghanistan qui s'étale sur une vingtaine d'années et bien d'autres encore de moindre importante, notamment en Afrique, sont venu confirmer cette prévision.

Aujourd'hui, la guerre en Ukraine, c'est-à-dire au cœur de l'Europe, est venue une nouvelle fois illustrer cette réalité et à une échelle bien plus vaste encore. Elle constitue une confirmation éloquente de la thèse du CCI sur la complète irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme du point de vue des intérêts globaux de ce système (voir le texte "Signification et impact de la guerre en Ukraine", Revue Internationale n° 168, adopté en mai 2022).

3) En fait, même si la distinction entre les guerres du 19e siècle et celles du 20e siècle, telle qu'elle est faite dans le texte de 1945 de la GCF, est parfaitement valable, même si est globalement juste l'idée que "La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l'activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente)", on ne peut attribuer une cause directement économique à chacune des guerres du 19e siècle. Par exemple, les guerres napoléoniennes ont eu un coût catastrophique pour la bourgeoisie française ce qui, en fin de compte, l'a affaiblie de façon considérable face à la bourgeoisie anglaise facilitant le chemin de cette dernière vers sa position dominante du milieu du 19e siècle. Il en est de même de la guerre de 1870 entre la Prusse et la France. Dans ce dernier cas, Marx (dans la "Première adresse du Conseil Général sur la guerre franco-allemande") reprend le terme de "guerre dynastique" utilisé par les ouvriers français et allemands pour qualifier cette guerre. Du côté allemand, le roi de Prusse visait à se constituer un empire en regroupant autour de sa couronne la multitude de petits États germaniques qui, auparavant, n'avaient réussi qu'à constituer une union douanière (Zollverein). L'annexion de l'Alsace-Lorraine était le cadeau de ce mariage. Pour Napoléon III, la guerre visait fondamentalement à renforcer une structure politique, le second Empire, menacée par le développement industriel de la France. Du côté prussien, au delà des ambitions du monarque, cette guerre permettait de créer une unité politique de l'Allemagne ce qui a jeté les bases du plein développement industriel de ce pays alors que, du côté français, elle était totalement réactionnaire. En fait, l'exemple de cette guerre illustre parfaitement la présentation que fait Engels du matérialisme historique. On y voit les super structures de la société, notamment politiques et idéologiques (la forme de gouvernement et la création d'un sentiment national), jouer un rôle très important dans la marche des événements. En même temps, on y voit la base économique de la société s'imposer en dernière instance avec la réalisation du développement industriel de l'Allemagne et donc de l'ensemble du capitalisme.

En fait, les analyses qui se veulent "matérialistes" en cherchant dans chaque guerre une cause économique oublient que le matérialisme marxiste est également dialectique. Et cet "oubli" devient une entrave considérable pour la compréhension des conflits impérialistes de notre époque alors que celle-ci est justement marquée par le renforcement considérable du militarisme dans la vie de la société.

4) Le texte "Militarisme et décomposition" de 1990 consacre une part importante à la place qu'allait prendre la puissance américaine dans les conflits impérialistes de la période qui s'ouvrait : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire." Ce rôle de "Gendarme du Monde", les États-Unis ont continué à le jouer, d'une certaine façon, après l'effondrement de leur rival de la Guerre froide comme on l'a vu en Yougoslavie, notamment à la fin des années 1990 et surtout au Moyen-Orient depuis le début du 21e siècle (Afghanistan et Irak notamment). Ils ont également assumé ce rôle en Europe en intégrant de nouveaux pays au sein de l'organisation militaire qu'ils contrôlent, l'OTAN, des pays qui, auparavant, faisaient partie du Pacte de Varsovie ou même de l'URSS (la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie). La question qui était déjà posée en 1990, avec la fin du partage du Monde entre le bloc occidental et le bloc de l'Est, était celle de l'instauration d'un nouveau partage du monde comme cela était arrivé après la Seconde Guerre mondiale : "Jusqu'à présent, dans la période de décadence, une telle situation d'éparpillement des antagonismes impérialistes, d'absence d'un partage du monde (ou de ses zones décisives) entre deux blocs, ne s'est jamais prolongée. La disparition des deux constellations impérialistes qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition de deux nouveaux blocs." ("Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos", Revue Internationale n° 61) En même temps, ce texte signalait toutes les entraves qui se présentaient face à un tel processus et particulièrement celle représentée par la décomposition du capitalisme : "la tendance à un nouveau partage du monde entre deux blocs militaires est contrecarrée, et pourra peut-être même être définitivement compromise, par le phénomène de plus en plus profond et généralisé de décomposition de la société capitaliste tel que nous l'avons déjà mis en évidence". Cette analyse était développée dans le texte d'orientation "Militarisme et décomposition" et, trois décennies après, l'absence d'un tel partage du Monde entre deux blocs militaires est venu la confirmer. Le texte "Signification et impact de la guerre en Ukraine" développe ce sujet en s'appuyant largement sur le texte de 1990 pour mettre en évidence que la reconstitution de deux blocs impérialistes se partageant la planète n'est toujours pas à l'ordre du jour. Il peut valoir la peine de rappeler ce que nous écrivions en 1990 :

"… au début de la période de décadence, et jusqu'aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, il pouvait exister une certaine "parité" entre différents partenaires d'une coalition impérialiste, bien que le besoin d'un chef de file se soit toujours fait sentir. Par exemple, dans la Première Guerre mondiale, il n'existait pas, en termes de puissance militaire opérationnelle, de disparité fondamentale entre les trois "vainqueurs" : Grande-Bretagne, France et États-Unis. Cette situation avait déjà évolué de façon très importante au cours de la Seconde Guerre, où les "vainqueurs" étaient placés sous la dépendance étroite des États-Unis qui affichaient une supériorité considérable sur leurs "alliés". Elle allait encore s'accentuer durant toute la période de "guerre froide" (qui vient de se terminer), où chaque tête de bloc, États-Unis et URSS, notamment par le contrôle des armements nucléaires les plus destructeurs, disposaient d'une supériorité absolument écrasante sur les autres pays de leur bloc. Une telle tendance s'explique par le fait que, avec l'enfoncement du capitalisme dans sa décadence :

  • les enjeux et l'échelle des conflits entre blocs acquièrent un caractère de plus en plus mondial et général (plus il y a de gangsters à contrôler, plus le "caïd" doit être puissant) ;
  • les armements requièrent des investissements de plus en plus faramineux (en particulier, seuls les très grands pays pouvaient dégager les ressources nécessaires à la constitution d'un arsenal nucléaire complet et consacrer suffisamment de moyens pour les recherches sur les armes les plus sophistiquées) ;
  • et, surtout, les tendances centrifuges entre tous les États, résultant de l'exacerbation des antagonismes nationaux, ne peuvent que s'accentuer.

Il en est de ce dernier facteur comme du capitalisme d'État : plus les différentes fractions d'une bourgeoisie nationale tendent à s'entre-déchirer avec l'aggravation de la crise qui attise leur concurrence, et plus l'État doit se renforcer afin de pouvoir exercer son autorité sur elles. De même, plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent. Et il est clair que dans la phase ultime de la décadence, celle de la décomposition, un tel phénomène ne peut que s'aggraver encore à une échelle considérable.

C'est pour cet ensemble de raisons, et notamment pour la dernière, que la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n'est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution ou la destruction de l'humanité intervenant avant une telle échéance."

Aujourd'hui, cette analyse reste entièrement valable mais il nous faut signaler que dans le texte de 1990 nous avions complètement omis d'envisager que la Chine puisse devenir un jour une nouvelle tête de bloc alors qu'il est aujourd'hui clair que ce pays est en train de devenir le principal rival des États-Unis. Derrière cette omission, il y avait une erreur d'analyse majeure : nous n'avions pas envisagé la possibilité que la Chine puisse devenir une puissance économique de tout premier plan, ce qui est une condition pour qu'un pays puisse prétendre assumer le rôle de leader d'un bloc impérialiste. C'est d'ailleurs ce qu'à très bien compris la bourgeoisie chinoise : elle ne pourra concurrencer la bourgeoisie américaine sur le plan militaire que si elle se dote d'une puissance économique et technologique capable de soutenir sa puissance militaire sous peine de connaître le même sort que celui qu'a connu l'Union soviétique à la fin des années 1980. C'est entre autres pour cette raison que, même si le Chine étale de façon croissante ses ambitions militaires (notamment par rapport à Taiwan) elle ne peut encore, et pour un bon moment encore, prétendre regrouper autour d'elle un nouveau bloc impérialiste.

5) La guerre en Ukraine a ravivé les inquiétudes à propos d'une Troisième Guerre mondiale, notamment avec les gesticulations de Poutine à propos de l'arme nucléaire. Il est important de signaler qu'il en est de la guerre mondiale comme des blocs impérialistes. En fait, une guerre mondiale constitue la phase ultime de la constitution des blocs. Plus précisément, c'est parce qu'il existe des blocs impérialistes constitués qu'une guerre qui, au départ, ne concerne qu'un nombre limité de pays, dégénère, par le jeu des alliances, en une conflagration généralisée. Ainsi, le déclenchement de la Première Guerre mondiale, dont les causes historiques profondes relèvent de l'aiguisement des rivalités impérialistes entre puissance européennes, prend la forme d'un enchaînement de situations où les différents alliés entrent progressivement dans le conflit : L'Autriche-Hongrie, avec le soutien de son alliée l'Allemagne, veut mettre à profit l'assassinat de l'héritier du Trône à Sarajevo, le 28 juin 1914, pour mettre au pas le Royaume de Serbie accusé d'attiser le nationalisme des minorités serbes dans l'Empire Austro-hongrois. Ce pays reçoit immédiatement le soutien de son allié russe lequel, par ailleurs, a noué avec la Grande-Bretagne et la France la "Triple-Entente". Début août 1914, tous ces pays entrent en guerre les uns contre les autres entraînant par la suite d'autres États comme le Japon, l'Italie en 1915 et les États-Unis en 1917. De même, en septembre 1939, lorsque l'Allemagne attaque la Pologne, c'est l'existence d'un traité datant de 1920 entre la Pologne, le Royaume-Uni et la France qui conduit ces deux pays à déclarer la guerre à l'Allemagne alors que leurs bourgeoisies ne souhaitent pas particulièrement un tel conflit comme l'avait démontré, un an auparavant, leur signature des accords de Munich. Le conflit entre les trois principales puissances européennes va rapidement s'étendre à l'ensemble du Monde. Aujourd'hui, l'article 5 de la charte de l'OTAN stipule qu'une attaque contre un de ses membres est considérée comme une attaque contre tous les alliés. C'est pour cela que les pays qui appartenaient avant 1989 au Pacte de Varsovie (et même à l'Union soviétique, comme les États baltes), se sont enrôlés avec enthousiasme dans l'OTAN : c'était la garantie que la Russie voisine n'essaierait pas de les attaquer. Une attitude que viennent d'adopter la Finlande et la Suède après des décennies de "neutralité". C'est aussi pourquoi Poutine ne pouvait accepter une situation où l'État ukrainien risquait de rejoindre l'OTAN comme c'était inscrit dans sa Constitution.

Ainsi, l'absence d'une division du Monde en deux blocs signifie qu'une troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour à l'heure actuelle et ne le sera peut-être jamais plus. Cependant, il serait irresponsable de sous-estimer la gravité de la situation mondiale. Comme nous l'écrivions en janvier 1990 :

"C'est pour cela qu'il est fondamental de mettre en évidence que, si la solution du prolétariat -la révolution communiste - est la seule qui puisse s'opposer à la destruction de l'humanité (qui constitue la seule "réponse" que la bourgeoisie puisse apporter à sa crise), cette destruction ne résulterait pas nécessairement d'une troisième guerre mondiale. Elle pourrait également résulter de la poursuite, jusqu'à ses conséquences extrêmes (catastrophes écologiques, épidémies, famines, guerres locales déchaînées, etc.) de cette décomposition.

L'alternative historique "Socialisme où Barbarie", telle qu'elle a été mise en évidence par le marxisme, après s'être concrétisée sous la forme de "Socialisme ou Guerre impérialiste mondiale" au cours de la plus grande partie du 20e siècle, s'était précisée sous la forme terrifiante de "Socialisme ou Destruction de l'humanité" au cours des dernières décennies du fait du développement des armements atomiques. Aujourd'hui, après l'effondrement du bloc de l'Est, cette perspective reste tout à fait valable. Mais il convient de mettre en avant qu'une telle destruction peut provenir de la guerre impérialiste généralisée OU de la décomposition de la société." ("Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos", Revue Internationale n° 61)

Les trois décennies qui ont suivi l'adoption de ce document par le CCI ont bien mis en évidence que même en dehors d'une troisième guerre mondiale, "les catastrophes écologiques, les épidémies, les famines, les guerres locales déchaînées" sont bien les quatre cavaliers de l'apocalypse qui menacent la survie de l'humanité.

6) Le Texte d'orientation "Militarisme et décomposition" se concluait par une partie sur "Le prolétariat face à la guerre impérialiste". Compte-tenu de l'importance de cette question, il peut valoir la peine de citer de larges extraits de cette partie plutôt que de la paraphraser :

"Plus que jamais, donc, la question de la guerre reste centrale dans la vie du capitalisme. Plus que jamais, par conséquent, elle est fondamentale pour la classe ouvrière. L'importance de cette question n'est évidemment pas nouvelle. Elle était déjà centrale dès avant la Première Guerre mondiale (comme le mettent en évidence les congrès internationaux de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912). Elle devient encore plus décisive, évidemment, au cours de la première boucherie impérialiste (comme le mettent en évidence le combat de Lénine, de Rosa Luxemburg, de Liebknecht, de même que la révolution en Russie et en Allemagne). Elle garde toute son acuité entre les deux guerres mondiales, en particulier lors de la guerre d'Espagne, sans parler, évidemment, de l'importance qu'elle revêt au cours du plus grand holocauste de ce siècle, entre 1939 et 1945. (…) En fait, depuis le début du [20e] siècle, la guerre a été la question la plus décisive qu'aient eu à affronter le prolétariat et ses minorités révolutionnaires, très loin devant les questions syndicale ou parlementaire, par exemple. Et il ne pouvait en être qu'ainsi dans la mesure où la guerre constitue la forme la plus concentrée de la barbarie du capitalisme décadent, celle qui exprime son agonie et la menace qu'il fait peser sur la survie de l'humanité.

Dans la période présente où, plus encore que dans les décennies passées, la barbarie guerrière (…) sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale, impliquant de façon croissante les pays développés (dans les seules limites que pourra lui fixer le prolétariat de ces pays), la question de la guerre est encore plus essentielle pour la classe ouvrière. Le CCI a depuis longtemps mis en évidence que, contrairement au passé, le développement d'une prochaine vague révolutionnaire ne proviendrait pas de la guerre mais de l'aggravation de la crise économique. Cette analyse reste tout à fait valable : les mobilisations ouvrières, le point de départ des grands combats de classe proviendront des attaques économiques. De même, sur le plan de la prise de conscience, l'aggravation de la crise sera un facteur fondamental en révélant l'impasse historique du mode de production capitaliste. Mais, sur ce même plan de la prise de conscience, la question de la guerre est appelée, une nouvelle fois, à jouer un rôle de premier ordre :

  • en mettant en relief les conséquences fondamentales de cette impasse historique : la destruction de l'humanité ;
  • en constituant la seule conséquence objective de la crise, de la décadence et de la décomposition que le prolétariat puisse dès à présent limiter (à l'opposé des autres manifestations de la décomposition) dans la mesure où, dans les pays centraux, il n'est pas, à l'heure actuelle, embrigadé derrière les drapeaux nationalistes." (Point 13)

"Il est vrai que la guerre peut être utilisée contre la classe ouvrière beaucoup puis facilement que la crise elle-même et les attaques économiques :

  • elle peut favoriser le développement du pacifisme ;
  • elle peut lui donner un sentiment d'impuissance, permettant à la bourgeoisie de placer ses attaques économiques." (Point 14)

Aujourd'hui, la guerre en Ukraine provoque effectivement un sentiment d'impuissance auprès des prolétaires, quand elle ne débouche pas sur un embrigadement dramatique et le triomphe du chauvinisme comme c'est le cas dans ce pays et aussi, en partie, en Russie. Dans les pays occidentaux, elle permet même un certain renforcement de l'idéologie démocratique grâce aux torrents de propagande véhiculés par les médias "Main Stream". Nous assisterions à un affrontement entre, d'un côté, le "mal", la "dictature" (Poutine) et de l'autre le "bien", la "démocratie" (Zelensky et ses soutiens occidentaux). Une telle propagande était évidemment moins efficace en 2003 lorsque le "boss" de la "Grande démocratie américaine", Bush junior, a fait la même chose que Poutine en déclenchant la guerre contre l'Irak (utilisation d'un énorme mensonge, violation de la "loi internationale" de l'ONU, emploi d'armes "interdites", bombardements des populations civiles, "crimes de guerre").

Cela-dit, il importe d'avoir à l'esprit l'analyse que le CCI a développée autour de la question du "maillon le plus faible" mettant en avant la différence entre le prolétariat des pays centraux, et particulièrement celui d'Europe occidentale, et celui des pays de la périphérie et de l'ancien bloc "socialiste" (voir notamment nos articles "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe, critique de la théorie du maillon le plus faible" dans la Revue Internationale n° 31 et "Débat : à propos de la critique de la théorie du 'maillon le plus faible'" dans la Revue Internationale n° 37). La guerre entre la Russie et l'Ukraine souligne la très grande faiblesse politique du prolétariat de ces pays. La guerre actuelle aura aussi un impact politique négatif sur le prolétariat des pays centraux mais cela ne signifie pas que le regain des idées démocratiques qu'il subit va le paralyser définitivement. En particulier, dès à présent, il subit les conséquences de cette guerre à travers les attaques économiques qui accompagnent la poussée spectaculaire de l'inflation (qui avait débuté avant le déclenchement de la guerre mais que celle-ci accentue). Nécessairement, il devra reprendre le chemin du combat de classe contre ces attaques.

"Dans la situation historique présente, l'intervention des communistes au sein de la classe est déterminée, outre, évidemment, par l'aggravation considérable de la crise économique et des attaques qui en résultent contre l'ensemble du prolétariat, par :

  • l'importance fondamentale de la question de la guerre ;
  • le rôle décisif des révolutionnaires dans la prise de conscience par la classe de la gravité des enjeux présents.

Il importe donc que cette question figure en permanence au premier plan dans la propagande des révolutionnaires. Et dans les périodes, comme celle d'aujourd'hui, où cette question se trouve aux avant plans immédiats de l'actualité internationale, il importe qu'ils mettent à profit la sensibilisation particulière des ouvriers à son sujet en y apportant une priorité et une insistance toute particulière.

En particulier, les organisations révolutionnaires auront pour devoir de veiller à :

  • dénoncer avec la dernière virulence l'hypocrisie répugnante des gauchistes qui, au nom de l’"internationalisme" et de la "lutte contre l'impérialisme", appellent en fait au soutien d'un des camps impérialistes ;
  • traîner dans la boue les campagnes pacifistes qui constituent un moyen privilégie pour démobiliser la classe ouvrière dans sa lutte contre le capitalisme en l'entraînant sur le terrain pourri de l'interclassisme ;
  • souligner toute la gravité des enjeux de la période présente, notamment en comprenant pleinement toutes les implications des bouleversements considérables que vient de subir le monde, et particulièrement la période de chaos dans laquelle il est entré." (Ibid. point 15)

7) Ces orientations mises en avant il y a plus de 30 ans restent entièrement valables aujourd'hui. Mais, dans notre propagande face à la guerre impérialiste, il est également nécessaire de rappeler notre analyse sur les conditions de la généralisation des combats révolutionnaires, analyse notamment développée dans notre texte de 1981 "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière" (Revue Internationale n° 26). Pendant des décennies, les révolutionnaires, en se basant sur les exemples de la Commune de Paris (qui fait suite à la guerre franco-prussienne), de la révolution de 1905 en Russie (pendant la guerre russo-japonaise), de 1917 dans ce même pays, de 1918 en Allemagne, ont estimé que la guerre impérialiste créait les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne, ou même que celle-ci ne pouvait surgir que de la guerre mondiale. C'est une analyse qui est encore très répandues parmi les groupes de la Gauche communiste, ce qui explique en partie leur incapacité à comprendre la question du cours historique. Seul le CCI a remis clairement en cause cette analyse pour revenir à l'analyse "classique" telle qu'elle fut développée par Marx et Engels en leur temps (et en partie par Rosa Luxemburg) considérant que le combat révolutionnaire du prolétariat allait surgir de l'effondrement économique du capitalisme et non de la guerre entre États capitalistes.

On peut résumer ainsi les arguments mis en avant à l'appui de notre analyse :

  1. Si dans un pays la guerre provoque des réactions massives de la part du prolétariat, la bourgeoisie de ce pays dispose d'une carte majeure pour couper l'herbe sous les pieds de telles réactions : l'arrêt des hostilités, la sortie de la guerre. C'est ce qui est advenu en novembre 1918 en Allemagne où la bourgeoisie, instruite par l'exemple de la révolution en Russie, a immédiatement signé l'armistice avec les pays de l'Entente quelques jours après l'insurrection des marins de la Baltique. En revanche, aucune bourgeoisie n'est en mesure de surmonter les convulsions économiques qui seraient à l'origine des combats massifs et généralisés du prolétariat.
  2. "la guerre produit des vainqueurs aussi bien que des vaincus, en même temps que la rage révolutionnaire contre la bourgeoisie se produit également dans la population une tendance revancharde. Et cette tendance revancharde pénètre jusque dans les rangs des révolutionnaires comme en témoignent la tendance du "national-communisme" dans le K.A.P.D. et la lutte contre le traité de Versailles qui va devenir l'axe de la propagande du K.P.D. Pire encore est l'effet produit sur les ouvriers dans les pays vainqueurs. Comme l'a démontré déjà le premier après-guerre et encore plus le second, ce qui prévaut, à coté d'une réelle et lente reprise de la lutte de classe, c'est un esprit de lassitude sinon un délire chauvin tout court." (Ibid.)
  3. La bourgeoisie a tiré les enseignements de la Première Guerre mondiale et de la vague révolutionnaire que celle-ci a provoquée. D'une part, elle a constaté qu'il lui était nécessaire de s'assurer d'un écrasement politique profond du prolétariat dans les pays centraux avant de s'engager dans la Seconde Guerre mondiale. C'est ce qu'elle a réalisé avec l'instauration de la terreur nazie du côté de l'Allemagne et de l'embrigadement antifasciste du côté des Alliés. D'autre part, la classe dominante a pris de multiples dispositions pour prévenir ou tuer dans l'œuf tout surgissement prolétarien au cours ou à la fin de la guerre, particulièrement dans les pays vaincus. "En Italie, là où le danger était le plus grand [suite aux combats ouvriers qui ont touché le Nord industriel à partir de mars 1943], la bourgeoisie (…) s'est empressée de changer de régime et ensuite, d'alliances [Le Roi destitue Mussolini pour le remplacer par l'amiral Badoglio pro-Alliés]. A l'automne 1943, l'Italie est divisée en deux, le sud aux mains des Alliés, le reste occupé par les nazis. Sur les conseils de Churchill ("il faut laisser l'Italie mijoter dans son jus"), les Alliés ont retardé leur avance vers le nord, obtenant ainsi un double résultat : d'un côté, on a laissé à l'armée allemande le soin de réprimer le mouvement prolétarien ; de l'autre, on a donné aux forces "antifascistes" la tâche de dévoyer ce même mouvement du terrain de la lutte anticapitaliste vers celui de la lutte antifasciste. (…) En Allemagne (…) la bourgeoisie mondiale mène une action systématique en vue d'éviter le retour d'événements semblables à ceux de 1918-19. En premier lieu, peu avant la fin de la guerre, les Alliés procèdent à une extermination massive des populations des quartiers ouvriers au moyen de bombardements sans précédent de grandes villes comme Hambourg ou Dresde (…). Ces objectifs n'ont aucune valeur militaire (d'ailleurs, les armées allemandes sont déjà en pleine déroute) : il s'agit en réalité de terroriser et d'empêcher toute organisation du prolétariat. En deuxième lieu, les Alliés rejettent toute idée d'armistice tant qu'ils n'ont pas occupé la totalité du territoire allemand : ils tiennent à administrer directement ce territoire, sachant que la bourgeoisie allemande vaincue risque de ne pas être en mesure de contrôler seule la situation. Enfin, après la capitulation de cette dernière, et en étroite collaboration avec elle, les Alliés retiennent pendant de longs mois les prisonniers de guerre allemands afin d'éviter le mélange explosif qu'aurait pu provoquer leur rencontre avec les populations civiles. En Pologne, au cours de la deuxième moitié de 1944, c'est l'Armée rouge qui laisse aux forces nazies le sale boulot de massacrer les ouvriers insurgés de Varsovie : l'Armée rouge a attendu pendant des mois à quelques kilomètres de la ville que les troupes allemandes étouffent la révolte. La même chose s'est produite à Budapest au début de 1945." ("La lutte de classe contre la guerre impérialiste : Les luttes ouvrières en Italie 1943", Revue Internationale n° 75)
  4. Le surgissement révolutionnaire du prolétariat au cours de la Première Guerre mondiale avait été favorisé par les caractéristiques de celle-ci : prédominance des affrontements entre fantassins, guerre de tranchées facilitant les fraternisations entre soldats des deux camps qui se trouvaient pendant de longues périodes à quelques mètres les uns des autres. La Seconde Guerre mondiale n'a pas pris la forme d'une guerre de tranchées ; elle a été marquée par l'utilisation massive des moyens mécaniques et technologiques, particulièrement les blindés et l'aviation, une tendance qui n'a fait que se renforcer depuis alors que, de façon croissante, les États font appel aux armées de métier capables de mettre en œuvre des armes de plus en plus sophistiquées ce qui limite de façon majeure les possibilités de fraternisation directe entre combattants des deux camps. Enfin, "last but not least", une troisième guerre mondiale ferait appel, à un moment ou à un autre, à l'arme nucléaire ce qui, évidemment, règle de façon radicale la question de la possibilité d'un surgissement prolétarien en son sein.

8) Par le passé nous avons fait la critique du mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire". Ce mot d'ordre mis en avant au cours de la Première Guerre mondiale, notamment par Lénine, se basait sur une préoccupation fondamentalement internationaliste : la dénonciation des mensonges colportés par les social-chauvins affirmant qu'il était nécessaire que leur pays remporte préalablement la victoire pour permettre aux prolétaires de ce pays de s'engager dans le combat pour le socialisme. Face à ces mensonges, les internationalistes ont mis en relief que ce n'était pas la victoire d'un pays qui favorisait le combat des prolétaires de ce pays contre leur bourgeoisie mais au contraire sa défaite (comme l'avaient illustré les exemples de la Commune de Paris après la défaite face à la Prusse et de la Révolution de 1905 suite à la débâcle de la Russie face au Japon). Par la suite, ce mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" a été interprété comme le souhait par le prolétariat de chaque pays de voir sa propre bourgeoisie être défaite afin de favoriser le combat pour le renversement de celle-ci ce qui, évidemment, tourne le dos à un véritable internationalisme. En réalité, Lénine lui-même (qui en 1905 avait salué la défaite de la Russie face au Japon) a surtout mis en avant le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" qui constituait une concrétisation de l'amendement que, en compagnie de Rosa Luxemburg et de Martov, il avait présenté et fait adopter au Congrès de Stuttgart de l'Internationale Socialiste en 1907 : "Au cas où la guerre éclaterait néanmoins [les partis socialistes] ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste."

La révolution en Russie de 1917 a constitué une concrétisation éclatante du mot d'ordre "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" : les prolétaires ont retourné contre leurs exploiteurs les armes que ces derniers leur avaient confiées pour massacrer leurs frères de classe des autres pays. Cela-dit, comme on l'a vu plus haut, même s'il n'est pas exclu que des soldats puissent encore retourner leurs armes contre leurs officiers (pendant la Guerre du Vietnam, il est arrivé que des soldats américains tuent "par accident" des supérieurs hiérarchiques), de tels faits ne pourraient être que d'ampleur très limitée et ne pourraient constituer en aucune façon la base d'une offensive révolutionnaire. C'est pour cette raison que, dans notre propagande, il convient de ne pas mettre en avant non seulement le mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" mais aussi celui de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile".

Plus généralement, il est de la responsabilité des groupes de la Gauche communiste de faire le bilan du positionnement des révolutionnaires face à la guerre dans le passé en mettant en évidence ce qui reste valable (la défense des principes internationalistes) et ce qui ne l'est plus (les mots d'ordre "tactiques"). En ce sens, si le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" ne peut dorénavant constituer une perspective réaliste, il convient en revanche de souligner la validité de l'amendement adopté au Congrès de Stuttgart en 1907 et particulièrement l'idée que les révolutionnaires "ont le devoir d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste". Ce mot d'ordre n'est évidemment pas réalisable dans l'immédiat compte-tenu de la situation de faiblesse actuelle du prolétariat, mais il reste un poteau indicateur pour l'intervention des communistes dans la classe.

CCI, mai 2022

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