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Nous publions ci-dessous un large extrait du courrier d’une camarade qui, suite à notre permanence du 15 janvier, revient sur une question qui a été posée aussi par d’autres participants. Dans la mesure où son courrier aborde, dans une première partie non publiée ici, une analyse sur la lutte de classe que nous partageons globalement, nous avons fait le choix de ne répondre qu’à une des questions de son courrier qui traite de la « pénurie de main-d’œuvre ». Cette question a non seulement fait l’objet d’une polarisation dans le débat, mais nécessite, de notre point de vue, une clarification afin de mieux armer la classe ouvrière.
Extrait du Courrier de la camarade Rosalie
[…] Quelques idées plus en marge de la discussion générale ont été abordées comme comment comprendre toute cette partie de la classe ouvrière qui refuse le salariat et trouve des voies plus ou moins confortables pour subvenir à ses besoins immédiats, au risque d’un déclassement social. Peut-on affirmer qu’il s’agit uniquement de démarches de débrouilles individuelles qui les éloignent du réel combat politique ? Nous vivons une période inédite du fait de l’aggravation de la décomposition et de la pandémie qui depuis deux ans semble avoir chamboulé les schémas traditionnels de l’organisation de la société capitaliste. Certes, les travailleurs précaires, voire très précaires, sont une constituante permanente du capitalisme, mais il me semble qu’on assiste à un vrai bouleversement sociétal, à savoir que la classe ouvrière ne va pas se retrouver systématiquement dans le « salariat pur et dur tel que décrit par les premiers marxistes ». Sur cette question, je reprends le courrier des lecteurs de RI de janvier sur le débat : ce n’est pas la question « qui est le prolétariat ? » qui est importante mais « qu’est-ce que le prolétariat ? » Ce n’est pas une classification socio-professionnelle qui peut nous permettre de comprendre les changements actuels de la composition de la classe ouvrière. Revenons à ceux qui refusent l’usine, les cadences insoutenables et la détresse sociale qui va avec. Est-ce pour autant qu’ils adhèrent à l’idéologie bourgeoise ? Ce n’est pas si simple. Beaucoup de jeunes (jusqu’à 40 ans) se détournent des boulots de bêtes de somme et préfèrent vivoter chichement que de s’épuiser au boulot comme l’ont fait leurs aînés. Ce ne sont pas spécialement des anti-système nigauds ni des illuminés, mais ils ont compris que le capitalisme ne pouvait rien leur apporter et sont sans illusion quant à leur avenir professionnel. En quoi, est-ce que cette compréhension en ferait des gens « perdus » pour la cause ouvrière ? Je précise ces éléments car il me semble avoir relevé à plusieurs reprises l’insistance du CCI sur cette question d’identité et de conscience de la classe ouvrière. Pour conclure, j’observe que nous vivons une période inédite avec la pandémie qui a exacerbé les effets de la décomposition notamment au niveau économique. Des millions de travailleurs américains ne sont pas revenus à leurs postes dans les services marchands notamment. Cela pose question : 1. De quoi vivent-ils ? On sait que les aides sociales ne sont pas folichonnes aux États-Unis et les aides de Biden ont pris fin. Il y a un manque de main d’œuvre flagrant dans beaucoup de secteurs dans la plupart des pays : en Roumanie, ils embauchent des travailleurs asiatiques. En France, le CHU de Rouen propose des offres d’emplois aux infirmières de Beyrouth… Ces exemples ne viennent pas contrecarrer le schéma global de l’organisation sociale du capitalisme, mais ils illustrent la période actuelle. Est-ce une tendance qui va se développer ? Dernier point : tous ces travailleurs qui ont fui le système de production « traditionnel » ont compris un certain nombre de choses sur l’exploitation mais le problème est : cette compréhension leur permettra-t-elle de rejoindre les mouvements de lutte qui seuls sont susceptibles d’inverser la perspective de « Socialisme ou Barbarie » ? La prise de conscience ne peut-elle se trouver que dans les grandes concentrations ouvrières ? Je pense notamment aux camps de concentration des usines en Chine et dans les exploitations minières d’Afrique ou d’Amérique du Sud qui ont réduit à l’esclavage des millions de travailleurs. Sont-ils en état et dans les meilleures conditions objectives et subjectives pour cette indispensable prise de conscience ?
Ce ne sont que des réflexions à chaud après cette permanence qui comme toutes les autres organisées par le CCI depuis la pandémie nous permettent de débattre et d’approfondir notre compréhension de la situation internationale. Ce sont des moments d’échange très importants et j’en remercie le CCI.
Amitiés communistes.
Rosalie
Notre réponse
Nous devons d’abord mettre en évidence la réalité du phénomène évoqué par la camarade Rosalie et le problème posé dans l’extrait de son courrier : comment analyser, du point de vue de la lutte, la « partie de la classe ouvrière qui veut fuir le travail salarié » ? Comment interpréter le fait que de nombreux salariés préfèrent désormais abandonner leur emploi pour ne plus subir une exploitation féroce et des salaires de misère ? En d’autres termes, ce phénomène que nous pouvons observer dans bon nombre de secteurs dans les pays développés, où les salariés désertent des postes de travail précaires et/ou difficiles, est-il un atout ou un handicap du point de vue de la conscience ouvrière ?
Ces phénomènes de désertions, se concentrent en France dans les emplois saisonniers surtout : comme la viticulture et la restauration ou l’hôtellerie, par exemple. D’autres secteurs sont touchés comme dans les hôpitaux saturés avec un manque criant d’aides-soignants, dans le secteur des agents d’entretien, des travailleurs dans le bâtiment, ceux de l’aide à la personne, etc. Selon le ministère du travail, entre février 2020 et février 2021, l’hôtellerie-restauration aurait perdu 237 000 salariés. Entre 2018 et 2021, plus d’un millier d’étudiants infirmiers ont démissionné avant la fin de leurs études. Selon le ministre Olivier Véran, une hausse d’ 1/3 des postes vacants dans le paramédical a été enregistrée.
En Grande-Bretagne, la fédération des transports (RHA) souligne un besoin de 100 000 routiers supplémentaires pour faire face à la pénurie. Aux États-Unis, « il manque toujours 4,2 millions d’emplois pour retrouver le niveau d’avant crise » (1) et 10 millions de postes seraient à pourvoir. En six mois, 20 millions de personnes auraient quitté leur emploi ! En Allemagne, « 43 % des entreprises estiment que le manque de main-d’œuvre menace leur activité, contre 28,6 % avant la pandémie de Covid ». (2) Bon nombre de salariés qui ont quitté leur emploi cherchent ainsi une reconversion, vivotent ou se déclarent auto-entrepreneurs. C’est ce qui explique, par exemple, le nombre important de création d’auto-entreprises en France, dont se vante le gouvernement, mais qui recouvre en réalité une explosion de situations très précaires et autant de faillites programmées. Le courrier de la camarade donne des éléments de réponse valables sur les causes de ce phénomène, notamment le fait de la crise économique et la décomposition du capitalisme. Si la bourgeoisie souligne que cette « grande démission » est liée aux conséquences de la pandémie, elle n’est pas une nouveauté. En réalité, elle a surtout commencé à se développer après 2008 et n’a cessé de s’accentuer pour atteindre des chiffres record depuis le début de la pandémie. Une des raisons majeure de l’accélération de ce phénomène est effectivement lié à la gravité de la crise économique. La bourgeoisie a généralisé le travail précaire, multipliant les petits boulots, les bullshit jobs, afin notamment de masquer la catastrophe du chômage de masse. Elle a ensuite été amenée, du fait de la concurrence exacerbée, à attaquer les chômeurs en les affamant pour les forcer à accepter un travail pour un salaire de misère et des conditions indignes, intensifiant les cadences, multipliant les burn-out, recrutant à bas prix ; bref, contraignant les prolétaires à des conditions d’exploitation drastiques. Une situation, donc, devenue de moins en moins supportable. Et l’accélération de la décomposition a été un puissant facteur additionnel. La pandémie et le chacun pour soi n’ont fait qu’accentuer ce sentiment de rejet, de ras le bol et d’épuisement au travail. Lors de notre permanence du 15 janvier, une de nos interventions mettait en évidence que si la crise avait accentué ce phénomène de pénurie, la fuite des emplois précaires était marquée par « un sauve qui peut », un « chacun pour soi » avec la volonté très souvent illusoire de trouver un sort meilleur ailleurs, pensant que, dans d’autres lieux, « l’herbe est plus verte » ; ou qu’il est possible de « s’en sortir » individuellement en créant sa propre entreprise. Or, pour une bonne part, les illusions de vivre un meilleur sort que d’autres, relèvent d’une mystification et souvent d’un refus petit-bourgeois de l’exploitation salariale, amenant à occulter la nécessité de combattre collectivement le système. Alors que la propagande bourgeoise valorise en permanence « l’initiative privée ».
Cela, dans un contexte de difficultés pour la classe ouvrière à affirmer ses luttes, et où domine le souci de sa propre « survie individuelle », phénomène qu’accentue justement la décomposition de la société poussant à se replier sur soi. en essayant de trouver une réponse individuelle à un problème touchant l’ensemble de la société.
Ces salariés qui quittent leur travail, plus atomisés et mystifiés, sont donc dans l’impossibilité de pouvoir réagir par la lutte, excepté dans de très rares cas isolés comme aux États-Unis autour du secteur de la restauration rapide.
Selon le courrier de la camarade, ces désertions de salariés (souvent jeunes et inexpérimentés) sembleraient correspondre à une certaine prise de conscience de l’exploitation capitaliste. La camarade, dans son courrier, se demande : « En quoi, est-ce que cette compréhension en ferait des gens “perdus” pour la cause ouvrière ? ». Et elle ajoute : « tous ces travailleurs qui ont fui le système de production “traditionnel” ont compris un certain nombre de choses sur l’exploitation mais le problème est : cette compréhension leur permettra-t-elle de rejoindre les mouvements de lutte qui seuls sont susceptibles d’inverser la perspective de “Socialisme ou Barbarie” ? ».
La démarche même du questionnement semble pencher implicitement dans le sens de penser que ceux qui ont déserté les emplois précaires auraient une certaine conscience, seraient capables de « comprendre un certain nombre de choses sur l’exploitation », au moins au même titre que ceux des « grandes concentrations ouvrières ». Ce qui est vu par la camarade comme une prise de conscience par ceux qui refusent le travail salarié, en vient du coup à l’amener à relativiser par la même la force du prolétariat traditionnel, celui qui constitue le cœur des grands bastions de la production capitaliste. La camarade dit même ceci, exprimant clairement ses doutes : « la classe ouvrière ne va pas se retrouver systématiquement dans le salariat pur et dur tel que décrit par les premiers marxistes ».
Ces doutes formulés de manière interrogative par la camarade nous semblent préjudiciables dans le contexte actuel où la classe ouvrière est justement fragilisée et n’a pas encore conscience de son être, alors qu’il est nécessaire au contraire de mettre en exergue son potentiel, sa propre existence comme force historique. Même si le prolétariat semble redresser la tête par ses luttes au niveau international, il reste fragilisé. Il n’a pas encore retrouvé son identité de classe et se trouve menacé justement par le poids des influences petites bourgeoises qui risquent de le diluer dans des mouvements interclassistes. Une menace qui risque de lui faire quitter son terrain de classe dans un contexte où le poids croissant de la décomposition favorise la pénétration en son sein des idéologies étrangères à son combat.
Pour autant, contrairement à ce que pense la camarade, nous ne disons pas que les salariés qui fuient le travail précaire sont « définitivement perdus » pour la cause ouvrière. Nous voulons seulement souligner que ceux qui ont quitté leur job sont particulièrement mystifiés et touchés par l’accélération de la décomposition, qu’ils sont souvent très marqués par l’individualisme ou le désespoir et donc se situent très en marge, voire plutôt en dehors des luttes ouvrières aujourd’hui. De ce fait, nous pensons que la camarade, focalisée sur ces phénomènes immédiats, semble surévaluer la signification du « rejet du travail salarié » par les individus quittant leur job. Elle en vient à inverser la réalité de la situation sur le plan de la conscience de classe.
Alors que, malgré ses faiblesses, la classe ouvrière traditionnelle, celle « pure et dure des premiers marxistes », toujours sur son lieu de travail, présente dans les grandes concentrations industrielles, renoue avec son combat, exprime par ses grèves et manifestations au niveau international un frémissement prometteur, la camarade semble au contraire douter en tentant de valoriser plutôt les apparences trompeuses où des éléments pour le moins atomisés et mystifiés, en proie aux miasmes de la décomposition, seraient animés d’une sorte de prise de conscience alors qu’en réalité ils se coupent davantage du lien par le travail qui unit les exploités. Nous ne pouvons pas mettre sur le même plan les jeunes précarisés, non intégrés à la production, les éléments usés qui fuient leur travail avec leurs illusions et ceux qui sont amenés, du fait des attaques présentes et à venir, à développer leur combat de résistance au cœur des grandes métropoles et concentrations ouvrières. L’expérience vivante montre que ce sont bien de ces bastions industriels les plus concentrés et expérimentés au monde, là ou les ouvriers travaillent de manière réellement associée, collective et solidaire, que les luttes se développent déjà et que les luttes futures les plus conscientes se développeront encore. Face aux attaques inévitables liées à la crise du système capitaliste, ces bastions seront en mesure de montrer le chemin à suivre pour les prolétaires isolés et toutes les autres couches non exploiteuses de la société, de développer le combat pour renverser le capitalisme.
WH, 29 janvier 2022
1 « Aux États-Unis : 531.000 emplois créés en octobre mais la pénurie de main d’œuvre persiste », La Tribune (5 novembre 2021).
2 Selon le baromètre de l’emploi de la banque publique KfW et de l’Ifo, cité dans Les Échos (25 novembre 2021).