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Le 26 août dernier, l’Autrichien Kurt Waldheim s’était rendu à Bagdad pour traiter avec "le diable" en personne, Saddam Hussein, et il en avait ramené un contingent d’otages. Cette initiative avait suscité un véritable tollé unanime. La "communauté internationale" anti-Irak n’avait pas eu alors de mots assez durs pour vilipender et flétrir les "pratiques méprisables" de cet individu, s’accordant si bien avec son "passé abject" d’ancien nazi.
Le 6 novembre, l’Allemand Willy Brandt, avec l’aval de son gouvernement et la bénédiction de l’internationale Socialiste, accomplissait exactement la même chose. Cette fois, à part l’américaine et l’anglaise, aucune bourgeoisie n’avait à redire sur l’entreprise ; au contraire, cette démarche était plutôt accueillie avec sympathie et bienveillance.
Que s’est-il donc passé entre ces deux évènements pour provoquer un si net revirement d’attitude au sein même de la coalition anti-irakienne ?
DU "TOUS POUR UN”, CONTRAINTS ET FORCES...
Ce n’est plus un mystère aujourd’hui : le Pentagone a bel et bien attiré Saddam Hussein dans un traquenard en laissant son armée envahir le Koweït le 2 août sans bouger le petit doigt, alors que la Maison Blanche n’ignorait rien des intentions et des manœuvres militaires irakiennes en juillet. Mais le principal objectif de l’Etat américain était, dès le départ, de piéger également les autres grandes puissances en les contraignant à resserrer les rangs derrière lui.
Pourquoi ? La raison majeure, c’est que les Etats-Unis ont rapidement pris conscience dans les mois qui ont suivi la disparition du bloc de l’Est, que leurs anciens alliés commençaient à manifester des velléités de plus en plus nettes d’indépendance, à vouloir se dégager de la tutelle US pour tenter de jouer leur propre carte dans l’arène impérialiste mondiale.
Les USA ont alors compris qu’avec la fin de la menace russe, c’était le ciment principal de leur propre bloc qui avait
disparu. Il était alors évident que tout l’ordre mondial qui était jusque-là à l’avantage des Etats-Unis se trouvait chamboulé et que leur propre domination sur la plus grande partie du monde capitaliste se voyait menacée.
C’est pour cela que l’opération "Bouclier du désert" n’avait pas seulement pour but d’obtenir une unité et une cohésion des autres Etats centraux autour du problème irakien mais surtout d’intimider ces derniers, de les enrôler de gré ou de force derrière la politique choisie, décidée et imposée par les USA.
Voilà pourquoi depuis le début du conflit, la bourgeoisie américaine, pour affirmer son leadership sur le monde, a été si prompte à étaler sa faramineuse puissance militaire, concrétisée par un envoi massif de troupes nanties des matériels de guerre les plus sophistiqués, performants et meurtriers de la planète. Voilà pourquoi les autres puissances ont été embarquées et contraintes de suivre les USA dans leur équipée militaire (cf. RI n° 193,194 et 195).
Dès le début de l’opération, des réticences discrètes se sont manifestées parmi les Etats ainsi sollicités. En particulier, la bourgeoisie française, jusque là dans les meilleurs termes d’amitié et de commerce avec l’Irak, a traîné les pieds près de trois semaines, entendant même jouer dans un premier temps la carte de ses petits intérêts boutiquiers à travers ses propositions d’"arbitrage diplomatique".
Face à ce manque d’empressement à s’aligner, la réaction américaine a été pleinement significative de "la politique de la trique" que les USA entendent désormais appliquer aux récalcitrants comme en témoigne l’expulsion manu militari de l’impérialisme français du Liban (cf. RI 195).
Ainsi, pendant les deux premiers mois de l’opération "Bouclier du désert", c’était par conséquent à un resserrement progressif, imposé par la force, des liens à l’intérieur de la coalition anti-irakienne que les Etats-Unis sont parvenus à établir.
Mais à partir du mois d’octobre, c’est un tournant inverse qui tend à s’imposer. Les intérêts particuliers divergents de tous ces gangsters impérialistes s’expriment désormais ouvertement, faisant éclater cette unité de façade. C’est-à-dire qu’un des objectifs principaux des USA à travers le montage de cette guerre -réaffirmer leur autorité sur les autres grandes puissances- est nettement remis en question.
... AU "CHACUN POUR SOI" CONTRE LE GENDARME US
La suprématie des Etats-Unis ne peut s’affirmer qu’au détriment des intérêts impérialistes des autres puissances car, dans l’affaire, s’il est évident que les USA ont tout à gagner, pour tous les autres brigands, plus la puissance militaire américaine s’affirme, plus ils se retrouvent soumis et impuissants et plus leurs propres intérêts se trouvent remis en cause. C’est pourquoi, contrairement aux USA, ils n’ont aucun intérêt propre à l’éclatement de la guerre avec l’Irak.
C’est pourquoi ces intérêts divergents se manifestent de plus en plus au grand jour à partir de ce moment-là et se cristallisent dans les désaccords et réticences des différentes puissances impérialistes vis-à-vis de l’option militaire des Etats-Unis. C’est alors une multiplication de tentatives de plus en plus ouvertes de saboter, de torpiller cette intervention militaire.
C’est publiquement, au conseil de sécurité de l’ONU, que des "allies" tels que la France, l’URSS et la Chine, membres permanents du Conseil de Sécurité, soutenus par la plupart des autres nations, font de l’obstruction systématique dans les discussions et les votes des résolutions pour détourner ou pour limiter la portée des propositions de la délégation américaine : l’embargo, oui, le blocus, à la rigueur, la riposte en cas d’agression irakienne sur la moindre pièce du dispositif militaire, du bout des lèvres, mais pas davantage. Ainsi, ils s’opposent autant que possible depuis des semaines à la résolution préconisée sur le recours direct à la force militaire contre l’Irak pour ensuite s’abriter derrière le respect des règles "du droit international". C’est Mitterrand qui pérore à la tribune de l’ONU en prétendant que "la logique de guerre n’est peut-être pas inéluctable" et que "une autre logique pourrait s’ouvrir si Saddam Hussein renonçait à ses prétentions sur le Koweït" puis qui relance de plus belle, de concert avec Gorbatchev, l’option diplomatique. C’est aussi le gouvernement français qui fait reculer de 50 km ses troupes par rapport au front pendant que les USA renforcent leur potentiel militaire. C’est encore tout récemment Kohl qui déclarait plus nettement à la radio allemande son hostilité à la solution militaire en proclamant que "quiconque croit pouvoir résoudre le problème par cette voie doit penser au dénouement d’une telle entreprise"...
C’est également en sous-main que l’on se met à des tractations avec S. Hussein d’abord en catimini et isolément puis ouvertement et de plus en plus nombreux.
C’est le gouvernement français qui donne le coup d’envoi de ce changement d’attitude et de la ruée vers Bagdad de façon particulièrement sournoise et hypocrite. C’est après la libération des otages français que la réalité s’est peu à peu fait jour : on apprend ainsi après maints démentis officiels que l’ancien chef de la diplomatie française, Cheysson, avait rencontré mi-octobre à Amman le ministre des affaires étrangères irakien. Ensuite, la même discrétion n’a plus été de mise, une pléiade de personnalités politiques de premier plan se sont rendus directement à Bagdad. Et Cheysson pouvait alors déclarer : "La manière dont les otages sont libérés doit toujours rester secrète"... Ces voyages effectués officiellement pour négocier des libérations d’otages sont destinés à couvrir bien d’autres tractations. Les libérations d’otages ne sont pas des fleurs gratuites. Derrière les déclarations des Brandt et des Nakasone à leur retour, du style "nous avons longuement évoqué notre profonde volonté de paix tout en rappelant que l’évacuation du Koweït était un préalable sans condition à cette paix”, il faut comprendre que les "visiteurs" ont mis en avant leur désaccord profond avec l’option militaire des USA ; qu’ils n’avaient aucun intérêt à l’écrasement total de l’Irak et que si Saddam Hussein était "suffisamment raisonnable" en abandonnant le Koweït, pour leur part, ils étaient tout prêts à fournir une aide substantielle et à rétablir des relations commerciales avec l’Irak. Quant à Saddam Hussein, il a très bien su profiter de cette situation de division, en attisant encore ces clivages. Aujourd’hui encore, l’antichambre de Saddam Hussein est devenue un véritable bazar international où se croisent et se bousculent diplomates et missions parlementaires d’un peu partout et de tout poil, venus s’occuper exclusivement de leurs petites affaires, livrant un tableau édifiant du degré de "chacun pour soi" dans lequel sont tombées d’ores et déjà les différentes nations.
On est aux antipodes du respect du premier mot d’ordre lancé par les Etats-Unis à la "communauté internationale" : "pas la moindre négociation avec l’Hitler du Moyen-Orient !"
La réaction américaine n’en a été que plus vigoureuse, suivie comme son ombre par celle de la Grande-Bretagne avec leur réaffirmation intransigeante du refus de toute négociation. En même temps, Bush, Baker, Thatcher, se répandaient en critiques acerbes et sans ménagement envers "les alliés peu sûrs", notamment à l’encontre de la France accusée "de duplicité et de manque de conviction dans ses engagements militaires”.
Parallèlement, les USA décidaient de doubler leurs effectifs militaires et leur matériel de guerre dans le Golfe d’ici la fin de l’année, hissant le dispositif militaire des Etats-Unis au niveau du plus fort de leur engagement au Vietnam, si ce n’est davantage.
Mais l’ampleur et la force des tensions se dévoilent pleinement lors du récent sommet de la CSCE (Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe) où c’est un véritable bras de fer qui est engagé. Sous la pression énorme, directe et constante des Etats-Unis, la question de l’intervention militaire dans le Golfe polarise totalement ce sommet, les questions du désarmement en Europe sont expédiées, celles sur les nouvelles structures de l’Europe qui devaient être au centre des débats sont éliminées. Et c’est dans les coulisses que se règlent les différends.
LA SPIRALE INFERNALE DE LA GUERRE ET DU CHAOS
Loin de freiner "la logique de guerre", l’expression ouverte et l’accentuation de ces tensions entre les Etats-Unis et les autres principales puissances n’ont fait que renforcer la détermination du gendarme US de mener l’opération militaire jusqu’à son terme. En fait, dans cette entreprise, outre le soutien inconditionnel de l’Etat britannique, les USA savent ne pouvoir compter que sur l’appui sans ambiguïté des Etats directement intéressés à la perte de l’Irak : les bourgeoisies arabes rivales de ce pays et Israël. Mais les manifestations croissantes des manoeuvres de sabotage et des résistances ouvertes chez leurs autres pseudo-alliés les ont incités à frapper d’autant plus vite et fort, à précipiter les échéances pour les contraindre.
Que ce soit à travers la tournée de Baker dans les principales capitales de la "coalition" ou lors du sommet de la CSCE, c’est le même message qui est délivré, c’est le même ultimatum qui est réitéré : si les grandes puissances s’obstinent à ne pas soutenir devant le conseil de sécurité de envers l’Irak, les USA interviendront seuls et les autres seront mis devant le fait accompli. A ce moment là, ceux qui ne suivraient pas, qui ne s’aligneraient pas et dont les troupes resteraient en dehors du conflit, le paieront très cher. Non seulement les Etats-Unis menacent de les dénoncer aux yeux du monde comme faisant le jeu de l’ennemi, comme les complices de Saddam Hussein, mais ils ajoutent des promesses de représailles à plus long terme qui auraient des répercussions encore plus sérieuses pour les Etats concernés sur le plan de leur avenir impérialiste, économique ou commercial (par exemple, leur couper les livraisons pétrolières).
Face à ce chantage brutal et cynique du "parrain", les autres malfrats impérialistes ne peuvent que s’exécuter. Ils n’ont pas les moyens de résister, n’ayant aucune alternative à proposer, aucun moyen de pression efficace à faire valoir, prouvant que leur regroupement hétéroclite autour de la défense de leurs mesquins intérêts nationaux particuliers ne pouvait aboutir qu’à une fronde lamentable.
Par exemple, l’URSS confirme avec ses volte-face à répétition, sa totale impuissance. L’ex-seconde puissance impérialiste mondiale n’a même plus de politique étrangère digne de ce nom. Ses différentes positions successives dans la crise du Golfe qui vont du jour au lendemain, du rejet de toute intervention militaire jugée "inacceptable" à l’issue de sa rencontre avec Mitterrand, à l’acceptation d’une telle intervention après la visite de Baker à Moscou, sont directement liées à la valeur des chèques et des avantages immédiats qui lui sont proposés.
Quant à la France, dès la conférence de presse qui clôturait la CSCE, Mitterrand annonçait son "accord” résigné et piteux à 'l’orientation américaine" en même temps qu’il annonçait le vote de la résolution de l’ONU, enfin "rendue possible" à brève échéance.
Même si, dans le règlement de la crise du Golfe, la politique de la trique menée par les USA à l’égard de leurs "alliés" porte ses fruits de façon immédiate, les tensions qui se sont révélées ces dernières semaines entre les principaux Etats impérialistes ne vont ni s’atténuer, ni encore moins disparaître avec le déchaînement prochain de la barbarie guerrière contre l’Irak. Au contraire.
Les antagonismes d’intérêts impérialistes sont appelés à se développer encore beaucoup plus fortement avec l’aggravation catastrophique de la crise économique mondiale où la concurrence entre les différents Etats capitalistes va tendre de plus en plus à se déchaîner sur le terrain des affrontements militaires, obligeant les USA à affirmer toujours plus leur rôle de gendarme du monde face aux tendances au "chacun pour soi".
La guerre du Golfe ouvre ainsi une période d’instabilité croissante dans lequel les coalitions d’intérêts entre Etats ne pourront qu’être éphémères et dans lequel toutes les grandes puissances vont être impliquées dans un chaos de plus en plus sanglant.
C’est bien cette perspective de la guerre de tous contre tous, dans laquelle le capitalisme à l’agonie plonge l’humanité, qui se trouve de plus en plus exposée au grand jour.
YD (24/11/90)