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La rupture du « contrat du siècle » pour la vente de sous-marins conventionnels français à l’Australie n’est pas que la perte de quelques milliards d’Euros par l’industrie d’armement tricolore. Alors que la politique impérialiste de la France dans le bassin Indo-Pacifique consistait à s’affirmer comme un recours entre la Chine et les États-Unis, en s’appuyant sur des alliances politico-militaire avec l’Inde et l’Australie, « les États-Unis et l’Australie ont signifié que Paris n’était pas à leurs yeux un acteur majeur de la sécurité dans la région ». (1) Les États-Unis, engagés dans une lutte de plus en plus ouverte avec leur rival chinois, montrent ici clairement le peu de cas qu’ils font de leur allié français et de ses prétentions dans la région. Quant à l’Australie, il ne fait aucun doute qu’échanger des sous-marins à propulsion classique, avec une autonomie et des capacités offensives limitées, contre une technologie nucléaire qu’elle ne possède pas et une alliance avec un acteur bien plus puissant que la France est une très bonne affaire.
Au-delà de l’indignation de toutes les factions politiques hexagonales et de leurs pirateries sur une prétendue éthique dans les relations entre États capitalistes, ce qui frappe immédiatement est l’impuissance de la bourgeoisie française face à un coup majeur contre ses ambitions dans la région Indo-Pacifique, et qu’elle n’a absolument pas vu venir. Appuyée sur l’Inde et l’Australie, la politique française vient brutalement et sans avertissement de perdre un de ses piliers, ce qui du même coup affaiblit considérablement le poids de cette politique vis-à-vis de ses alliés comme de ses adversaires. Pour la France, la dimension de ce théâtre d’opération, qui va de l’île de la Réunion jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, est telle qu’elle ne peut se concevoir sans alliance solide, et l’Australie était évidemment pour elle un partenaire stratégique idéal : par sa position géographique, son statut de puissance régionale et le besoin de se défendre contre les appétits chinois. Et la voilà qui change d’allégeance ! La France se retrouve isolée et renvoyée à son statut de puissance moyenne, écartée du théâtre impérialiste asiatique.
Un affaiblissement continu de l’impérialisme français
Ce coup n’est que le dernier en date d’une série qui marque un affaiblissement global de l’impérialisme français dans l’arène mondiale. La France est engagée sur beaucoup de fronts et se retrouve pratiquement partout dans une situation de recul ou de repli pur et simple.
L’intervention de l’armée française au Mali et dans la région sahélienne tourne au casse-tête insoluble. Le retrait des forces françaises est inévitable à terme, en laissant la place à d’autres : les mercenaires russes de Wagner, à l’initiative du président malien en exercice, sont déjà en train de s’installer au Mali alors que la force Barkhane réduit sa présence et abandonne clairement certaines zones du pays. L’ours russe n’est pas la seule puissance à s’inviter au festin : la Chine a installé un réseau politico-financier qui enserre de plus en plus d’États africains dans une infernale spirale d’endettement, et elle soutient d’ores et déjà certaines factions locales contre les anciennes puissances coloniales. Dans un autre registre, le récent coup d’État en Guinée s’est fait au détriment du président Alpha Condé, un obligé de l’impérialisme français, ce qui a contraint la France à condamner sans appel ce putsch militaire. Les émeutes qui ont touché le Sénégal au printemps avaient, quant à elles, une forte tonalité anti-française, qui s’est traduite par le pillage de supermarchés de la chaîne Auchan. La politique même menée par les forces françaises au Sahel y a généré dans la population une hostilité qui devient un problème pour l’autorité de la France sur place.
En fait, ce ne sont pas seulement les capacités de l’impérialisme français à intervenir en Afrique qui sont affaiblies, c’est toute son influence qui décline, du fait d’un changement d’orientation d’une partie significative des bourgeoisies locales. Qui plus est, la bourgeoisie française se retrouve très isolée sur cette question vis-à-vis de ses partenaires de l’Union européenne (UE) : « Beaucoup, en Europe, sont désespérés du peu de progrès accomplis depuis dix ans au Sahel […]. Dans le même temps, la menace jihadiste ne cesse de s’étendre. Même si personne ne croit à un départ total des Français, il y a une prise de conscience collective des limites du modèle actuel ». (2) Autrement dit, les bourgeoisies locales s’éloignent peu à peu du parrain français, en même temps que celui-ci n’a jamais réussi à obtenir le soutien qu’il attendait de la part de ses partenaires européens, peu soucieux de s’investir dans ce bourbier sans issue.
Même si les situations ne sont pas comparables, la France s’est également retrouvée très menacée dans ses positions au Proche-Orient. Après plusieurs années de conflit, l’influence française en Syrie est maintenant absolument nulle. Le retrait inopiné des États-Unis de Syrie a mis en évidence l’incapacité de la France de mener seule une campagne militaire lointaine, dépendante qu’elle est de la logistique américaine pour le ravitaillement de ses troupes, y compris, d’ailleurs, pour leur évacuation. Le matériel de l’armée française est, en effet, vieillissant : les véhicules de l’opération Barkhane ont été pour une partie d’entre eux mis en service dans les années 1980, beaucoup de navires ont une trentaine d’années, l’aviation vole aussi sur des appareils souvent âgés.
De même, la tentative de Macron de profiter du désastre causé par l’explosion dans le port de Beyrouth, il y a un an, pour se réimposer en parrain et arbitre au Liban, a tourné à la farce tant la bourgeoisie locale n’a aucune intention de se plier aux diktats de l’ancienne puissance tutélaire. La paralysie actuelle du gouvernement libanais, écartelé entre les différentes factions qui divisent profondément la classe dominante du pays, montre suffisamment l’échec français à réformer un système politique clientéliste, corrompu et incompétent.
Même dans ses bastions les plus proches, l’influence française est battue en brèche : après le camouflet infligé à la France par Trump et Israël au Maroc, la France se trouve maintenant en conflit ouvert avec l’Algérie suite à ses critiques portées contre l’État algérien et à la réduction du nombre de visas offerts aux ressortissants de ce pays. La réponse a été claire : le gouvernement algérien a sorti les crocs en interdisant le passage d’avions militaires français dans son espace aérien, menaçant le ravitaillement en carburant des véhicules de l’opération Barkhane dans le nord du Mali. En Libye, le choix de la France de soutenir le maréchal Haftar se trouve confronté aux ambitions turques, et il semble clair que l’impérialisme français a misé sur le mauvais cheval : non seulement l’offensive de l’hiver de l’Armée nationale libyenne (ANL) d’Haftar contre le Gouvernement d’accord national (GAN) a échoué, mais c’est même le GAN qui regagne du terrain, et Haftar s’avère être un allié particulièrement peu fiable pour Paris.
Pire, la France qui se veut un des moteurs de l’UE est absolument incapable d’y trouver des alliés fiables. La menace que fait peser la Russie sur les frontières orientales de l’UE (sans parler de l’Ukraine directement engagée dans des combats) pousse la plupart des pays d’Europe de l’Est sous le parapluie de l’OTAN, et donc américain ; les bonnes relations qu’entretenaient les gouvernements polonais, hongrois et tchèque avec l’administration Trump ont encore renforcé ce partenariat, alors que Macron a annoncé la « mort cérébrale » de l’Alliance Atlantique. L’Allemagne n’a montré que peu d’empressement à soutenir la France dans ses aventures africaines ou proche-orientales, d’autant que la Turquie, vieil adversaire de la France, est aussi le principal partenaire de l’Allemagne dans la région. L’OTAN cherche par ailleurs à « adapter l’Alliance aux nouveaux défis » posés par la Chine et la Russie. Il s’agit en fait de resserrer les rangs des pays membres derrière les États-Unis contre la Russie et la Chine. Or ce cadre ne convient guère aux besoins français, notamment en Afrique et dans le Pacifique.
L’impérialisme français se débat pour tenter de tenir son rang
En même temps, les alliés de la France sont sous pression partout dans le monde. La Grèce qui est un bon client de l’armement français (et on sait à quel point ce genre de transaction ne peut se faire que sur la base d’un accord politique impérialiste) fait face à l’agressivité de la Turquie en Méditerranée. La France maintient dans cette zone une présence militaire, qui s’est traduite par l’incident du 10 juin 2020, lorsqu’une frégate française voulant contrôler un navire turc soupçonné de contrebande d’armes à destination de la Libye a été prise pour cible par un navire de guerre turc. Mais cette présence française est totalement isolée : face aux ambitions de plus en plus visibles de la Russie, de la Turquie et de l’Iran dans cette zone, « on se sent un peu seuls », comme le dit le commandant de la frégate française Aconit, qui surveille les mouvements de navires en face des côtes syriennes. Si la France a volé au secours de la Grèce suite à divers incidents au cours de l’été 2020, la dispersion de ses moyens militaires, engagés en Méditerranée, en Afrique, en Syrie, dans l’Océan Indien et dans le Pacifique met en évidence des moyens financiers et militaires totalement insuffisants pour courir autant de lièvres à la fois.
Imposante dans l’UE où elle possède les moyens militaires les plus importants, surtout depuis le retrait de la Grande-Bretagne, la France ne peut espérer s’imposer au sein de l’OTAN où elle dispose de bien moins de leviers et d’un poids comparativement bien inférieur. Ceci explique les efforts de longue date de la France de doter l’UE d’une force armée autonome où elle aurait évidemment un rôle prééminent, et d’une « autonomie stratégique en matière économique, industrielle, technologique, de valeur militaire ». (3) Mais l’Allemagne, poids lourd et principal pilier de l’UE, n’y voit que des désavantages : elle devrait suivre la France dans diverses aventures incertaines pour y défendre des intérêts qui ne sont pas les siens, elle briderait son propre développement militaire dans le cadre des exigences françaises, et elle devrait se passer au moins en partie du parapluie de l’OTAN qui l’arrange bien puisqu’il lui permet de ne pas se soucier d’augmenter massivement ses dépenses militaires et d’affronter sur ce point un prolétariat très sensible à un potentiel réarmement.
Mais la France, dont l’industrie d’armement dépend beaucoup des exportations pour compenser une demande « domestique » insuffisante, a besoin non seulement de trouver des alliés capables de lui acheter sa production, mais aussi de partenaires comme l’Allemagne dont les capacités techniques et de production l’aideraient à la fois à produire et à vendre ses armes : l’industrie française d’armement dépend déjà de l’Allemagne pour ses armes d’infanterie. Une des préoccupations centrales du gouvernement français est de limiter, voire si possible d’inverser le déclin industriel et économique du pays, qui handicape lourdement sa capacité à défendre ses intérêts partout dans le monde. Si le Brexit arrange en partie les affaires françaises en lui offrant plus de poids au sein de l’UE, il prive aussi le pays d’un potentiel partenaire pour développer des programmes militaires communs.
L’affaiblissement de la France est caractéristique de la période de décomposition, à la fois sur le plan diplomatique, industriel, militaire et culturel : incapable de peser à la mesure de ses ambitions, son industrie nationale lourdement touchée par la crise économique, l’impérialisme français est condamné, comme les États-Unis, à utiliser principalement son outil militaire pour faire valoir ses ambitions dans l’arène impérialiste.Mais ce faisant, il est de plus en plus seul, ses principaux alliés rechignant franchement à soutenir ses intérêts impérialistes propres. Cette évolution semble irréversible. La liste des reculs et déconvenues subies par la France est fort longue et guère compensée par des succès équivalents. Cette fuite en avant ne peut que générer plus de chaos, de misère et de barbarie partout où elle s’exercera : les exemples de la Syrie, de l’Afghanistan, du Sahel et de la Libye étant suffisamment parlants. Loin de porter « la paix et la démocratie » comme elle le prétend, la classe dominante française est un facteur actif de la désintégration progressive du monde capitaliste et de la généralisation de la barbarie sur toute la planète.
HD, 16 octobre 2021
1) « Après la crise des sous-marins, la stratégie “Indo-Pacifique” de la France dans l’inconnu », Le Monde (29 septembre 2021).
2) « De l’Afghanistan au Sahel, le temps du repli pour l’Occident », Libération (23 septembre 2021).
3) « L’Amérique de retour ? “Assurément”, dit Emmanuel Macron », Libération (12 juin 2021).