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Deux lectrices ont réagi à la publication d’un document (disponible sur notre site internet) sur l’évolution de la situation sanitaire dans la Russie des soviets en 1919. Il s’agit d’un rapport du Commissariat de l’hygiène publique qui rend compte de son travail un an après sa mise sur pied. Nous remercions les camarades pour leurs remarques critiques. Celles-ci sont indispensables pour nous permettre de corriger des erreurs ou d’améliorer notre façon d’exposer nos positions, elles permettent aussi de poursuivre des discussions commencées dans le cadre des permanences ou des réunions publiques.
Comme nous l’indiquons dans l’introduction, il ne s’agit pas de se faire des illusions sur la situation sanitaire en Russie, alors que les difficultés économiques, scientifiques, militaires et politiques assaillent le jeune bastion prolétarien. Notre but était de montrer le contraste entre deux méthodes mises en œuvre : celle de la dictature du prolétariat d’une part, celle de la dictature de la bourgeoisie dans le cadre de la pandémie actuelle où l’incurie domine, du fait de la concurrence et des priorités accordées uniquement à la production dans les secteurs les plus rentables. Comme l’écrit la camarade R., il faut bien constater la supériorité de la méthode inspirée par les intérêts du prolétariat, malgré des moyens limités : « Ce qui saute aux yeux, c’est l’avancée de la réflexion médicale en termes de prévention, de suivi des épidémies, de campagnes de vaccination, etc. Le texte nous fournit la liste des épidémies sévissant à l’époque : choléra, grippe espagnole, typhus, dysenterie, maladies infantiles, etc., et fait le constat suivant : “Les épidémies, de tout temps et en tout lieu, exercent surtout leurs ravages parmi les pauvres, parmi les classes laborieuses”. Comment ne pas faire le parallèle avec la situation sanitaire due au Covid-19 où les prolétaires les plus précaires sont touchés en grand nombre et, faute de soins adéquats, vont grossir les décomptes funèbres quotidiens : sur ce point il faudra attendre plusieurs mois de pandémie pour que quelques scientifiques alertent sur la forte mortalité parmi les populations précaires !!! »
Cependant, on ne peut manquer de ressentir un certain scepticisme chez nos deux camarades qui semblent se poser des questions sur la valeur d’un tel document dont certaines formulations leur rappellent les déclarations euphoriques de la propagande stalinienne. La camarade R. écrit : « De prime abord, on est un peu surpris par l’enthousiasme de ce rapport rédigé en juillet 1919 ». La camarade L. conclut son message ainsi : « Il me semble qu’on ne peut pas évoquer les plans rationnels qui avaient été construits afin de soulager la population et l’aider à tenir bon sans parler des forces contraires qui sapaient le travail des bolcheviks, ni les forces négatives qui se développaient déjà au sein du parti bolchevik ». Il est vrai que l’isolement de la Russie révolutionnaire (le blocus économique et plus encore l’isolement politique après l’échec de la révolution en Allemagne et en Hongrie) va conduire très vite vers un processus de dégénérescence de la révolution. Pris à la gorge, les bolcheviks vont aggraver le problème en fusionnant le parti communiste et l’État de la société transitoire. Au moment où le document paraît, les Conseils ouvriers avaient perdu pratiquement tout leur pouvoir et une bureaucratie d’État se développait avec son lot habituel de corruption. Mais les camarades seront probablement d’accord avec nous pour faire la différence entre la phase de dégénérescence de la révolution où l’opportunisme mène la bataille pour s’imposer et la période de contre-révolution qui s’installe à partir de 1924, lorsque Staline a pris le contrôle du parti, de l’État et de l’Internationale communiste, et qu’il impose la théorie (bourgeoise par nature) du « socialisme dans un seul pays ». Dans une telle période de dégénérescence, la vie révolutionnaire et l’enthousiasme prolétarien s’expriment encore malgré les difficultés. Certaines ambiguïtés du document reflètent ces difficultés, comme celle-ci : « Seule une génération saine de corps et d’esprit peut préserver les conquêtes de la Grande Révolution socialiste de Russie et amener le pays à une complète réalisation du régime communiste » (1)
Il est très important de faire cette distinction, car des leçons positives peuvent être tirées de l’expérience d’une révolution prolétarienne, y compris dans sa phase de dégénérescence, alors que plus rien ne concerne l’expérience révolutionnaire du prolétariat dans une période de contre-révolution. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours défendu que la répression du soulèvement de Kronstadt en 1921 ne signait pas la fin de la révolution. Bien qu’entraînés dans les impasses du centrisme (qui se situait entre la droite de Boukharine et la Gauche communiste), Lénine et Trotsky ne franchissent pas la frontière de classe malgré la catastrophe qu’a représenté l’écrasement de Kronstadt pour le prolétariat mondial. C’est pourquoi la Gauche communiste d’Italie a pu en tirer une leçon fondamentale pour le futur : le rejet de toute violence au sein de la classe ouvrière pendant la phase de la dictature du prolétariat.
Pour appuyer son argumentation, la camarade L. écrit : « Emma Goldman est allée en Russie dans années 1919-1920 et a été choquée par la situation sanitaire, les enfants abandonnés dans les rues, les difficultés à organiser la prise en charge des soins, la pénurie de médicaments, le poids de la bureaucratie, la difficulté à obtenir les autorisations pour se déplacer ; la classe ouvrière avait pris le pouvoir, mais déjà la bureaucratie gênait la mise en œuvre des mesures nécessaires, les forces de l’Entente bouclaient la Russie et empêchaient les livraisons de produits de première nécessité ». La camarade a tendance ici à perdre de vue la réalité du pouvoir prolétarien en 1919 et ne voit plus que les contre-tendances (démoralisantes mais bien réelles) qui vont dans le sens de la dégénérescence. D’ailleurs, si Emma Goldman a fini par rejeter en entier la révolution russe d’Octobre 1917 du fait de ses positions anarchistes, elle était très ouverte dans les premières années après son arrivée en Russie et a continué à soutenir les bolcheviks. Elle savait faire la différence entre tendances et contre-tendances : « C’est vrai que les bolcheviks ont tenté là le maximum en ce qui concerne l’enfant et l’éducation. C’est aussi vrai que, s’ils n’ont pas réussi à parer aux besoins des enfants de Russie, la faute en incombe beaucoup plus aux ennemis de la révolution russe qu’à eux. L’intervention et le blocus ont pesé plus lourdement sur les frêles épaules d’enfants innocents et de malades ». (2) C’est ainsi qu’elle a gardé son enthousiasme révolutionnaire devant les efforts titanesques du prolétariat, avant que celui-ci ne s’incline devant l’acharnement de la bourgeoisie stalinienne et mondiale.
Cette expérience irremplaçable et toutes les leçons qu’on doit en tirer pour l’avenir, on peut le ressentir dans le document que nous avons publié, par exemple cette conception prolétarienne de la justice : « Pour la première fois dans le monde entier et uniquement dans la Russie soviétiste, il fut décrété, dès le début de 1918, que les enfants âgés de moins de 18 ans ayant transgressé la loi ne peuvent être reconnus criminels, bien que pouvant être socialement dangereux et même nuisibles à la société. Ces enfants sont les tristes victimes des conditions anormales d’autrefois, de la société bourgeoise et n’ont besoin que d’une rééducation ». La Commune de Paris n’a duré que quelques semaines et pourtant le marxisme révolutionnaire en a tiré des leçons décisives quant au but et aux moyens de la révolution prolétarienne. Que dire alors de la Révolution russe de 1917-1923 ? C’est un trésor que le prolétariat devra encore et toujours étudier pour être en mesure de vaincre demain.
La camarade R. pose une question importante : « Le rapport décrit tout le protocole de mise en place de la prévention, des soins, de l’éducation sanitaire, etc., grâce au moyen d’un système de santé centralisé : question ? Comment interpréter cette centralisation ? Était-ce une partie du “centralisme” dédiée à la santé ? Était-ce un plan de centralisation des compétences médicales pour tenter de faire face à la détresse sanitaire et à la mortalité dans les rangs populaires ? Cette question en entraîne une autre : en elle-même, la centralisation n’est pas la garantie d’un réel pouvoir des masses sur la gestion d’un service ou plus encore des affaires de l’État ? » Il est bien vrai que si on prend « la centralisation » en soi, de façon abstraite, on n’arrivera à rien. On y verra déjà beaucoup plus clair en examinant le rapport dialectique entre centralisation et unité. La petite bourgeoisie et les couches sociales intermédiaires, effrayées par le prolétariat qui lui rappelle la menace du déclassement, irritées par la bourgeoisie dont l’État central les accule à la faillite, n’ont jamais pu s’unir pour se défendre, encore moins pour porter un projet révolutionnaire, elles ont toujours rejeté la centralisation au profit de l’autonomie locale et du fédéralisme.
Il en va tout autrement des classes historiques. La bourgeoisie révolutionnaire s’est appuyée sur un État centralisé et sur l’unité nationale pour se lancer à la conquête du marché mondial. Sans ces atouts, un pays comme l’Allemagne a pris un retard considérable par rapport à la France qui s’était débarrassée violemment du féodalisme en 1789. La bourgeoisie est effectivement capable de s’unir et de centraliser son action sur les champs de bataille militaires ou économiques, et tout particulièrement face à son ennemi de classe. Mais elle est minée par la concurrence économique, les rivalités impérialistes et les rivalités de cliques. Seul l’État est en mesure d’assurer la centralisation, un État toujours monolithique et totalitaire enveloppé dans les limbes de l’idéologie et de la religion. La situation est toute différente pour le prolétariat qui n’a pas d’intérêts économiques divergents, qui est par excellence une classe internationale. Certes, les ouvriers se font concurrence sur le marché du travail et ne connaissent pas la même situation selon les secteurs économiques et selon les pays. Certes, ils subissent de plein fouet la domination idéologique de la bourgeoisie, et c’est bien pourquoi ils doivent lutter à la fois contre l’ennemi de classe et pour conquérir leur unité, et cela n’est possible que dans une révolution. Tout ce qui les divise est un héritage de leur appartenance à la classe exploitée, cependant ils portent en eux une autre société qui se caractérise par la solidarité et, pour la première fois dans l’histoire, l’unité de l’espèce humaine. Cette société ne peut émerger que sur la base de la socialisation internationale de la production mise en œuvre par la bourgeoisie mais les contradictions de son système d’exploitation basé sur la concurrence freine cette socialisation. Seule la classe ouvrière pourra la mener plus loin. En se débarrassant des classes et de l’État, la société communiste aura résolu la contradiction entre l’individu et la communauté. Ainsi, le prolétariat comme classe révolutionnaire est capable de mener un combat acharné et violent contre la bourgeoisie, tout en unissant et centralisant ses forces au sein des Conseils ouvriers où toute forme de contrainte violente a disparu. Cette supériorité de la centralisation prolétarienne s’exprime également dans l’organisation révolutionnaire et le Parti. Sinon l’organisation d’avant-garde ne serait qu’un cercle de bavards et son action serait réduite à l’impuissance.
Les camarades de la Gauche communiste d’Italie rappelaient dans les années 1930 comment la question a été clarifiée par le marxisme : « En s’inspirant des travaux de Marx sur la Commune de Paris et développés par Lénine, les marxistes ont réussi à faire la nette démarcation entre le centralisme exprimant la forme nécessaire et progressive de l’évolution sociale et ce centralisme oppressif cristallisé dans l’État bourgeois. Tout en s’appuyant sur le premier, ils luttèrent pour la destruction du second. C’est sur cette position matérialiste indestructible qu’ils ont vaincu scientifiquement l’idéologie anarchiste ». (3)
La centralisation mise en œuvre par le Commissariat de l’hygiène publique représentait effectivement un atout qui a porté ses fruits, même dans le contexte limité que l’on connaît, car elle portait la marque d’un pouvoir authentiquement prolétarien.
RI, 1er juillet 2021
1 Conclusion du rapport du Commissariat de l’hygiène publique, sur notre site
2 Citée dans « Emma Goldman et la Révolution russe : Réponse tardive à une anarchiste révolutionnaire », Revue internationale n° 160.
3 « Problèmes de la période de transition (5). Quelques données pour une gestion prolétarienne », Bilan n° 37, (novembre-décembre 1936). L’article a été republié dans la Revue internationale n° 132, (1er trimestre 2008).