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Le 4 août 2020, dans le port de Beyrouth, un stock de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium explosait, provoquant une des plus grandes catastrophes industrielles de l’histoire du capitalisme.
Un nouvel acte criminel du capitalisme
À ce jour, 190 morts officiellement, des dizaines de disparus et plus de 6 000 blessés dont certains dans un état très grave. Selon des spécialistes de l’université de Sheffield, cette explosion correspondrait à un dixième de la puissance de la bombe atomique d’Hiroshima… Les dégâts matériels sont gigantesques : il faut s’imaginer un cratère de 120 m de diamètre et 43 m de profondeur ! Les hôpitaux sont très endommagés, voire complètement dévastés à l’image de l’hôpital Saint-Georges.
En revenant sur le déroulement des événements, on s’aperçoit que la réalité dépasse de très loin la fiction : en 2013, un navire russe, le Rhosus, sous pavillon de complaisance moldave, doit transporter 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium depuis Batoumi en Géorgie jusqu’au Mozambique. Suite à des problèmes techniques, ce navire-poubelle à la cargaison explosive doit faire escale à Beyrouth. Après inspection, les autorités portuaires libanaises interdisent au navire de reprendre la mer. En 2014, le nitrate est déchargé puis stocké dans un entrepôt du port. Le propriétaire abandonne le navire (en refusant de payer les réparations) et les marins. Bien évidemment, ils ne sont plus payés et interdits de débarquer. Ils vont d’ailleurs se mutiner.
L’histoire ne s’arrête pas là : par la suite, les douaniers alertent à six reprises sur le danger de ce stockage explosif. Mais leurs recommandations restent vaines et aucune instance ne veut prendre de décision. Il s’ensuit 7 ans d’errances judiciaire, administrative et politique qui conduisent à la catastrophe du 4 août. Les conséquences immédiates de l’explosion sont dramatiques : le port et une grande partie de la ville sont totalement rayés de la carte. De nombreuses infrastructures sont pulvérisées et l’activité économique fortement altérée. Dans les rues, la population doit faire face à de véritables scènes de guerre. Près de 300 000 personnes se retrouvent sans logement, sans eau courante et 100 000 enfants sont déplacés. Les enjeux humanitaires sont considérables : sachant que le port de Beyrouth gère 60 % des importations du Liban, dont 80 % de ses denrées alimentaires, la sécurité alimentaire de la population est fortement compromise.
Avant la catastrophe, le Liban vivait déjà une crise sociale et sanitaire dramatique (du fait de la faiblesse du système hospitalier : manque de médicaments, hôpitaux saturés, fuite des “blouses blanches”…). Dans ces conditions, et avec la propagation fulgurante du Covid-19, le système de santé n’était déjà plus en mesure de répondre aux besoins médicaux de la population : à noter que le confinement est à nouveau déclenché le 21 août 2020 sauf… pour les secteurs touchés par les destructions ! De telles décisions en disent long sur le cynisme et l’incapacité de “l’administration” libanaise.
Mais ce que la classe dominante tend à présenter comme un simple accident industriel (encore un !) est en réalité un énième tragique épisode dans la vie du capitalisme animé par la recherche permanente du profit et la réduction a minima des coûts. Cette logique, dans laquelle la vie humaine n’a aucune importance, a pour conséquence la multiplication de catastrophes de cette nature partout dans le monde. L’histoire industrielle est émaillée de ce que les médias présentent pudiquement comme des “accidents” dont la fréquence et l’ampleur ne cessent de croître à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa crise historique et, aujourd’hui, sa phase de décomposition. Il suffit, parmi le lot immense des catastrophes, d’en évoquer quelques unes significatives pour se faire une idée de leur monstruosité :
– Le 10 juillet 1976, à Seveso, l’usine d’une firme suisse installée à 20 km de Milan connaît un destin tragique : l’augmentation de la pression soudaine dans l’un des réacteurs fait sauter une soupape de sécurité et provoque une explosion de produits herbicides extrêmement polluants. En fait, il s’agit de dioxine, un agent chimique entrant dans la composition de l’agent orange massivement répandu par l’armée américaine dans les villages pendant la guerre au Vietnam ! On comprend alors aisément que les autorités aient minimisé la toxicité de ce produit tout en planifiant, entre autres mesures sanitaires, des “avortements thérapeutiques”…
– Le 3 décembre 1984, à Bhopal (1) en Inde, l’usine de pesticides d’une filiale américaine explose : 30 000 morts, entre 200 000 et 300 000 malades dans une ville de 800 000 habitants durablement contaminés.
– Le 26 avril 1986, la centrale de Tchernobyl à 96 km de Kiev en Ukraine (alors république “socialiste” de l’URSS) explose et laissera la région impropre à la vie humaine. Le nombre de morts dû à l’exposition à la radioactivité est évalué à plusieurs milliers. En avril 2020, des incendies dans une forêt proche de la centrale ont augmenté la radioactivité de seize fois par rapport à la “normale”. Mais tout est “sous contrôle” selon les autorités locales.
– Le 21 septembre 2001, dans l’usine AZF (2) à Toulouse, filiale en France de Total-Fina : une explosion d’un stock de nitrate d’ammonium occasionne trente morts et 2000 blessés. Déjà à l’époque, la cause de l’explosion était comme à Beyrouth celle d’un stockage de ce produit hautement toxique sans le moindre conditionnement et très proche d’une grande ville.
– Le 12 août 2015, dans le port de Tianjin (3) en Chine, à 140 km au nord de Pékin : une fuite de cyanure de sodium provoque l’incendie et l’explosion de l’entrepôt : 173 morts, selon le chiffre fourni par les autorités chinoises, plus de 700 personnes blessées ou contaminées, des milliers de sans-abris, un secteur dévasté dans un rayon de plusieurs kilomètres.
– Le 12 août 2018, le pont de Gênes (4) en Italie s’écroule : 43 morts. On apprend très rapidement que les capteurs de surveillance ne fonctionnaient plus depuis plusieurs années… Cependant, deux ans plus tard, les autorités inaugurent en grande pompe le nouveau pont (sans la présence des familles qui ont refusé de se prêter à cette ignoble cérémonie).
– Le 26 septembre 2019, dans le port fluvial de Rouen, l’usine américaine Lubrizol, (5) classée de type Seveso, prend feu, s’ensuit une explosion provoquant un énorme nuage semant la panique dans un rayon de plus de 50 km. Les autorités vont nier la toxicité des fumées et du nuage pour pouvoir faire repartir au plus vite l’activité. Les protestations de riverains et la constitution de comités de surveillance n’auront aucun effet sur les décisions et le plan “post-Lubrizol” (comme les autorités l’ont nommé) ressemble étonnamment à “l’avant-Lubrizol”. Le capitalisme peut poursuivre son œuvre de destruction.
Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive. Mais toutes ces catastrophes, provoquées par la négligence délibérée des États et des capitalistes, nous rappellent que le capitalisme ne peut survivre que dans un paysage jonché de décombres et de cadavres.
Le Liban, pays rongé par la décomposition
Aujourd’hui, c’est le port de Beyrouth qui s’ajoute à la liste noire des “accidents”.
Localement, les autorités avaient connaissance de la dangerosité de cette cargaison et on ne peut expliquer l’ampleur de la catastrophe que par l’incurie, la vénalité et la corruption à tous les niveaux de l’État libanais en totale déliquescence. Rappelons que ce pays ne survivait qu’en attirant des capitaux étrangers monnayant des taux d’intérêts allant jusqu’à 20 %. La catastrophe du port de Beyrouth n’est pas due à un malheureux concours de circonstances. Elle s’est produite dans un pays totalement ravagé par cinquante ans de guerre au Moyen-Orient, de corruption généralisée des cliques politiques et confessionnelles. La décomposition qui ravage ce pays depuis des décennies a conduit la population désespérée à vouloir trouver des “solutions démocratiques” et c’est ainsi que depuis 2018, des vagues de colère impuissante s’expriment à travers un mouvement entièrement dominé par des revendications bourgeoises qui n’a fait que s’amplifier depuis la catastrophe. (6)
Les restrictions imposées à partir d’octobre 2019 sont drastiques : impossibilité de retirer son salaire à la banque, impossibilité de retirer des devises, impossibilité d’accéder aux soins médicaux les plus élémentaires. La livre libanaise a perdu plus de 78 % de sa valeur, 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et 35 % de la population active est au chômage. La vie quotidienne des habitants devient insupportable : par exemple, plus de vingt coupures d’électricité par jour. On imagine aisément la galère et le ras-le-bol de la population contre cette extrême précarité.
Les mouvements de contestation s’intensifient et aboutissent en octobre 2019 à la démission du gouvernement. L’avant-dernier cabinet dirigé par Hassane Diab lui succède présentant les mêmes dérives de corruption et d’incompétence. Tout cela va déclencher dès juin une nouvelle vague de manifestations. Bien évidemment ces gesticulations n’y changent rien. L’État libanais est embourbé depuis des décennies dans un système de corruption dans lequel le système bancaire (alimenté par des fonds étrangers, notamment de puissants parrains régionaux) gangrène toute l’économie et enfonce inexorablement le pays dans la décomposition.
La communauté internationale complice
Comme à chaque fois, le même scénario apparaît : la bourgeoisie internationale compatit, envoie quelques secours, promet des aides. Mais la vie capitaliste poursuit la même course effrénée au profit, exacerbant par là même les rivalités géopolitiques qui alimentent un chaos croissant. Sous couvert de solidarité et de secours humanitaires, c’est la ruée de vautours impérialistes cyniques (que ce soit les grandes puissances ou les seconds couteaux régionaux) qui se précipitent au “secours” du Liban afin de défendre chacun leurs sordides intérêts.
Au premier plan de cette nuée de macabres prédateurs, on trouve la France : l’empressement de Macron (seul chef d’État à ce jour à s’être rendu sur place) débouche sur une première visite au Liban dès le 6 août pour lui signifier les conditions de son aide à la reconstruction… car l’État français entend bien retrouver une place prépondérante dans cette région après en avoir pratiquement été éjecté ces dernières années. C’est pourquoi Macron a déclaré que “la France ne lâchera jamais le Liban”. Le 28 août 2020, dans une conférence de presse, il affirmait : “Si nous lâchons le Liban…, ce sera la guerre civile”. Pour bien appuyer la portée impérialiste d’une telle déclaration, lors de sa visite du 1er septembre 2020, Macron a tout d’abord fanfaronné en commémorant le centenaire de la création du Grand Liban (à l’instigation de la France) puis s’est entretenu avec les différentes composantes politiques libanaises pour leur arracher la promesse de la création d’un gouvernement de mission dans les quinze prochains jours. Petite fausse-note dans le déroulement royal de cette journée, des centaines d’habitants sont descendus dans la rue pour faire savoir qu’ils n’étaient pas dupes. À la fin de la journée, Macron se faisait plus menaçant : “Je vais convier fin octobre à une conférence internationale à Paris et si rien n’a été fait, je dirai à la communauté internationale que nous ne pouvons pas être au rendez-vous de l’aide”. De telles déclarations en disent long sur les intentions de fraternité de la bourgeoisie française ! Le nouveau premier ministre Adib, ancien chef du cabinet du député Mikati (d’abord dans le camp du Hezbollah puis dans celui adverse de Hariri) incarne tout à fait le type de “changement” attendu par le vieux général Aoun qui du jour au lendemain, comprend que “le moment est venu de changer de politique” et appelle les différentes factions politiques à s’entendre pour proclamer “un État laïc réclamé par la jeunesse libanaise”… Ce serait presque du spectacle de grand-guignol si la situation n’était pas aussi dramatique.
Pour l’heure, le pays est embourbé dans une crise sans précédent et l’explosion du 4 août constitue un nouveau point d’orgue de la décomposition de l’État. Avec cette nouvelle situation, les cliques bourgeoises libanaises essaient seulement de gagner du temps et chacune tente de sauver sa place face au chaos grandissant.
Ce terrible événement nous rappelle une nouvelle fois que les “accidents” du capitalisme sont autant de menaces permanentes contre l’humanité. La seule garantie de sécurité pour le futur réside dans la constitution d’une communauté internationale véritablement humaine, à savoir une société où l’homme et son environnement sont au cœur de toutes les préoccupations et décisions. Auparavant, il faudra balayer les décombres de cette société capitaliste pourrie et meurtrière. En 1915, Karl Liebknecht disait déjà : “Les ennemis du peuple comptent sur l’oubli des masses mais nous, nous combattons leur spéculation avec le mot d’ordre suivant : apprendre de tout, ne rien oublier, ne rien pardonner !”
Adjish, 2 septembre 2020
(2) “Explosion de l’usine AZF à Toulouse – L’État bourgeois est responsable de la catastrophe”, Révolution internationale n° 316 (octobre 2001).
(3) “Explosion meurtrière de Tianjin (Chine) : apprendre de tout, ne rien oublier !”, Révolution internationale n° 454.
(4) “Effondrement du pont de Gênes en Italie : la loi du profit engendre les catastrophes !”, Révolution internationale n° 472.
(5) “Lubrizol : Derrière l’écran de fumée, la responsabilité du capital !”, Révolution internationale n° 479.
(6) On ne peut que faire le parallèle avec la situation de l’État d’Israël voisin, également confronté à des manifestations de révoltes populaires sur un terrain “démocratique” bourgeois contre le pouvoir politique en place, sa corruption, sa politique économique et militaire catastrophique, sur fond de gestion de la pandémie du Covid-19 également calamiteuse.