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A l'heure où ces lignes sont écrites (samedi 28 mars), rien n'est tranché en Pologne. Les négociations entre Solidarité et le gouvernement sur les revendications mises en avant à la suite des violences policières de Bydgoszcz du 19 mars, se poursuivent sans qu'on puisse savoir avec certitude si elles vont aboutir à un compromis (ce qui semble cependant l'hypothèse la plus probable) ou à une rupture. Cependant, quel que soit le résultat de ces négociations, quelle que soit la suite des événements tant au niveau de l'attitude de la bourgeoisie que de la réponse de la classe ouvrière, l'évolution de la situation en Pologne jusqu'à aujourd'hui permet de mettre en évidence combien ce qui se passe dans ce pays n’est pas une péripétie locale mais trouve sa place dans un drame qui a le monde entier pour théâtre et comme protagonistes la bourgeoisie et le prolétariat de tous les pays.
L’Est et l’Ouest se donnent la main
S'il était encore besoin d'une preuve de la participation intensive des grandes puissances au maintien de l'ordre en Pologne, l'effervescence qui règne tant à Moscou que dans les principales capitales occidentales suffirait à ce rôle.
A Moscou, c'est â jets continus que l'Agence Tass et les autres institutions chargées de transmettre la pensée officielle dénoncent les "menaces" que font planer sur la Pologne "populaire et socialiste" les éléments "contre-révolutionnaires" du KOR et ceux qui tirent les ficelles de Solidarité. C'est de façon insistante que, depuis la capitale du "socialisme réel" et depuis les chefs «lieux de province de celui-ci, on réaffirme que la "communauté socialiste toute entière" est disposée à prêter main forte à la classe ouvrière de Pologne contre ces menaces. Pendant ce temps, à Bonn, Paris, Londres, Bruxelles, siège de l'OTAN, à Washington, on fait le plus grand cas des menaces "d'intervention extérieure" contre la Pologne et on réaffirme avec une belle unanimité que les pays occidentaux "tireraient toutes les conséquences" d'une telle "violation des accords d'Helsinki".
Est-ce-à dire que l'URSS s'apprête à envoyer les troupes du Pacte de Varsovie remettre de l'ordre en Pologne? Est-ce à dire que l'occident est prêt à employer tous les moyens à sa disposition pour empêcher une telle action?
Il est clair qu'une intervention massive des troupes du bloc de l'Est ne peut pas être exclue en toutes circonstances. L'événement n'est pas nouveau (Hongrie 56, Tchécoslovaquie 68) et on peut même affirmer que si les autorités polonaises étaient réellement menacées, elles seraient secourues et même éventuellement remplacées par les forces policières et militaires de l'URSS. Cependant, la situation présente est bien différente de celle de la Hongrie 56 ou de la Tchécoslovaquie en 68. Dans ces deux derniers cas, les autorités en place étaient en train de prendre leurs distances avec le bloc russe, ce qui n'est absolument pas le cas des autorités polonaises qui ne perdent pas une occasion d'affirmer leur fidélité à l'URSS. Par ailleurs, les événements de Hongrie et de Tchécoslovaquie étaient bien différents de ceux de Pologne, tant du point de vue de leur contenu que du point de vue du contexte dans lesquels ils prenaient place.
En effet, en Tchécoslovaquie, il n'y avait pas eu en 68 de mobilisation ouvrière autonome, ce qui garantissait une remise en ordre relativement facile puisqu'était exclue de la scène la seule force qui aurait pu opposer une réelle résistance à la répression. En Hongrie, la classe ouvrière était bien plus mobilisée, mais, d'une part, elle était considérablement mystifiée par le poison nationaliste et démocratique (cf. son appui à Imre Nagy) et, d'autre part, ce qui était en bonne partie la cause de ces mystifications, l'ensemble de la classe ouvrière européenne et mondiale était encore sous la botte de la contre-révolution, donc incapable de réagir au massacre des ouvriers hongrois.
Telle n'est pas la situation en Pologne où la plus grande lutte menée par le prolétariat depuis plus d'un demi- siècle prend place dans un contexte de reprise des luttes ouvrières â l'échelle mondiale, y compris dans les pays où la contre-révolution avait été le plus loin : ceux qui se prétendent "socialistes".
Une intervention des troupes du pacte de Varsovie en Pologne aujourd'hui se heurterait donc à bien plus de difficultés qu'en 56 ou en 68.
En premier lieu, une telle intervention devrait mobiliser au moins un million d'hommes (en 68, il y en avait 500.000 pour envahir un pays trois fois moins peuplé que la Pologne actuelle) qui seraient en partie retirés des avant-postes du bloc de l'Est face â l'occident (RDA, Tchécoslovaquie, Hongrie) ce qui affaiblirait d'autant, et pour une longue période, la capacité militaire d'un camp oriental déjà engagé en Afghanistan. Par ailleurs, la désorganisation qu'une arrivée des troupes des "pays frères" provoquerait dans l'économie du pays (la rumeur court que, en vue d'une telle éventualité, les mineurs de Silésie sont prêts à noyer leurs puits, que les ouvriers de Gdansk ont miné les chantiers navals) ainsi que dans les communications entre l'URSS et la RDA, serait un facteur supplémentaire d'affaiblissement du bloc de l'Est à une époque où s'exacerbent les tensions impérialistes. Mais le danger le plus grand couru par le capitalisme serait que l'intervention ne donne le signal â des luttes sociales massives dans les pays de l'Est et par contre coup également en occident.
EN D'AUTRES TERMES, CE QUE CRAINT A JUSTE TITRE LA BOURGEOISIE RUSSE, C'EST QUE SE GENERALISENT LES LUTTES OUVRIERES qui ont ces derniers temps secoue la Roumanie (été 80), la Tchécoslovaquie (Ostrawa en août 80), la RDA (automne 80, notamment à Magde- bourg) et même l'URSS (avril 80: Gorki et Togliattigrad; été 80: Vorkouta), que se reproduisent à une échelle bien plus vaste les mutineries qui ont secoué l'armée "rouge" dans la région de Kaboul l'année dernière.
Pour l'ensemble de ces raisons, les déclarations menaçantes de l'Agence Tass, de même que la publicité faite autour des présentes manœuvres du Pacte de Varsovie, si elles peuvent participer des préparatifs idéologiques d'une éventuelle intervention future ont bien plus pour fonction présente de dissuader de lutter les ouvriers de Pologne mais également ceux des autres pays du bloc oriental.
Et c'est dans cette manœuvre d'intimidation qu'intervient directement tout le remue-ménage provoqué dans les capitales occidentales et en premier lieu à Washington où vient d'être créé à grand renfort de publicité un "Etat-Major de crise" spécialement "chargé" de suivre la situation en Pologne. En effet, les menaces proférées par l'URSS, la Tchécoslovaquie, la RDA, et maintenant même par la Hongrie, n'ont pas beaucoup de succès auprès des ouvriers polonais, qui ont pris comme bonne habitude de ne pas croire un mot de la propagande officielle.
Par contre, dans la mesure où ils ont bien plus confiance dans les informations données par "Radio Europe Libre" et la BBC, ils risquent davantage de croire à cette menace si elle est évoquée avec insistance par l'occident. Le scénario qui avait déjà servi fin novembre 80 face à la mobilisation ouvrière contre l'arrestation de deux militants de "Solidarité" et dans lequel Carter avait multiplié les mises en garde à l'URSS contre toute velléité d'intervention se renouvelle donc aujourd'hui face â une nouvelle poussée prolétarienne avec comme chef d'orchestre Reagan et la participation beaucoup plus active des chœurs occidentaux.
Ainsi, face à la menace que représente pour le capitalisme mondial la persistance des luttes ouvrières en Pologne, les grandes puissances se partagent le travail : à l'URSS revient le rôle de "méchant croquemitaine", qui va sévir brutalement si on ne lui obéit pas, aux USA et à ses alliés le rôle du "gentil" qui distribue des vivres aux populations affamées (c'est un prêt de 10 milliards de dollars, soit presque la moitié de sa dette, que demande la Pologne aux occidentaux) pour que leur révolte n'aille pas trop loin et qui se charge de convaincre les ouvriers que leur intérêt est d'arrêter leur lutte.
Mais ce n'est pas seulement à l'échelle internationale que les divers secteurs de la bourgeoisie se partagent le travail. C'est également à l'intérieur que s'opère une telle distribution des rôles.
Le POUP et SOLIDARITE se partagent les tâches
Nous avons souvent analysé dans notre presse de quelle façon dans les pays occidentaux les divers secteurs de la bourgeoisie se partagent le travail pour faire payer au prix fort la crise aux exploités. La droite au gouvernement se charge de mener directement l'offensive anti-ouvrière, la gauche dans l'opposition manœuvre pour immobiliser le prolétariat face à cette attaque.
En Pologne, la bourgeoisie a repris à son compte cette politique : au PGUP (qui, par la haine que lui portent les ouvriers et par les privilèges que se partagent ses dirigeants, est comparable à la droite de l'occident) revient le rôle de mettre en œuvre une austérité sans précédents, de conduire la répression, à “Solidarité" revient celui de canaliser et de contenir le mécontentement ouvrier.
Il est clair que l'analogie entre ce qui se passe en Pologne et ce qui se passe en occident ne peut pas être poussée dans tous les détails. Par exemple, c'est une ironie de l'histoire qui attribue à un parti "ouvrier" I et "communiste" les habits de la "droite" alors que ceux de la "gauche" sont portés par une organisation dirigée par un Walesa ,ami intime du cardinal primat d’une des églises les plus conservatrices du monde. Plus généralement, si les pays occidentaux avancés s'accommodent fort bien d'un partage des tâches entre des forces politiques au gouvernement et des forces politiques dans l'opposition, partage auquel ils ont été préparés par des décennies de fonctionnement des mécanismes "démocratiques" au sein duquel s'est épanoui leur développement capitaliste, les pays d'Europe de l'Est, comme d'ailleurs l'ensemble des pays au capitalisme faible, ou tardif, éprouvent par contre les plus grandes difficultés à mettre en place un tel jeu.
En Pologne, la poussée de la classe ouvrière a contraint les équipes gouvernementales d’accepter l'existence d'une opposition, mais les soubresauts auxquels on a assisté depuis le mois d'août, notamment les règlements de compte et les divisions au sein du POUP illustrent bien avec quelle difficulté un régime où règne le capitalisme d'Etat sous sa forme la plus achevée s'accommode mal des formules politiques en vigueur dans les pays occidentaux.
Ce n'est "qu'à chaud" que cette politique a pu s'imposer, ce qui en réduit l'efficacité face à la lutte de classe, comme on peut le voir aujourd’hui.
Cependant, malgré toutes les différences pouvant exister entre les situations qui prévalent dans les diverses régions du monde, c'est bien un même type de politique qui est mis en œuvre par la bourgeoisie là où une classe ouvrière concentrée secoue, face à la crise, le joug de l'exploitation ou s'apprête à le faire. Ainsi, il ne faudrait pas surestimer les divisions existant à l'heure actuelle au sein de l'équipe dirigeante en Pologne ou entre celle-ci et celle de Moscou. Si de telles différences peuvent se manifester entre, d'un côté une bourgeoisie nationale d'abord préoccupée par les problèmes qu'elle affronte â l'échelle de sa zone d'influence et le chef de file du bloc qui doit prendre en compte les problèmes qui se posent à l'échelle de la sienne (de telles différences se manifestent également aujourd'hui entre les USA et la RFA), si elles se manifestent également au sein même des équipes gouvernementales (comme en France entre Chirac et Giscard), c'est plus d'un partage des tâches qu'il s'agit que d'une réelle division.
En Pologne, il existe bien peu de différences entre le "dur" Olszewski (un ancien "libéral") et les "modérés" Jaruzelski et Kania (respectivement chef de l'armée et responsable des forces de répression depuis une dizaine d'années).
En réalité, face à la nécessité pour le gouvernement polonais, à la fois de lancer des "ballons d'essai" en vue d'intensifier la répression et à la fois de négocier quand la riposte ouvrière est trop forte, ces deux tendances prennent tour à tour le devant de la scène quand c'est l'une ou l'autre tâche qui est d'actualité. De même, les désaccords qu'on se plait à souligner entre Moscou et Varsovie (on a fait beaucoup de publicité sur la semonce qu'auraient reçue â Moscou les dirigeants polonais à la suite du 26ème congrès du PCUS) ont surtout comme fonction d'accréditer l'idée que ce n'est pas de gaîté de cœur que l'équipe gouvernante polonaise "renverse le cours des événements", mais qu'elle y est contrainte et forcée par le "grand frère" : il est donc inutile que Tes ouvriers polonais tentent de s'opposer sur place à une politique qui vient d'ailleurs.
Mais, comme en Occident, c'est fonda mentalement entre les forces gouvernementales et les forces d'opposition qu'existe la division du travail contre les luttes ouvrières. Cela fait déjà des mois que le syndicat "Solidarité", notamment grâce aux déplacements incessants de son président Walesa, joue, en s'appuyant sur la confiance qu'il conserve auprès des ouvriers, le rôle de pompier de l'ordre social. Il y a moins de deux semaines, c'est avec un certain cynisme que Walesa avait dit tout de go aux ouvriers d'Ursus prêts à faire grève : "Bon, tout le monde le sait... je suis venu ici pour arrêter la grève". Au cours de la crise présente, on a pu constater également avec quelle habileté la commission nationale de "Solidarité", à la suite de son président, et malgré la réticence des délégués venant des secteurs les plus combatifs, a réussi à reporter d'une semaine l'éventuelle grève générale illimitée que la majorité des travailleurs était prête à engager immédiatement après les violences policières de Bydgoszcz. Ce délai laissait le temps aux autorités de préparer une réponse appropriée à la mobilisation prolétarienne, de même qu'il avait le "mérite" de laisser retomber un peu la colère, des ouvriers que “Solidarité" a pris soin de laisser s'exprimer par la grève de 4 heures du 91 mars.
Comme en Occident également, la politique de sabotage des luttes par les syndicats, qui trouve sa meilleure expression dans les appels â la défense de "l'économie nationale" aussi chère à un Séguy qu'à un Walesa qui ne cesse de proclamer qu1"un polonais peut toujours s'entendre avec un autre polonais", a besoin pour être efficace de discours radicaux. Et Walesa ne s'en prive pas quand ils n'engagent rien de concret. Ainsi aux mêmes ouvriers d'Ursus qu'il avait démobilisés quelques jours avant, il déclare le 27 mars, pendant la "grève d'avertissement" : "Solidarité est fermement décidé à lutter jusqu'au bout... si nous reculons aujourd'hui, nous en reviendrons rapidement à ce qu'il y avait auparavant nous ne voulons pas de retour en arrière". De même, c'est la radio et la télévision officielles qui ont permis à Walesa de se refaire une image radicale, qui lui sera indispensable plus tard pour calmer les ouvriers, en retransmettant sa déclaration â la première séance de négociation le 25 mars dans laquelle on l'entend dire : "Nous ne reculerons pas. Nous allons attendre que nos demandes soient satisfaites... Nous n’avons pas d'autre choix."
Ainsi, parfaitement consciente de l'utilité d'une image "radicale" pour ‘Solidarité’ les autorités polonaises ne lésinent pas sur les moyens, comme d'ailleurs les autorités de l'URSS, dont les dénonciations du syndicat polonais et de son leader sont les bienvenues pour renforcer cette image.
Quelle riposte pour la classe ouvrière ?
C'est, comme nous l'écrivions dans la "Revue Internationale" du CCI n°25, "de façon mondiale que la bourgeoisie fourbit son offensive. Cette classe a tiré les leçons du passé. Elle sait que, face au danger prolétarien, elle doit faire preuve d'unité et de coordination de son action, même si celle-ci passe par un partage des tâches entre différentes fractions de son appareil politique. Pour la classe ouvrière, la seule issue réside dans le refus de se laisser piéger par les chausse-trappes que lui tend la classe dominante, et d’opposer sa propre offensive de classe à l'offensive bourgeoise :
- face au partage des tâches entre droite et gauche, rejet en bloc de ces deux forces du capital ;
- face à l'intimidation et au chantage à la répression, lutte résolue la plus large possible : seule la menace d'une riposte massive du prolétariat peut arrêter la main criminelle de*la bourgeoisie ;
- face au sabotage des luttes par les partis de gauche et les syndicats, auto-organisation de la classe et extension de ces luttes ;
- face â la prise en charge à l'échelle internationale de l'offensive anti-ou- vriëre de la bourgeoisie, extension des luttes à l'échelle internationale, seule capable d'éviter un écrasement par paquets du prolétariat mondial.
Plus que jamais est à l'ordre du jour le vieux mot d'ordre du mouvement ouvrier:
"PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !".
F. M.