LE SOULÈVEMENT DE KRONSTADT

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

1921: LES ANNEES DE DEFAITE

En 1917-19, les conseils ouvriers avaient pris le pouvoir en Russie, et ils étaient en train de s'étendre dans toute l'Allemagne. Mais en 1921, ces espoirs avaient été sapés par toute une série de défaites en Allemagne, Hongrie, Italie, Grande-Bretagne, et ailleurs.

Les grèves de masses et les soulèvements n'avaient pas réussi à créer une autre avancée de pouvoir des ouvriers qui aurait pu venir en aide aux conseils de Russie. Pendant ce temps, le pouvoir des conseils en Russie, isolé, était ébranlé par la guerre civile, la famine et le désastre économique. Dans ces conditions, la vie des conseils ouvriers commença à refluer et le pouvoir devint de plus en plus concentré dans la machine étatique. Le parti bolchevik, qui en 1917 avait appelé à "tout le pouvoir aux soviets" s'empêtrait dans cet appareil de plus en plus bureaucratique qui réduisait les conseils à de simples bureaux d'enregistrement de la politique de l'Etat.

En mars 1921, faisant suite à une série de grèves dans d'autres régions du pays, éclate une révolte des ouvriers et des marins de Kronstadt, qui demande : "Je pouvoir aux soviets, la liberté de mener une agitation politique, la libération des prisonniers politiques de la classe ouvrière, 1'expulsion de la police hors des Usines, et sur le front économique, ils demandent un relâchement de 1'emprise étatique rigide de la période d'économie de guerre." A ce mouvement," l’"Etat ouvrier" répondit par l'envoi de l'armée rouge contre "ce complot de la réaction blanche". Des milliers d'ouvriers furent massacrés, arrêtés, déportés.

Dans cet article, nous ne pourrons pas rentrer dans le détail des événements de Kronstadt. Nous l'avons déjà fait dans la Revue Internationale N°3. Nous voulons plutôt parler des nombreuses interprétations fausses de la révolte de Kronstadt, et voir ce que ces événements peuvent nous enseigner pour la révolution de demain.

LES FAUSSES ANALYSES

LES LIBERAUX

Puisque nous vivons sous le règne de la "démocratie libérale occidentale", commençons par l'explication classique de la révolte des "libéraux". La vision libérale est que Kronstadt fut la première d'une longue série de révoltes du "peuple" contre le "communisme totalitaire", série qui va jusqu'au soulèvement hongrois en 56 et à la Pologne aujourd'hui.

Le but de cette vision n'est pas de prouver que les surgissements populaires sont une bonne chose, mais de MONTRER QUE LE MARXISME MENE TOUJOURS AU STALINISME, que le parti bolchevik de 1917-21 était de la même veine que les partis communistes actuels, et surtout, QUE LES REVOLUTIONS NE PEUVENT ABOUTIR QU'A UNE CHOSE : LE REMPLACEMENT D'UNE DICTATURE PAR UNE NOUVELLE, souvent pire. Le message des libéraux, qui peuvent afficher une sympathie empreinte de pitié, est essentiellement celui-là. QUELS QUE SOIENT LES MAUX DONT VOUS SOUFFREZ, UNE REVOLUTION NE PEUT QU'EMPIRER LES CHOSES.

Cette vision, que l'on retrouve dans les manuels d'histoire, s'appuie sur un dogme religieux : l'humanité est si dépravée qu'elle ne peut espérer se libérer par ses propres efforts. Elle rejette l'idée qu'il soit possible d'expliquer le succès ou 1'échec des révolutions passées d'après les conditions historiques dans lesquelles elles se trouvaient. Pour elle, le massacre de Kronstadt ne fut pas le RESULTAT DE L'ISOLEMENT DE LA REVOLUTION RUSSE, LA CONSEQUENCE DU FAIT QUE LA DEMOCRATIE OUVRIERE SUFFOQUAIT, ET DES ERREURS POLITIQUES DU PARTI BOLCHEVIK, en particulier celle qui consistait à penser que le parti devait exercer le pouvoir à la place de la classe, et contre elle si nécessaire.

LES ANARCHISTES

Trotsky disait que "l'anarchisme, c'est du libéralisme, sans la police."

Et, très certainement, les anarchistes, qui revendiquent Kronstadt comme LEUR révolte, leur preuve irréfutable contre le "marxisme", le "léninisme" et le "communisme autoritaire", parlent de Kronstadt dans des termes qui ne sont pas si différents de ceux des libéraux.

Pour eux, le fait que ce soit le parti bolchevik qui contrôlait l'Etat qui a écrasé Kronstadt est la preuve que tous les partis marxistes sont essentiellement répressifs, que toutes les dictatures (des ouvriers ou d'autres) sont moralement mauvaises, et que l'Etat est une chose qu'il faut éviter à tout prix. COMME LES LIBERAUX LES ANARCHISTES GEIGNENT : VOUS VOYEZ, VOILA OU CONDUIT LE MARXISME.

Bien sûr, ils ne disent pas, comme les libéraux : ne faites pas la révolution. Mais ce qu'ils disent, c'est : faites une révolution sur une base fédérale, anti-étatique. En d'autres termes : FAITES UNE REVOLUTION QUI EST PERDUE D'AVANCE. Le fédéralisme n'est d'aucune utilité à la révolution prolétarienne, parce qu'elle doit établir L'AFFIRMATION CENTRALISEE DE SA PUISSANCE POUR BATTRE UN ENNEMI QUI, LUI, EST HAUTEMENT CENTRALISE.

L'anti-étatisme abstrait de l'anarchisme n'est pas plus utile. Si l'Etat de la période de transition du capitalisme au communisme sera un "mal nécessaire", il sera cependant nécessaire aussi longtemps que la société comportera encore des divisions en classes. Et quand les anarchistes demandent aux ouvriers de faire une révolution sans théorie marxiste et sans parti marxiste, ils demandent aux ouvriers de faire une révolution sans clarté politique, sans méthode et sans organisation pour mieux cerner les buts et les moyens de la révolution.

Et, comme les libéraux, LES ANARCHISTES MONTRENT PEU D'INTERET POUR L'ANALYSE DES TRANSFORMATIONS MATERIELLES REELLES QUI ONT RENDU LA REVOLTE DE KRONSTADT POSSIBLE: expliquer comment le pouvoir des conseils a décliné et comment le parti bolchevik a dégénéré. Occupés à prouver que le bolchevisme a toujours été contre-révolutionnaire, ils expliquent l'intransigeance de la défense du pouvoir des conseils par les bolcheviks en 17 comme une conspiration: ce n'était qu'une tactique des bolcheviks pour accéder eux-mêmes au pouvoir. Et pourquoi faisaient-ils cela? Parce que tous les partis se conduisent ainsi: Nous revenons à l'argument du péché originel, attribué cette fois aux seuls partis. Naturellement, les anarchistes N'ONT JAMAIS TENTE D'EXPLIQUER POURQUOI C'EST L'ENSEMBLE DE LA CLASSE OUVRIERE D'ALORS, et pas seulement le parti bolchevik, QUI PENSAIT QUE C'ETAIT LE PARTI QUI AVAIT LA TACHE DE PRENDRE LE POUVOIR. Ils ne parlent pas des effets corrosifs qu'a eu sur le mouvement ouvrier la période social-démocrate, qui a conduit les ouvriers à penser que les conseils devaient fonctionner comme des parlements bourgeois. Ils ignorent

aussi qu'en 1921, un parti MARXISTE, le parti communiste ouvrier d'Allemagne (KAPD) avait déjà commencé à mettre en question cette vision, insistant sur le fait que le pouvoir devait être exercé DIRECTEMENT par les conseils et non délégué à un parti.

Les anarchistes ne voient pas que c'est 1'isolement de la révolution, et la baisse de l'activité de la classe qui en a suivi, qui a permis aux erreurs des bolcheviks d'être aussi fatales. On peut penser que si la révolution s’était étendue et épanouie, ces erreurs auraient pu être clarifiées et dépassées par le mouvement prolétarien international.

Tous ceux qui voient la révolte de Kronstadt comme le produit inévitable du bolchévisme s'Stent toute possibilité d'apprendre quelque-chose de ces événements. Kronstadt fut une tragédie parce QU'ELLE SE SITUAIT A L'INTERIEUR DU CAMP PROLETARIEN. Une des principales leçons à garder de Kronstadt est QU'UN PARTI DE LA CLASSE OUVRIERE NE DEVRA PLUS JAMAIS SE RETROUVER DANS UNE SITUATION OU IL PUISSE PENSER QUE LA SEULE FACON DE DEFENDRE LA REVOLUTION SOIT DE MASSACRER UNE PARTIE DES SECTEURS LES PLUS COMBATIFS DE LA CLASSE QU'IL DEFEND.

LFS STALINIENS ET LES TROTSKYSTES

Ensuite, il y a ceux, -la majorité de la soi-disant "gauche"- qui applaudissent carrément à ce qu'ont fait les bolcheviks en 1921 à Kronstadt.

Il y a les staliniens, flanqués de trotskystes jusqu'au-boutistes de la défense de l'URSS (comme la Ligue Spartakiste) qui se contentent de répéter les calomnies du gouvernement de l'époque : la rébellion de Kronstadt n'était qu'un complot de russes blancs et cette racaille n’a eu que ce qu'elle méritait. Et ils ne cachent pas qu'ils sont prêts à recommencer demain.

La plupart des trotskystes sont beaucoup plus subtils. L'argument des russes blancs étant trop grossier, ils vous diront que la révolte de Kronstadt était une révolte de PAYSANS contre les rigueurs de l'économie de guerre et donc "OBJECTIVEMENT" contre- révolutionnaire. Certains peuvent même aller jusqu'à vous confesser que les marins et les ouvriers de Kronstadt ETAIENT des marins et des ouvriers, et que c'était une révolte ouvrière. Mais enfin, c’était une "tragique nécessité" Pourquoi? Parce que, si les bolcheviks avaient perdu le contrôle de l'Etat, ils auraient été remplacés par quelque- chose de pire.

Les bolcheviks ont écrasé la révolte de Kronstadt, et pourtant, ils ont été balayés par quelque chose de mille fois PIRE : le stalinisme, le pouvoir absolu de la bureaucratie capitaliste d'Etat. En fait, en écrasant les efforts des ouvriers pour régénérer les conseils, les bolcheviks PREPARAIENT LA VOIE au stalinisme. Ils aidaient à accélérer un processus contre-révolutionnaire qui devait avoir plus de conséquences tragiques pour la classe ouvrière que toutes les "réactions blanches". Si les généraux tsaristes étaient revenus au pouvoir, l'issue aurait été plus claire comme cela a été le cas après la Commune de Paris, où tout le monde pouvait voir que les ouvriers avaient perdu et le capitalisme gagné. Mais le plus terrible de la défaite en Russie fut que la contre-révolution triompha et PRIT LE NOM DU SOCIALISME.

L'idée que le stalinisme est un exemple de socialisme, un produit direct de la révolution d'octobre devait semer une confusion et une démoralisation profonde dans la classe ouvrière du monde entier. Nous vivons encore les conséquences de cette hideuse distorsion de la réalité : un désenchantement profond et généralisé pour l'idée d'une révolution communiste.

Un argument de ce type ferait probablement bondir tout trotskyste "orthodoxe" pour qui les régimes staliniens sont des "Etats ouvriers", certes avec une "déformation bureaucratique", mais qui ont nationalisé une large part de l'économie. De ce fait, ils valent sûrement mieux qu'une réaction blanche. Pour que l'Etat stalinien garde son contrôle sur l'économie russe, les trotskystes pensent que le sacrifice de millions de vies ouvrières valait la peine. Et pas seulement les morts de Kronstadt, mais aussi tous ceux qui sont restés dans les purges et les camps de travail staliniens, et les millions supplémentaires de morts pour la défense du soit disant "Etat ouvrier" dans la seconde guerre mondiale. Tout cela montre bien que le trotskysme est bien le petit frère du stalinisme, et qu'il a eu sa part dans la déroute des idées du socialisme et de la révolution ouvrière.

Certains trotskystes reconnaissent aujourd'hui que la Russie est devenue capitaliste d'Etat avec la période stalinienne. Mais ils continuent à dire, avec un tremblement dans la voix, que l'écrasement était un "mal nécessaire". Si la Russie est de toute façon revenue au capitalisme, qu'a donc sauvé l'action sanglante des bolcheviks? La seule façon d'expliquer cette théorie apparemment inconsistante est de voir qu'ils partagent avec les autres variantes staliniennes et trotskystes une même conception de la classe ouvrière : dans aucun cas, on ne peut faire confiance à la classe pour se gouverner elle-même. Il faut que le parti lui apporte le socialisme. L'appel des insurgés de Kronstadt : "Le pouvoir aux conseils, pas au parti" doit effectivement résonner â leurs oreilles comme un blasphème.

C'EST LA VISION BOURGEOISE DE LA CLASSE OUVRIERE. ELLE NE CONSIDERE PAS LA CLASSE OUVRIERE COMME LA CLASSE QUI PORTE LE COMMUNISME, COMME LE FONT LES REVOLUTIONNAIRES. ELLE VOIT LA CLASSE COMME UN TROUPEAU D'IDIOTS DESORDONNES, PEU DIGNES DE CONFIANCE ET INCULTES, QU'ON DOIT DIRIGER A COUPS DE PIEDS DANS LE DROIT CHEMIN SI ON VEUT EN TIRER QUELQUE CHOSE DE BON.

LES LEÇONS REELLES

On peut nous objecter que la prochaine révolution sera différente de la première et qu'il n'y aura pas de répétition de la débâcle de Kronstadt.

Il est vrai que dans la vague révolutionnaire à venir la question que le parti prenne le pouvoir à la place de la classe ne se posera peut-être pas de façon aussi sérieuse. L'expérience des partis politiques que les ouvriers ont accumulée depuis la révolution russe, et les leçons tirées par les révolutionnaires eux-mêmes engendreront une méfiance extrême à l'égard de toute délégation au pouvoir des ouvriers â une quelconque minorité politique.

Mais cela ne veut pas dire que la mentalité substitutioniste qui s'est manifestée dans la réponse des bolcheviks à Kronstadt ne sera plus un danger dans la révolution à venir. La MENTALITE SUBSTITUTIONISTE EST BASEE SUR UN MANQUE DE CONVICTION SUR LES CAPACITES REVOLUTIONNAIRES DE LA CLASSE, et elle tend à réapparaître CHAQUE FOIS QUE LA CLASSE S'AFFAIBLIT OU RECULE. Chaque fois que la révolution semble s'immobiliser, que des secteurs de la classe perdent de vue ce pour quoi ils se battent, chaque fois que l'enthousiasme révolutionnaire semble déserter la majorité des ouvriers, chaque fois, l’idée ressurgira que le socialisme doit être imposé aux ouvriers qu'ils le comprennent ou non. Même si le parti lui-même évite de tomber dans ce travers et continue à le combattre, cette tendance peut très bien se manifester dans 1'APPAREIL D'ETAT -chez les administrateurs et les militaires provisoirement nécessaires, Ces éléments -bureaucrates potentiels- tendront à voir la révolution comme un problème de décrets étatiques et de plans â respecter, et ils ne seront pas en mesure de manifester beaucoup de patience pour les hauts et les bas de la conscience et de la créativité de la classe ouvrière.

Aussi, bien qu’il puisse y avoir moins de danger que le parti se substitue à la classe dans la prochaine révolution, l'autre leçon fondamentale de Kronstadt reste plus actuelle que jamais : NE TOLERER SOUS AUCUN PRETEXTE QUE L'ETAT SE SUBSTITUE AUX CONSEILS OUVRIERS ; S'ASSURER TOUJOURS QUE L'ETAT EST CONTROLE, SUPERVISE, ET DIRIGE PAR LES CONSEILS OUVRIERS.

Mais la théorie substitutioniste peut très bien aussi montrer le nez dans les CONSEILS OUVRIERS. A certains moments difficiles, certains secteurs de la classe, combatifs mais impatients, peuvent faire l'erreur de FORCER leurs frères de classe, plus hésitants, à les suivre, en utilisant l'exemple de la force plutôt que la force de l'exemple. Là encore, l'expérience de Kronstadt a beaucoup à nous apprendre. L'utilisation de la violence pour régler les conflits entre les secteurs de la classe ouvrière NE RENFORCE JAMAIS L'UNITE ET LA CONSCIENCE DE LA CLASSE. Au contraire, elle ne fait que semer la haine, la méfiance, la division et le découragement.

Quand les bolcheviks ont tiré sur les ouvriers de Kronstadt, ils n'ont pas fait que tuer les ouvriers les plus révolutionnaires de cette ville particulière : ils ont tué l'esprit de la révolution, pour des millions d'autres ouvriers, pas seulement en Russie, mais dans le monde entier. Face à cela, il ne suffit pas de D' ESPERER que de telles tragédies ne se reproduisent plus dans la prochaine révolution. Les révolutionnaires doivent proclamer clairement et à voix haute QUE LA REVOLUTION COMMUNISTE NE PEUT SE GAGNER EN UTILISANT DE TELLES METHODES.

Nous devons systématiquement rappeler à notre classe les événements qui restent des leçons vivantes et actuelles pour l'avenir. C'est la seule façon d'agir pour que la prochaine révolution ne voit pas se répéter le cauchemar de Kronstadt.

D'après C.D. Ward,

traduit de "World Revolution" N°36.

Géographique: 

Courants politiques: 

Approfondir: 

Rubrique: 

Révolution russe