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Dans les articles précédents de la série, nous avons mis en évidence comment, dans tout son processus de constitution, le P.O.B. avait été marqué par la superficialité de l’assimilation du cadre d’analyse marxiste et par la profondeur de l’influence des idées anarchistes de Proudhon ou des théories séditieuses de Blanqui. Les années de combat contre ces idées allaient amener de plus en plus le P.O.B. à opposer l’action légale à l’aventure, la provocation et la conspiration ; dans cette logique, toute action spontanée, surgissant d'un mouvement de colère ou d'une revendication soudaine, ne pouvait qu’être considérée avec méfiance car elle plaçait l'état-major socialiste devant une situation imprévue et déstabilisante ; en outre, toute critique tendait à être perçue comme un débordement, outrepassant la discipline du parti.
Nous avions aussi souligné comment le P.O.B., dès sa constitution, a connu un développement rapide en nombre et en influence ; son action dans le cadre des normes de la légalité bourgeoise nourrira bien vite des illusions sur les possibilités pour la classe ouvrière d'utiliser ces normes à son avantage. L’action des masses tendra de plus en plus à être remplacée par l’action parlementaire et par des accords tactiques (comme le cartel avec les libéraux à partir de 1902, ce qui était unique en Europe) (1).
Au fur et à mesure que l'éventualité d'une crise économique violente et insoluble du capitalisme semble s'éloigner et que se prolonge la prospérité, l’avancée systématique de la condition ouvrière par la lutte économique et politique tourne la tête à de nombreux éléments du mouvement socialiste, ouvrant la porte aux illusions du réformisme, abandonnant ainsi toute aspiration à la prise du pouvoir politique par le prolétariat dans le but de la révolution socialiste. La réalisation de revendications avancées de longue date étourdit et renforce les illusions réformistes; dans un contexte où la classe ouvrière en Belgique arrache enfin quelques réformes substantielles, obtenues après tant d'efforts, il est compréhensible que dans un tel contexte, les dirigeants socialistes belges se soient facilement laissés entraîner sur les voies de l'opportunisme. Elles finiront par conduire le P.O.B. et toute l'Internationale à mettre en avant le fait que la classe ouvrière pourrait conquérir le pouvoir au terme d'une longue évolution qui verrait le nombre triompher sans douleur et par la seule vertu du bulletin de vote! En somme, d'organisation essentiellement orientée vers un futur révolutionnaire, la social-démocratie se transformait graduellement en une organisation fixée sur le présent et sur l'obtention d'améliorations immédiates des conditions de vie de la classe ouvrière.
Dénaturant le marxisme, plusieurs responsables et militants du P.O.B. présentaient la prise de pouvoir comme l'avènement futur d'une majorité parlementaire socialiste, allant de pair avec une succession de réformes effectuées dans le cadre des structures socio-économiques du capitalisme par un processus entièrement pacifique. Toute autre méthode, disait-on, conduirait à une nouvelle Commune de Paris, dont seule la défaite avait été retenue ; toute autre vision de l'avenir n'était que réminiscences anarchistes ou blanquistes. C'est pourquoi cette incompréhension de la lutte révolutionnaire les conduisait, dès la révolte de 1886, à répéter dans de nombreuses déclarations que les grèves doivent être déclenchées au moment voulu, et être légales et strictement pacifiques.
Dès lors, si jusqu’à présent, la succession de nombreux combats aux allures révolutionnaires avaient maintenu à distance la tentation de céder à l’idéologie réformiste pendant les années 1885-1894, cette dernière allait devenir de plus en plus influente et hardie, et les faiblesses allaient devenir de véritables entraves.
Le combat contre le réformisme et pour la perspective révolutionnaire
Outre une effervescence constante parmi les Jeunes Gardes Socialistes, menant à la constitution de petits groupes oppositionnels essentiellement à Gand, Bruxelles et Anvers - ce qui aura son importance pour l'émergence de noyaux internationalistes pendant la guerre -, on distingua trois courants importants dans l’opposition face à l’opportunisme du P.O.B. : les radicaux révolutionnaires, les syndicalistes révolutionnaires et finalement la gauche marxiste.
Les radicaux révolutionnaires les plus anciens furent le courant autour d'Alfred Dufuisseaux et par la suite de Jules Destrée. Ce fut un courant surtout wallon, marqué davantage par le radicalisme jacobin, blanquiste et démocratique, propageant la lutte ouvrière violente et radicale, que par des fondements socialistes. Il se manifestait surtout au moment où la politique du Conseil général du P.O.B. et des parlementaires heurtait de front les grands mouvements de la classe ouvrière. C’est autour de Dufuisseaux, exclu du P.O.B., que se fonde en 1887 le Parti Socialiste Républicain impliquant tout le mouvement du Hainaut. Mais il s'avère très vite que le P.S.R. était truffé d'agents provocateurs, que ses mots d'ordre les plus extrémistes ont été inspirés par des individus stipendiés par la Sûreté. Ainsi, par leurs actions violentes et isolées en 1888, ils provoquèrent la répression et ont failli décapiter et désorganiser les parties les plus combatives de la classe. La réunification eut lieu en 1889. L’expérience renforce le P.O.B. dans son fervent combat contre le danger réel de l’aventurisme d’un côté, mais accentue de l’autre son incapacité à orienter les combats de classe et le pousse à freiner les actions spontanées de la classe, oubliant les leçons de l’AIT de Marx par rapport aux faiblesses initiales de l’insurrection de la Commune de Paris.
C'est encore le courant oppositionnel de Destrée qui, au lendemain de la Grève générale de 1902, met en cause l'alliance du P.O.B. avec ses alliés bourgeois, mais, à la veille de la guerre, ce courant oppositionnel disparaît et Jules Destrée devient un des chantres les plus passionnés du "socialisme de guerre" ultra-chauvin.
L'affrontement entre les luttes ouvrières effervescentes et l'état-major du P.O.B., qui freinera la potentialité révolutionnaire, font que, surtout à partir de 1893 et encore de1902, il y a non seulement les oppositions radicales internes dans le P.O.B., mais également de multiples dissidences révolutionnaires, comme le Revolutionaire Socialistische Arbeiderspartij en Flandre ou la Ligue Ouvrière (rejointe par le jeune J. Jacquemotte, futur co-fondateur du PCB) et La Bataille en Wallonie. Depuis 1908, on note des tentatives de regroupement d’une extrême-gauche et de dissidents révolutionnaires du P.O.B. qui vont former une Fédération révolutionnaire. La majorité d’entre eux glisse de plus en plus de l'anti-parlementarisme vers un rejet de la lutte politique tout court. Certains se fondent (ou se confondent ?) avec les courants anarchistes. En effet, la politique opportuniste de tergiversation, hésitations, le penchant pour la négociation avec les progressistes libéraux et les atermoiements du P.O.B. font qu’il s'ensuit au sein de la classe ouvrière une tendance à identifier le travail politique avec l'activité parlementaire, l'activité parlementaire avec l'opportunisme, et enfin l'opportunisme avec la notion même de parti politique. La plupart de ceux qui étaient très critiques vis-à-vis du parlementarisme à cette époque étaient très perméables aux positions antiparlementaires intemporelles et radicales des anarchistes.
Face au développement de l'opportunisme, d’une politique du Parti Ouvrier, complètement subordonnée aux routines parlementaires, qui leur apparaissait comme inapte à préparer la transformation socialiste de la société, une autre réponse que donnèrent beaucoup d'ouvriers militants révolutionnaires, consista à rejeter l'activité politique dans son ensemble, et à se replier vers l'"action directe" de type syndical. Ils retrouvent souvent les dissidents radicaux sur leur terrain. Ainsi, le mouvement syndicaliste révolutionnaire étant un courant d’opposition réellement ouvrier, il s'est fixé comme but de construire des syndicats qui seraient des organes unitaires de la classe ouvrière, capables à la fois de la regrouper pour la défense de ses intérêts économiques, de la préparer pour le jour où elle devrait prendre le pouvoir au moyen de la grève générale, et de servir de structure organisationnelle à la société communiste future. Lénine soulignait correctement que : "le syndicalisme révolutionnaire a été le résultat direct et inévitable de l'opportunisme, du réformisme, et du crétinisme parlementaire". Comme l’avance correctement C. Renard dans son étude: "En fait, les syndicalistes révolutionnaires commettaient exactement la même faute que les réformistes qu'ils condamnaient, mais à l'envers ; ils confondaient eux aussi l'action politique et la tactique parlementaire ; ils portaient au compte du parti en tant que tel tous les griefs que justifiaient les pratiques opportunistes, responsables de sa dégénérescence" (2). Ainsi dans son premier numéro, L'Exploité, organe des syndicalistes révolutionnaires belges, affirmait que le syndicalisme aurait le rôle principal à jouer dans le renversement de la société bourgeoise et dans l'instauration de la société collectiviste ou communiste de demain, selon l’exemple de la CGT de Sorel et Monatte en France.
Surtout entre 1903 et 1909 on verra une multitude d’initiatives dans ce sens. Une opposition syndicale révolutionnaire se crée à Liège et Charleroi et plus importante encore, mais moins politique, à Verviers. Des noyaux surgissent également à Gand, Anvers et Bruxelles. Une CGT belge est fondée, qui atteindra au sommet de son existence 4.000 membres. La gauche dans le P.O.B. et sa commission syndicale réagissent en créant une sorte de nouvelle confédération syndicale, plus large et davantage orientée sur la lutte de classe, et avec plus d’indépendance politique vis à vis du P.O.B.. Certains dissidents se (ré)intègrent alors aux syndicats du P.O.B. En mars 1911 fut fondé leur journal L’Exploité, organe socialiste d’action directe et celui-ci développe très vite son influence. Jacquemotte devient un des plus importants représentants d’opposition dans le P.O.B. (il sera le secrétaire du Syndicat des Employés Socialistes de Bruxelles et membre de la Commission syndicale du P.O.B.). Ils s’opposent à l’alliance avec les libéraux et défendent que l’action parlementaire ne résoudra pas la question sociale. Au congrès du P.O.B. de mars 1913, Jacquemotte et ses amis sont les seuls à combattre les thèses de Vandervelde sur la guerre. Dans deux domaines de réflexion d'ailleurs étroitement dépendants — le rôle des syndicats et celui du parti — ils avait sensiblement évolué vers des positions fort proches de celles des marxistes.
Enfin, la réaction à la politique opportuniste provoquera également, en parallèle avec l’opposition syndicale, l’émergence de fractions marxistes, certes faibles. Il s’agit de l’opposition autour d'Henri De Man et de Louis De Brouckère, qui animera pendant quelques années une tendance ouvertement marxiste surtout à Bruxelles, Anvers et Liège.
Au début, l’opposition de Louis De Brouckère s’exprime par rapport au rapprochement continu qu'opère le mouvement ouvrier en direction des libéraux et la parlementarisation croissante que révèle cette évolution. Mais, surtout à partir des élections de 1908, lors du débat sur le ministérialisme, pour lui, il ne peut y avoir, dans le cadre d'une société bourgeoise, des "socialistes ministres, prisonniers des capitalistes et obligés de les servir contre les travailleurs". L'Etat étant un instrument de la classe dominante, "le socialiste qui accepte de faire fonctionner cette machine-là... ne peut, quel que soit son sentiment personnel, que la faire fonctionner contre le prolétariat. Le vote des budgets, comme celui de la guerre, de l'intérieur et de la justice, rendrait en outre les socialistes responsables de la répression anti-ouvrière, de même qu'il rendrait impossible la poursuite d'une nécessaire campagne anti-militariste. Les socialistes deviendraient ainsi auprès des prolétaires les avocats d'office de la bourgeoisie" (3). Du même coup Louis De Brouckère aborde avec clarté la question de la prise du pouvoir : "le prolétariat conscient ne prendra le gouvernement de la société que lorsqu'il sera capable de soutenir par la force le vote de ses électeurs et de briser toutes les résistances qu'on lui opposerait". A ce moment, "le pouvoir socialiste s'érigerait sur les ruines de l'ordre précédent". Sa motion opposée au ministérialisme recueillera un quart des votes au congrès. Une gauche marxiste s'est ainsi cristallisée.
De 1911 à 1913, l'opposition de gauche au sein du P.O.B. se dote d’une revue de tendance La Lutte de classes. En 1913, bien que pas de façon homogène, ils critiquent la décision prise par le "Comité national du Suffrage Universel et de la grève générale" de mettre fin à l'action en faveur de la révision constitutionnelle. Ils avancent même que la Grève générale doit prendre désormais pour cible le capitalisme lui-même, et cette action de masse leur apparaît comme une introduction utile à la "dictature de classe" du prolétariat dont ils affirment la nécessité et l'inévitabilité. Henri de Man et, surtout Louis de Brouckère, vont publier en 1911 leurs critiques théoriques de la politique de la direction du P.O.B. dans une étude dans la "Neue Zeit" du SPD allemand. Et bien que le Parti Ouvrier Belge ne comporte pas de courant se réclamant ouvertement du révisionnisme, cela ne l'empêche pas, affirme De Brouckère dans son étude, de "mettre ce révisionnisme en pratique", "le bemsteinisme sans Bemstein". Dans les toutes dernières années de l'avant-guerre, l'opposition s’essouffle et surtout De Brouckère et De Man rejoignent la direction dans son opposition au développement des mouvements ouvriers de 1913, et ils défendront pleinement la ligne national-chauvine et jusqu’auboutiste pendant la guerre de 14-18 :"Sorti du rang pour critiquer le réformisme, il y rentre quand il est question de le dépasser" (M. Liebman).
En guise d’épilogue
Le combat pour un programme révolutionnaire implique toujours le combat contre l'opportunisme dans les rangs du prolétariat ; inversement, l'opportunisme est toujours prêt à s'emparer de la moindre défaillance dans la vigilance et la concentration des révolutionnaires et à utiliser leurs erreurs à ses propres fins, thèse que l’histoire du P.O.B. confirme largement.
" L'exemple belge est donc, à cet égard, très révélateur de la manière dont l'opportunisme et le réformisme étaient devenus, à la veille de la guerre, la tendance dominante de presque tous les partis affiliés à la IIème Internationale. Point de reniements spectaculaires. Une progression lente et sûre sous le manteau de multiples équivoques. Une adaptation profonde non seulement aux conditions spécifiques de chaque pays, mais aussi aux conditions spécifiques du parlementarisme bourgeois dans chaque Etat."(4).
Les voix pour critiquer la direction du P.O.B. furent incontestablement nombreuses pour ne pas dire permanentes. C’est moins la permanence mais plutôt la faiblesse politique de cette critique qu’il faut mettre en exergue. Comme décrit plus haut, la tradition marxiste fut faible, tandis que celles de type anarchiste et syndicaliste révolutionnaire furent fortes et marquèrent le mouvement ouvrier belge, et dès lors aussi la résistance à la dégénérescence réformiste.
Les organisations politiques du prolétariat n'ont jamais été un bloc monolithique de conceptions identiques. Les éléments les plus avancés s'y sont retrouvés souvent en minorité. Ceux qui affirment que le P.O.B. et la deuxième internationale en général étaient un mouvement bourgeois parce qu'il était influencé par l'idéologie dominante, ne comprennent pas le mouvement ouvrier, son combat incessant contre la pénétration des idées de la classe dominante dans ses rangs, ni les conditions particulières dans lesquelles les partis de la 2ème Internationale eux-mêmes menaient cette lutte. La lutte pour construire la Seconde Internationale sur une base marxiste et, plus tard, la lutte des Gauches pour la maintenir sur cette base marxiste contre les tendances réformistes et ensuite, comme nous verrons dans un dernier article, contre les "social-patriotes" n
Lac / 07.04.2006
1. Le lent et difficile combat pour la constitution des organisations ouvrières, Internationalisme n° 324; Réforme sociale ou révolution?, Internationalisme n° 325
2. C. Renard, Octobre 17 et le mouvement ouvrier belge, p. 36
3. L. De Brouckère dans Le Peuple mai 1909
4. C. Renard, Octobre 17 et le mouvement ouvrier belge, p. 14