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Dès le soir des élections, sur la base des résultats électoraux, la bourgeoisie belge concluait que la formule de direction de l'Etat qui s'imposait était ‘l'orange bleue', une coalition des sociaux-chrétiens et des libéraux. Pourtant, depuis maintenant près de trois mois, informateurs, formateurs et explorateurs se succèdent sans arriver cependant à amener les partis politiques à la table des négociations. Au contraire, les fractions se massacrent à coup d'interviews et de petites phrases assassines, dans une atmosphère de crise et de blocage communautaire et linguistique, qui amènent les médias à évoquer ouvertement des scénarios de scission du pays. Comment interpréter cette situation ? Pour ce faire, une compréhension plus globale de l'état de la société bourgeoise s'impose.
Difficultés croissantes dans la vie politique de la bourgeoisie.
Est-ce que la situation économique est au beau fixe, est-ce que les mesures de rationalisation et d'austérité contre la classe ouvrière sont devenues superflues ? Certes non. Face à une situation économique extrêmement instable, face au développement de la combativité de la classe ouvrière, la capacité de mettre en place les attaques massives indispensables sans provoquer des luttes à grande échelle, reste une constante dans les objectifs de la bourgeoisie. Mais aujourd'hui, un autre facteur apparaît de plus en plus à l'avant-plan, détermine de plus en plus de plus les priorités de la vie politique de la bourgeoisie en général et la composition des équipes gouvernementales en particulier.
Avec la disparition des blocs russe et américain, les tendances centrifuges au sein de la société capitaliste décadente, jusqu'alors contenues à grands efforts à travers la hiérarchie des deux blocs, commencèrent à se libérer rapidement, laissant la place au chaos, au « chacun pour soi », à des poussées irrationnelles, et ceci jusque dans les systèmes politiques des grands pays industrialisés. Ainsi, le fait que la bourgeoisie la plus puissante du monde, la bourgeoisie US, ait laissé gouverner le pays pendant deux législatures par la bande de gaffeurs incompétents que constitue l'administration Bush est en réalité révélatrice de la crise profonde des classes dirigeantes et a en retour participé à engendrer une exacerbation effroyable du "chacun pour soi" et une explosion de chaos et de barbarie sur toute la planète.
Dès lors, l'impact de la décomposition de la société bourgeoise et la nécessité d'y faire face devient une préoccupation de premier plan au niveau de la vie politique de la bourgeoisie. Cette tendance générale est accentuée en Belgique par le poids spécifique des tensions entre les fractions ‘régionales' de la bourgeoisie belge qui existent potentiellement depuis la création artificielle de l'Etat belge. L'extension de la décomposition et du ‘chacun pour soi' dans le monde à la fin du 20e siècle a rendu la recherche et l'imposition d'un fragile équilibre entre les fractions régionales de plus en plus illusoires et incertaines, les tensions et les contradictions encore plus explosives, en particulier avec une partie de la bourgeoisie flamande qui veut se défaire "de ce gouffre à millions qu'est l'industrie wallonne non rentable''.
Ces tensions régulières ont produit une série de phénomènes qui rendent la vie politique de la bourgeoisie belge particulièrement complexe à gérer :
- il y a tout d'abord la fragmentation du paysage des partis, avec, depuis la fin des années '60, la lente érosion des grands partis populaires socialistes et sociaux-chrétiens qui dominaient largement la vie politique et l'avènement de partis régionalistes. Sur ce plan, la bourgeoisie a essayé d'éliminer ceux-ci en les faisant absorber par les partis traditionnels mais cela lui est revenu à la figure tel un boomerang puisque cela n'a eu comme résultat qu'une déstabilisation de ces mêmes partis traditionnels, comme on a pu l'observer ces dernières années avec le parti libéral flamand de l'ex-premier ministre Verhofstadt ou aujourd'hui même avec le "vainqueur" des élections, les sociaux-chrétiens du CD&V ;
- l'explosion du vote protestataire et irrationnel dans un pays où le vote est obligatoire a mené au développement d'un populisme politique, fortement teinté de nationalisme (flamand), ce qui a favorisé la montée en puissance de partis ouvertement populistes et séparatistes, tels le Vlaams Blok/ Belang et, dans une moindre mesure la ‘liste Dedecker' ;
- la multiplication des affaires de corruption ainsi que la gangstérisation croissante de la société, se sont largement exprimées ces dernières années et ont particulièrement éclaboussé récemment le parti socialiste francophone à travers les nombreux scandales.
Difficultés croissantes à exploiter la manipulation électorale.
La complexification de l'appareil politique de la bourgeoisie et une certaine perte de fiabilité de composantes de celui-ci ont fait que la bourgeoisie belge rencontre des difficultés croissantes à orienter le résultat des élections selon ses besoins et à former rapidement une équipe gouvernementale solide.
De fait, la bourgeoisie a été surprise par le résultat des élections. Alors qu'elle s'était préparée à mettre sur pied une coalition des deux grandes familles ‘populaires' social-chrétienne et socialiste, elle a été prise de cours par la défaite des partis socialistes, en Flandre (débâcle du SPa) comme en Wallonie (recul prononcé du PS de Di Rupo). D'autre part, le vainqueur des élections, le social-chrétien flamand Yves Leterme avait, dans des buts électoralistes constitué un cartel avec une petite formation séparatiste (la NVA de B. De Wever) et mis en avant des revendications régionalistes fortes, ce qui rendait sa marge de manœuvre particulièrement étroite. Ceci d'autant plus que l'autre vainqueur, le parti libéral wallon compte dans ses rangs une fraction francophone radicale et que ses revendications le mettaient en porte à faux par rapport au parti social-chrétien francophone de Joëlle Milquet, rebaptisé ‘démocrate humaniste', qui est farouchement opposé à une régionalisation plus poussée de l'Etat et avait développé un profil politique de ‘gauche' afin de s'allier au PS dans le gouvernement régional wallon.
Ces contradictions entre les forces en présence, conjuguées avec la complexité du système politique, en particulier :
- la disparition de partis nationaux, ce qui fait qu'une majorité gouvernementale implique au moins un accord entre quatre partis représentant une majorité dans chacune des communautés linguistiques du pays ;
- la coexistence d'un gouvernement fédéral et de gouvernements régionaux, élus à des moments différents, ce qui génère des majorités parfois contraires selon les gouvernements et une ambiance de (pré)campagne électorale quasi permanente, expliquent les grandes difficultés auxquelles se heurtent les négociations entre partis. Ces difficultés et ces palabres ne font à leur tour qu'exacerber les tensions et les campagnes. Si la bourgeoisie dans sa globalité n'a pas intérêt à pousser au séparatisme, la confrontation des fractions politiques, organisées régionalement, peut favoriser l'éclosion d'appels irrationnels à la séparation définitive des communautés qui n'arrivent pas à s'entendre. D'autres fractions pour leur part favorisent au contraire ces tensions pour mettre en avant la nécessité de prendre des mesures énergiques pour renforcer les compétences de l'Etat central et pour simplifier les processus de décision et de gestion politiques.
Les difficultés de la bourgeoisie ne bénéficient pas aux travailleurs
Le fait que la vie de la bourgeoisie belge est secouée depuis longtemps par des tensions internes, ne l'a jamais empêchée, depuis le début du 20e siècle, d'exploiter avec maîtrise ces tensions contre la classe ouvrière. L'exploitation systématique de celles-ci est une constante de la politique anti-ouvrière de la bourgeoisie belge depuis la première guerre mondiale et en particulier depuis la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, et ceci sur plusieurs plans:
- La politique de ‘transfert de pouvoir aux régions' a servi tout d'abord de légitimation à la mise en place de restructurations dans l'industrie et l'administration, comme le démontre encore de façon caricaturale le récent ‘Plan Marshall pour la Wallonie' du gouvernement régional wallon. Depuis les années 1970, la réduction des budgets et des effectifs sous le couvert d'une 'meilleure efficacité' est une caractéristique des administrations 'régionalisées', tels l'enseignement, les travaux publics, les transports en commun, le personnel communal ou le chômage. Quant aux industries déficitaires - la sidérurgie en Wallonie ou les chantiers navals en Flandre -, elles ont été rationalisées et fermées au nom du dynamisme régional qui ne peut s'encombrer de ‘canards boiteux';
- Les confrontations communautaires et régionales ont en outre savamment été montées en épingle et dramatisées pour camoufler les attaques contre la classe ouvrière. Ainsi, tout au long des années 1990, le processus de fédéralisation de l'Etat a occupé la une des médias au moment même où des mesures d'austérité extrêmement dures étaient prises pour restreindre de manière drastique le déficit budgétaire de l'Etat. Les menaces verbales de séparatisme auxquelles répondent des professions de foi unitaristes étaient accentuées pour polariser l'attention de la population, surtout évidemment des travailleurs, et pour les détourner des vrais enjeux;
- Un battage médiatique constant a été développé pour mobiliser les travailleurs derrière les intérêts de ‘leur' communauté linguistique et tout est fait pour instiller une concurrence entre régions. Ainsi, les médias bourgeois martèlent à longueur de journée que "la Flandre ne veut plus payer pour l'acier wallon déficitaire", que "la Wallonie n'a rien à voir avec les chantiers navals flamands sans avenir", "que l'enseignement serait plus performant en Flandre", que "les chômeurs moins sanctionnés en Wallonie", etc. La mystification ‘sous-nationaliste' du ‘pouvoir régional' ne vise qu'un seul objectif : mobiliser les ouvriers derrière leur bourgeoisie (nationale ou régionale), dresser ainsi les ouvriers wallons contre leurs frères de classe flamands ou vice versa et leur faire accepter l'inéluctabilité de la crise et des sacrifices;
- Le poison régionaliste a enfin été une arme systéma-tiquement utilisée par la bourgeoisie pour diviser et isoler les luttes ouvrières qui surgissent. Lors de la grève générale de '60-'61, les socialistes et les syndicalistes wallons exploitèrent la mystification du fédéralisme pour diviser la lutte ouvrière et la dévoyer vers une impasse ; le nationalisme flamand a joué un rôle non négligeable dans les grèves sauvages des mineurs limbourgeois en 1966 et en 1970 ; récemment, lors des rationalisations drastiques à VW Forest, les ouvriers voulaient dépasser les carcans régionalistes mais patronat, gouvernement et syndicats se sont unis pour briser le mouvement en injectant à nouveau le poison communautaire.
Aussi, les travailleurs ne doivent pas se laisser embobiner par cette campagne autour du futur de la Belgique, qui ne sert fondamentalement qu'à brouiller la piste de classe mais au contraire prendre du recul et comprendre le jeux des forces en présence. La mystification ‘sous-nationaliste' essaie de cacher à la classe ouvrière que c'est une crise mondiale généralisée qui tue l'industrie wallonne et qui détruit l'industrie flamande, que c'est le capitalisme dans son entièreté qui est en crise et qui doit être mise en question. Et la bourgeoisie utilise habilement les distorsions de son état et les expressions de décomposition de sa propre vie politique pour entraver tout développement de la conscience parmi les travailleurs de cette réalité, pour désamorcer leur combativité et pour essayer de les lier à ‘leur' bourgeoisie régionale pour la ‘défense de leur région'.
Jos / 10.09.07