Submitted by CCI on
-
"Les communistes n'ont point d'intérêts qui les séparent du prolétariat en général"
(Manifeste Communiste).
Cette petite phrase, d'apparence si anodine, constitue la clé de voûte du problème qui nous occupe. A elle seule, elle enferme bien des réponses et permet déjà de saisir quel sera le rôle des révolutionnaires.
C'est aussi une phrase qui découle logiquement de ce que nous avons vu précédemment. En effet, la révolution est l'œuvre des prolétaires eux-mêmes, l'œuvre des conseils ouvriers, dans lesquels le prolétariat regroupe massivement ses forces pour la bataille. Mais cette puissance unitaire, cette organisation de l'ensemble des ouvriers, ne peut pas exister de manière permanente. "Les forces des ouvriers ressemblent à une armée qui se regrouperait pendant la bataille" (Pannekoek). Or dans la mesure où il doit tendre constamment à prendre conscience de lui-même et de ses buts pour vaincre son ennemi, le prolétariat est forcé de secréter une partie de lui-même pour accélérer la maturation de sa conscience de classe. La situation contradictoire dans laquelle il baigne, oblige donc le prolétariat à se doter de cet instrument : l'organisation communiste. Celle-ci surgit "historiquement de la lutte de classe élémentaire et se meut dans cette contradiction dialectique que c'est seulement au cours de sa lutte que l'armée du prolétariat se recrute et prend conscience des buts de cette lutte". (R. Luxembourg).
"Le mot "parti" vient du latin pars, et nous, marxistes, nous disons aujourd'hui que le parti est une partie d'une classe bien définie"- (Zinoviev). Que l'organisation communiste constitue bien une fraction de la classe ouvrière, voilà une compréhension qui peut nous éviter de tomber dans les erreurs théoriques et pratiques que nous venons de critiquer. Comprendre en quoi les révolutionnaires ne sont pas des éléments extérieurs au prolétariat mais une simple partie de celui-ci, c'est aussi comprendre pourquoi ils ne peuvent pas agir à la place de l'ensemble des ouvriers et se substituer à tout un mouvement théorique et pratique du prolétariat.
Ainsi, de la même manière que la conscience de classe n'est pas une conscience sur quelque chose d'extérieur au prolétariat mais la conscience que le prolétariat a de lui-même en tant que classe révolutionnaire, les révolutionnaires n'entrent pas en relation avec le prolétariat sur base d'une origine différente. Les révolutionnaires vivent comme une partie de la conscience du prolétariat et servent à homogénéiser celle-ci. Rien de plus normal, dans cette mesure, de les voir entrer dans la même lutte que l'ensemble de leur classe, participer à la même pratique globale, élaborer et enrichir le même programme. Les communistes ne possèdent pas de théorie qui soit leur trésor personnel, le fruit de leurs brillants cerveaux.
-
"Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées ou des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu'exprimer, en termes généraux, les conditions d'une lutte de classe qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux". (Manifeste Communiste. I848)
Concevoir le programme communiste comme une table des dix commandements est donc une idiotie. Le programme révolutionnaire ne possède aucune origine mystique et il n'est pas un code invariant. Il est au contraire une oeuvre concrète de la classe elle-même; une arme de sa lutte. Il n'est pas seulement un énoncé abstrait des buts finaux de la société et de la lutte ouvrière, mais aussi une analyse minutieuse et concrète du développement réel précédent, de la situation économique, sociale et politique, avec toutes ses particularités bien matérielles. En même temps, le programme définit les moyens adéquats qui résultent et font partie des objectifs à réaliser. Ces moyens sont directement liés aux conditions pratiques dans lesquelles s'épanouit la lutte ouvrière. C'est pour cette raison que le programme est à la fois l'élaboration théorique des nécessités historiques du prolétariat et un guide pour l'action révolutionnaire. C'est pour cette raison aussi qu'il est le fruit de la pratique de l'ensemble du prolétariat.
N'est ce pas l'expérience des ouvriers silésiens et des canuts lyonnais, la situation concrète de la classe ouvrière en Angleterre qui rendirent l'élaboration du matérialisme historique possible ?
Ainsi que Lénine le souligne lui-même : "le mouvement ouvrier anglais de cette époque (durant la révolution française) anticipe déjà, de manière géniale, sur bien des aspects du futur marxisme" après la Commune de Paris de 1871, Marx et Engels n'ont-ils pas reconnu les changements nécessaires à donner à la théorie révolutionnaire ?
-
"Ce passage serait à bien des égards rédigé tout autrement aujourd'hui. Étant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les 25 dernières années et les progrès parallèles qu'a accomplis, dans son organisation en parti, la classe ouvrière, étant donné les expériences d'abord de la révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris (...), ce programme est aujourd'hui vieilli sur certains points. La Commune notamment a démontré qu'il ne suffit pas que la classe ouvrière s'empare de la machine d'État pour la faire servir à ses propres fins". (Préface à l'édition de 1872 du Manifeste Communiste)
Plus tard, dans sa préface à la "Lutte de classes en France" (écrite en 1895), Engels reconnaît que la conception selon laquelle la révolution est imminente est incorrecte. Voilà un autre changement de taille apportée aux conceptions révolutionnaires de l'époque !
Mais lorsque vint effectivement l'ère des révolutions sociales, la compréhension qui devait se faire des nouvelles conditions de la lutte ne s'élabora pas sans difficultés. Il fallait, une fois de plus, enrichir à nouveau la théorie révolutionnaire, tirer les leçons de la pratique ouvrière, oser dépasser les vieilles idées usées, proclamer ouvertement les changements à apporter au programme.
Lénine et les gauches révolutionnaires au sein de la Social-démocratie furent les premiers à comprendre cette nécessité et à dénoncer ouvertement l'inadéquation des thèses de la Seconde Internationale face à la nouvelle période qui s'ouvrait.
A propos du livre écrit par Sukanov, menchevique de droite qui défend l'impossibilité de la révolution socialiste en Russie en se basant sur le programme de la Social-démocratie, Lénine écrit :
-
"Nul ne tient à nier que le présent manuel écrit par Kautsky ne fut très utile à son époque. Mais il est temps de se débarrasser de cette idée selon laquelle ce manuel avait prévu toutes les formes du développement historique universel. Ceux qui pensent de cette manière, nous ne pouvons aujourd'hui que les qualifier d'imbéciles". (Lénine. Notre Révolution. 1923)
Déjà, le congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie avait mis en évidence, en 1903, la nécessité de la révolution socialiste et l'incompatibilité de plus en plus grande entre le développement des forces productives et les rapports capitalistes. Mais cette vision restait encore fort abstraite. Ainsi, la tendance menchevique du POSDR soutenait l'idée de la réalisation préalable de la révolution bourgeoise en Russie, vu l'arriération économique de ce pays.
I1 faut attendre 1905 pour que le prolétariat prouve, dans la pratique même de sa lutte et de son organisation en conseils, la nécessité et les possibilités objectives d'une révolution socialiste.
Les révolutionnaires, d'abord littéralement dépassés par les événements de 1905 et la création des soviets, vont rapidement déceler la magnifique leçon. de choses que le prolétariat est en train de leur apporter. Lénine dans "Deux tactiques de la Social-démocratie", va préciser théoriquement l'objectif final nue doit se donner le prolétariat mondial, y compris le prolétariat en Russie, dans cette période : l'accomplissement de la révolution socialiste. Alors que les menchevique, incapables de tirer les réels enseignements de l'expérience prolétarienne, vont se renforcer dans leur conviction erronée, et démentie par la pratique, et glisser progressivement vers le camp bourgeois, les bolcheviques, bien au contraire, vont rester à l'écoute de leur classe et prouver leur capacité révolutionnaire.
Février 1917 va encore enrichir et nourrir leur compréhension du rôle des soviets dans la révolution et la dictature prolétarienne, même si tout ne s'éclaircit pas encore (surtout en ce qui concerne la relation entre soviets parti-État).
Les exemples où le prolétariat en action s'est montré "cent fois plus à gauche que les partis", selon l'expression de Lénine, ne manquent certainement pas. Ils tendent tous à démontrer que les révolutionnaires, loin de se moquer des expériences de leur classe, loin de se draper dans leur infaillibilité absolue ont toujours possédé le souci de retirer enseignement de la pratique même du prolétariat.
Il faut vraiment être aveugle après cela pour parler de programme invariant et immuable. Il faut vraiment adopter la position de l'autruche, la tête dans le sable, pour ne pas voir et reconnaître les enrichissements innombrables apportés au programme par la lutte prolétarienne elle-même. Mais cet aveuglement a des conséquences bien plus graves qu'une simple déformation théorique. Car affirmer, comme le font les bordiguistes, que le marxisme est invariant revient à figer la réalité de la lutte de classe, à vider la théorie communiste de son contenu révolutionnaire et à se placer soi-même en dehors du mouvement. C'est ainsi qu'au nom de "l'invariance" du programme on finit par se retrouver à partager avec les chantres du capital des positions devenues contre-révolutionnaires depuis plus d'un demi-siècle
Parler de la théorie en termes marxistes c'est lui attribuer une force matérielle, une puissance de transformation sociale. Or "la théorie ne se réalise dans la masse que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins (...). I1 ne suffit pas que la pensée tende vers sa réalisation, il faut que la réalité tende à s'incorporer la pensée" (Marx). Et pour tendre à réaliser les besoins d'une classe révolutionnaire, il faut précisément que la théorie révolutionnaire incorpore tous les éléments apportés par l'évolution sociale elle-même. Si la théorie révolutionnaire n'intègre pas les précisions et les affinements apportés aux besoins objectifs et aux nécessités de la lutte prolétarienne, elle ne peut plus remplir sa fonction. Elle en arrive alors à se racornir, à se dessécher comme une coquille vide, une lettre morte qui ne correspond plus aux nécessités présentes et à venir.
Car, au fur et à mesure que se précisent les conditions objectives de la révolution, le prolétariat procède en pratique à un renouvellement, à une amélioration de ses outils organisationnels. I1 tend à faire coïncider ses instruments de lutte, sa pratique avec ses besoins historiques et les possibilités objectives du moment.
Pour que le prolétariat puisse donc se servir de son programme de manière utile et le mettre pleinement en pratique, il faut que celui-ci réponde parfaitement à ses besoins réels et historiques, qu'il s'enrichisse de la substance de la réalité. Pour s'adapter aux nécessités du bouleversement social le programme doit être capable de se nourrir des leçons de la classe qui le porte. Cela c'est tout le contraire de l'opportunisme. C'est au nom de l'orthodoxie et de l'infaillibilité toute puissante du marxisme, que les opportunistes de la pire espèce s'opposèrent en Russie à la révolution socialiste. Les révolutionnaires, quant à eux, n'ont aucune peur ni aucune honte à puiser leur force théorique dans le bouillonnement intense et la vie de leur classe en lutte.
Les fins, l'action théorique et la pratique du prolétariat sont donc inséparables. Le processus de prise de conscience du prolétariat se déroule comme un fait à la fois théorique et pratique. Théorie et pratique plongent leur racine dans le même sol et se fortifient de la même nourriture. La théorie, tout comme la pratique, s'acquiert dans la lutte elle-même et non par personnes extérieurs interposées, par intermédiaires, par "médiation". La théorie révolutionnaires que les communistes approchent et formulent plus clairement est inhérente au prolétariat et ne peut-être détachée de la pratique collective de celui-ci. El1e n'a rien qui puisse l'identifier à une science abstraite, une simple connaissance du monde, une philosophie. Elle ne se contente pas de simplement interpréter le monde, elle sert aussi à le transformer.
Examinons à présent quelles sont les conséquences de tout cela sur le rapport qui existe entre les révolutionnaires et leur classe.
1.- Première conséquence qui coule de source : si la théorie révolutionnaire n'a rien en commun avec une science et que la conscience de classe n'est pas une idéologie cela signifie que les révolutionnaires n'ont pas plus de points de ressemblances avec des idéologues ou des scientifiques !
Pour la bourgeoisie et les classes révolutionnaires du passé, la séparation entre l'économique et le politique, entre le social et le privé, l'existence de la division du travail, trouvent leur illustration flagrante dans l'existence de spécialistes de la politique et de la pensée. La transformation de la société n'exigeant pas une participation active et consciente de la majorité des membres de ces classes, le bouleversement se faisant essentiellement au niveau de l'infrastructure économique, les classe révolutionnaires du passé pouvaient parfaitement déléguer la défense de leurs intérêts politiques et idéologiques à une petite minorité de politiciens et d'intellectuels plus clairvoyants. Cette spécialisation dans l'exercice politique et dans la réflexion idéologique constitue même une nécessité pour ces classes encore exploiteuses.
-
"L'exercice du pouvoir par une minorité de la classe dominante ne fait qu'exprimer le pouvoir d'une classe minoritaire sur la grande majorité de la société. Cette substitution est même indispensable pour la bourgeoisie, car dans une société basée sur la division extrême du travail et des fonctions, seule une minorité de spécialistes de la politique est en mesure et appelée à avoir une vue suffisamment consciente de ses intérêts généraux et à assumer la fonction de direction face aux intérêts contradictoires de ses multiples fractions." (Résolution sur l'organisation. RI n°I7. Août 1975)
A l'inverse, pour le prolétariat "l'œuvre qu'il doit mener à bien ne se suffit pas d'une minorité aussi éclairée soit-elle ; mais exige la participation constante et une activité créatrice de tout instant de tous les membres et de la classe dans son ensemble" (Plate‑forme du CCI).
La nécessité d'une organisation consciente et autonome du prolétariat exclut de fait toute forme d'exclusivité et de spécialisation dans les tâches. Même si les minorités révolutionnaires surgissent à la fois comme expression de l'impossibilité pour le prolétariat de lutter constamment avec une claire conscience de ses buts et à la fois comme instrument indispensable au dépassement de cette situation, ils n'en possèdent pas pour autant l'apanage d'une fonction, l'exclusivité d'une tâche. Ils ne constituent pas des professionnels de la pensée ou de la politique, les "cerveaux" de la classe et de ses organes unitaires. Les révolutionnaires ne se coiffent pas non plus du chapeau de "l'idéologie prolétarienne".
Le prolétariat ne dispose d'aucune assise économique au sein de la société, il est tout à fait incapable de secréter une division poussée des rôles, une idéologie propre, une séparation entre intellectuel et manuel et de former un corps de spécialistes séparés de son activité et de sa lutte. Cette "incapacité" répond d'ailleurs parfaitement à ses intérêts finaux et à sa capacité historique globale.
2.- Autre conséquence importante : ce ne sont pas les révolutionnaires qui rendent la classe ouvrière révolutionnaire ! Ce n'est pas l'existence du parti qui permet l'existence d'une classe ouvrière révolutionnaire !
Les révolutionnaires naissent précisément parce qu'existe une classe en devenir révolutionnaire. Ils ne sont pas la cause de tout le mouvement social de leur classe, ils ne sont pas l'origine première d'un dynamisme mais le produit de celui-ci, même s'ils y participent de manière active et décisive.
-
"C'est parce que l'Être tend à devenir conscient que l'organisation des plus conscients se crée et non parce qu'il existerait une conscience organisée que l'Être serait engendré. Ignorer l'un des rapports dialectique qui lie parti et lutte de classe, ne pas tenir compte de façon simultanée de la façon dont l'un réagit sur l'autre s'est se condamner à une vision parcellaire et donc erronée du problème." (R. Victor. Volontarisme et confusion. RI n°7. Avril 1972)
Cette vision erronée finit par opposer un esprit actif à une matière inerte.
-
"Le rapport "esprit et masse" a encore un sens caché. Ce n'est rien d'autre que le parachèvement critique et caricatural de la conception hégélienne de l'histoire (pour Hegel c'est l'idée qui précède la réalité et se matérialise en elle) ; celle-ci n'est rien d'autre que l'expression spéculative du dogme chrétien de l'opposition entre esprit et matière, entre Dieu et monde. Cette opposition s'exprime en effet dans l'histoire, à l'intérieur de l'humanité elle-même, de la manière suivante : une petite minorité d'individus élus s'oppose, en tant qu'esprit actif, au reste de l'humanité considérée comme la masse sans esprit, la matière." (Marx. La Sainte Famille. I845)
C'est donc l'idéologie bourgeoise et religieuse qui tend à faire croire à la nécessité d'une force extérieure, d'un esprit autonome et actif pour ébranler la matière sans vie. C'est elle qui tend à opposer les"penseurs actifs" et la"masse inerte et imbécile". C'est elle qui tient à placer des intermédiaires, des médiations, des garde-fous entre la classe et sa pratique, entre la pratique et la théorie. C'est elle qui tend à faire croire que seule une minorité de héros possède la puissance d'agir sur les événements et d'animer les "masses". C'est la bourgeoisie qui essaye de toutes ses forces de propager l'idée selon laquelle les grèves et les révolutions ne sont que les produits fabriqués de quelques "agitateurs professionnels".
-
"La classe ouvrière consciente de l'Allemagne a depuis longtemps compris le comique de cette théorie policière, selon laquelle tout le mouvement ouvrier moderne serait le produit artificiel et arbitraire d'une poignée "d'agitateurs et de meneurs" sans scrupules ! (...). Si le déclenchement des grèves dépendait de la "propagande" incendiaires des "romantiques de la révolution" ou des décisions secrètes ou publiques des Comités directeurs des partis, nous n'aurions eu jusqu'ici aucune grève de masse importante en Russie". (R. Luxembourg. Grève de masse, parti et syndicats. 1906)
Les révolutionnaires ne "fabriquent" donc pas la lutte de classe, ils ne créent pas le mouvement révolutionnaire de leur classe. Ainsi que le souligne encore Rosa Luxembourg :
-
"La révolution russe nous apprend donc une chose : c'est que la grève de masse n'est ni "fabriquée" artificiellement, ni "décidée" ou "propagée" dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique." (Op. cité)
Cette idée est également confirmée par l'analyse de Trotsky sur la révolution de février 1917 :
-
" Tougan-Baranovsky a raison de dire que la révolution de février fut l'œuvre des ouvriers et des paysans, ces derniers représentés par les soldats. Subsiste cependant une grosse question : qui a donc mené l'insurrection ? Qui a mis sur pieds les ouvriers ? Qui a entraîné les soldats dans la rue ? Après la victoire ces questions devinrent un objet de lutte entre les partis. La solution la plus simple consistait en cette formule : personne n'a conduit la révolution, elle s'est faite toute seule. (...)
Jusqu'à la dernière heure, les leaders bolcheviks s'imaginèrent qu'il ne s'agissait que d'une démonstration révolutionnaire, une entre tant d'autres, mais nullement d'une insurrection armée. Kaiourov, un des leader du district de Vyborg, affirme catégoriquement ceci : "on ne sentait venir aucun principe directeur des centres du parti... Le comité de Petrograd était emprisonné, le camarade Chliapnikov, représentant du Comité central, se trouvait dans l'impuissance de donner des directives pour la journée suivante (...).
Cependant, la révolution, à laquelle personne ne s'était attendu en ces jours là, s'était étendue et, tandis que, dans les sphères supérieures, l'on croyait déjà à l'extinction du mouvement, celui-ci s'assurait la victoire par une violente poussée et de puissantes convulsions". (Trotsky. Histoire de la révolution russe. Tome I. 1930)
3.- Loin d'incarner le processus de conscience du prolétariat, loin d'anticiper sur le mouvement réel par leur simple volonté, les révolutionnaires ont besoin de l'activité collective de leur classe pour remplir leur rôle. Le processus de prise de conscience et de maturation révolutionnaire du prolétariat ne peuvent être remplacés par aucun volontarisme.
-
"A la conception critique, la minorité substitue une conception dogmatique, à la conception matérialiste une conception idéaliste. Au lieu de la situation réelle, c'est la simple volonté qui devient force motrice de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : "vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes internationales, non seulement pour changer la situation existante, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes au pouvoir politique" vous, vous leur dites au contraire : "il nous faut immédiatement prendre le pouvoir, ou bien nous n'avons qu'à aller dormir". (souligné par nous). (Paroles prononcées par Marx lors de la séance de 1850 du conseil central de la Ligue des Communistes qui consomma la scission avec la minorité Willich et Schapper.)
Cette activité collective du prolétariat ne peut pas être remplacée parce qu'elle constitue l'apprentissage indispensable au cours duquel, la classe ouvrière se rend progressivement apte à prendre le pouvoir et à transformer la société. Aucune activité minoritaire ne peut se substituer à cette action. "Comme partie de la classe, les révolutionnaires ne peuvent à aucun moment se substituer à celle-ci, ni dans ses luttes au sein du capitalisme ni, à plus forte raison, dans le renversement de celui-ci ou dans l'exercice du pouvoir". (Plate-forme du CCI).
-
"La révolution et la dictature ouvrières doivent être l'œuvre "de la classe, et non pas d'une petite minorité qui dirige au nom de la classe, c'est-à-dire qu'elle doit être l'émanation fidèle et progressive de la participation des masses, elle doit subir constamment leur influence directe (...)." (R. Luxembourg. La révolution russe. 1906).
-
"Toutes les classes qui, dans le passé, ont conquis la suprématie, se sont efforcées de consolider leur position acquise en assujettissant la société tout entière aux conditions de leur propre mode d'appropriation. Les prolétaires ne peuvent s'emparer des forces productives sociales qu'en abolissant le système d'appropriation qui fut le leur jusqu'à présent, ce qui implique l'abolition de tout l'ancien système d'appropriation. Les prolétaires n'ont rien en propre, rien à sauvegarder; ils ont à détruire. toutes les formes de sécurité et d'assurance privée connues jusqu'ici.
Tous les mouvements sociaux du passé ont été le fait de minorités et ont profité à des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l'immense majorité dans l'intérêt de l'immense majorité." (Manifeste Communiste. I848)
A l'encontre des classes révolutionnaires du passé, le prolétariat ne délègue pas son pouvoir; l'exercice de sa dictature à une minorité, à une fraction quelle qu'elle soit. L'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes !
Le rôle des révolutionnaires ne consiste donc pas à prendre le pouvoir au nom de la classe ouvrière, ni a exercer la dictature prolétarienne.
Mais voici à présent ce que l'on pourrait nous rétorquer "puisque selon vous les révolutionnaires ne sont qu'une partie de la classe ouvrière, qu'ils ne possèdent aucune exclusivité dans leur tâche, qu'ils ne peuvent pas agir à la place du prolétariat, prendre le pouvoir,... à quoi peuvent-ils alors servir ? "
Mais la question enferme elle-même un vice de raisonnement. Pour les bordiguistes comme pour les conseillistes, si le parti ne sert pas à prendre le pouvoir il ne sert à rien ! Chacun en tire une conclusion différente :
-
pour les premiers le parti doit donc prendre le pouvoir, pour les seconds le parti est donc inutile.
-
Quant à nous, nous ne raisonnons pas de cette manière. Si le parti ne prend pas le pouvoir c'est parce que ce n'est pas là sa raison d'être et sa fonction. Son rôle véritable mais indispensable est donc ailleurs. Et cela ne lui enlève pas son importance. En effet, comprendre que seule la volonté consciente du prolétariat déterminera le cours historique et décidera de la possibilité de la révolution implique également la reconnaissance du caractère indispensable de l'organisation des révolutionnaires et du parti. Non pas qu'il lui faille trouver une impossible fonction exclusive, mais pour la simple raison que la situation du prolétariat est contradictoire et que la révolution dépend d'un rapport de force dont l'issue n'est jamais gagnée d'avance. C'est bien sa place même au sein des rapports de production qui détermine le prolétariat à lutter contre le capital et à développer sa conscience de classe, mais en même temps sa situation, nous l'avons vu, en fait la proie de toutes les forces de la société qui travaillent en sens contraire : la pression constante de l'idéologie, la force de l'État,... C'est pourquoi seuls des moments de crise profonde, d'effritement de la société bourgeoise, lui permettent de s'affirmer réellement en tant que classe consciente. C'est pourquoi aussi, même dans ces moments, la révolution n'a rien de mécanique et de fatal. Le mouvement révolutionnaire, la détermination du prolétariat à combattre jusqu'au bout, la conscience de classe, ne sont pas des phénomènes homogènes. Ils exigent un effort volontaire pour se généraliser. Et cet effort provient toujours des éléments de la classe qui sont les plus déterminés à se battre et qui voient plus rapidement les objectifs finaux de la lutte.
Observons ce qui se passe en général lors du déclenchement d'une grève. Un mécontentement latent règne dans l'usine, car les salaires ont encore été baissés et les cadences augmentent. Quelques ouvriers finissent par exprimer leur mécontentement tout haut, par mener des discussion entre eux. L'idée d'une grève se précise. Mais d'autres hésitent encore, tous les secteurs ne sont pas aussi combatifs. Obligatoirement les ouvriers les plus décidés vont tenter de persuader, par des discussions et leur propre détermination, leurs camarades plus réticents. Plus tard, si la grève se déclenche, ce sont ces éléments qui continueront à stimuler l'ensemble de leurs camarades dans les assemblées générales et qui verront leurs rangs se grossir de plus en plus.
C'est donc de manière spontanée que le prolétariat fait surgir en son sein une avant-garde plus combative afin de stimuler et de généraliser au maximum sa propre détermination et sa prise de conscience. L'histoire de la révolution russe est exemplative à ce niveau.
-
"L'histoire de la révolution russe nous indique que c'est précisément l'avant-garde, l'élite des ouvriers salariés, qui a combattu avec le plus de ténacité et d'abnégation. Plus les usines étaient vastes, et plus les grèves étaient opiniâtres, plus souvent elles se renouvelaient au cours d'une seule et même année. Plus la ville était importante, et plus le rôle du prolétariat dans la lutte était considérable. Les trois grandes villes où les ouvriers les plus conscients et les plus nombreux, Petersbourg, Riga et Varsovie, fournissent, par rapport à la totalité des ouvriers, un nombre incomparablement plus élevé de grévistes que toutes les autres villes (...). Les ouvriers métallurgistes représentent en Russie - probablement comme dans les autres pays capitalistes - l'avant-garde du prolétariat. Les meilleurs éléments de la classe ouvrière marchaient en tête entraînant les hésitants, réveillant les endormis, et galvanisant les faibles." (Lénine. Rapport sur 1905. 22 janvier 1917)
-
"Ce phénomène se retrouve avec bien plus de force encore au cours de la révolution de 1917. L'avant-garde ouvrière y mènera un véritable travail d'agitation dans tout le pays. "Mais incomparablement plus efficace dans cette dernière période avant l'insurrection était l'agitation moléculaire que menaient des anonymes, ouvriers, matelots, soldats, conquérant l'un après l'autre des sympathisants, détruisant les derniers doutes, l'emportant sur les dernières hésitations. Des mois de vie politique fébrile avait crée d'innombrables orateurs, avaient éduqué des centaines et des milliers d'autodidactes qui s'étaient habitués à observer la politique d'en bas et non d'en haut et qui, par conséquent, appréciaient les faits et les gens avec une justesse non toujours accessible aux orateurs du genre académique. En première place se trouvaient les ouvriers de Petrograd, qui avaient détaché un effectif d'agitateurs et d'organisateurs d'une trempe exceptionnellement révolutionnaire, d'une haute "culture politique", indépendants dans la pensée, dans la parole, dans l'action (...). La masse ne tolérait déjà plus dans son milieu les hésitants, ceux qui doutent, les Neutres. Elle s'efforçait de s'emparer de tous, de les attirer de les convaincre, de les conquérir. Les usines conjointement avec les régiments envoyaient des délégués au front." (souligne par nous). (Trotski. Histoire de la révolution russe. Tome 2 - 1932)
Comme cette image vivante de la révolution nous éloigne de ces poncifs poussiéreux qui identifient le parti à un État-major tout puissant et le prolétariat à une masse de fantassins passifs et obéissants ! La marche vers la révolution et l'insurrection est un processus qui vit naturellement, qui fermente. Son accélération, sa généralisation n'est possible que parce qu'existe une vie et une conscience latentes, une force souterraine formidable mais qui hésite encore à jaillir. La collectivisation du combat révolutionnaire ne se fait pas à force de mots d'ordre, de commandements parachutés du dehors. Le travail de l'avant-garde ne fait qu'"éveiller" une détermination qui couve au sein de l'ensemble du prolétariat. L'action des révolutionnaires et de l'avant-garde ouvrière, loin de contredire ou de freiner la spontanéité combative du prolétariat en constitue une des garanties essentielles. Cette action loin de se substituer à cette spontanéité ou de la suivre passivement, en accélère les tendances révolutionnaires.
Mais en quoi les révolutionnaires se distinguent-ils de ces milliers et millions d'ouvriers qui formèrent l'avant-garde spontanée de la révolution ? Ils n'en sont pas séparés ou extérieurs mais distincts par leur plus grande combativité et résolution et par le caractère constant de leur activité. Les révolutionnaires constituent bien une partie de leur classe mais pas N'IMPORTE LAQUELLE. Car même si le parti ne fait qu'accélérer un mouvement existant, il est des moments cruciaux où cette accélération est décisive pour déterminer le cours des événements historiques. De plus, l'apparition spontanée d'une avant-garde d'ouvriers au cours des luttes prend d'autant plus de poids et de signification qu'elle a été longuement préparée par tout un travail politique des révolutionnaires. Travail politique qui permet de maintenir une continuité dans la lutte et la conscience et de forger les armes des luttes futures.
Ainsi que le souligne R. Luxembourg à propos des grèves de 1905 en Russie :
-
"Mais en même temps la période des batailles économiques du printemps et de l'été 1905 a, grâce à la propagande intense menée par la social-démocratie et grâce à sa direction politique, permis au prolétariat des villes de tirer après coup les leçons du prologue de janvier et de prendre conscience des tâches futures de la révolution. (souligné par nous).
Contrairement aux innombrables ouvriers combatifs qui se trouvent à la tête des luttes mais qui disparaissent en général une fois la grève ou la lutte terminées, les révolutionnaires subsistent de façon organisée et permanente et basent leur raison d'être non pas sur des critères sociologiques ou des déterminations conjoncturelles mais sur des critères politiques. Le programme politique qu'ils défendent leur permet d'avancer, au sein des luttes, les intérêts historiques du prolétariat et d'être à la fois les âpres défenseurs des luttes de résistance quotidienne contre l'exploitation capitaliste et les soutiens les plus intransigeants des buts finaux du mouvement. Leur intervention active, ils la conçoivent de manière continue et comme une activité à long terme.
Ainsi ce qui fait du parti une partie vivante du prolétariat, ce qui garantit l'authenticité de ce lien entre les révolutionnaires et leur classe, ce n'est ni le "contact physique" avec les ouvriers, ni un activisme forcené mais la capacité de l'organisation révolutionnaire à faire sienne les positions politiques que l'histoire de la lutte prolétarienne a définies. C'est pour cette raison que les révolutionnaires ne constituent pas n'importe quelle fraction ou partie de la classe mais l'avant-garde organisée la plus combative et la plus résolue.
-
"Les communistes sont donc pratiquement la partie la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule sans cesse la marche en avant des ouvriers; du point de vue théorique, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence nette des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. (...)
Ils luttent pour la réalisation des fins et des intérêts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans ce mouvement du présent, ils représentent en même temps l'avenir du mouvement".
(Manifeste Communiste. 1848)