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"Sécrétion de la classe, manifestation du processus de sa prise de conscience, les révolutionnaires ne peuvent exister en tant que tels qu'en s'organisant et devenant facteur actif de ce processus. Pour accomplir cette tâche et de façon indissociable, l'organisation des révolutionnaires :
- participe à toutes les luttes de la classe dans lesquelles ses membres se distinguent comme les éléments les plus déterminés et les plus combatifs,
- y interviennent en mettant toujours au premier plan les intérêts généraux de la classe et les buts finaux du mouvement,
- pour cette intervention, et comme partie intégrante de celle-ci, elle se consacre de façon permanente au travail de réflexion théorique, travail qui seul permet que son activité générale s'appuie sur toute l'expérience passée de la classe et sur ses perspectives d'avenir ainsi dégagées".
(Plate‑forme du CCI)
Jusqu'à présent nous avons surtout procédé par la négative. Nous avons vu pourquoi la conscience de classe n'est pas une idéologie, pourquoi les révolutionnaires ne prennent pas le pouvoir... I1 s'agit maintenant de voir ce que sont les révolutionnaires, ce qu'ils font, quelles sont leurs tâches. En réalité, le rôle des révolutionnaires peut se formuler en une seule phrase : s'organiser sur base des intérêts historiques du prolétariat en vue de donner une orientation politique claire au mouvement et de favoriser activement le développement de la conscience de classe.
Cette tâche, si simple en apparence, exige une volonté et une clarté révolutionnaires très fermes. Examinons la dans toutes ses implications pratiques.
LE RÔLE DES RÉVOLUTIONNAIRES EST DE S'ORGANISER...
De la même manière que la prise de conscience prolétarienne exige un effort et une volonté constante, l'organisation des révolutionnaires en corps collectif et cohérent n'est pas un processus qui s'improvise au gré du hasard. Le fait qu'elle surgisse pour répondre à un besoin objectif et historique, qu'elle apparaisse comme partie du prolétariat, comme fruit de la lutte spontanée de sa classe, ne donne pas pour autant la vertu à l'organisation communiste de pouvoir se laisser guider sans encombre par la barque des évènements. La stricte "obéissance" aux flots spontanés des luttes, finit par altérer le sens réellement révolutionnaire de cette spontanéité. L'intérêt historique du prolétariat ne consiste pas à se plier passivement à la situation telle qu'elle surgit "au jour le jour". La spontanéité révolutionnaire du prolétariat tend à diriger consciemment et volontairement ses luttes vers un but final. Elle n'a rien à voir avec l'éclatement chaotique et incontrôlé d'une série de révoltes sporadiques. La lutte ouvrière tend spontanément vers une plus grande maîtrise, vers un contrôle réfléchi. Son embrasement n'est pas celui d'un feu de paille, comme peut l'être la révolte des classes ou couches sans avenir historique, mais celui d'un incendie puissant qui couve sans cesse et détruit tout consciemment.
Pour le prolétariat, la réaction soudaine, spontanée et grandement imprévisible à la misère du capital, est combinée avec la possibilité de généraliser la lutte matériellement et théoriquement, avec la possibilité de tirer les leçons de la grève et de préparer celles de demain. La spontanéité prolétarienne comprend la capacité potentielle de s'affronter à la bourgeoisie, de replacer la résistance isolée dans une action à plus grande échelle, dans un cadre politique plus global. Cette potentialité rend l'action des révolutionnaires indispensable, elle lui donne la possibilité d'être autre chose que des lettres mortes, des graines plantées dans le désert. C'est parce qu'il agit sur un sol fertile, parce qu'il s'adresse à des camarades qui peuvent écouter, comprendre et mettre en pratique des orientations politiques qui correspondent à leurs intérêts historiques, que le parti joue un rôle aussi fondamental dans le développement et la capacité du prolétariat à se diriger consciemment vers un but.
L'organisation des révolutionnaires en "partis politiques distincts", sur des bases programmatiques claires, constitue un des facteurs déterminant de cette volonté spontanée du prolétariat à maîtriser consciemment ses luttes. Ceci pour la simple raison que "la question organisationnelle ne peut pas être séparée de la question politique" (Lénine) et qu'elle constitue un problème politique.
Les exemples historiques sont là pour renforcer cette idée. Ainsi, alors que de leur côté les bolcheviks firent preuve d'une détermination farouche à s'organiser en dehors du vieux courant social-démocrate - pesant par là de tout leur poids dans l'évolution de la révolution - la gauche de la social-démocratie allemande hésita à couper rapidement le cordon ombilical qui la rattachait à un cadavre, et freina, de cette manière, le cours historique de la révolution mondiale. Rosa Luxembourg, représentante la plus éminente de cette gauche, tout en rompant ouvertement dans ses écrits avec la politique de Kautsky à partir de 1910, tout en reconnaissant qu'une scission s'est produite au niveau des positions politiques, refuse pourtant à traduire celle-ci au niveau organisationnelle. Car elle ne voit là qu'une simple question de "recette organisationnelle" et non une question politique fondamentale.
Tributaire de la vision social-démocrate du parti, qui défend la nécessité de se placer "au niveau des masses", elle ne parvient pas à comprendre en quoi l'organisation des révolutionnaires en fraction politique claire et distincte des vieilles organisations, devenues ennemies des intérêts du prolétariat, aide le mouvement spontané de la classe à surmonter l'opportunisme, constitue un des éléments vivants de cette spontanéité. En insistant sur la nécessité pour le mouvement spontané de surmonter lui-même l'opportunisme, en dehors de toute intervention réelle du parti, Rosa Luxembourg situe, malgré elle, la question organisationnelle, l'existence des révolutionnaires à côté de ce mouvement spontané.
- "Bien entendu l'existence des révolutionnaires et leur regroupement en organisation et en parti dépendent de conditions objectives. Et nous avons également vu que la révolution ne peut être que l'œuvre des ouvriers eux-mêmes et dans leur ensemble. "Les hommes ne font pas l'histoire de leur plein gré mais ils la font eux-mêmes. L'activité du prolétariat dépend du degré de maturité atteint par l'évolution sociale. Mais l'évolution sociale n'avance pas plus loin que le prolétariat, il en est le moteur et la cause autant que le produit et la conséquence. Son action elle-même est un facteur déterminant de l'histoire. Et nous ne pouvons pas sauter par dessus l'évolution historique, nous pouvons certes accélérer ou ralentir cette évolution (...).
Mais la victoire ne pourra pas être remportée si, de toute cette masse de conditions matérielles accumulées par l'histoire, ne jaillit pas l'étincelle, la volonté consciente des grandes masses". (souligné par nous).
(R. Luxembourg. La crise de la Social‑démocratie.I9I6)
Le parti ne peut donc pas "sauter par dessus les conditions historiques" et suppléer à la conscience des "grandes masses". Mais cette conscience de classe se manifeste-t-elle toujours comme le mouvement le plus large et le plus majoritaire ? En 1916, à l'époque où Rosa Luxembourg écrit ces lignes, la conscience de classe s'exprimait-elle au sein de la Social-démocratie, alors que celle-ci avait entraîné le prolétariat vers la guerre ? Et pourtant le prolétariat, dans sa grande majorité, continuait à entretenir des illusions au sujet de cette organisation. Était-ce là un signe de maturité et de conscience politique ?
La révolution sera bien l'œuvre des ouvriers conscients dans leur ensemble. Mais le chemin pour y parvenir ne se déploie pas comme une belle ligne droite. Le prolétariat n'y chemine pas tranquillement comme un seul homme. Les grandes masses ouvrières ne suivent pas une voie toujours homogène et ne sont pas toujours conscientes à tout instant et de la même manière. Il est des moments où même en période révolutionnaire la grande majorité des prolétaires continue à être à moitié aveuglée par les manœuvres de la bourgeoisie. Dans ces moments cruciaux "l'accélération" apportée par une minorité de révolutionnaires plus conscient de ces manœuvres, peut être décisive. Dans ces moments-là, ce n'est pas la réaction des grandes masses prolétariennes soumises à l'idéologie bourgeoise qui constitue le "thermomètre" mesurant la maturité atteinte par la conscience de classe mais la position des éléments les plus clairs du prolétariat. La tâche de ces éléments consiste à homogénéiser leur compréhension à l'ensemble des ouvriers et non à rabaisser leur politique au niveau des grandes masses.
Les organisations communistes loin de suivre passivement le flux et le reflux de la lutte de leur classe ont pour rôle de s'organiser en vue d'accélérer les tendances révolutionnaires qui couvent au sein de ces luttes. Produits vivants de leur classe, ils sont aussi facteur actif dans la maturation des luttes prolétariennes. Ainsi, lorsque les révolutionnaires ont déjà compris la faillite d'un vieux système politique, d'une ancienne forme d'organisation et de pratique politique, leur responsabilité n'est pas d'attendre passivement la prise de conscience de l'ensemble des ouvriers pour s'organiser sur des bases claires et avancer une perspective de lutte. Cette attitude reviendrait à faire le poirier et à marcher la tête en bas. Elle rend toute progression de la conscience de classe impossible et s'enferme dans un cercle vicieux. Car comment le prolétariat pourrait-il prendre conscience dans son ensemble de la mort des anciennes formes d'organisations et de la faillite des positions politiques passées si ses éléments les plus conscients hésitent eux-mêmes à dénoncer cette agonie, à présenter une nouvelle orientation ?
Le rassemblement des énergies révolutionnaires en organisation politique indépendante des vieux partis ouvriers passés dans le camp adverse, n'était pas, en Allemagne comme ailleurs, une simple question "organisationnelle". Fondamentalement le problème organisationnel est un problème politique. Les hésitations de la gauche allemande à rompre organisationnellement avec la Social-démocratie en traduisaient d'autres plus profondes. Les révolutionnaires hésitaient à critiquer ouvertement et à dénoncer avec force les menées des bourreaux du prolétariat, ceux qui, après avoir enfoncé les ouvriers dans le bourbier de la guerre mondiale, allaient devenir les "chiens sanglants " de la bourgeoisie : les Scheidemann, Ebert, Noske et consorts. Toute la belle racaille social-démocrate !
C'est ainsi qu'en janvier 1918, les premières grandes grèves qui ont lieu sous l'impulsion de la révolution russe, sont consciemment freinées et dévoyées par le parti social-démocrate vers la légalité bourgeoise, c'est-à-dire vers leur mort. Face à ces manœuvres (qui sont d'ailleurs généralisée dans toute l'Europe), les spartakistes (l'aile gauche qui n'a pas encore rompu avec la Social-démocratie) RESTENT TOTALEMENT IMPUISSANTS.
- "L'après-midi, Scheidemann et Ebert (SPD) proposent au comité d'action (élu lors de la grève) d'entamer les négociations avec le gouvernement par l'intermédiaire des dirigeants syndicaux que le chancelier est disposé à recevoir. Les membres du comité d'action sont désorientés. Comme le souligne Jogiches (spartakiste), ils ne savent plus que faire de cette énergie révolutionnaire. Ils sentent bien le piège qu'on leur tend mais se contentent d'affirmer que seuls les délégués grévistes peuvent valablement négocier au nom des grévistes !" (souligne par nous). (P. Broué. La révolution en Allemagne. 1969)
Tirant les leçons de la défaite de cette grève - défaite dans laquelle les révolutionnaires eurent une immense responsabilité - Jogiches écrit par la suite :
- "Par crétinisme parlementaire, dans son désir d'appliquer le schéma prévu pour toutes les grèves syndicales, et surtout par manque de confiance dans les masses (...), le comité s'est borné, sous l'influence des députés social-démocrates, à tenter d'entrer en pourparlers avec le gouvernement au lieu de repousser toute forme de négociation et de déchaîner l'énergie des ouvriers sous les formes les plus variées."
(Tract spartakiste repris dans les Documents et Matériaux pour une histoire du mouvement ouvrier en Allemagne I914‑1945. vol II / 2)
Les spartakistes sont également amenés à reconnaître, par la suite, le caractère néfaste de leurs hésitations à former un parti politique indépendant. C'est pourquoi en décembre 1918 se crée enfin le parti communiste le KPD (Spartakus). Malheureusement cette création est tardive et en janvier 1919 on retrouve, au sein du parti communiste, cette même peur de l'intervention décidée, ces éternelles tergiversations avant l'action, cette absence de direction et de perspectives politiques claires. Voici comment un témoin communiste évoque dans le journal de la Ligue Spartakus puis du KPD (S), les mouvements de Janvier 1919 et la réaction du parti communiste :
- "C'est alors que se produisit l'incroyable. Les masses étaient là très tôt, depuis 9h, dans le froid et dans le brouillard. Et les chefs siégeaient quelque part et délibéraient. Le brouillard augmentait et les ouvriers attendaient toujours. Mais les chefs délibéraient. Midi arriva et en plus du froid, la faim. Et les chefs délibéraient. Les ouvriers déliraient d'excitation : ils voulaient un acte, un mot qui apaisât leur délire. Personne ne savait quoi. Le brouillard augmentait encore et avec lui le crépuscule. Tristement les ouvriers rentraient chez eux : ils avaient voulu quelque chose de grand et ils n'avaient rien fait. Et les chefs délibéraient.(...). Dehors se tenaient les prolétaires, le flingot à la main, avec leurs mitrailleuses lourdes et légères. Et dedans les chefs délibéraient. A la préfecture les canons étaient pointés, des marins à tous les angles, et dans toutes les pièces donnant sur l'extérieur un fourmillement de soldats, de marins, de prolétaires. Et à l'intérieur, les chefs siégeaient et délibéraient. Ils siégeaient et siégèrent toute la nuit et le lendemain matin quand le jour devenait gris, et ceci et cela, et ils délibéraient. Et les groupes revenaient de nouveau, sur le Siegesallee, et les chefs siégeaient encore et délibéraient. Ils délibéraient, délibéraient, délibéraient."
(Die Rote Fahne. 5 septembre 1920)
Cette description, malgré son côté anecdotique et un peu caricatural, résume bien la situation en ces journées de janvier 1919. Les communistes au lieu d'intervenir dès le 4 janvier dans le déroulement du mouvement en lui donnant une perspective claire : le renversement du gouvernement bourgeois d'Ebert, se voient obligés, dans leur confusion, de tergiverser longuement. Ce qui a pour effet de ralentir l'élan révolutionnaire des ouvriers et surtout de les maintenir dans l'illusion. Ce n'est qu'en toute dernière minute, poussés par le mouvement lui-même, que le KPD (S) lance le mot d'ordre de la prise du pouvoir. Celui-ci tombe comme un cheveu dans la soupe. En effet, la dénonciation de la nature du gouvernement d'Ebert, la mise en avant du but final de la lutte n'ont été ni préparés ni argumentés longtemps à l'avance. C'est pourquoi la réaction des ouvriers, malgré leur combativité, est hésitante face à la perspective de rompre avec la Social-démocratie. "Les travailleurs de Berlin, dans leur majorité, ne sont pas prêts à prendre part, ni même à se résigner à cette guerre sur le point d'éclater entre deux camps qui se réclament également du socialisme. Dans les usines se tiennent réunions et assemblées qui se prononcent presque toujours pour l'arrêt immédiat des combats entre les tendances, la fin de la "lutte fratricide" ; pour "l'unité" de tous les courants socialistes qui est partout réclamée et acclamée." (P.Broué. La révolution en Allemagne. 1969)
Ainsi tout un travail de propagande et d'agitation politique, sur des bases programmatiques et organisationnelles claires, fit complètement défaut en Allemagne. Par la suite, le KPD va poursuivre son cours opportuniste et fusionner en décembre 1920 avec la "gauche" de la Social-démocratie, l'USPD, pour former l'UKPD. Cette attitude floue suscita la réaction des éléments les plus sains de l'avant-garde politique et leur organisation en parti indépendant : le KAPD. Malheureusement cette réaction a lieu trop tardivement, c'est-à-dire en avril 1920. La révolution mondiale suivait déjà un cours plus difficile et allait se heurter de défaites en défaites, de massacres en massacres et s'éteindre en 1927. Les révolutionnaires avaient échoué dans leur tâche et ne s'étaient pas organiser suffisamment tôt... EN VUE DE DONNER UNE ORIENTATION POLITIQUE CLAIRE AU MOUVEMENT.
Rosa Luxembourg avait déjà, en janvier 1918, tiré une leçon importante des mouvements révolutionnaires de 1918 :
- "Si la cause de la révolution doit progresser, si la victoire du prolétariat, si le socialisme doivent être autre chose qu'un rêve, il faut que les ouvriers révolutionnaires mettent sur pied des organismes dirigeants en mesure de guider et d'utiliser l'énergie combative des ouvriers." (R. Luxemburg. Die Rote Fahne. 14 janvier 1918)
Cette leçon, qui ne fut malheureusement pas mise en pratique à cette époque, doit pouvoir nous servir aujourd'hui. Nous devons comprendre à travers elle que la tâche primordiale des révolutionnaires consiste bien à mettre en avant une orientation politique claire et à préparer celle-ci par tout un travail de propagande préalable. Qu'est ce que cela signifie concrètement ?
Nous avons vu que les hésitations des révolutionnaires allemands à s'organiser de manière distincte, allaient de pair avec une absence de perspectives politiques en leur sein. Lorsqu'ils restent à délibérer en vase clos, alors que les prolétaires en armes attendent d'eux des propositions concrètes, les révolutionnaires en janvier 1919 sont incapables de décider rapidement la perspective ponctuelle à donner parce qu'ils sont eux-mêmes confus sur l'orientation globale que doit prendre le mouvement. Et de ce fait, ils faillent à une de leurs responsabilités essentielles qui doit être, pour l'avant-garde communiste celle de rappeler sans cesse le but final du mouvement et les moyens pratiques pour y parvenir.
"Les communistes ne se distinguent des autres partis prolétariens que sur deux points :
- 1. - Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils font valoir et mettent en avant les intérêts communs de tous les prolétaires, sans considération de nationalité.
- 2. - Dans les différentes phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble. "
(Manifeste Communiste. 1848)
Orienter le mouvement prolétarien vers la voie révolutionnaire et la prise du pouvoir, ne signifie pas autre chose, pour les communistes, qu'opérer cette mise en avant incessante des intérêts historiques et internationaux du prolétariat et du but final du mouvement. Cela paraît simple, et cela l'est, bien que la mise en pratique d'une telle tâche est loin d'être facile. Mais certains révolutionnaires, se méfient d'une telle simplicité qui leur paraît cacher quelque tour pendable. Une telle simplicité ne peut, à leurs yeux, que signifier facilité, sous-estimation et ignorance des hautes responsabilités du parti. Pour rehausser quelque peu cette "simplicité" et entourer le parti de toute sa gloire, ils se voient obliger de lui donner un rôle de "directeur", de "dirigeant" et de commandant. Orienter le mouvement prolétarien, est une formule et une tâche trop passive à leur goût. I1 leur faut quelque chose de plus relevé et de plus vif. C'est ainsi qu'ils en arrivent à dépasser le sens premier du terme "orienter", "diriger" pour glisser vers une interprétation politique fausse du rôle des révolutionnaires. Entre la première définition du mot "diriger": "mener dans une certaine direction", et la seconde "commander, faire suivre", le saut est facile à opérer; et de cette manière, on se donne l'impression d'accorder plus d'importance aux activités du parti. En réalité il n'en n'est rien
Confier aux révolutionnaires la tâche de se faire obéir et suivre passivement comme des généraux par des "troupes " prolétariennes, c'est reporter sur la révolution communiste les vieux schémas des révolutions passées, et rendre, en réalité, l'impact réel des révolutionnaires impossible. Car, nous l'avons vu, dés l'instant où les ouvriers se contentent de suivre passivement des mots d'ordre (qu'ils viennent d'un camp ou de l'autre), cela signifie tout simplement qu'ils ne sont pas encore aptes au pouvoir et suffisamment conscients de leurs propres intérêts. Ce n'est pas une armée imbécile et obéissante qui mettra à bas le capitalisme mondial mais une classe unie, forte, réfléchie et confiante en elle-même. C'est à cela que les révolutionnaires doivent travailler et non à se faire reconnaître et adorer comme les héros et les donneurs de bonnes paroles.
La fonction historique du parti n'est pas d'être un Major dirigeant l'action de la classe considérée comme une armée, et, comme elle, ignorant le but final, les objectifs immédiats des opérations, et le mouvement d'ensemble des manœuvres. La révolution socialiste n'est en rien comparable à l'action militaire. Sa réalisation est conditionnée par la conscience qu'ont les ouvriers eux-mêmes dictant leur décision et actions propres.
- "Le parti n'agit donc pas à la place de la classe. Il ne réclame pas la "confiance" dans le sens bourgeois du terme, c'est-à-dire d'être une délégation à qui est confiée le sort et la destiné de la société. Il a uniquement pour fonction historique d'agir en vue de permettre à la classe d'acquérir elle-même la conscience de sa tâche de ses buts et des moyens qui sont les fondements de son action révolutionnaire." (souligne par nous). (Sur la nature et la fonction du parti. Internationalisme n°38 I948. Texte repris dans le Bulletin d'étude et de discussion n°6)
Orienter politiquement le mouvement prolétarien ne signifie pas autre chose que d'agir en vue de permettre à la classe de devenir elle-même consciente de la direction révolutionnaire qu'elle est historiquement amenée à prendre. Les révolutionnaires ne "sacrifient" aucunement leur importance en accomplissant une telle tâche. Bien au contraire c'est elle qui leur confère une importance vraiment primordiale dans la mesure où cette conscience, cette auto-organisation et cette capacité d'ensemble du prolétariat constituent les seules garanties à la victoire de la révolution.
Que nous a enseigné l'exemple vivant de la révolution russe ? Il nous a appris que les révolutionnaires loin d'imposer au prolétariat une direction politique venue de l'extérieur, loin d'adopter une attitude volontariste de petits caporaux, loin de forcer le cours des événements, ont simplement travaillé pour rendre le prolétariat conscient dans son ensemble de ses intérêts historiques. Contrairement à la propagande bourgeoise qui voulait faire des bolcheviks les "putschistes" d'octobre 1917, les "dictateurs" sans pitié, ceux-ci n'ont jamais reçu du prolétariat 1a tâche de prendre le pouvoir, ils n'ont jamais été délégués par les ouvriers pour agir à la place du prolétariat, ils n'ont jamais gagné 1a confiance des ouvriers dans 1e sens bourgeois du terme: "votez pour nous et nous feront le reste" ! Les bolcheviks vivaient, agissaient au sein de leur classe comme des "poissons dans l'eau". Cette unité, ils l'avaient forgée après des mois et des mois et même des années d'un travail patient d'explication, de propagande d'agitation, de mise en avant constante du but final des luttes. Cette unité fut rendue possible parce que le parti ne fit rien d'autre que donner aux besoins, aux tendances concrètes qui existaient au sein du prolétariat, une formulation politique plus générale. Et cette formulation claire décida du cours de la révolution.
La théorie révolutionnaire pouvait, dans ce cas, devenir une force pratique et gagner l'ensemble des ouvriers. Ceci non pas en vertu d'un assaisonnement mystérieux et magique que lui aurait fourni le parti, mais simplement parce qu'elle exprimait en termes clairs et généraux un besoin réel des ouvriers. Rien d étonnant dans ce sens qu'elle ait eu un tel écho au sein du prolétariat en Russie et que les révolutionnaires bolcheviks aient été naturellement mis à la "tête" du combat. Ceux-ci ne faisaient qu'exprimer clairement ce que les ouvriers ressentaient confusément.
- "Le matelot Khovrine montre dans ses Mémoires, comment les marins qui déclaraient se rattacher aux socialistes-révolutionnaires luttaient en réalité pour la plate-forme bolcheviste. Même chose était observée partout et en tous lieux. Le peuple savait ce qu'il voulait mais ne savait pas quel nom donner à cela (...).
Comment donc avec un si faible appareil et un tirage de presse si insignifiant, les idées et les mots d'ordre du bolchevisme purent-ils s'emparer du peuple ? Le secret de l'énigme est très simple : les mots d'ordre qui répondent au besoin aigu d'une classe et d'une époque se créent des milliers de canaux. Le milieu révolutionnaire porté à l'incandescence se distingue par une auto conductibilité des idées. Les journaux bolchevistes étaient lus à haute voix, relus jusqu'à être en lambeaux, les articles les plus important s'apprenaient par cœur, étaient racontés, recopiés et, là où c'était possible, réimprimés (...).
L'explication habituelle du succès du bolchevisme se ramène à évoquer la simplicité des mots d'ordre qui allaient au devant du désir des masses (...). Mais dans leur lutte, les travailleurs se guident non seulement sur leurs besoins, mais sur leur expérience de la vie. Le bolchevisme était absolument étranger au mépris aristocratique de l'expérience des masses. Au contraire, les bolchevistes partaient de cette expérience et bâtissaient sur elle. Et cela était un de leur grands avantages".
(Trotsky. Histoire de la révolution russe. T2)
Formuler de manière claire et simple un besoin existant au sein de leur classe, partir de l'expérience même des luttes et du but final de celles-ci, tenir compte des aspirations générales et historiques du prolétariat, orienter le mouvement et en accélérer les tendances révolutionnaires... voilà par quels "mystérieux" moyens les révolutionnaires remplissent efficacement leur rôle ! Rien de bien sorcier en définitive. La simplicité de leurs tâches s'expliquent aisément : les communistes ne poursuivent pas d'autres buts que celui de participer activement au développement de la conscience de leur classe.
COMMENT HOMOGÉNÉISER LA CONSCIENCE DE CLASSE ?
Simplicité n'est pas synonyme de facilité ou de fatalité. Le rôle des révolutionnaires peut sans doute se définir simplement, il n'en reste pas moins le produit d'une situation très complexe et sa concrétisation exige efforts et continuité. Tout d'abord, nous l'avons vu, il faut que les révolutionnaires s'organisent. I1 leur faut veiller constamment à enrichir la théorie révolutionnaire des expériences de leur classe, il leur faut tirer les leçons du passé, garder en vue les buts finaux, placer leur activité dans une perspective à long terme. L'occasion ne leur est pas donnée d'avoir un impact au sein de leur classe à n'importe quel moment, ils ne peuvent pas s'autoproclamer "Parti de classe" et apporter une solution toute artificielle à la complexité de la conscience de classe et de son développement. Tout comme leur classe, les révolutionnaires, malgré la continuité de leurs tâches et de leur existence, subissent la réalité sociale, le changement de rapport de force entre eux et la bourgeoisie, les flux et reflux de la lutte de classe. Dans les périodes d'écrasement de leurs camarades de classe, ils restent une petite minorité à tirer patiemment les leçons de la défaite et à préparer le renouveau des luttes. L'organisation communiste n'est pas à l'abri de ces événements historiques, pas plus qu'elle ne peut échapper entièrement à la pression de l'idéologie bourgeoise. Elle est un corps vivant, qui doit respirer, se nourrir, agir, reprendre son souffle... et en tant que tel, elle peut aussi être frappée de maladies et de mort.
Même s'ils constituent les éléments les plus conscients du prolétariat, les communistes n'en sont pas pour autant infaillibles. Nous avons vu dans quelle mesure les confusions des bolcheviks avaient joué un rôle néfaste dans le développement ultérieur de la révolution mondiale et dans quelle mesure ils ont participé activement à sa dégénérescence. La remarque est également valable pour les confusions des révolutionnaires allemands et hollandais. S'imaginer le développement de la conscience de classe comme la fructification naturelle et fatale est tout aussi absurde que de croire à la puissance magique du parti pour amener le prolétariat vers la révolution. Les révolutionnaires ne développeront la conscience prolétarienne ni en se tournant les pouces et en baillant aux corneilles, ni en assenant sur la tête des ouvriers des grands coups de leur programme invariant. Imaginer que le parti n'est rien ou qu'il a toujours raison et que c'est à lui à "forcer le cours des événements", revient en fin de compte à tuer toute vie au sein du processus réel de la prise de conscience ouvrière. La prise de conscience n'est plus une chose vivante, qui croit, dépasse des contradictions, se développe de manière qualitative et collective, mais une vieille fille impotente, paralysée, en voie de mourir. La théorie révolutionnaire n'est plus un ferment actif et nécessaire mais une momie inutile et impuissante. Cette incompréhension du caractère vivant, pratique et collectif de la prise de conscience amène alors non seulement à des confusions sur le rôle des révolutionnaires, mais aussi à de graves dangers pour le prolétariat lui-même.
En effet, chaque fois que les révolutionnaires, dans le passé, ont cherché à imposer "leurs" conceptions par la force, le volontarisme ou la plus plate démagogie, ils n'ont réussi qu'à pousser les ouvriers vers des voies de garages et vers la gueule des fusils.
Rappelons-nous la lamentable expérience de l'aile opportuniste du VKPD, le parti communiste unifié d'Allemagne produit de la fusion contre nature du KPD et de l'USPD et qui deviendra la section officielle de la 3ème Internationale en 1920. Pour Lévi, représentant éminent de ce parti, il s'agit de conquérir à tout prix "les cœurs et les cerveaux" des grandes masses ouvrières, quitte à flatter leurs illusions, pour l'aile "putschiste" et volontariste de ce même parti, il s'agit au contraire de passer immédiatement à l'action sans tenir compte de l'état réel de la lutte et de la conscience de classe. En fait ce putschisme - comme le souligne très justement Görter et le KAPD dans le texte "le chemin du docteur Lévi, chemin du VKPD" - n'est que le prolongement normal de l'opportunisme. Dès sa fondation, le VKPD poursuit cette voie. Il continue à travailler au sein des syndicats, pourtant passés dans le camp national patriote en 1914, il adopte une tactique parlementariste pour conquérir les "grandes masses", il finit ensuite par défendre la nécessité d'un Front Unique avec les Sociaux-démocrates, ces massacreurs du prolétariat. Bref, le VKPD, reprend, amplifiées à l'extrême, toutes les confusions de la 3ème Internationale telles qu'elles se développeront à partir du deuxième congrès. Le KAPD seul élève sa voix en Allemagne contre une telle pratique.
- "Deux tendances se manifestent. L'une veut radicaliser les esprits, éclairé par la propagande et par l'action et s'efforce, pour cette raison, d'opposer avec la plus grande vigueur les principes nouveaux aux idées anciennes. L'autre désireuse d'amener à l'activité pratique des masses qui s'y montrent peu enclines, cherche le moins possible à les choquer et fait ressortir ce qui unit plutôt que ce qui sépare. La première entend provoquer un clivage net et clair, la seconde vise à rassembler ; le nom de tendance "radicale" convient pour la première, celui "d'opportuniste" à la seconde (...).
Ce qui sépare les communistes des sociaux-démocrates, c'est l'intransigeance avec laquelle les premiers mettent en avant les principes nouveaux (système des soviets et dictature). L'opportunisme au sein de la 3ème Internationale emploie le plus possible les formes et les méthodes de lutte léguées par la 2ème Internationale et dépassées (syndicat, parlementarisme)."
(Pannekoek. Les Divergences en matière de tactique et d'organisation et la révolution mondiale et la tactique communiste. Kommunismus n° 28/29, 1er août 1920)
Volontarisme et opportunisme, loin de se contredire, se nourrissent l'un l'autre, se complètent dans l'erreur. Ils révèlent tous les deux une incompréhension identique du processus de prise de conscience du prolétariat et de la participation active des révolutionnaires à l'homogénéisation de celui-ci. L'une et l'autre de ces confusions abandonnent la perspective d'un travail long et patient d'explication au sein de leur classe, une mise en avant incessante des buts finaux et des nécessités historiques. Pour le volontarisme il s'agit d'amener le prolétariat à l'action par la seule volonté et force d'une minorité, pour l'autre il s'agit de les amener par la flatterie et l'abandon des principes communistes. Pour Lénine et les bolcheviks en 1917, il ne s'agissait pas de faire l'un ou l'autre. Le parti devait, selon eux, dépasser les illusions qui subsistaient au sein du prolétariat. Il ne fallait pas attendre que la classe ouvrière s'en débarrasse d'elle-même et sans l'intervention de son avant-garde, mais au contraire aller au devant des aspirations confuses des ouvriers, leur donner une expression claire, favoriser le développement de la conscience de classe, faire en sorte que le prolétariat en arrive à concevoir ses intérêts historiques véritables. Pour Lénine il s'agit ni de flatter les préjugés que garde encore la plupart des ouvriers ni d'agir sans tenir compte de l'état de conscience des grandes masses ouvrières, mais d'homogénéiser au sein du prolétariat la conscience de la nécessité de prendre le pouvoir, et de rendre le prolétariat apte a réaliser lui-même sa tâche historique.
- "La force temporaire des social-patriotes et la faiblesse dissimulée de l'aile opportuniste des bolcheviks résidaient en ceci que les premiers s'appuyaient sur les préjugés et les illusions actuelles des masses, tandis que les seconds s'y accommodaient. La principale force de Lénine consistait en ceci qu'il comprenait la logique interne du mouvement et réglait d'après elle sa politique. I1 n'imposait pas son plan aux masses. Il aidait les ouvriers à concevoir et à réaliser leurs propres plans. Lorsque Lénine ramenait tous les problèmes de la révolution a un seul "expliquer patiemment" cela signifiait : amener la conscience des masses en concordance avec la situation à laquelle elles ont été acculées par le processus historique (souligne par nous).
(Trotsky. Histoire de la révolution russe. Tome 2)
Voilà quel doit être le véritable souci des révolutionnaires ! Voilà de quelle manière, ils doivent opérer ce long travail d'explication et de critique des illusions passées, pousser à l'homogénéisation de la conscience de classe. Et pour pouvoir opérer ce travail, ils doivent éviter deux écueils : l'abandon des principes et du but final, l'action minoritaire et substitutioniste. C'est ainsi que Lénine lorsqu'il présente ses "Thèses d'avril" (qui mettent en avant la nécessité de la révolution prolétarienne mondiale), en avril 1917, refuse toute conciliation possible avec les mencheviks sous le prétexte fallacieux d'un renforcement de l'unité au sein du prolétariat. Dans un premier temps, il reste minoritaire au sein du parti, on le traite d'anarchiste et de fou ! Puis inlassablement, par ce même travail long et patient "d'explication", il parvient enfin à convaincre l'ensemble des bolcheviks. La force de Lénine à ce moment-là, c'est sa clarté politique, qui correspond aux désirs confus des ouvriers et aux nécessités présentes de la situation. Et pourtant pas un moment, Lénine ne se "plie" aux illusions encore majoritaires du prolétariat dans cette période.
- "Pas une minute Lénine ne ferme les yeux sur l'existence d'une "honnête" mentalité de défense nationale dans les larges masses. Sans se résorber en elle, il ne se dispose pas non plus à agir derrière leur dos. "Nous ne sommes pas des charlatans, lance-t-il à l'adresse des futures objections et accusations. Nous devons nous baser seulement sur la conscience des masses. Mais si, par nos positions, nous devons rester en minorité, c'est bon ! (...). Le véritable gouvernement est le Soviet des députés ouvriers. Au Soviet notre parti est cependant en minorité... Rien à y faire ! Il nous reste qu'à expliquer patiemment, avec persévérance, systématiquement l'aberration de leur tactique. Tant que nous sommes en minorité nous accomplissons un travail de critiques pour dégager les ouvriers de l'imposture. Nous ne voulons pas que les masses nous croient sur parole. Nous ne sommes pas des charlatans. Nous voulons que les masses se détachent par expérience de leurs erreurs."
(Trotsky. Histoire de la révolution russe. Tome 2)
Voilà quelles sont les paroles de Lénine à la veille de l'insurrection. Que propose-t-il ? Défend-il la nécessité pour le parti de s'imposer par la force des décrets ou l'action minoritaire ? Exige-t-il pour le parti de prendre la direction des événements sans tenir compte de l'expérience de l'ensemble du prolétariat ? Non rien de tout cela ! A quelques mois de la révolution, Lénine ne propose pas autre chose que d'entamer un long processus de critique et d'explication, un rappel des perspectives finales. Il ne propose rien d'autre que d'étendre la prise de conscience révolutionnaire, de généraliser à l'ensemble du prolétariat les acquis politiques rendus plus clairs au sein de l'avant-garde organisée des ouvriers. Car Lénine est tout à fait conscient qu'en février 17 et même en juillet 17 le prolétariat n'est pas encore suffisamment fort et conscient dans son ensemble pour prendre le pouvoir. Malgré toutes les confusions qui subsistent sur la nécessité pour le parti bolchevik de prendre le pouvoir, une chose reste claire cependant : ce sont les conseils, les soviets qui contrôlent et dirigent cette prise du pouvoir et pour ce faire, les ouvriers dans leur majorité doivent prendre conscience de cette nécessité de la révolution.
- "En juillet, cette disposition à une lutte intrépide n'existait pas encore, même chez les ouvriers de Petrograd. Ayant la possibilité de prendre le pouvoir; les ouvriers le proposaient cependant encore au comité exécutif. Le prolétariat de la capitale qui, en son écrasante majorité, était porté vers le bolchevisme, n'avait pas encore coupé le cordon ombilical de février, qui le reliait aux conciliateurs (...). Si le prolétariat n'était pas suffisamment et politiquement homogène ni suffisamment résolu, il en était de même et d'autant plus pour l'armée et la province (...).
"L'état de conscience des masses ouvrières, en tant qu'instance décisive de la politique révolutionnaire excluait la possibilité pour les bolcheviks de prendre le pouvoir en juillet.'' (souligne par nous)
(Idem)
L'attitude des bolcheviks en 1917 est à l'opposé de celle qui sera adoptée plus tard par l'IC et par le VKPD et son aile "putschiste". Celle-ci, et une partie même du KAPD, s'imagineront accomplir leur tâche d'avant-garde en démontrant en pratique, par des faits "exemplaires" la validité du programme communiste, en forçant le reste des ouvriers à suivre cette voie. C'est ainsi que des militants du VKPD (encouragés dans ce sens par une initiative d'un membre de l'Internationale Communiste), vont tenter en mars 1921 de "forcer le cours de la révolution". Cette tentative sera un désastre pitoyable.
- "Ce jeudi 24 mars, les communistes vont tenter par tous les moyens, y compris la force de déclencher la grève générale. Des détachements de militants essaient d'occuper les usines par surprise afin d'en interdire l'entrée à ceux qu'ils appellent les "jaunes", l'énorme masse des travailleurs non communistes. Ailleurs ce sont des groupes de chômeurs qui s'en prennent aux ouvriers au travail ou s'y rendant. Des incidents se produisent à Berlin, dans plusieurs grandes entreprises, dans la Ruhr et à Hambourg, où chômeurs et dockers qui ont occupés les quais en sont chassés après une vive fusillade. Le bilan d'ensemble est mince : 200 000 grévistes selon les pessimistes, un demi-million suivant les optimistes. Certains échecs sont cuisants, comme celui de Sült qui ne parvient pas à convaincre ses camarades des centrales électriques."
(Pierre Broué. La révolution en Allemagne. 1969)
Le travail de propagande et d'agitation mené par les bolcheviks avant octobre 1917, avait entraîné des résultats très différents :
- "Où est l'insurrection ? Le tableau n'est pas fait. Les événements ne font pas tableau. De petites opérations, calculées et préparées d'avance, restent distinctes entre elles dans l'espace et dans le temps. Elles sont liées par l'unité de but et de conception, mais non point par la fusion même de la lutte. Les grandes masses ne sont pas en action. II n'y a pas de collisions dramatiques avec les troupes. Rien de tout ce qu'une imagination éduquée d'après les faits de l'histoire rattache au concept d'une insurrection.
Le caractère général de l'insurrection donne motif plus tard à Masaryk, après plusieurs autres, d'écrire : "le soulèvement d'Octobre... ne fut nullement un mouvement populaire de masse. Il fut l'œuvre de leaders qui travaillaient d'en haut, dans les coulisses". En réalité ce fut le plus grand soulèvement des masses de toute l'histoire. Les ouvriers n'avaient pas besoins de sortir sur la place pour fusionner : ils constituaient politiquement et consciemment un ensemble (...). Ces masses invisibles marchaient plus que jamais au pas des événements. Les usines et les casernes ne perdent pas un instant la liaison avec les états-majors de district, les districts avec Smolny. Les détachements de gardes rouges (ouvriers en armes) se sentent appuyés par les usines. Les équipes de soldats, en rentrant dans les casernes, trouvent une relève toute prête. C'est seulement avant de grosses réserves derrière eux que les contingents révolutionnaires peuvent marcher avec autant d'assurance pour parvenir à leurs fins (...)
Les classes bourgeoises s'attendaient à des barricades, aux lueurs des incendies, à des pillages, à des flots de sang. En réalité, il régnait un calme plus effrayant que tous les grondements du monde. Sans bruit se mouvait le terrain social, comme une scène tournante, amenant les masses populaires au premier plan et emportant les maîtres de la veille dans un autre monde" (souligné par nous). - (Trotsky. Histoire de la révolution russe. Tome 2)
En octobre 1917, comme en Allemagne en 1921, le tableau que nous offre la lutte n'est pas celui d'une action confuse de la part de millions d'ouvriers. Dans un cas comme dans l'autre l'action révolutionnaire n'est apparemment pas menée par tous les ouvriers, pris un par un. Et pourtant malgré cette similitude apparente, il existe entre ces deux événements une différence fondamentale. Dans le cas de l'action de mars 1921, les révolutionnaires agissent en petits détachements armés totalement coupés des masses ouvrières Dans le cas de la prise du pouvoir en Russie, l'action des détachements armés du prolétariat se fait sous le contrôle et la volonté collective de millions de prolétaires. C'est le prolétariat, conscient dans son ensemble, qui décide et dirige la marche des événements même si cette participation ne prend pas une forme spectaculaire et anarchique.
En réalité l'unité, la fusion des volontés révolutionnaires de l'ensemble du prolétariat existe. Elle vit par mille canaux, à travers les contacts, les échanges innombrables entre les soviets, les districts, le comité révolutionnaire et les ouvriers, les gardes rouges et les bolcheviks... I1 y a là un feu révolutionnaire qui brûle partout de manière ininterrompue, qui allume les énergies, déclenche les initiatives venues de partout. Les propositions et les décisions naissent spontanément au sein de cette masse de millions d'ouvriers. Et en même temps, la conscience acquise par tous ces prolétaires en armes, cette volonté soudée vers un même but, donnent au tableau d'ensemble une apparence de calme, de décision, de précision formidable.
La révolution prolétarienne mondiale ne sera pas un feu de paille. Elle ne sera pas l'explosion anarchique et incontrôlée de mille révoltes désespérées et sans avenir. La révolution d'octobre 1917 l'a montré : la révolution communiste constitue le phénomène historique le plus conscient et le mieux contrôlé que l'humanité ait jamais connu. Sous la surveillance politique et les décisions de millions de prolétaires, elle s'affrontera avec violence et précision, avec courage et conscience, aux forces aveugles et déchaînées de la contre-révolution bourgeoise.
Mais le prolétariat n'arrivera pas automatiquement et facilement à une conscience aussi déterminée, aussi collective. La poussée des événements, l'accentuation de la crise, la dégradation de ses conditions de vie, ne suffiront pas à dégager devant ses yeux les perspectives historiques de son combat. La crise l'aiguillonnera, le forcera à lutter de plus en plus férocement et de plus en plus massivement. Le pourrissement de l'édifice économique, politique et social de la bourgeoisie sera le terrain objectif de la révolution. Mais le fumier reste le fumier. D'un engrais seul la vie ne peut pas jaillir. La situation du prolétariat dans le processus de production, la nature des nouveaux rapports de production que sa condition porte objectivement, la force historique qu'il porte en lui : autant de germes qui doivent s'épanouir sur tant de fumier. Ces promesses de vie sont cependant tellement fragiles que le moindre coup de talon peut les écraser avant qu'elles n'éclosent complètement. Pour les protéger et les développer plus complètement, pour que d'une situation de pourriture objective se fortifie la conscience homogène et massive de nécessité de la révolution communiste, le prolétariat s'est doté d'organisations révolutionnaires.
L'histoire de la révolution russe et des mouvements révolutionnaires mondiaux qui secouèrent l'ordre capitaliste à la même époque, confirme cette fonction des révolutionnaires. Mais comment accomplir concrètement cette tâche ? Développer et homogénéiser la conscience de classe est-ce que cela signifie simplement propager des idées, écrire de beaux livres théoriques ? Comment les révolutionnaires conçoivent-ils leur intervention au sein de leur classe ?
"Jusqu'à présent les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde. A présent il s'agit de le transformer" (Marx). Les révolutionnaires comme partie de leur classe participent à cette transformation du monde. Ils n'ont rien en commun avec des sectes d'intellectuels visionnaires. La prise de conscience prolétarienne étant un processus vivant et concret, il serait absolument faux de vouloir séparer ce processus avec la pratique même de la lutte de classe, du mouvement des grèves et des combats partiels du prolétariat. Les révolutionnaires participent pleinement à cette pratique, ils interviennent activement dans les luttes, au sein des grèves, des assemblées générales, des actions de lutte de leur classe. Ce n'est pas pour contempler leur nombril, leur propre pensée que les révolutionnaires réfléchissent. Ce n'est pas pour simplement comprendre théoriquement la réalité, qu'ils approfondissent le programme communiste.
Lorsque les révolutionnaires élaborent et enrichissent la théorie révolutionnaire, ils ne le font que pour mieux définir et orienter leur intervention concrète au sein de la lutte de classe, et pour mieux lier celle-ci à 1'activité politique du prolétariat. Leur action dans le développement de la conscience de classe n'a rien de passif ou de strictement théorique. Même s'ils ne sont pas un produit mécanique des luttes immédiates du prolétariat, même s'ils doivent s'organiser consciemment pour agir, les communistes conçoivent leur intervention comme un moment privilégié de la pratique globale de leur classe.
Même lorsqu'à certains moments du développement historique, leur impact est encore faible et qu'ils assument essentiellement une tâche de propagande, de diffusion d'idées générales dont l'écho reste minime auprès des ouvriers, les révolutionnaires n'interviennent jamais sur un plan strictement spéculatif ou intellectuel. Lorsqu'ils interviennent dans la lutte de classe, ils ne mettent pas en avant une pure théorie abstraite que les ouvriers devraient s'approprier au lieu de lutter. Ils sont dans la lutte. Ils y défendent des revendications, des formes d'organisation (comité de grève, conseils,...). Ils appuient tout ce qui peut étendre et renforcer la lutte. Leur tâche est d'intervenir et de participer - dans la mesure de leurs forces - à toutes les luttes partielles de leur classe. Ils doivent stimuler toute tendance du prolétariat à s'organiser lui-même sur des bases indépendantes de celles du capital. Dans les luttes, les assemblées générales, les conseils, les comités de quartier, dans toute expression politique et organisationnelle du prolétariat, les révolutionnaires seront présents. Ils y attaqueront avec fermeté les manœuvres des chiens de garde de la bourgeoisie qui tenteront sous le couvert d'un langage ouvrier de dévoyer la lutte vers des impasses et vers la défaite.
Dans la période pré-révolutionnaire, le parti, à travers sa presse, ses mots d'ordre, à travers l'agitation active de ses militants dans chaque lutte, cherchera à transformer ces luttes de simples réactions défensives à la décomposition économique du capital, en luttes politiques pour la destruction de l'État bourgeois. Le parti soutient, dans ces mouvements, toute revendication, tout mot d'ordre capables de servir à cette transformation, capables d'unifier politiquement le combat. D'une manière concrète il appelle à la coordination et à l'unification centralisée des comité de grève autonomes et à leur transformation en conseils politiques, il appelle à la transformation de l'autodéfense des ouvriers en offensive militaire organisée contre la bourgeoisie. Dans la période insurrectionnelle, il participe également à l'organisation militaire du prolétariat pour y mettre en avant les buts politiques de la lutte armée et l'analyse des rapports de force réelle entre les classes. Dans la période de guerre civile, il met en avant la nécessité de l'extension de la révolution internationale et la subordination des questions militaires et économiques à cette finalité politique.
Cette intervention pratique des révolutionnaires participe pleinement au développement de la conscience de classe. Car développer la conscience de classe, c'est développer une conscience pratique qui transforme la lutte et la fait aller de l'avant. Développer la conscience de classe c'est non seulement diffuser la théorie révolutionnaire mais également, en tant que révolutionnaires et que fraction de la classe, de participer à la lutte en défendant l'application pratique de cette .théorie. Homogénéiser les acquis politiques de la lutte cela signifie aussi en homogénéiser les implications concrètes, tout en rappelant constamment le but final du mouvement.
- "Nous ne repoussons aucune action partielle. Nous disons chaque action, chaque combat doit être mis au point, poussé en avant. Nous ne pouvons pas dire nous repoussons ce combat-ci, nous repoussons ce combat-là. Le combat qui naît des nécessités économiques de la classe ouvrière, ce combat doit être, par tous les moyens, poussé en avant" (souligné par nous).
(Intervention de Hempel (KAPD) au 3ème congrès de l'IC. 1921)
- "Nous avons la tâche, en tant que communistes, non de lancer des mots d'ordre de lutte quotidienne parmi les masses ouvrières, mais ceux-ci doivent être posés par les ouvriers dans les entreprises. Nous avons toujours à indiquer aux ouvriers que la solutions de ces questions quotidiennes n'améliorera pas leur situation, et qu'en aucun cas elle ne pourra amener la chute de la société capitaliste. Nous avons, nous communistes, la tâche de participer à ce combat journalier, de marcher en tête de ces luttes. Ainsi camarades, nous ne repoussons pas ce combat quotidien, mais dans ce combat nous nous mettons en avant des masses, nous leur montrons toujours le chemin, le grand but du communisme".
(Intervention de Meyer-Bergmann (KAPD) au même congrès)
Que font les révolutionnaires pour assurer la marche de la conscience de classe ?
Ils participent à chaque lutte et à son organisation et ils utilisent, jusqu'au bout et dès le début, l'élan de chaque combat pour franchir le plus grand nombre de pas vers la constitution du prolétariat en force capable d'abattre le système dominant.
Contribuer à cet apprentissage, tel est le but de l'intervention des communistes. Il faut dans chaque lutte mettre en avant les dimensions historiques et géographiques du mouvement, mais cela ne veut pas dire se contenter de rappeler le but final : le communisme à l'échelle mondiale. Il faut encore savoir apprécier chaque instant le point atteint par la lutte et savoir faire des propositions de marche qui en même temps, soient concrètement réalisables et présentent un véritable avancement de la lutte dans le sens du développement de l'unité et de la conscience de l'ensemble de la classe. Aller le plus loin possible dans chaque lutte pousser Jusqu'au bout ses capacités potentielles en proposant des buts réalisables mais toujours plus avancés, c'est à cela que s'attachent les révolutionnaires en intervenant dans les luttes ouvertes de leur classe. Dans le capitalisme décadent, les luttes ouvrières suivent cette loi qui caractérise les luttes révolutionnaires que Rosa Luxembourg résumait ainsi :
- "LA RÉVOLUTION RUSSE NE FAIT QUE CONFIRMER LES ENSEIGNEMENTS FONDAMENTAUX DE TOUTES LES GRANDES RÉVOLUTIONS, QUI ONT CHACUNE POUR LOI VITALE CECI : OU ALLER DE L'AVANT D'UN ÉLAN TRÈS RAPIDE ET RÉSOLU, ABATTRE D'UNE MAIN DE FER TOUS LES OBSTACLES ET PLACER SES BUTS DE PLUS EN PLUS LOIN ; OU ÊTRE FORT VITE REJETÉE EN ARRIÈRE DE SON FAIBLE POINT DE DÉPART ET ÉCRASÉE PAR LA CONTRE RÉVOLUTION, S'ARRÊTER, PIÉTINER SUR PLACE, SE CONTENTER DU PREMIER BUT UNE FOIS ATTEINT, EST IMPOSSIBLE DANS LA RÉVOLUTION"
(Rosa Luxembourg, La révolution russe.1918) (Rapport sur l'intervention adopté au 3ème congrès de RI. Juin 1978)
L'intervention des communistes consiste donc essentiellement à stimuler la marche en avant de la conscience et du combat, à utiliser chaque moment de la lutte pour faire progresser une évolution qualitative et collective du prolétariat vers la révolution mondiale et vers le communisme.