Soumis par Internationalisme le
Le formidable trésor d'expériences, faites entre février et octobre 1917 par le prolétariat en Russie, a montré aux prolétaires du monde entier qu'il était possible de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. L'insurrection d'Octobre avait signifié la victoire des masses ouvrières conscientes organisées en conseils ouvriers et avec en leur sein leur avant garde politique, le parti bolchevik (voir Internationalisme N° 333). Le cours des événements postérieurs à l'insurrection d'Octobre, c'est-à-dire le processus de dégénérescence de la révolution russe qui donna naissance au stalinisme, n'est compréhensible qu'à partir de la dynamique de défaite de la vague révolutionnaire mondiale dont il est une conséquence. Cette dégénérescence n'a donc rien à voir avec le mensonge bourgeois de la prétendue continuité entre la dictature du prolétariat issue d'octobre 17 et le stalinisme qui, au contraire, s'est développé sur les cendres de la révolution.
La Révolution russe de 1917 ne fut pas un phénomène isolé, dû aux conditions particulières à la Russie, mais le point culminant de la première vague révolutionnaire mondiale qui secoua l'ordre bourgeois de l'Allemagne aux Etats-Unis, de l'Europe à l'Asie, en passant par le continent sud-américain. Cette vague révolutionnaire fut la réponse à la guerre impérialiste qui avait inauguré la période de décadence du capitalisme mondial. Dorénavant, une seule alternative était en mesure de contrecarrer la barbarie capitaliste : la révolution prolétarienne mondiale.
Une seule issue,l'extension de la révolution mondiale
Si Lénine et les bolcheviks se sont portés à l'avant-garde des révolutionnaires, c'est en étant convaincus que l'alternative à la guerre mondiale ne pouvait être que la révolution mondiale du prolétariat. Internationalistes depuis la première heure, ils ne voyaient dans la Révolution russe que "la première étape des révolutions prolétariennes qui vont surgir inévitablement comme conséquence de la guerre".
La prise du pouvoir en Russie, dès lors qu'elle est devenue une possibilité, du fait de la maturation des conditions à l'échelle internationale et en Russie même, est conçue par les révolutionnaires comme un devoir élémentaire du prolétariat russe vis-à-vis du prolétariat mondial. Répliquant aux arguments mencheviks selon lesquels la révolution devait commencer dans un pays plus avancé, Lénine justifie ainsi la nécessité de la prise du pouvoir : "Les Allemands, c'est-à-dire les internationalistes révolutionnaires allemands, avec seulement un Liebknecht (qui de plus est en prison), sans organes de presse, sans droit de réunion, sans conseils, face à une gigantesque inimitié de toutes les classes de la population jusqu'au dernier hameau de paysans contre les idées de l'internationalisme, face à la superbe organisation de la grande, moyenne et petite bourgeoisie impérialiste, les allemands, c'est-à-dire les internationalistes révolutionnaires allemands, les travailleurs en uniforme de marins, ont commencé à se soulever dans la flotte, avec un rapport de peut-être de un à cent contre eux. Mais nous, qui avons des douzaines de journaux, qui avons la liberté de faire des assemblées, qui avons obtenu la majorité dans les soviets, nous qui en comparaison des internationalistes prolétariens du monde entier avons les meilleures conditions, nous devrions renoncer à soutenir les révolutionnaires allemands par notre insurrection. On va utiliser les mêmes arguments que Scheidemann et Renaudel : la chose la plus censée, c'est de ne pas faire l'insurrection parce que quand nous serons fusillés, le monde perdra avec nous des internationalistes si merveilleux, si raisonnables... Adoptons une résolution de sympathie pour les insurgés allemands. Ce sera vraiment de l'internationalisme raisonnable". (Lettre aux camarades bolcheviks participant au congrès des soviets de la région du nord).
Moins d'un an après la prise du pouvoir en Russie, il ne fait pas de doute que c'est au reste du prolétariat des autres pays de prendre le relais pour pousser plus loin la révolution mondiale : " La révolution russe n'est qu'un détachement de l'armée socialiste mondiale et le succès et le triomphe de la révolution russe que nous avons accomplie dépendent de l'action de cette armée (...) Le prolétariat russe a conscience de son isolement révolutionnaire, et il voit clairement que sa victoire a pour condition indispensable et pour prémisse fondamentale, l'intervention unie des ouvriers du monde entier" (Lénine, discours du 23 juillet 1918 à la conférence des comités d'usine de Moscou).
La révolution russe ne se contenta pas de confier passivement son destin au surgissement de la révolution prolétarienne dans d'autres pays, elle prit continuellement des initiatives pour étendre celle-ci. Le centre de gravité du rapport de force entre les classes se trouvait en Allemagne et ce sont des responsabilités considérables qui reposaient sur la classe ouvrière de ce pays. "Le prolétariat allemand est le plus fidèle, le plus sûr allié de la révolution russe et de la révolution prolétarienne" (Lénine).
Les révolutionnaires allemands, quant à eux, comprenaient pleinement l'enjeu de la situation : "(...) le destin de la révolution russe : elle atteindra son objectif exclusivement comme prologue de la révolution européenne du prolétariat. Si en revanche les ouvriers européens, allemands, continuent à rester spectateurs de ce drame captivant et jouent les badauds, alors le pouvoir russe des soviets ne devra pas s'attendre à autre chose qu'au destin de la Commune de Paris (c'est-à-dire la défaite sanglante)" (Spartacus, janvier 1918). L'effervescence révolutionnaire qui se développa notamment en Allemagne et en Europe Centrale durant l'année 1918 entretint tous les espoirs de l'imminence du déclenchement de la révolution mondiale.
La contre-offensive de la bourgeoisie contre l'extension de la révolution en Allemagne
De son côté, la bourgeoisie avait déjà tiré les leçons de la première bataille remportée par son ennemi de classe en Russie. Les capitalistes, ceux-là mêmes qui, quelques mois auparavant, déchaînaient encore leurs rivalités impérialistes sur les champs de bataille de la première boucherie mondiale, comprennent la nécessité de resserrer les rangs et de s'unir pour désamorcer et écraser la révolution mondiale en marche.
Ainsi, les forces de l'Entente ne cherchent nullement à mettre à genoux leur ennemi impérialiste lorsque le Kaiser est contraint de demander l'armistice en novembre 1918, pour lui permettre de faire face à la montée révolutionnaire en Allemagne (1).
L'armistice et la proclamation de la République en Allemagne provoquent un sentiment naïf de "victoire" que paiera très cher le prolétariat. Alors que les ouvriers en Allemagne ne parviennent pas à unifier les différents foyers de lutte et se laissent désorienter par les discours et manœuvres des partis ouvriers et des syndicats passés dans le camp de la bourgeoisie, la contre-révolution s'organise et coordonne les syndicats, les partis "socialistes" et le haut commandement militaire.
A partir de décembre 1918, la bourgeoisie passe à l'offensive par de constantes provocations envers le prolétariat de Berlin dans le but de le faire partir en lutte seul et de l'isoler du reste du prolétariat allemand. Le 6 janvier, un demi-million de prolétaires berlinois sortent dans la rue. Le lendemain même, à la tête des corps-francs (officiers et sous-officiers démobilisés par le gouvernement), le "socialiste" Noske écrase dans un bain de sang les ouvriers de Berlin. Afin de laisser le moins de chances possibles au prolétariat de se remettre de cette bataille perdue, la bourgeoisie allemande frappe encore plus fort : elle décapite l'avant-garde du prolétariat allemand en faisant assassiner ses deux figures les plus prestigieuses, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg.
Avec la défaite sanglante que vient de subir la classe ouvrière en Allemagne, la Russie des Soviets voit s'éloigner la perspective immédiate de l'extension de la révolution mondiale.
Néanmoins, le bastion prolétarien russe se fixe comme tâche de "tenir" dans l'attente de nouveaux soulèvements révolutionnaires en Allemagne et dans d'autres pays. Le prolétariat en Russie se trouve ainsi confronté à des conditions extrêmement difficiles : toute la bourgeoisie mondiale s'étant unie dans une gigantesque croisade anti-bolchevique, la République des Soviets était devenue une véritable forteresse assiégée. Totalement isolée, la révolution se débattait entre la vie et la mort. Tenir dans de telles condition exigeait du prolétariat des sacrifices sans fin.
Isolée et étranglée par la coalition bourgeoise, la révolution russe s'effondre
En Ukraine, en Finlande, dans les Pays Baltes, en Bessarabie, la Grande-Bretagne et la France mettent en place des gouvernements qui appuient les armées blanches contre-révolutionnaires regroupées autour des restes de la bourgeoisie russe. Les grandes puissances décident en outre d'intervenir directement en Russie même. Des troupes japonaises débarquent à Vladivostok et plus tard arrivent les détachements français, anglais et américains. Pendant trois ans, jusqu'en 1921, ces forces vont déclencher une véritable orgie de terreur sanglante au sein du pays des soviets, déchaînant massacres et atrocités en tout genre, applaudis des deux mains par les Etats "démocratiques" et bénis par les "socialistes" européens. De surcroît, à l'action des troupes occidentales et des armées blanches s'ajoutent le sabotage et la conspiration contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie en Russie. La guerre civile atroce qui ravage le pays pendant ces années, avec son cortège de maladies et de famines résultant du blocus économique imposé à la population russe, causa 7 millions de morts.
Pendant ce temps, démocrates et socialistes écrasent paquets par paquets les insurrections ouvrières en Allemagne, en Autriche et en Hongrie. Toutes les défaites que subit alors le prolétariat dans les autres pays sont autant de coups portés au prolétariat russe qui voit ainsi se renforcer son isolement. Alors que le pouvoir des Soviets en Russie ne pouvait se consolider qu'au sein d'une dynamique d'extension de la révolution mondiale pour éradiquer la domination bourgeoise à l'échelle internationale, a contrario, cette situation d'isolement politique, conjuguée aux conséquences de la guerre civile, l'affaiblissent considérablement.
Le prolétariat et son avant-garde en Russie étaient littéralement "coincés". Les bolcheviks étaient dans l'incapacité de mener une politique différente de celle qui leur était imposée par le cours défavorable du rapport de forces entre la révolution prolétarienne et le capitalisme dominant. La solution à ce dilemme ne se trouvait pas en Russie même : elle n'était pas plus entre les mains de l'Etat russe que dans les rapports entre le prolétariat et la paysannerie. La solution ne pouvait venir que du prolétariat international.
C'est la raison pour laquelle toutes les mesures économiques prises, notamment celles instaurées sous ce qu'on a appelé par la suite le "communisme de guerre", n'auguraient en rien une "véritable" politique socialiste. Elles ne représentaient pas l'abolition des rapports sociaux capitalistes mais étaient simplement des mesures d'urgence imposées par le blocus économique capitaliste contre la république des Soviets et par les nécessités résultant de la guerre civile.
De même, lorsque la vague révolutionnaire est entrée dans sa phase finale à partir de 1921, malgré encore la poursuite d'héroïques combats de la classe ouvrière, l'instauration de la NEP (Nouvelle Politique Economique) n'était pas la "restauration" du capitalisme puisque celui-ci n'avait jamais été éliminé en Russie. Toutes ces politiques et mesures portaient la marque des conditions d'asphyxie que l'isolement imposait à la révolution.
Lénine était parfaitement conscient du fait que, malgré la prise du pouvoir par le prolétariat, la destruction de l'économie capitaliste en Russie dépendait de l'extension de la révolution en Europe : "Nous avions totalement raison de penser que si la classe ouvrière européenne avait pris le pouvoir avant, elle aurait pris à sa charge notre pays attardé - tant d'un point de vue économique que culturel-, elle nous aurait ainsi aidé par la technique et l'organisation et nous aurait permis, en corrigeant et modifiant en partie ou totalement nos méthodes de communisme de guerre, de nous diriger vers une véritable économie socialiste" (2).
Face au déchaînement de la guerre impérialiste, puis de la guerre civile, un grand nombre de prolétaires se sont retrouvés d'emblée sur les champs de bataille où ils comptèrent parmi les combattants les plus valeureux de l'armée rouge mais où ils furent décimés également par centaines de milliers. Les grandes concentrations ouvrières, qui avaient donné naissance aux Soviets les plus en pointe dans la révolution, se trouvèrent ainsi terriblement affaiblies par la guerre et la famine. L'isolement du bastion prolétarien en Russie entraîna la perte progressive de la principale arme politique de la révolution : l'action massive et consciente de la classe ouvrière à travers ses Conseils ouvriers. Ceux-ci devinrent l'ombre d'eux-mêmes et furent absorbés par un appareil d'Etat devenu de plus en plus tentaculaire et bureaucratique.
La nécessité de "tenir" en attendant la révolution en Europe entraîna de plus en plus le parti bolchévik à abandonner sa fonction d'avant-garde politique du prolétariat au profit de la défense de l'Etat soviétique. Cette politique de défense de l'Etat soviétique devint très rapidement antagonique aux intérêts économiques du prolétariat (3). Elle conduisit à l'absorption totale du parti bolchévik par l'appareil d'Etat. Ainsi l'identification du parti à l'Etat finit par conduire les bolchéviks, en 1921, à réprimer dans le sang l'insurrection des ouvriers de Krondstadt contre la misère et la famine. Cet épisode tragique de la révolution russe (sur lequel nous reviendrons dans un prochain article) fut le signe le plus spectaculaire de l'agonie de la révolution russe.
Le stalinisme, fer de lance de la contre-révolution
C'est en fait de l'intérieur, au sein même de la République des Soviets, là où les révolutionnaires l'attendaient le moins, que surgit la contre-révolution et que se reconstitua le pouvoir de la bourgeoisie du fait du processus d'absorption du parti bolchévik par l'Etat.
Gangrené par le surgissement d'un appareil bureaucratique et totalitaire, le parti bolchevik tendit de plus en plus à substituer la défense des intérêts de l'Etat soviétique au détriment des principes de l'internationalisme prolétarien. Après la mort de Lénine en 1924, Staline, principal représentant de cette tendance vers l'abandon de l'internationalisme, aida la contre-révolution à s'installer : grâce à l'influence qu'il avait acquise dans l'ombre au sein de l'appareil, il entrava puis paralysa l'action des éléments qui tentèrent de s'opposer aux déviations contre-révolutionnaires du parti bolchévik.
Ainsi, l'épuisement de la vague révolutionnaire après 1923 et dont le dernier soubresaut interviendra en Chine (1927), signa la faillite de la plus grande expérience révolutionnaire du prolétariat. Le bastion prolétarien russe s'effondra de l'intérieur et la chasse aux révolutionnaires internationalistes fut ouverte dans le parti. Le parti bolchévik stalinisé devait ainsi être "épuré" de tous ceux qui, restés fidèles à l'internationalisme, continuaient à se revendiquer des principes du prolétariat que Lénine avait défendus bec et ongles. Dès 1925, Staline mit en oeuvre la théorie de "la construction du socialisme en un seul pays" grâce à laquelle allait s'installer dans toute son horreur la contre-révolution la plus effroyable de toute l'histoire humaine. Cette contre-révolution stalinienne, en détruisant toute pensée révolutionnaire, en muselant toute velléité de lutte de classe, en instaurant la terreur et la militarisation de toute la vie sociale, en décimant la vieille garde bolchevique, devenait l'incarnation de la négation du communisme. L'URSS devenait un pays capitaliste à part entière où le prolétariat était soumis, le fusil dans le dos, aux intérêts du capital national, au nom de la défense de la "patrie socialiste".
La défaite de la vague révolutionnaire mondiale, et en son sein de la révolution en Russie à travers sa dégénérescence stalinienne, a constitué l'événement le plus tragique de l'histoire du prolétariat et de l'humanité puisqu'elle a provoqué le plus profond recul jamais connu par la classe ouvrière (un demi-siècle de contre-révolution mondiale) et ouvert la voie à la seconde guerre mondiale.
Il est donc vital pour la classe ouvrière de tirer tous les enseignements de la révolution russe et de son échec.
Seule la capacité du prolétariat à se réapproprier les leçons de sa propre histoire peut lui permettre de ne pas céder aux campagnes mensongères de la bourgeoisie répétant à satiété que la terreur du régime stalinien est l'enfant naturel de la révolution d'Octobre 17.
L'objectif de telles campagnes et de tels mensonges consiste à dénaturer Octobre 1917 en faisant croire que toute révolution prolétarienne ne peut conduire qu'au stalinisme. La classe dominante et ses idéologues patentés s'efforcent ainsi d'empêcher la classe ouvrière de reprendre le flambeau du formidable combat mené par cette génération de prolétaires qui, il y a 80 ans, avait osé se lancer à l'assaut du ciel pour détruire l'ordre bourgeois.
BS
(1) On mesure ainsi tout le chemin parcouru par la bourgeoisie puisque, moins de deux ans auparavant, les bourgeoisies française et anglaise avaient poussé le gouvernement Kerensky, issu de la révolution de février 1917, à maintenir l'effort de guerre coûte que coûte, obligeant ce gouvernement provisoire à démasquer sa nature bourgeoise aux yeux des ouvriers et attisant ainsi le feu révolutionnaire en Russie.(2) Lénine, La NEP et la révolution, Théorie communiste et économie politique dans la construction du socialisme. (Autres sources : Revue Internationale n° 3, 75, 80).
(3) Ce problème n'échappa pas à la vigilance de Lénine qui soutint à propos du débat dans le parti bolchevik sur le rôle des syndicats au début des années 20, que la classe ouvrière avait encore à défendre ses intérêts immédiats contre l'Etat durant la période de transition du capitalisme au socialisme. Mais dans les conditions de l'époque, les révolutionnaires n'eurent pas les moyens de pousser plus avant la réflexion politique sur cette question cruciale.