Soumis par ICConline le
Les combats de classe du prolétariat en Amérique du Nord au cours de la grande vague révolutionnaire de 1917-1923 sont en général ignorés, mal connus ou déformés. Ils démontrent pourtant le caractère mondial essentiel de cette vague révolutionnaire. Ils témoignent également des potentialités d’une classe ouvrière dans cette région du monde dont on nous renvoie encore aujourd’hui l’image faussée d’une classe ayant toujours été intégrée et minée par le réformisme. C’est pourquoi nous publions la traduction d’une série d’articles parus dans Internationalism, organe de notre section au Etats-Unis sur les luttes les plus marquantes de cette période.
La grève générale de Seattle en 1919
Avec en toile de fond l’effervescence prolétarienne sans précédent de 1919, la classe ouvrière américaine n’a pas hésité à développer la lutte de classe au niveau de la production à travers tout le pays, industrie après industrie. Il y eut 3 630 grèves impliquant 4 160 000 ouvriers tout au long de l’année 1919 :
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une grève générale à Seattle en février ;
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une grève nationale dure dans la métallurgie avec 375 000 ouvriers luttant contre les 68 heures de travail hebdomadaires et les conditions de travail sans sécurité, en septembre ;
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une série de « grèves sauvages » culminant dans une grève nationale de 400 000 mineurs ;
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une grève générale dans l’industrie de l’habillement à New York qui s’acheva victorieusement par la limitation de la semaine de travail à 44 heures ;
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des grèves dans les tramways à Chicago, Denver, Knoxville, Nashville, Kansas City ;
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une grève dans le textile de 32 000 ouvriers à Lawrence, dans le Massachusetts.
Dans cette vague de grèves, la participation militante d’ouvriers immigrants, en particulier originaires de l’Europe de l’Est, était spécialement significative. Afin de diviser et d’affaiblir le mouvement, la Fédération Américaine du Travail (AFL) réactionnaire a longtemps dénigré les ouvriers immigrés, en soutenant la législation raciste pour bloquer le flux des migrants venant de l’Europe du Sud et de l’Est et en insistant sur le fait que les ouvriers immigrés étaient inorganisables et indisciplinés. Cependant, sous le souffle des événements secouant le continent européen, les ouvriers immigrés se mirent eux-mêmes à l’avant-garde des luttes à la fois dans les usines et dans le Parti Socialiste, démontrant la véritable nature internationaliste du prolétariat.
La grève générale surgit malgré les syndicats, pas grâce à eux
L’année 1919 commence avec la grève générale de Seattle. Les ouvriers y étaient particulièrement radicalisés, spécialement à travers leur sympathie envers la révolution en Russie et c’est cette radicalisation qui a stimulé la dynamique de la grève. Alors que ce qui a été retenu de Seattle a été le cadre formel d’une grève générale organisée par les syndicats, ce qu’elle révèle en réalité, ce sont moins les caractéristiques d’une puissante grève orchestrée d’en haut par la bureaucratie syndicale que celles d’une grève de masse, dans laquelle les ouvriers de tous les secteurs et de toutes les industries rejoignirent la lutte autour de leurs propres revendications et dans laquelle le contrôle de la lutte était entre les mains d’un comité de grève contrôlé par les masses ouvrières.
La lutte a démarré à l’initiative des métallurgistes de l’industrie navale, qui constituaient une force dominante au sein du prolétariat de Seattle. Pendant la guerre, les leaders syndicaux avaient fiévreusement travaillé à dissuader les ouvriers de la construction navale mécontents de se mettre en grève en utilisant à la fois des appels patriotiques exacerbés et des avertissements menaçants disant que de telles actions étaient une violation de leur contrat et donc illégales. Mais dès que l’armistice fut signé en novembre 1918, les ouvriers exigèrent des augmentations de salaires. Les patrons voulaient ne concéder des augmentations qu’aux ouvriers les plus productifs mais pas pour les autres. Cependant, à cause de la guerre, le secteur était placé sous l’autorité directe du gouvernement et la Corporation de la Flotte d’Urgence gouvernementale ordonna aux compagnies de ne rien accorder à aucun ouvrier et menaça de supprimer la part de bénéfices des patrons si des augmentations étaient accordées. Les ouvriers se trouvèrent rapidement confrontés à une caractéristique centrale de la lutte de classe en période de décadence capitaliste : la lutte économique se transforma très rapidement en rapport de forces directement avec l’Etat capitaliste.
Cela ne fut pas limité aux seuls ouvriers de la construction navale. Les ouvriers d’autres industries perçurent l’intervention du gouvernement comme une attaque dirigée contre toute la classe ouvrière. Le 21 janvier, les 35 000 ouvriers de la construction navale arrêtèrent le travail. Répondant à un appel en soutien de la part des syndicats de la métallurgie, le Conseil Syndical de Seattle adopta une résolution le 22 appelant à une grève générale en solidarité avec les grévistes, qui fut immédiatement relayée par les ouvriers de la base de 24 syndicats, comprenant les peintres, les barbiers, les maréchaux-ferrants, les chaudronniers, les ouvriers de la construction, les charpentiers, les fabricants de cigares, les cuisiniers, les ouvriers du vêtement, les dockers, les distributeurs de lait. En deux semaines, 110 syndicats locaux avaient voté une motion pour rejoindre la grève, y compris même parmi les secteurs réputés les plus conservateurs du syndicat AFL. Mais, alors que ces différentes catégories exprimaient leur solidarité, en grève par « sympathie » envers les ouvriers de la construction navale, la lutte abandonnait le terrain corporatiste car les ouvriers, usine après usine, tout en discutant ouvertement le fait qu’ils avaient aussi des revendications à apporter contre leurs propres patrons, tendaient à transformer la grève en lutte généralisée contre le capital. Ceci illustre encore une autre caractéristique centrale de la lutte de classe dans le capitalisme décadent : la solidarité active et la généralisation des luttes montrait des ouvriers rejoignant la lutte d’ensemble sur la base de leurs propres revendications, et pas seulement par « sympathie ».
Cette poussée vers la grève de masse se développa alors que les 25 leaders syndicaux principaux de Seattle siégeaient lors d’une conférence à Chicago. En bons syndicalistes officiels, ils étaient inquiets de la tournure que prenaient les évènements. Ces prétendus syndicalistes « progressistes » rejoignirent rapidement les chefs de l’AFL pour travailler à bloquer et mettre fin à la grève. Aussi, contre la tendance des gauchistes et des historiens à mettre en avant le rôle des syndicats, la grève de Seattle surgit bel et bien malgré les syndicats, et pas grâce à eux, ce qui met en avant une autre caractéristique importante de la lutte de classe dans le capitalisme décadent : la nature contre-révolutionnaire des syndicats et leur utilisation par la bourgeoisie pour contrôler et saboter les luttes ouvrières.
Le comité de grève générale et la situation de double pouvoir
La grève était prévue pour le mois de février . Un comité de grève générale fut mis sur pied afin de coordonner la lutte. Ce comité était composé de 300 ouvriers – la plupart des ouvriers de la base, avec peu d’expérience de la direction d’une grève – 3 délégués de chaque syndicat se joignant à la grève. Le comité général et un comité exécutif plus restreint composé de 15 membres, dénommé « le comité des quinze », se réunirent chaque jour dès le 2 février, au début pour planifier la lutte, ensuite pour la diriger. Chaque après-midi, une session ouverte du comité était tenue de façon à ce que chaque ouvrier puisse y assister, suivre les débats et participer à la discussion. Le comité prit rapidement les caractéristiques d’une concurrence ouvrière avec le gouvernement de la ville, un exemple embryonnaire de double pouvoir, étant donné que les ouvriers organisèrent la sauvegarde du bien-être générale de la communauté pendant la grève. Des décisions prudentes étaient prises par les sous-comités du comité des 15 pour faire en sorte que les services vitaux ne soient pas touchés par la grève. Par exemple, il fut décidé que les éboueurs ramasseraient les poubelles qui posaient un risque pour la salubrité publique. Les blanchisseurs furent autorisés à garder une boutique ouverte pour assurer la maintenance hospitalière. On demanda aux pompiers de rester à leur poste. Une force ouvrière de 300 vétérans de guerre fut recrutée pour assurer la paix et la sécurité. Ces gardes ouvriers ne portaient pas d’armes mais seulement un brassard blanc en signe de reconnaissance. Ils se servaient de leur pouvoir de persuasion et de l’autorité du comité de grève générale pour régler les situations difficiles et préserver l’ordre.
Reflétant l’existence de cette authentique dualité du pouvoir, les employeurs, les officiels du gouvernement, y compris le maire, ainsi que des groupes d’ouvriers, venaient rencontrer le comité de grève pour demander des exemptions de grève. Une requête des représentants du comté pour que l’équipe des portiers des bureaux gouvernementaux reste à leurs postes fut rejetée. Une demande du syndicat des camionneurs pour acheminer du carburant pour un hôpital fut acceptée. Une proposition des employés des pharmacies pour que les ordonnances puissent être délivrées pendant la grève le fut également. Chaque pharmacie eut l’ordre d’afficher : « Aucun produit vendu durant la grève. Seules les ordonnances seront acceptées. Le comité de grève générale.» Les livreurs de lait pouvaient acheminer le lait pour les enfants de la ville ; chaque camion était porteur d’une affiche précisant : « Exempté de grève par ordre du comité de grève générale ». Les cuisiniers des restaurants, les serveurs et d’autres employés de l’industrie alimentaire mirent sur pied 21 salles de restauration afin de nourrir 30 000 personnes par jour pendant toute la durée de la grève. On demanda aux employés de la téléphonie de se mettre à la disposition des forces de sécurité du comité de grève et de poursuivre le service des communications pour la grève. Le service de l’électricité fut maintenu, sauf dans les entreprises commerciales. Lorsque la grève commença à 10 heures le 6 février, la ville s’arrêta ; au total, 100 000 ouvriers se mirent en grève dont 40 000 non-syndiqués. Les tramways cessèrent de rouler, les magasins fermèrent, rien ne bougeait sans l’autorisation de ce gouvernement ouvrier embryonnaire. L’ordre était maintenu. Les ouvriers du Seattle Union Record, le journal tenu par la Bourse du Travail rejoignirent la grève, et laissèrent malheureusement la lutte sans bulletin quotidien pour garder les grévistes informés et pour contrer les rumeurs et les faux rapports répandus par la bourgeoisie. Cherchant à éviter de fournir un prétexte au gouvernement d’envoyer des troupes ou la police armée contre eux, le comité appela les gens à n’organiser aucune manifestation de masse. Ainsi, les troupes disséminées dans Seattle à la demande du maire dès le deuxième jour de la grève, trouvèrent une ville calme où le taux de criminalité avait baissé de 66%.
Les syndicats brisent la grève
Les forces de la réaction s’organisèrent rapidement pour contrer les ouvriers. Le maire loua les services d’une police supplémentaire, des truands assermentés pour l’occasion, requis davantage de troupes fédérales, et posa aux grévistes l’ultimatum de reprendre le travail. Cependant, ce n’est pas la menace d’usage des forces de répression qui fut décisive pour faire cesser la grève, car le comité de grève ignora l’ultimatum du maire. C’est en réalité l’intervention des syndicats contre les ouvriers qui fut l’élément-clé de la contre-offensive bourgeoise. Dès le début de la grève, les syndicats de l’AFL bombardèrent les grévistes de télégrammes insistant sur l’illégalité du mouvement, les menaçant de suspensions et les pressant de mettre immédiatement fin à la grève. Dès qu’ils purent atteindre Seattle, les leaders syndicaux, tantôt menaçants, tantôt flagorneurs, les mettaient en garde contre des « conséquences terribles ». A un moment donné, le comité sembla fléchir sous la pression, et vota par 12 voix contre 2 et une abstention la fin de la grève. Ses membres apportèrent ensuite cette résolution devant le comité plénier, où la plupart des délégués étaient hésitants. Lors de la pause-déjeuner, les débats furent arrêtés. Les délégués consultèrent les ouvriers qu’ils représentaient durant ce break et, forts de la combativité militante de la base, revinrent vers le comité de grève général pour rejeter la résolution de fin de la grève. Ceci illustre une autre caractéristique de la lutte ouvrière dans le capitalisme décadent : la nécessité pour les ouvriers de contrôler la lutte eux-mêmes à travers des délégués révocables, pour s’assurer d’une véritable représentation dans les organes délibératifs qu’ils ont mis en place pour coordonner la lutte.
Ayant échoué dans leur tentative pour faire cesser la lutte, les centrales syndicales, en quête d’un maillon faible, concentrèrent leur attention sur les syndicats de métier,. Les premiers craquements vinrent des conducteurs de tramway, qui furent remis au travail par leur bureau exécutif sous pression des leaders nationaux, puis ce fut le tour des camionneurs. Sentant que le vent avait tourné, le comité de grève optait à présent pour un repli en bon ordre, et la grève s’acheva le 11 février. Seuls, les travailleurs de la métallurgie des chantiers navals continuèrent la grève.
Trois faiblesses politiques en particulier avaient pesé lourdement sur la grève. La première fut l’incapacité à comprendre la question syndicale, à reconnaître clairement que les syndicats qui les pressaient de saborder la lutte faisaient partie de l’appareil d’Etat capitaliste, c’est-à-dire une arme dirigée contre eux. Les syndicats, pour leur part, étaient parfaitement clairs sur leur rôle contre-révolutionnaire. La Fédération Américaine du Travail se réclamait ouvertement de son sale travail dans l’intérêt de l’ordre capitaliste : « Ce fut l’attitude avertie, avisée et décidée des leaders syndicaux des American International Trade Unions et pas des troupes américaines ou bien les décrets du maire, qui mirent fin à cette brève perturbation du Nord-Ouest. » (American Fedemtiouist, mars 1919)
La deuxième fut l’impossibilité à saisir le danger de rester isolés. Du fait qu’ils étaient entrés en lutte sans comprendre qu’ils se trouvaient face à une attaque généralisée de la classe capitaliste, les ouvriers restèrent confinés à Seattle. On demanda aux grévistes de rester chez eux et pas dans les rues, alors que des délégations ouvrières auraient dû sillonner le nord-ouest et le reste du pays en appelant d’autres ouvriers à rejoindre le combat. En restant isolés, les prolétaires de Seattle ont laissé la porte ouverte à l’offensive des syndicats. Ces derniers purent concentrer leur contre-offensive sur une seule ville, plutôt que d’avoir à faire face à une traînée de poudre à travers tout le pays. Les milliers d’autres grèves qui surgirent cette année-là démontrèrent que la base pour un élargissement de la grève de Seattle était bel et bien présente.
La troisième faiblesse fut l’absence d’une avant-garde révolutionnaire organisée. L’identification émotionnelle avec la Révolution russe n’était pas suffisante pour relever le défi. La lutte avait besoin d’une minorité révolutionnaire capable de montrer les réelles leçons des Soviets et de la grève de masse de Russie. La gauche socialiste était alors empêtrée dans une bataille pour gagner le contrôle du parti socialiste, et repoussa la formation d’un parti communiste à la fin de l’été 1919. Sur les évènements de Seattle, la gauche était en retard. La lutte s’était déroulée sans l’intervention d’une minorité révolutionnaire.
Les leçons de la grève générale de Seattle
La grève de Seattle ne dura que 6 jours, mais elle regorge de leçons. Pour récapituler celles qui sont centrales :
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dans la période de décadence capitaliste, les luttes économiques sont rapidement transformées en confrontations politiques avec l’Etat ;
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les luttes ouvrières peuvent et doivent se généraliser, tirant les autres ouvriers autour de leurs revendications propres ;
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les luttes qui restent isolées géographiquement, comme les luttes qui sont isolées dans une seule industrie sont condamnées ; contrairement au dénigrement idéologique du prolétariat effectué par la propagande bourgeoise, les ouvriers de Seattle ont démontré clairement que le prolétariat a la capacité de s’auto-organiser et de contrôler la société, et peut le faire de façon vraiment rapide et efficace ;
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les syndicats ne sont plus des organes de l’auto-défense ouvrière, mais des agents de la bourgeoisie au sein du prolétariat, fonctionnant pour contrôler, dévoyer et désarmer les luttes ouvrières ;
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l’existence de l’organisation révolutionnaire, non pour contrôler la lutte, mais pour y intervenir comme minorité active dans la classe, pour montrer la perspective de la marche vers le communisme, pour tirer les leçons des autres luttes, spécifiquement quant au besoin d’étendre le combat aux autres villes et aux autres industries, est essentielle ;
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la nécessité pour les ouvriers de contrôler la lutte eux-mêmes et de maintenir les moyens d’une communication avec toute la classe ouvrière (la publication de bulletins quotidiens, les meetings et manifestations de masse quotidiens, etc.)
Nous ne cultivons aucune illusion sur le brève flambée de Seattle. Il n’est pas besoin de montrer sous des couleurs séduisantes, d’exagérer ou de faire du romantisme de la grève générale de Seattle. Les révolutionnaires ne doivent pas un instant hésiter à la saluer comme un magnifique moment dans l’histoire de notre classe, et d’apprendre l’expérience qu’elle représente. Aujourd’hui, toute la classe ouvrière se trouve face à des attaques continues de la classe dominante contre leur niveau de vie et cherche des chemins pour répondre collectivement. Les révolutionnaires doivent donc insister sur la nécessité pour les ouvriers de repousser les syndicats, de prendre le contrôle des luttes dans leurs propres mains, et de travailler à la généralisation du combat. Ce ne sont pas des propositions abstraites, mais les leçons très concrètes de la lutte du prolétariat au siècle dernier, comprenant l’expérience de Seattle.
JG (10 mai 2009), Internationalism n° 109
90 ans depuis la grève générale de Winnipeg
90 ans après la grève générale de Winnipeg, les lecteurs se rappelleront que nous avons réimprimé dans notre dernier numéro un article antérieur sur la grève de Seattle de 1919, qui signalait l'importance de cet événement dans le développement de la lutte de classe en Amérique du Nord, qui analysait ses forces et ses faiblesses et montrait comment, en dépit du mythe persistant de la passivité de la classe ouvrière en Amérique du Nord, la vague révolutionnaire de la fin de la 1° Guerre Mondiale, qui a remis en question les rapports sociaux capitalistes, n'a pas épargné l'Amérique du Nord.
Dans cet article, nous poursuivons notre regard sur l'histoire de la vague révolutionnaire en Amérique du Nord avec un nouvel article sur les événements au nord du 49° parallèle, où la classe ouvrière du Canada a lancé sa propre offensive contre le système capitaliste dans une série de luttes à travers l'année 1919, aboutissant à la grève générale de Winnipeg en Mai et Juin de cette année qui aurait menacé l'ordre social capitaliste et aurait, sous la forme d'assemblées ouvrières massives et spontanées, préfiguré un nouvel ordre social au-delà du capitalisme.
Au printemps 1919, Winnipeg était une ville animée, la plus grande ville de l'ouest canadien et le siège des plus grands buildings de l'Empire Britannique de l'époque. Carrefour de communications important reliant le Canada occidental au Canada oriental aussi bien que sur une route vers les Etats-Unis, Winnipeg se présentait comme un centre important de la vie de la classe ouvrière dans la partie occidentale du continent. Au printemps de 1919, Winnipeg se trouvait isolé sur les immenses prairies nordiques, à presque 500 milles du plus proche centre métropolitain, ce qui ne l'a pas empêché de servir de point focal d'une vague de luttes de la classe ouvrière qui a balayé le Canada occidental.
La classe ouvrière dans Winnipeg a dû surmonter de nombreux obstacles pour s'unifier dans la lutte massive qu'elle avait déclenchée cette année. Ethniquement diverse, avec des ouvriers d'origine anglaise, écossaise, française, juive, allemande, mennonite, ukrainienne et d'ailleurs, la classe ouvrière de Winnipeg était loin d'être homogène. Des différences de métiers, de genre et de langue ont divisé la classe ouvrière, bien que la fracture la plus importante de l'époque ait probablement été celle entre les ouvriers qui avaient servi sur les champs de bataille d'Europe pendant la Première Guerre Mondiale et ceux qui avaient travaillé chez eux dans des usines, des ateliers et sur les voies ferrées. La situation était si mauvaise qu'en janvier 1919, la classe dirigeante a manipulé avec succès les tensions qui existaient entre les vétérans de retour de la guerre, qui avaient à faire face au chômage et à l'insécurité, et les ouvriers immigrés, provoquant des émeutes anti-immigrés. Des soldats de retour du front ont marché sur une usine d'emballage de viande exigeant que les étrangers soient renvoyés de leur travail. Les vétérans ont également attaqué une réunion socialiste en commémoration aux révolutionnaires allemands martyrisés, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Pendant plusieurs jours des immigrés ont été attaqués dans les rues et même dans leurs maisons.
Malgré tous leurs efforts, la bourgeoisie et son appareil d'Etat n'ont pas pu tirer profit de ces divisions pour empêcher les protestations de la classe ouvrière de Winnipeg, car ils ont dû faire face à l'agitation sociale et économique qui a accompagné la guerre et lui a apporté sa conclusion. Tout au long du printemps 1919, la classe ouvrière de Winnipeg a démontré une capacité énorme de dépasser ces diverses divisions et d'agir de façon unifiée en tant que force qui défendait ses propres intérêts de classe. Dans ce qui a peut-être été un des épisodes les plus importants de la lutte de Winnipeg, les vétérans de la classe ouvrière qui, à peine quatre mois plus tôt, avaient été aspirés dans l'émeute anti-immigrés, ont triomphé de l'idéologie bourgeoise xénophobe et ont apporté énergiquement leur appui à la grève.[1] Même les policiers subalternes ont essayé de rejoindre la rébellion.
Ces événements se sont produits dans le cadre d'un soutien et d'une sympathie manifestés en faveur de la révolution prolétarienne en Russie, largement répandus dans la classe ouvrière dans l'ensemble de l'Amérique du Nord et dans Winnipeg en particulier où, par exemple, une assemblée massive de 1700 ouvriers, incluant des ouvriers immigrés et autochtones, en décembre 1918, a exprimé son soutien en adoptant des résolutions qui approuvaient les luttes révolutionnaires en Russie et en Allemagne. L'exemple de la grève générale de Seattle est lui aussi resté clairement dans les esprits des ouvriers. Les événements de Winnipeg ont pris d'autant plus d'élan que s'est tenue à Calgary, en Mars 1919, la Conférence Occidentale du Travail. Pendant cette conférence, les délégués des syndicats de l'Ouest ont fait sécession avec le Conseil des Métiers et du Travail du Canada (TLC) pour proposer une nouvelle organisation appelée One Big Union (OBU), partageant beaucoup de points communs avec les principes du syndicalisme révolutionnaire défendus par les International Workers of the World (IWW). Beaucoup de délégués qui ont formé l'OBU se sont ouvertement identifiés avec la Révolution Russe et ont appelé la classe ouvrière à commencer une révolution au Canada pour renverser l'Etat bourgeois et pour créer une nouvelle société sur le modèle de la Russie Soviétique. Alors que la vie de l'OBU lui-même se montrait éphémère, sa formation en Mars 1919 a conduit à deux conséquences principales. D'abord, elle a mis la classe dirigeante canadienne au pied du mur, la poussant à mettre en place une Red Scare (alarme rouge) au Canada et faisant réagir les autorités à chaque lutte de la classe ouvrière avec un niveau élevé de paranoïa et de peur. En second lieu, il a imprégné la classe ouvrière d'un esprit de lutte et a apporté l'idée qu'une nouvelle société était vraiment possible et que la classe ouvrière pourrait la faire apparaitre.
En Mai, avec le pays déjà sous tension, les ouvriers du bâtiment et de la métallurgie se sont mis en grève contre l'intransigeance des employeurs peu disposés à négocier. En réponse à la grève de ces ouvriers, le Conseil des Métiers et du travail de Winnipeg (WTLC) a décidé de faire voter par tous les syndicats affiliés une proposition pour déclarer une grève générale. En l'espace d'une semaine, le vote était conclu avec plus de 11.000 ouvriers votant pour la grève générale contre seulement 524 voix contre. Le 15 mai 1919, les usines, les magasins et les chantiers du rail de la ville sont devenus silencieux. La réponse à l'appel à la grève était bien plus impressionnante que ses organisateurs ne l'avaient prévue. Non seulement les ouvriers des syndicats affiliés sont sortis dans la rue, mais des milliers d'ouvriers non organisés ont également rejoint les rangs des grévistes. Pendant les six semaines suivantes, les industries de la ville se sont arrêtées, avec 30.000 grévistes remplissant les rues, les parcs et les salles de la cité pour protester, exprimer leurs revendications et organiser la direction de la lutte. Suivant l'exemple de la grève de Seattle, le comité de grève a autorisé la continuation des services essentiels, démontrant ainsi l'existence embryonnaire d'une situation de double pouvoir dans la ville. Le comité de grève a même donné la permission que le théâtre local reste ouvert pour que les ouvriers puissent avoir un lieu où se réunir pendant la grève.
Presque dès le début, le radicalisme de la classe ouvrière de Winnipeg était évident. La grève s'est étendue, comme un feu de forêt, de secteur au secteur et les ouvriers ont très rapidement pris la grève dans leurs propres mains en formant spontanément des assemblées massives et en nommant des comités pour s'assurer que la ville était alimentée et que les services essentiels étaient assurés. Dans les assemblées massives, les ouvriers débattaient des buts de la grève, prenant les choses dans leurs propres mains, même lorsque cela les mettait en conflit avec les hiérarchies syndicales. Déployant une fantastique unité face à tout ce qui semblait les diviser, la classe ouvrière de Winnipeg a rejeté de façon conséquente le barrage idéologique intense et les efforts de la presse jaune des journaux bourgeois pour les diviser suivant les lignes de démarcation de l'appartenance ethnique, du genre ou du statut de combattant. Un historien a estimé qu'au moins 171 réunions massives distinctes d'ouvriers ont eu lieu au cours des six semaines de la grève.[2]
La classe dirigeante locale dans Winnipeg, tout comme l'Etat fédéral canadien lui-même, n'est pas restée oisive, alors que la classe ouvrière régnait sur ce que la classe dirigeante considérait comme « sa » ville. En plus du barrage idéologique haineux, qui étiquetait les grévistes comme étant des « chiens Bolchevicks » et des « traîtres à la couronne », la bourgeoisie locale s'est organisée dans le Comité des Citoyens des 1000 (CC 1000) dans le but avoué de détruire la grève et de retourner à l'ordre chrétien sous le gouvernement du roi. Fermement convaincu qu'une révolution était en cours, le CC 1000 s'est rapidement assuré de la coopération du gouvernement fédéral en écrasant la grève. Le 26 Mai, le gouvernement fédéral a ordonné aux travailleurs de la poste de Winnipeg de reprendre le travail ou d'être licenciés. Sur les conseils d'un membre supérieur du CC 1000, le gouvernement fédéral a adopté de nouvelles lois d'immigration dures pour permettre l'arrestation et la déportation des étrangers préconisant la subversion ou la destruction de la propriété.
La classe ouvrière de Winnipeg est restée forte, rejetant les ordres de retour au travail. Les soldats de retour du front, bien disposés à l'égard de la grève, ont organisé des défilés dans la ville, autre inquiétude pour les autorités. Le CC des 1000 et les autorités fédérales n'ont pas osé employer la violence pour écraser la grève. Par peur des conséquences d'une fin violente de la grève, les autorités ont joué au jeu délicat du « wait and see », restant tout le temps campés sur leur appel à une fin de la grève et à l'arrestation de ses chefs. Néanmoins, les autorités préparaient constamment les moyens de la répression pour lorsque le moment serait venu, de plus en plus désespérées au fur et à mesure que les enjeux devenaient plus terribles pour leur ordre social dans Winnipeg et que le radicalisme de la classe ouvrière menaçait de s'étendre, étant donné qu'une série de grèves de solidarité éclatait à Saskatoon, à Calgary, à Edmonton et dans d'autres villes du Canada occidental.
Cependant, c'est précisément au moment où les grèves étaient à leur apogée, dirigeant fondamentalement la ville par leurs assemblées massives et les divers comités, que le mouvement a commencé à perdre de son élan. Contrairement aux pires craintes de la bourgeoisie, la classe ouvrière de Winnipeg ne pouvait pas poser la question du renversement de l'Etat bourgeois ni remettre en question d'une façon consciente la nature fondamentale de l'exploitation capitaliste. Bien que leurs actions aient déjà préfiguré ces questions d'une façon semblable à la manière avec laquelle elles avaient été posées en Russie et en Europe durant les deux années précédentes, la classe ouvrière de Winnipeg ne pouvait pas apporter les éléments nécessaires à une conclusion révolutionnaire. Malgré la sympathie largement répandue pour les révolutions russe et allemande, la conscience politique des ouvriers n'avait pas assimilé les leçons des luttes européennes. Les chefs des comités de grève étaient tous, soit des membres du Parti Socialiste, soit du Parti Social Démocrate du Canada, mais leur rôle dans la lutte était guidé plus par leur expérience en tant que leaders syndicaux que par les leçons politiques de la Russie Soviétique. Les exigences de la lutte sont restées embourbées au niveau d'une « conscience trade-unioniste" ; réclamant le droit de négociation pour une distribution plus égalitaire des fruits du développement économique et un droit d'être représentés dans des décisions cruciales au sujet de leur ville et de leurs diverses industries. Dans une certaine mesure, bien que leurs actions aient déjà posé la possibilité d'un ordre social différent, la conscience ouvrière est demeurée au niveau du réformisme.
Ce vide entre les actions des ouvriers et leur conscience et le rôle puissant des syndicats a finalement donné aux autorités bourgeoises le temps dont ils avaient besoin pour retrouver le contrôle de la situation. A la mi-juin, craignant que la fidélité des forces de police de la ville ne tienne pas, les autorités ont organisé une force de police spéciale pour écraser la grève. Cependant, cette police spéciale s'est avérée complètement inadaptée à cette tâche et une foule de 15.000 grévistes a complètement mis en déroute une force de police spéciale de 1200 éléments qui avait été envoyée après qu'une tentative pour diriger le mouvement vers le centre-ville ait conduit à une émeute. Avec des choix aussi inefficaces, les autorités ont consenti à mobiliser la Police Montée Royale du Nord-Ouest (RNWMP) pour écraser la grève. Le 21 juin, la RNWMP et la police spéciale ont brutalement attaqué un défilé de soldats démobilisés, alors que des agents sillonnaient Winnipeg et le pays pour arrêter les principaux leaders de la grève, ainsi que des ouvriers radicaux. Conséquence de la répression, mais aussi du poids de ses propres limites, la grève était officiellement terminée le 26 juin, avec un engagement de gouvernement provincial à enquêter sur ses causes.
Lorsqu'on tire un bilan de la Grève Générale de Winnipeg de 1919, on doit d'abord saluer le radicalisme de la classe ouvrière pendant ces six semaines de printemps. Maintes et maintes fois, les ouvriers ont étonné la bourgeoisie locale, l'Etat fédéral et même leurs propres syndicats par leur détermination à rejeter des divisions et par leur capacité à étendre la lutte et à assurer la gestion de la société. Alors que la classe ouvrière ne pouvait finalement pas poser la question du renversement de l'Etat bourgeois d'une manière consciente et que la classe dirigeante, à travers son Etat, pouvait une fois de plus prendre le dessus, la Grève Générale de Winnipeg de 1919 nous rappelle fermement que, contrairement au stéréotype d'une classe ouvrière nord-américaine passive, les ouvriers de ce continent, ont leur propre histoire de luttes radicales. Une histoire que la classe ouvrière devra se réapproprier pour répondre aux attaques dévastatrices sur ses conditions de travail et de vie et imposées par un système capitaliste global en pleine décomposition.
Henk 06/03/2009
[1] La solidarité récente dont ont fait preuve les ouvriers immigrants ou non-immigrants de la raffinerie de Lindsey en Grande Bretagne est un rappel moderne de la capacité des ouvriers à surmonter la propagande xénophobe pour les diviser.
[2] Michael Butt cité dans « The prairies in the Eye of the Storm » dans Craig Heron, ed. La révolte ouvrière au Canada (Toronto : Presse de l'Université de Toronto) 1997.pg. 187