Soumis par Internationalisme le
Belge, Flamande, Wallonne, Bruxelloise: la bourgeoisie est toujours unie pour faire payer la crise aux travailleurs
Quiconque a suivi les médias bourgeois de juin à septembre doit croire que la Belgique est décidément le seul endroit au monde qui ne subit pas les contrecoups de la crise mondiale. Depuis les élections fédérales de juin, soit depuis plus de 90 jours, les projecteurs de la presse ont été centrés sur les rebondissements de l’interminable feuilleton communautaire: négociations, compromis, ruptures, trahisons; le « citoyen » est amené à osciller constamment entre l’espoir d’un compromis national et le désespoir de l’éclatement du pays.
La Belgique, le seul Etat au monde qui peut se permettre de ne pas se préoccuper de l’instabilité du système bancaire, du recul du PNB, de la crédibilité de l’Etat? Evidemment non et les données économiques récentes le confirment: ses banques (Fortis, KBC, Dexia) ont fortement subi la crise bancaire et sont encore déstabilisées par des créances douteuses, en particulier envers certains pays de l’Europe de l’Est et du Sud; le PIB belge a reculé de 4,3% en 2008-2009, la dette dépasse maintenant les 100% du PIB et le déficit budgétaire 2010 est de 5,2%, au lieu des 4,8% prévus il y a un an (+1,3 milliard d’euros). Par ailleurs, après les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne), la Belgique, avec la Grande-Bretagne est en deuxième ligne des Etats présentant une vulnérabilité économique et dès lors menacés de faillite.
De manière générale donc, des attaques générales sont aussi incontournables en Belgique que dans le reste des pays européens. Pourquoi alors cette focalisation sur les tensions communautaires et linguistiques? Certes, la bourgeoisie belge est loin d’être homogène: des tensions existent depuis longtemps en son sein, en particulier entre fractions régionales, et ces tensions, exacerbées par la crise depuis 2008, se sont matérialisées par la montée en puissance lors des dernières élections d’un parti autonomiste flamand, la NVA (Nieuwe Vlaamse Alliantie). Toutefois, il serait naïf de croire que, pour la défense de leurs intérêts communs fondamentaux - le maintien de leurs profits, de leurs parts de marché menacées par la concurrence exacerbée - ces fractions bourgeoises ne se coalisent pas pour imposer leur loi aux exploités. L’histoire de ces 50 dernières années nous apprend qu’elles utilisent habilement à cet effet leurs divisions internes dans un double objectif: d’une part pour freiner la prise de conscience des attaques et du rôle central de l’Etat dans celles-ci, d’autre part pour entraver toute réaction unitaire des travailleurs et toute extension de leurs luttes.
Freiner la prise de conscience des attaques et du rôle central de l’Etat dans celles-ci
Face au risque de défaut de paiement, tous les Etats européens ont lancé de gigantesques plans d’austérité pour tenter d’assainir leurs finances publiques et leur système bancaire: Allemagne, 82 milliards d’euros; Grande-Bretagne, 7,2 milliards d’euros en 2010; Italie, 13 milliards d’euros en 2011; Espagne, 15 milliards d’euros supplémentaires. Ces attaques impres-sionnantes impliquent des suppressions massives d’emplois dans le secteur public, la réduction des salaires (par exemple -5% pour les fonctionnaires en Espagne), le recul de l’âge de la retraite et la baisse des pensions (baisse des allocations de certains fonds de pension aux Pays-Bas par exemple) ou des allocations de soins de santé. Bref, elles vont signifier une baisse conséquente du niveau de vie de la classe ouvrière, comparable à celle qu’elle a connue dans les années 1930. D’autre part toutefois, elles dévoilent par la même occasion de plus en plus le rôle de l’Etat, ce pseudo ‘Etat social’, dans l’imposition de l’austérité capitaliste, ce qui risque d’orienter la colère ouvrière contre celui-ci. Effectivement, loin d’être un arbitre au dessus de la mêlée, garant de la justice sociale, « l’Etat démocratique » se manifeste de plus en plus pour ce qu’il est en réalité: l’instrument de la classe exploiteuse pour imposer des conditions de plus en plus impitoyables à la classe ouvrière.
Cependant, les diverses bourgeoisies nationales utilisent tous les moyens de mystification à leur disposition pour occulter le plus longtemps possible cette réalité aux yeux de la classe ouvrière et pour, au contraire, l’embobiner dans les illusions démocratiques. Dans ce contexte, la bourgeoisie belge et ses diverses fractions attisent précisément les oppositions entre régions et communautés, afin de noyer les attaques et le rôle central qu’y occupe « l’Etat démocratique » dans un imbroglio institutionnel.
De manière révélatrice, les années 1970, les années de la première manifestation de la crise actuelle du capitalisme, ont aussi été en Belgique le début d’une vaste série de mesures de restructuration institutionnelle, visant à régionaliser l’Etat et à diluer les responsabilités à divers niveaux de pouvoir communautaire, régional ou communal. Une flopée de gouver-nements fédéral, communautaires et régionaux (sept au total) ont vu le jour, des regroupements de communes et de régions urbaines ont été mis en place, en plus de la privatisation partielle ou totale de certaines entreprises publiques (Poste, chemin de fer, téléphone, gaz et électricité, secteur des soins de santé, ...). Ceci a entraîné un partage ubuesque des compétences, une redistribution des fonctionnaires du secteur public sur les différents niveaux de pouvoir et la création de toutes sortes de statuts mixtes. Dans le concret, ces « réformes de l’Etat » ont abouti aux résultats suivants :
- accroître l’efficacité de l’exploitation : la « responsa-bilisation » des entités autonomes organise de fait la concurrence interne entre régions. Les travailleurs flamands sont appelés à être plus « performants » que leurs collègues wallons et vice versa, les régions, les communes, sont en concurrence pour gérer plus rationnellement les budgets sociaux ou mieux mettre en œuvre la flexibilité de leurs fonctionnaires, etc.;
- accélérer les restructurations et les attaques contre les statuts du personnel, les salaires et les conditions de travail des fonctionnaires sous couvert de réorganisation des structures de l’Etat;
- diluer l’ampleur des attaques, en les fragmentant sur divers niveaux de pouvoir ou en responsabilisant divers niveaux de pouvoir pour divers types de mesures.
L’actuel battage communautaire (dont la « victoire » de la NVA fait partie) et la « grande réforme de l’Etat », annoncée comme inévitable, ne visent pas d’autre but. Car dans les coulisses en effet, les « think tanks » économiques de la bourgeoisie ont déjà esquissé les grandes lignes d’un redoutable plan d’austérité 2010-2015, basé sur une double orientation:
- la réduction drastique des dépenses budgétaires pour infléchir l’évolution de la dette (25 milliards d’euros en 5 ans selon certains, 42 milliards d’euros en 4 ans selon le Bureau du Plan (cf. De Morgen, 20.05 et 28.07));
- la réduction importante des salaires (évaluée globalement à 10% (De Standaard, 03.09)) pour restaurer la position concurrentielle de la Belgique vis-à-vis de l’Allemagne (salaires +23,4% en 10 ans en Belgique, contre +8,8% en Allemagne), pour reconquérir des parts de marché et contrer la chute des investissements étrangers (-70%, faisant passer la Belgique de la 2e à la 10e place des pays attirant des investissements étrangers (De Morgen, 23.07.10)).
La « réforme de l’Etat » devrait une fois de plus permettre de masquer en partie l’ampleur des attaques et le rôle fondamental de « l’Etat démocratique » dans l’imposition de l’austérité. L’effort sera réparti sur les différents niveaux de pouvoir: gouvernement fédéral mais aussi entités fédérées (par exemple 17 milliards de réductions budgétaires à supporter par les régions et communautés), et ceci sera justifié par le fait que les nouvelles « autonomies régionales », obtenues grâce à la réforme de l’Etat, doivent nécessairement aller de pair avec une « responsabilisa-tion » accrue. De cette manière, la bourgeoisie espère une fois de plus diluer la responsabilité étatique dans l’imposition de l’austérité et détourner le mécontentement vers des boucs émissaires: « la région de Bruxelles et le trou sans fond de ses finances publiques », « les Wallons qui ne veulent pas travailler et engloutissent les milliards des budgets sociaux », « les Flamands égoïstes qui refusent la solidarité et poussent à la concurrence entre régions ».
Paralyser la capacité de réaction et d’extension des luttes de la classe ouvrière
Et lorsque les travailleurs s’insurgent contre les attaques dont ils sont victimes, la bourgeoisie - en particulier à travers ses syndicats - se sert une fois de plus de l’intensification de l’immonde battage (sous-)nationaliste et régionaliste pour entraver toute réaction unitaire des travailleurs et toute extension de leurs luttes face à l’agression subie contre leur niveau de vie. Cela aussi est une constante du rapport de force entre les classes en Belgique.
Depuis les années 1960 en particulier, la bourgeoisie utilise la mystification régionaliste pour freiner la prise de conscience au sein de la classe ouvrière de la nécessité d’une réaction unitaire et de l’extension de ses luttes face aux attaques. Déjà lors de la grève générale de 1960, le syndicalisme radical, avec à sa tête André Renard, détourne la combativité des ouvriers des grands bassins industriels de Liège et du Hainaut vers le sous-nationalisme wallon, faisant croire qu’un sous-Etat wallon sous la direction du PS pourrait s’opposer au capital national et sauver du déclin les industries de la région. Les travailleurs paieront cher cette mystification, car ce sont ces autorités régionales qui liquideront progressivement l’industrie minière et sidérurgique wallonne dans les années 1970 et 1980. Depuis la fin des années 1980, la Flandre est confrontée aux mêmes problèmes avec le bassin minier limbourgeois, les chantiers navals (Boel Tamise) et l’automobile (Renault et dernièrement Opel). Une fois de plus, c’est la même mystification qui est utilisée: « Ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux » est le slogan des sous-nationalistes flamands. De fait, la liquidation des mines et des chantiers navals a été rondement menée, et récemment ce sont les travailleurs d’Opel qui se sont fait rouler dans la farine par les promesses du gouvernement flamand et les campagnes sur le « combat de la Flandre pour sauver Opel ».
Une fois de plus aujourd’hui, alors que les travailleurs commencent à engager la riposte face aux attaques, la régionalisation des différents niveaux de pouvoir et le battage (sous-)nationaliste sont exploités par la bourgeoisie et ses organisations syndicales, d’abord pour diviser, isoler et enfermer les mouvements de lutte dans des carcans qui n’offrent aucune perspective d’avancée pour la classe ouvrière. Ainsi, lorsque les fonctionnaires subiront des attaques contre leur salaire et les conditions de travail, ils seront amenés à manifester, chaque groupe devant son pouvoir de tutelle (fédéral, communautaire, régional, provincial, communal, ...). Dans le passé, on a même vu des manifs ne sachant pas exactement devant quel ministère manifester ! D’autre part, les syndicats n’hésitent pas à entraîner la lutte ouvrière vers le terrain pourri de la division régionale, voire des intérêts nationalistes. Ainsi, les enseignants néerlandophones et francophones sont appelés à lutter pour des revendications différentes dans chacune des régions. Et récemment encore, les organisations syndicales appelaient les travailleurs à manifester pour une sécurité sociale belge unitaire, contre les velléités des nationalistes flamands de la régionaliser. De cette manière, ils essaient de les entraîner sur le terrain du nationalisme belge, flamand ou wallon.
Le régionalisme et le (sous-)nationalisme sont donc des armes fondamentales de la bourgeoisie dans son combat contre les travailleurs, et celle-ci est particulièrement experte dans leur utilisation. Déjà, lors de réactions aux plans drastiques d’austérité pendant les années 1980, la division entre ouvriers wallons « extrémistes » et flamands « modérés » fut son arme centrale pour s’opposer aux mouvements massifs de grèves en 1983 et 1986. Aujourd’hui, le battage communautaire intense de la bourgeoisie, qui se développe en réalité de manière quasi ininterrompue depuis l’été 2008, crée pour la classe ouvrière effectivement des conditions difficiles pour la mobilisation, pour la lutte et surtout pour l’extension de celle-ci. Ceci explique pourquoi les réactions ouvrières sont jusqu’à présent moins marquées que dans les pays voisins comme la France ou l’Allemagne. En même temps, l’intensité du battage et la prudence de Sioux avec laquelle la bourgeoisie avance ses mesures sont aussi révélatrices de la peur de la bourgeoisie face à une classe ouvrière qui a montré dans les années 1970 et 80 sa combativité. Plus que jamais, dans ce contexte de campagnes, les révolutionnaires doivent souligner que les ouvriers, d’où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, se battent contre les mêmes attaques, pour la défense des mêmes intérêts. Ils doivent réaffirmer avec force que la classe ouvrière n’a pas de patrie, ni flamande, ni wallonne, ni belge.1
Jos / 15.09.10
1 Voir également la série: "Le prolétariat face à l’Etat belge." (Internationalisme n° 319/321/322)