Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI (2019) : Formation, perte et reconquête de l’identité de classe prolétarienne

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Dans sa phase de déclin final, la société capitaliste a donné naissance à toute une variété de "crises d’identité". L’atomisation inhérente à ce système de production généralisée de marchandises a atteint de nouveaux niveaux, et cela s’applique autant à la vie sociale dans son ensemble qu’aux réactions contre la misère galopante et l’oppression générées par ce système. D’un côté, les groupes comme les individus souffrant d’oppressions particulières sont encouragés à se mobiliser comme groupes particuliers pour combattre leur oppression – en tant que femmes, homosexuels, transgenres, minorités ethniques et autres – et parfois ils sont en compétition les uns contre les autres, comme on le voit avec l’actuelle confrontation entre les activistes transgenres et certaines branches du féminisme. Ces manifestations de "politique identitaire" sont en même temps cooptées par l’aile gauche de la bourgeoisie, au moins par ses échelons politiques les plus distingués académiquement et les plus puissants (comme le Parti démocrate aux États-Unis).

En même temps, l’aile droite de la bourgeoisie, alors qu’elle se plaint de l’émergence de ces politiques identitaires, défend ses propres formes de recherches identitaires : la recherche de l’Homme Véritable menacé par le spectre du féminisme, la nostalgie de l’Homme Blanc affrontant son remplacement par des hordes étrangères.

La recherche de ces identités et communautés, à tout le moins partielles et souvent entièrement fictives, n’est qu’une expression du caractère étranger de l’humanité à elle-même à une époque où une véritable communauté humaine universelle est à la fois possible et indispensable à la survie des espèces. Et avant tout, comme d’autres manifestations de la décomposition sociale, elle est le produit de la perte de la seule identité dont l’affirmation peut mener à la création d’une telle communauté, que l’on appelle le communisme : l’identité de classe du prolétariat. Le récent mouvement des "Gilets jaunes" en France nous offre une illustration des dangers qui peuvent surgir d’une telle perte d’identité : un grand nombre d’ouvriers, rendus à juste titre furieux par les attaques constantes contre leurs conditions de vie, se sont mobilisés non pas pour leurs intérêts propres, mais derrière les revendications et actions d’autres classes sociales – dans ce cas précis la petite-bourgeoisie et une partie de la bourgeoisie elle-même[1]

L’identité de classe du prolétariat est révolutionnaire par nature

L’exploitation de la classe ouvrière est la pierre angulaire de tout l’édifice capitaliste. Ce n’est pas, comme les partisans des politiques identitaires le défendent ouvertement ou hypocritement, une simple oppression parmi d’autres. Parce que, malgré tous les changements qui se sont produits depuis deux siècles, le capitalisme continue à dominer le monde, et ce que Karl Marx écrivait en 1844 sur la nature révolutionnaire du prolétariat reste plus que jamais d’actualité. C’est une classe dont la lutte contre le capitalisme contient la solution à tous les "problèmes particuliers" causés par cette société :

  • "Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat."[2]

Dans La sainte famille, écrit à la même période, Marx expliquait que la classe ouvrière est par nature une classe révolutionnaire, même si elle n’en est pas consciente :

  • "Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle historique, ce n'est pas du tout, comme la Critique critique affecte de le croire, parce qu'ils considèrent les prolétaires comme des dieux. C'est plutôt l'inverse. Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l'abstraction de toute humanité, même de l'apparence d'humanité ; dans les conditions de vie du prolétariat se trouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu'elles peuvent avoir de plus inhumain. Dans le prolétariat, l'homme s'est en effet perdu lui-même, mais il a acquis en même temps la conscience théorique de cette perte ; de plus, la misère qu'il ne peut plus éviter ni retarder, la misère qui s'impose à lui inéluctablement - expression pratique de la nécessité -, le contraint directement à se révolter contre pareille inhumanité ; c'est pourquoi le prolétariat peut, et doit nécessairement, se libérer lui-même. Or il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions de vie. Il ne peut abolir ses propres conditions de vie sans abolir toutes les conditions de vie inhumaines de la société actuelle, que résume sa propre situation. Ce n'est pas en vain qu'il passe par la rude, mais fortifiante école du travail. Il ne s'agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être."[3]

L’identité de classe est ainsi une base objective qui reste inaltérable tant que le capitalisme existe, mais la conscience subjective de "ce qu’est le prolétariat" a depuis longtemps été maintenue en arrière-plan par le côté négatif de la condition prolétarienne : le fait que "dans le prolétariat, l’homme s’est perdu lui-même", que c’est une classe qui supporte tout le poids de l’auto-aliénation humaine. Dans des travaux ultérieurs, Marx expliquera que les formes particulières prises par l’aliénation dans la société capitaliste – le processus appelé "réification", le voile de mystification inhérent à l’échange universel de marchandises – rend particulièrement difficile pour les exploités d’appréhender la véritable nature de leur exploitation et la véritable identité de leurs exploiteurs. Et c’est pourquoi il doit exister une "conscience théorique de cette perte", et le socialisme doit devenir scientifique dans ses méthodes. Mais cette conscience théorique n’est en aucune façon séparée des conditions réelles du travail et de sa révolte contre l’inhumanité de l’exploitation capitaliste.

Quant Marx écrit que la classe ouvrière" ne peut s’émanciper elle-même sans abolir les conditions de sa propre existence", ceux qui se revendiquent de ce l’on appelle le courant "communisateur", en profitent pour affirmer que toute affirmation de l’identité de classe ne peut être que réactionnaire, du fait qu’il s’agit là d’une exaltation de ce qu’est le prolétariat au sein de la société capitaliste, alors que la révolution communiste exige l’immédiate auto-négation de la classe ouvrière. Mais c’est là perdre de vue la réalité dialectique de la classe ouvrière en tant que classe qui est à la fois dans la société capitaliste et en-dehors, une classe exploitée et révolutionnaire en même temps. Nous devons comme Marx insister sur le fait que ce n’est qu’en s’affirmant elle-même à la fois au niveau de ses luttes économiques et politiques, et comme candidat à la direction politique de la société, que le prolétariat peut ouvrir la voie à la véritable dissolution de toutes les classes et à la "complète reconquête" de l’humanité. C’est pourquoi ce rapport va se concentrer précisément sur le problème de l’identité de classe : de son développement initial dans la phase ascendante du capitalisme à sa perte ultérieure et à sa future réappropriation.

La Formation de l’identité de classe

Par définition le prolétariat est la classe de la dépossession. Il s’est au départ formé à travers la dépossession de la petite propriété paysanne, des instruments de production de l’artisan, et a été regroupé dans les bidonvilles infestés de maladies de la jeune société industrielle. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels a beaucoup écrit sur les effets démoralisants de ce processus qui a mené nombre de prolétaires à l’ivrognerie et au crime, les soumettant à la compétition la plus brutale entre eux. Mais Engels rejetait toute condamnation morale des réactions purement individuelles à leur condition, et mettait en avant l’alternative qui prenait alors forme : la lutte collective des ouvriers pour l’amélioration de leur condition à travers la formation de syndicats, d’associations culturelles et éducatives et des partis politiques comme les Chartistes – tout cela inspiré en définitive par la vision d’une forme plus élevée de société. L’entassement physique des ouvriers dans des cités et des usines était la prémisse objective de cette lutte. C’est l’une des dimensions du travail associé qui surmonte le relatif isolement de l’artisan et du laboureur ; mais en tant que processus purement "sociologique", la machinerie du début de l’industrialisation a été si brutale et traumatisante qu’elle a pu aboutir à la production d’une masse de pauvres indifférents, et même à une extinction du prolétariat du fait de la famine et des maladies. C’est la reconnaissance d’un intérêt commun de classe, opposé à celui de la bourgeoisie, qui a été la base réelle de l’identité de classe initiale du prolétariat. La "constitution du prolétariat en classe", comme le dit le Manifeste communiste, était ainsi inséparable du développement de la conscience de classe et de l’organisation et "conséquemment en parti politique", comme le poursuit la phrase. La classe ouvrière n’est pas seulement une classe associée "en soi", elle ne l’est pas seulement objectivement : l’association en tant que prémisse d’une nouvelle forme d’organisation sociale plus élevée ne peut prendre forme qu’à partir du moment où la dimension subjective, l’auto-organisation et l’unification de la lutte de classe contre l’exploitation ont réussi à surgir de leur place au sein de la relation sociale capitaliste.

Mais le prolétariat reste la classe de la dépossession, et cela s’applique en fin de compte aussi aux instruments mêmes qu’il a créés pour sa propre défense. Les premiers syndicats et partis politiques motivés, à un niveau par la compréhension que le prolétariat n’était pas une classe de la société civile, de par son projet de dissolution de l’ordre existant, étaient alors également liés par la nécessité pour la classe d’améliorer son sort au sein du système. Et contrairement aux premières attentes des fondateurs du marxisme, ce système était bien loin d’une quelconque "crise finale" ou de sa période de déclin, et plus le prolétariat a forgé ses organisations toujours plus largement et pour une période de plus en plus longue, plus le danger était grand que ces organisations deviennent "une partie de la société civile", et s’institutionnalisent. Comme Engels le remarquait en 1892 : à un certain niveau, "les syndicats, jusqu’ici considérés comme une invention du diable lui-même, sont maintenant caressés et considérés comme des institutions parfaitement légitimes, et comme des moyens utiles de diffuser de bonnes doctrines économiques au sein des travailleurs"[4]. Avec le recul d’une amère expérience politique, nous savons que la voie vers la révolution ne passe pas à travers la construction graduelle d’organisations de masses prolétariennes au sein du système. Au contraire, lorsque le véritable test a eu lieu avec le début de la décadence, ces organisations, qui s’étaient lentement mais sûrement laissées corrompre par la société dominante et son idéologie, ont été définitivement récupérées par la classe dominante pour l’aider à mener sa guerre impérialiste et à combattre la menace de révolution.

Ça n’a aucunement été un processus linéaire. On rappelait constamment au prolétariat qu’il est par essence une classe illégale, une force pour la révolution. Ses premiers efforts pour construire les associations les plus élémentaires en vue de se défendre ont été brutalement anéantis par la bourgeoisie, laquelle a mis longtemps à comprendre qu’elle pouvait retourner les organisations des ouvriers contre eux. De plus, les conditions politiques au milieu du XIXe siècle en Europe devaient conduire le prolétariat à des luttes ouvertement insurrectionnelles contre la classe dominante européenne au moins à deux moments-clés historiques : 1848 et 1871. En France, qui était déjà la patrie de la révolution après l’expérience de 1789/93, la classe ouvrière a pris les armes contre l’État et, particulièrement en 1871, elle a posé concrètement le problème de sa destruction et de son remplacement par la dictature du prolétariat. Mais ces mouvements de classe qui donnaient la direction d’un futur révolutionnaire ne se sont pas limités à la France : en Angleterre, pays des "réformes graduelles", le mouvement de grève de 1842 avait déjà montré les contours d’une grève de masse qui sera le mode de combat caractéristique de la période suivante[5]. Le mouvement chartiste lui-même avait compris sa propre revendication du suffrage universel comme une revendication pour la classe ouvrière de prise du pouvoir politique dans ses propres mains, et ses méthodes n’étaient pas limitées à pétitionner contre la bourgeoisie : il a quand même donné naissance à une aile de "combat physique", laquelle, lors de l’insurrection de Newport en 1839, n’a pas hésité à s’armer contre le régime en place[6]. La formation de la Première Internationale en 1864, même si elle trouve ses origines dans la recherche d’une coordination internationale pour des luttes défensives, était un indicateur supplémentaire que la classe ouvrière s’opposait frontalement aux fondements de la société bourgeoise, qu’une véritable identité consciente de classe ne pouvait pas s’accommoder du cadre de l’État-nation.

La peur que l’Internationale et la Commune de Paris ont inspirée au cœur même de la bourgeoisie, autant que les conditions objectives de l’expansion capitaliste globale dans la dernière partie du XIXe siècle, ont offert les bases d’une possible intégration des organisations ouvrières de masse dans la société bourgeoise, et finalement au sein de l’appareil d’État lui-même. À ces facteurs, on peut ajouter les confusions et concessions opportunistes qui se sont faites jour au sein du mouvement prolétarien lui-même, en particulier l’identification du prolétariat à l’intérêt national que la Seconde Internationale, avec sa structure fédérale et ses difficultés à comprendre l’évolution de la question nationale, n’a jamais été capable de dépasser. Mais le sens de l’identité de classe qui a émergé au cours de cette longue période de la Social-démocratie, période au cours de laquelle le mouvement ouvrier organisé a offert à toute une génération d’ouvriers, non seulement des organes de défense économique et d’activité politique, mais toute une vie sociale et culturelle, n’a aucunement disparu avec l’ouverture de la période de déclin du capitalisme. Bien au contraire, transformée en une mystification hostile au prolétariat, elle s’est mise à "peser comme un cauchemar sur le cerveau des vivants", la Social-démocratie et le Stalinisme s’en étant particulièrement emparé dans le but de perpétuer leur contrôle sur la classe ouvrière : "L’identité de classe est la reconnaissance par le prolétariat qu’il constitue une classe différente opposée à la bourgeoisie et ayant un rôle actif dans la société. Cependant, cela ne signifie pas mécaniquement qu’il se reconnaisse comme la classe révolutionnaire. Pendant beaucoup d’années l’identité de classe gravitait autour de la notion d’une classe de la société capitaliste aspirant à un niveau de vie digne et jouissant d’une reconnaissance et d’un pouvoir social.

Une telle identité a été construite par la contre-révolution et notamment par les syndicats et le stalinisme, s’appuyant sur certaines faiblesses remontant à la période de la 2e Internationale : un ouvrier col bleu, combatif, soucieux de ses droits dans la société, reconnu par elle, lié à des grandes entreprises et à des quartiers ouvriers, fier de sa condition de "citoyen ouvrier de la société" et enfermé dans l’univers d’une "grande famille ouvrière". Une telle identité était liée à une période très précise de l’apogée du capitalisme (1870-1914) mais son maintien dans la période de décadence, où se vérifie l’exclusion profonde du prolétariat de la société bourgeoise annoncée par Marx, est devenu une grosse mystification puisqu'il colporte une fausse identité, très dangereuse, pleine d’illusions d’intégration dans la société capitaliste, d’accommodation à elle et de destruction de la véritable identité et conscience de classe. La seule identité possible pour le prolétariat est celle d’une classe exclue de cette société et qui porte en elle la perspective communiste." [7]

Les principales étapes de la dépossession de l’identité de classe à l’époque de la décadence

Le texte sur le rapport de force entre les classes adopté par notre organe central international en avril 2018, qui cite notre Texte d'Orientation (TO) sur la confiance et la solidarité[8], souligne deux phases dans l’histoire du mouvement ouvrier depuis 1848. Il se concentre sur le développement et la perte de la confiance en soi de la classe ouvrière, mais cette question est très étroitement liée au problème de l’identité de classe : la classe ouvrière ne peut avoir confiance en elle que si elle est consciente de sa propre existence et de ses propres intérêts :

  • "Pendant la première phase, qui va des débuts de son auto-affirmation comme classe autonome jusqu'à la vague révolutionnaire de 1917-23, la classe ouvrière a été capable, malgré une série de défaites souvent sanglantes, de développer de façon plus ou moins continue sa confiance en elle-même et son unité politique et sociale. Les manifestations les plus importantes de cette capacité ont été, en plus des luttes ouvrières elles-mêmes, le développement d'une vision socialiste, d'une capacité théorique d’une organisation politique révolutionnaire. Ce processus d'accumulation, œuvre de décennies et de générations, a été interrompu et même renversé par la contre-révolution. Seules de minuscules minorités révolutionnaires ont été capables de maintenir leur confiance dans le prolétariat au cours des décennies qui ont suivi. Le resurgissement historique de la classe ouvrière en 1968, en mettant fin à la contre-révolution, a commencé à renverser à nouveau cette tendance. Cependant les nouvelles expressions de confiance en soi et de solidarité de classe manifestées par cette nouvelle génération prolétarienne non défaite sont restées pour leur plus grande part enracinées dans les luttes immédiates. Elles ne se fondaient pas encore, comme dans la période d'avant la contre-révolution, sur une vision socialiste et une formation politique, sur une théorie de classe et sur la transmission d'une expérience accumulée et d'une compréhension d'une génération à l'autre. En d'autres termes, la confiance en soi historique du prolétariat et sa tradition d'unité active et de combat collectif appartiennent aux aspects de son combat qui ont le plus souffert de la rupture de la continuité organique. De même, elles font partie des aspects les plus difficiles à rétablir, puisqu'elles dépendent plus que beaucoup d'autres d'une continuité politique et sociale vivante. Ceci donne lieu à son tour à une vulnérabilité particulière des nouvelles générations de la classe et de ses minorités révolutionnaires".

Nous pouvons ajouter que même avant le coup de grâce de la défaite de la première vague révolutionnaire, la grande trahison de 1914/18 avait signifié pour la classe la perte de décennies de patient travail de construction de ses syndicats et partis politiques, une perte qui a été particulièrement compliquée à accepter et à comprendre pour la classe ouvrière : même parmi les révolutionnaires qui s’étaient opposés à cette trahison, seule une minorité a été capable de comprendre que ces organisations avaient été irrémédiablement perdues pour la classe. Par la suite, avec l’émergence du Stalinisme, ce qui n’était qu’une difficulté de compréhension est devenu le socle de la construction de la fausse identité mentionnée dans le "rapport sur les perspectives" (voir note 7). Mais pendant que ce terrible fardeau hérité du passé ne pouvait qu’avoir un impact désastreux sur les progrès de la vague révolutionnaire – ce qui s’est exprimé en particulier à travers la théorie et la pratique du Front Unique – cette période a surtout mis en lumière la nouvelle forme de l’identité de classe personnifiée par la grève de masse, par la formations des conseils ouvriers et la fondation de la Troisième Internationale. Comme Marx l’avait déjà dit, le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est pas : cette redécouverte de l’identité de classe n’était pas réellement "nouvelle", mais était simplement en train d’exprimer "ce que le prolétariat est" à l'époque de guerres et de révolutions ; la classe ne peut recouvrer son identité qu’en s’organisant elle-même en dehors de toute institution existante, et en antithèse directe à la société capitaliste.

Les décennies de contre-révolution qui ont suivi ont approfondi ce processus de dépossession. Au cours des années 30 le prolétariat a été confronté à la plus importante crise économique de l’histoire du capitalisme, la première véritable crise économique de la décadence. Mais les Partis communistes créés pour s’opposer à la trahison de 1914 ont abandonné l’internationalisme au profit de l’infâme théorie du socialisme dans un seul pays, et, à travers les Fronts populaires, ont cherché à dissoudre politiquement la classe ouvrière dans la nation et ainsi la préparer à la guerre. Même les syndicats anarchistes qui avaient conservé une certaine vie ouvrière en Espagne ont succombé à cette nouvelle trahison. Le déclenchement de la guerre en 1939 ne signifiait pas, contrairement à ce qu’avançait Vercesi, la "disparition sociale du prolétariat" et ainsi l’inutilité de toute activité politique organisée pour les révolutionnaires. Tant que le capitalisme survit, la disparition sociale du prolétariat est impossible, et la formation de minorités révolutionnaires obéit à un besoin permanent au sein de la classe. Mais cela a certainement signifié un nouveau pas en avant dans son propre désarroi politique, non seulement à cause de la terreur fasciste et stalinienne, mais, plus insidieusement, à cause de son incorporation dans le projet de défense de la démocratie. Et cela comprend la rapide intégration de l’opposition trotskyste dans l’effort de guerre, et la dispersion de ses fractions de Gauche. Le prolétariat s’est manifesté à la fin de la guerre dans certains pays, notamment en Italie en 1943, mais contrairement aux attentes d’une grande partie de la Gauche communiste italienne (y compris Vercesi), cela n’a pas signifié un renversement du cours à la contre-révolution.

La contre-révolution qui a pris des formes toujours plus totalitaires, a perduré au cours de la période de prospérité d’après-guerre, parce que le Capital a découvert de nouvelles façons de saboter la conscience que le prolétariat a de lui-même. C’est au cours de cette période que "des sociologues ont pu théoriser "l’embourgeoisement" de la classe ouvrière comme résultat du développement du consumérisme et du développement de l’État-providence. Et en effet ces deux aspects du capitalisme après 1945 restent un poids important ajouté à la possibilité pour la classe ouvrière de se reconstruire comme force révolutionnaire. Le consumérisme atomise la classe ouvrière et entretient l’illusion que chacun peut accéder au paradis de la propriété individuelle. L’État-Providence, souvent introduit et présenté par les partis de Gauche comme une conquête de la classe ouvrière, est un instrument bien plus significatif du contrôle capitaliste. Il affaiblit la confiance en soi de la classe ouvrière et la rend redevable de la bienveillance étatique ; et plus tard, au cours d’une phase de migration de masse, son organisation par l’État national peut signifier que la question de l’accès à la santé, à un logement et autres avantages est devenu un puissant facteur de transformation des immigrants en boucs-émissaires, et des divisions au sein de la classe ouvrière." [9]

Le retour de la lutte de classe après 1968, qui a atteint son point le plus haut au cours de la grève de masse de Pologne en 1980, a réfuté l’idée que la classe ouvrière avait été intégrée au capitalisme et nous a donné un nouvel aperçu de son identité essentielle en tant que force qui ne peut s’exprimer qu’en débordant ses chaînes institutionnelles. Les grèves sauvages en-dehors des syndicats, les assemblées générales et les comités de grèves révocables, les tendances puissantes vers l’extension de la lutte – embryons ou manifestations courantes de la grève de masse – ont renoué avec la perspective des conseils ouvriers. Dans le même temps, cela a fourni le terreau d’un renouveau encore réduit mais important du mouvement communiste qui a été près de disparaître dans les années 50 – un prérequis essentiel pour la formation d’un nouveau Parti mondial.

Et aujourd’hui le passage cité ci-dessus du TO sur la confiance et la solidarité montre comment Mai 68 et les mouvements qui l’ont suivi ont porté la question d’une nouvelle société à un niveau théorique, la lutte de classe comme un tout en est restée à un terrain économique et n’a pas été capable de grandir jusqu’à une confrontation politique avec le capitalisme. Les limites du renouveau prolétarien contiennent les graines de la nouvelle phase de décomposition qui a vu le prolétariat bien près de perdre complètement son identité de classe.

L’identité de classe dans la période de décomposition

Pour comprendre comment, depuis la fin des années 80, la conscience que le prolétariat a de lui-même en tant que force sociale est en recul, il est nécessaire d’examiner ses différentes dimensions séparément, afin de comprendre comment elles opèrent ensemble.

Pour commencer, une société capitaliste dont les toutes premières prémisses tendent à s’effriter, une société en désintégration ouverte, une société qui a connu des décennies de déclin et est bloquée dans son évolution, tend plus ou moins automatiquement à exacerber l’atomisation sociale qui est l’une des caractéristiques-clés de ladite société depuis ses débuts, comme Engels le notait déjà dans La condition de la classe laborieuse en Angleterre :

  • "Et même si nous savons que cet isolement de l'individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totales qu'ici, précisément, dans la cohue de la grande ville. La désagrégation de l'humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l'extrême."[10]

Dans la phase finale de cette société, la guerre de chacun contre tous s’intensifie à tous les niveaux : par l’accroissement de la distanciation entre individus, par la compétition violente entre gangs de rue opérant à ce niveau ou à celui du quartier ou du voisinage, par la lutte frénétique entre compagnies pour l’accès à un marché limité, par le chaos en expansion de la compétition militaire entre États et proto-États au niveau international. Cette tendance sous-tend donc la recherche d’une communauté basée sur une identité réduite à laquelle nous nous référions jadis – une réaction contre l’atomisation qui ne sert qu’à la renforcer à un autre niveau. Cette désintégration du tissu social travaille continuellement et insidieusement à l’exact opposé du potentiel d’unification de la classe ouvrière autour de ses intérêts communs propres – en d’autres termes, à la reformation de l’identité de classe prolétarienne.

Bien entendu, la bourgeoisie est directement affectée par le même processus – comme nous l’avions noté en relation avec sa capacité à contrôler son appareil politique, et ses difficultés croissantes à maintenir des alliances au niveau des relations entre États. Mais au contraire de la classe ouvrière, la bourgeoisie peut dans une certaine mesure retourner les effets de la décomposition à son avantage et même les renforcer. L’effondrement du Bloc de l’Est, par exemple, a été le premier exemple du processus "objectif" de décomposition, aiguillonné par l’approfondissement et le caractère insoluble de la crise économique. Mais du fait des circonstances historiques particulières impliquées dans la formation de ce bloc – résultat de la défaite d’une révolution prolétarienne qui a permis l’émergence d’un système apparemment différent du capitalisme occidental – la bourgeoisie a été capable à partir de ces événements de façonner toute une idéologie d’assaut contre le prolétariat, une attaque de la conscience de classe qui a joué un rôle significatif dans le reflux des luttes au cours des années 90. Face à une classe ouvrière qui, déjà au cours des vagues de luttes post-68 se trouvait confrontée à d’importantes difficultés à développer une perspective pour sa résistance, la campagne sur la "mort du communisme" a frontalement attaqué cette dimension essentielle de la conscience de classe : sa capacité à regarder vers l’avant et à se trouver une orientation pour le futur. Mais ces campagnes ne se sont pas arrêtées là : elles proclamaient non seulement la fin de toute alternative au capitalisme, mais même celle de la lutte de classe et de la classe ouvrière elle-même. En procédant ainsi, la bourgeoisie montrait elle-même sa détermination à saper l’identité de classe, moyen pour elle de combattre la menace d’une révolution prolétarienne.

Une troisième dimension du travail de sape de l’identité de classe dans la période de décomposition est connectée à cela. En fait, l’insistance que la classe ouvrière est en danger ou une espèce éteinte est profondément étayée par les changements structurels que la classe dominante a été contrainte d’introduire en réponse à la crise économique de son système, tout ce qui relève des rubriques trompeuses du néolibéralisme et de la mondialisation, mais avant tout le processus de "désindustrialisation" des plus anciens centres capitalistes. Ce processus a été bien sûr déterminé par la nécessité d’abandonner des industries non-rentables, et de déménager le capital vers des régions du globe où les mêmes marchandises pouvaient être produites bien moins cher.  Mais il y a toujours eu un élément directement anti-classe ouvrière dans ce processus : la bourgeoisie était parfaitement consciente, par exemple, que prendre en charge les mineurs en fermant les mines, non seulement la débarrasserait d’un canard boiteux économique majeur, mais lui permettrait de porter un sérieux coup à une section très combative de la classe ennemie. Bien entendu, en expédiant des industries entières vers l'Extrême-Orient et ailleurs, la bourgeoisie devait créer de nouveaux bataillons ouvriers promis à la guerre de classe, mais elle avait aussi une certaine compréhension que la classe ouvrière industrielle des principaux centres capitalistes représentait un danger particulier. La classe ouvrière ne se limite pas au prolétariat industriel, mais ce secteur s’est toujours trouvé au véritable cœur du mouvement ouvrier et notamment des luttes massive et révolutionnaires du passé, ce qu’ont montré par exemple l’usine Poutilov pendant la Révolution russe, les ouvriers de la Ruhr pendant la Révolution allemande, les ouvriers de chez Renault au cours de la grève de masse de Mai 68, ou les ouvriers des chantiers navals en Pologne en 1980.

Avec la fermeture de beaucoup de ces vieilles industries, le capitalisme a tenté de créer un nouveau modèle de classe ouvrière, particulièrement dans les industries de service qui ont, dans les vieux pays capitalistes comme la Grande-Bretagne, déménagé loin des centres de la vie économique. Ce modèle est appelé "gig economy", et ses employés sont poussés à ne plus se voir comme des ouvriers, mais comme des entrepreneurs individuels qui peuvent, s’ils travaillent suffisamment dur, devenir assez gros pour pouvoir négocier leurs salaires et conditions de travail avec les entreprises qui les emploient. Encore une fois, ces changements ont été en fin de compte dictés par la recherche de profit, mais ils sont aussi mis en œuvre par la bourgeoisie afin d’empêcher les ouvriers de se voir eux-mêmes comme des ouvriers et comme une partie de la classe exploitée.

Populisme et anti-populisme

Depuis notre dernier Congrès en avril 2017, la poussée populiste s’est poursuivie, en dépit des efforts des fractions les plus centrales de la bourgeoisie pour endiguer ce phénomène, comme on l’a vu avec l’élection de Macron en France et la "résistance" orchestrée par le Parti Démocrate et une partie des services de sécurité contre Trump aux États-Unis. La crédibilité de l’Allemagne en tant que barrière contre la diffusion du populisme a été sévèrement affaiblie par le développement électoral de l’AfD et par celui de mouvements pogromistes de rue comme on en a vu à Chemnitz. Les divisions et la quasi-paralysie de la bourgeoisie anglaise face au Brexit se sont intensifiées. L’installation en Italie d’un gouvernement populiste, en lien avec l’opposition montante des gouvernements populistes en Europe de l’Est, posent sérieusement problème pour le futur de l’UE. La menace que font peser sur l’unité de l’État espagnol le séparatisme catalan et d’autres nationalismes n’a pas été vaincue. Au Brésil, la victoire de Bolsonaro est un nouveau pas en avant dans l’émergence de "leaders forts "qui préconisent ouvertement la terreur d’État contre toute opposition à leur pouvoir. Enfin, le phénomène des "Gilets jaunes" en France et ailleurs montre la capacité des populistes, non seulement à se manifester sur le terrain électoral, mais aussi dans la rue, au cours de manifestations de grande ampleur qui peuvent paraître reprendre certaines des préoccupations et même des méthodes de la classe ouvrière, tout en ayant pour effet de rendre plus confus encore ce que signifie l'identité de classe.

Le populisme, avec son langage agressivement nationaliste et xénophobe, son mépris des preuves et de la recherche scientifique, ses manipulations conspirationnistes et sa relation à peine dissimulée avec la violence crue des gangs de rue fascistes, est sans aucun doute un pur produit de la décomposition, le signe que la classe capitaliste, même selon ses propres termes, est en train de faire marche arrière face à l'impasse historique entre les classes. Mais parce qu’il émerge comme un produit de la décadence sociale et qu’il tend à saper le contrôle de la bourgeoisie sur l’ensemble de son appareil économique et politique, là encore la classe dominante peut utiliser les problèmes générés par le populisme dans sa lutte permanente contre la conscience de classe.

C’est évident dans le cas de ces fractions du prolétariat qui, du fait du manque de toute perspective de résistance de classe contre le capitalisme et les effets de sa crise, se sont tournées directement vers le populisme et sont tombées dans une nouvelle version du "socialisme des imbéciles"; l’idée que leur misère est provoquée par la vague montante des migrants et réfugiés qui sont à leur tour les troupes de choc des sinistres élites qui cherchent à saper la culture chrétienne, blanche ou nationale. Ces illusions sont combinées à leur soutien inconditionnel aux partis populistes et aux démagogues qui se présentent eux-mêmes comme des forces "anti-élites", comme les porte-paroles des "vrais gens". L'emprise de ces idées, qui peuvent aussi amener une minorité significative à mener des pogroms et des actions terroristes, travaille clairement contre les fractions qui retrouvent leur véritable identité comme parties d’une classe exploitée, comme sections de la classe qui a été "laissée pour compte" non pas par les complots de cabales antinationales mais par le poids impitoyable de la crise capitaliste mondiale.

Mais, en nous remémorant le fameux dicton de Bordiga selon lequel "l’antifascisme est le pire produit du fascisme", nous devons souligner que l’opposition bourgeoise au populisme joue un rôle tout aussi important dans l’escroquerie idéologique visant à empêcher le prolétariat de reconnaître que ses intérêts de classe sont indépendants de toutes les factions bourgeoises, et antagoniques à elles. En décrivant au début de sa Brochure de Junius l’atmosphère de pogrom qui avait envahi l’Allemagne au début de la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg notait ce "climat de crime rituel, une atmosphère de pogrome, où le seul représentant de la dignité humaine était l'agent de police au coin de la rue." Aux États-Unis, la même apparence est créée par les déclarations et pratiques flagrantes d’un Trump, ce qui aboutit au fait que ce sont les Démocrates, les Républicains libéraux, les juges de la Cour Suprême et même le FBI et la CIA qui paraissent être les "bons". En Grande Bretagne, l’apparente domination de la vie politique par une petite bande de "Brextrémistes", à leur tour liés à l’argent sale et même à des manipulations de l’impérialisme russe, stimule le développement d’une opposition massive au Brexit, laquelle, sous les encouragements publics d’une partie des médias, peut mobiliser jusqu’à 750 000 personnes dans les rues de Londres pour appeler à un second referendum. Bien que souvent moquées comme un mouvement de classes moyennes propres sur elles, de telles mobilisations attirent sans aucun doute un grand nombre de prolétaires urbains éduqués que les mensonges des populistes énervent, mais qui ne sont pour l’heure pas capables de se détacher des factions de Gauche et libérales de la bourgeoisie.

En somme : tout le débat politique tend à être monopolisé par les questions des pro et anti-Trump, pro et anti-Brexit, etc… un débat entièrement circonscrit à l’idéologie patriotique et démocratique. L’opposition bourgeoise à Trump se présente elle-même autant comme la Véritable Amérique que Trump et ses supporters, et elle condamne l’actuelle administration avant tout pour ses violations des règles démocratiques ; de même en Angleterre, le débat tourne toujours autour des véritables intérêts de "notre pays", et les deux côtés de l’argument se présentent eux-mêmes comme intéressés essentiellement par la démocratie et la volonté du peuple. On peut observer la même polarisation dans la "guerre culturelle" qui a alimenté le développement du populisme : comme nous l’avions souligné, le populisme est une forme d’identité politique, se présentant lui-même comme le défenseur exclusif des intérêts de telle ou telle nation ou groupe ethnique, et il mène à un mutuel renforcement de la bataille avec toutes les autres formes d’identité politique, que ce soit les gangs islamistes qui servent à dévoyer la colère d’une catégorie de prolétaires particulièrement désœuvrés coincés dans les ghettos urbains, ou les campagnes plus à gauche autour des questions de races et de genres. Cette polarisation est la véritable expression d’une société en désintégration et toujours plus divisée, mais, face au prolétariat, le capitalisme décadent montre son caractère totalitaire, dans la mesure où cette réelle polarisation occupe le terrain politique et social et tend à bloquer l’émergence d’un débat ou d’une action sur le terrain du prolétariat.

Le danger du nihilisme et le potentiel pour la reconquête de l’identité de classe

Le monde capitaliste en décomposition engendre nécessairement un climat d’apocalypse. Il n’a aucun futur à proposer à l’humanité et son potentiel de destruction défiant l'imagination devient toujours plus évident pour une grande partie de la population mondiale. Les plus extrêmes manifestations de ce sentiment que le monde dans lequel nous vivons est à bout de souffle s’expriment dans les mythologies tordues du jihadisme islamiste ou du survivalisme chrétien d’extrême-Droite, mais c’est un climat bien plus général. Les rapports toujours plus alarmants de groupes scientifiques sur le changement climatique, la destruction des espèces et les pollutions toxiques de toute nature se sont rajoutés à ce sentiment d’apocalypse : si les scientifiques nous disent que nous disposons de 12 ans pour empêcher une catastrophe environnementale, il est déjà admis que les gouvernements et entreprises du monde ne feront rien ou presque pour prendre les mesures défendues par ces rapports, par peur d’affaiblir les avantages concurrentiels de leurs économies nationales. D’ailleurs, avec l’avènement de gouvernements populistes, le déni face au changement climatique est devenu de plus en plus hystérique face aux réels dangers que le monde doit affronter, et il tourne au pur vandalisme, au retrait des accords internationaux et à l’abolition de toute limite à l’exploitation de la nature, comme dans le cas de Trump aux États-Unis ou de Bolsonaro au Brésil. Ajouté au fait que la guerre impérialiste est devenue plus chaotique et imprévisible parce qu’un nombre grandissant d’États ont maintenant accès aux armes nucléaires - et il est donc peu surprenant que le nihilisme et le désespoir soient bien plus largement répandus aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au cours de la Seconde Guerre mondiale - malgré la proximité de l’ombre d’Auschwitz et d’Hiroshima et la menace d’une guerre nucléaire entre les deux blocs impérialistes.

Le nihilisme et le désespoir sont issus d’un sentiment d’impuissance, d’une perte de conviction qu’il existe une alternative au scénario de cauchemar que nous prépare le capitalisme. Ils tendent à paralyser la réflexion et la volonté d’action. Et si la seule force sociale qui peut poser cette alternative est virtuellement inconsciente de sa propre existence, cela signifie-t-il que les jeux sont faits, que le point de non-retour a déjà été dépassé ?

Nous reconnaissons tout-à-fait que plus le capitalisme met de temps à sombrer dans la décomposition, plus il sape les bases d’une société plus humaine. Ceci est à nouveau illustré le plus clairement par la destruction de l’environnement, lequel atteint le point où il peut accélérer la tendance vers un complet effondrement de la société, une condition qui ne favorise aucunement l’auto-organisation et la confiance dans le futur requis pour mener une révolution ; et même si le prolétariat arrivait au pouvoir à une échelle mondiale, il devrait affronter un travail gigantesque, non seulement pour nettoyer le bazar légué par l’accumulation capitaliste, mais aussi pour renverser la spirale de destruction qu’il a déjà mise en route.

Mais nous savons aussi que le désespoir distord la réalité, génère d’un côté la panique, de l’autre le déni, et ne nous permet pas de penser clairement aux possibilités qui nous restent offertes. Dans un certain nombre de documents récents présentés aux Congrès et réunions de son organe central, le CCI a examiné toute une série de développements objectifs qui ont pris place (et continuent à exister) ces dernières décennies, et qui peuvent agir en faveur du prolétariat. Les plus importants de ces développements sont :

  • Le développement du prolétariat à une échelle mondiale, ce que nous tendions à nier dans le passé, tiré par l’extraordinaire développement industriel de la Chine et d’autres pays du Sud-est asiatique et du Pacifique. L’idée avancée par certains sociologues que nous vivons dans une société "post-industrielle" apparaît complètement ridicule lorsque l’on constate qu’aujourd’hui plus que jamais, la société capitaliste se présente elle-même comme "une immense accumulation de marchandises" ; et que le cœur de toute cela, ces construction, production et distribution frénétiques, est toujours le fait d’êtres humains, malgré l’extension rapide de la robotisation. Le capitalisme sans le prolétariat n’est qu’une pure fiction. En même temps, on a vu la prolétarisation grandissante d’innombrables emplois "professionnels" et non-industriels.
  • Cette croissance économique, aussi fragile soit-elle, du fait précisément de ses connexions avec les technologies modernes de communication, s’est énormément globalisée, est devenue une chaîne internationale qui flirte constamment avec les limites des frontières nationales et contraint le capitalisme à s’organiser à une échelle internationale. L’actuelle tendance au protectionnisme nationaliste cherche à contourner cette lame de fond, mais il est significatif que la plupart de ses opposants sont en réalité incapables de couper le cordon avec le Capital global "mondialisé". En Grande-Bretagne par exemple, les financiers qui ont conduit au Brexit (comme Aaron Banks, dont les fonds offshores font aujourd’hui l’objet d’une enquête judiciaire) sont tous des spéculateurs de niveau international, et il en va de même pour Trump et la plupart des membres de son comité de soutien. Et ces tendances ont abouti à une classe ouvrière de plus en plus internationale dans sa forme et dans ses activités quotidiennes : l’utilisation d’Internet pour coordonner les circuits de production mondiaux, la "mobilité du travail" au-delà des frontières qui accompagne nécessairement les mouvements de capitaux, et ainsi de suite. Il existe une fraction de la classe qui est extrêmement qualifiée, souvent passée par l’université, et qui a ainsi une meilleure protection "naturelle" contre le populisme et le racisme.
  • Ces développements dans la forme prise par le prolétariat incluent aussi une plus grande intégration des femmes dans le travail associé, dans l’industrie de la santé à l’Ouest, dans les communications en Inde par exemple, ou dans la production industrielle au Bengladesh et en Chine. Cela procure la base objective du dépassement de la division en genres dans la classe, et pour la compréhension que l’oppression sexuelle des femmes, et les autres formes d’oppression sexuelle, sont à la base un problème pour la classe, un obstacle pernicieux à son unification. Dans le même temps, la participation des femmes prolétaires à la lutte de classe a toujours été un puissant élément du développement de sa dimension morale.
  • Les développements technologiques – en termes marxistes, le développement des forces productives – sont également, potentiellement, un facteur permettant de reconnaître l’obsolescence du mode de production capitaliste. Dans le processus de production, la place grandissante de l’informatique et des robots dans le capitalisme génère d’un côté le chômage, de l’autre le surmenage, mais leur usage potentiel pour soulager l’humanité des travaux pénibles est toujours plus évident. En même temps, l’utilisation des technologies numériques dans le domaine de la distribution, du paiement et des finances laisse entrevoir la possibilité que la forme marchandise soit en elle-même en faillite, que la technologie pourrait être utilisée simplement pour mesurer la distribution sur la base des besoins. Tout cela a donné naissance à différentes théories utopiques "post-capitalistes" qui s’illusionnent en pensant que de tels développements peuvent survenir automatiquement de l’usage en soi de ces technologies[11], lequel cependant n’exprime qu’une réalité toujours plus visible prévue par Marx : "Le Capital se survit à lui-même".
  • L’obsolescence de la forme marchande, de la production de valeur, s’exprime avant tout dans ce qui est peut-être le "facteur objectif" le plus crucial de tous : la crise économique. C’est l’incapacité du Capital à aller plus loin que lui-même, par lui-même, qui est le facteur sous-jacent de la présente crise de civilisation ; et lorsque les contradictions qui découlent de cet état de fait historique deviennent plus ouvertes, elles tendent à révéler à la classe exploitée la nécessité d’un nouveau mode de production. La crise de 2008, même si la forme qu’elle a prise (un effondrement du crédit qui a frappé les prolétaires plus comme épargnants individuels que comme classe collective) et les moyens utilisés pour la combattre (en premier lieu une injection à haute dose du même poison qui l’avait provoquée) n’a pas favorisé un développement massif et général de la conscience de classe, mais reste cependant une preuve de la vulnérabilité et de l’obsolescence de ce système, qui nous entraîne tout droit vers des convulsions bien plus importantes dans le futur. Les nuages orageux qui se forment au-dessus de l’économie mondiale seront examinés dans un autre rapport, mais il ne fait aucun doute que l’incapacité grandissante de la classe dominante à maîtriser les contradictions économiques de son système, et par conséquent la nécessité toujours plus grande d’attaquer frontalement les conditions de vie et de travail, reste un facteur-clé potentiel du redémarrage de la lutte de classe et d’une conscience de soi prolétarienne plus étendue.
  • La nécessité d'un développement au niveau subjectif. Nous devons garder à l’esprit que ces facteurs objectifs, parce que nécessaires à la récupération de l’identité de classe et de la conscience de classe, ne sont pas en eux-mêmes suffisants, et qu’existent certains autres facteurs qui jouent contre la réalisation du potentiel qu’ils contiennent. Ainsi, les nouvelles générations d’ouvriers de l’industrie en Asie montrent souvent un haut niveau militant (par exemple les grèves massives dans l’industrie textile du Bengladesh), mais il leur manque la longue tradition politique du prolétariat occidental, même si cette dernière a été dans une large mesure occultée. L’intégration des femmes au travail, lorsque la conscience de classe est faible, a souvent été accompagnée d’une augmentation du harcèlement. Et nous avons déjà vu (de façon certaine dans les années 30, mais aussi à un certain degré à la suite de 2008) que la crise économique dans certaines circonstances devient un facteur de démoralisation et d’atomisation individuelle plutôt que de mobilisation collective.

La classe ouvrière est la classe de la conscience. Contrairement aux révolutions bourgeoises, sa révolution n’est pas basée sur une accumulation régulière de richesses et de pouvoir économique. Elle ne peut accumuler que de l’expérience, de la tradition de lutte, des méthodes d’organisation, et ainsi de suite. En fait, l’élément subjectif est crucial pour qu’un objectif potentiel soit saisi et réalisé.

Ce potentiel subjectif ne peut être mesuré en termes immédiats. Le rapport de force des classes existe historiquement et nous pouvons dire que, même si le temps n’est pas de notre côté, même si la décomposition est en train de devenir une menace grandissante et que la classe ouvrière confronte de considérables différences en son sein pour émerger de son actuel recul, globalement la classe n’a pas été vaincue depuis 1968 et elle reste donc un obstacle à une chute complète dans la barbarie ; elle possède toujours le potentiel pour dépasser tout ce système. Mais nous ne pouvons continuer à l’affirmer qu’en examinant soigneusement les expressions plus immédiates de rébellion contre l’ordre social. Et elles ne sont pas absentes.

En ce qui concerne les luttes ouvertes de la classe, nous examinerons deux exemples récents :

1. En Grande-Bretagne au cours des deux dernières années, nous avons vu de petites mais significatives grèves d’ouvriers de la "gig economy"[12], comme le rapporte cet article de World Revolution :

  • "L’une des craintes au sujet des ouvriers qui ont un travail occasionnel très précaire, avec une large proportion d’immigrés parmi eux, est qu’ils ne soient pas capables de lutter, et qu’il n’y ait parmi eux qu’une pression concurrentielle pour baisser les salaires. Des entreprises comme Uber et Deliveroo aiment dire que leurs employés sont auto-entrepreneurs (et ne peuvent donc bénéficier du salaire minimum, des congés payés ou maladie). La récente grève chez Deliveroo, qui s’est étendue chez les livreurs d’UberEats, a répondu aux deux questions. Ils font définitivement partie de la classe ouvrière, et sont capables de se battre pour se défendre.
    Menacés d’un nouveau contrat qui au salaire à l’heure plus un bonus pour chaque livraison (7£ et 1£) aurait substitué une rétribution uniquement pour chaque livraison, malgré leur apparent isolement les uns des autres et leurs conditions précaires, les salariés de Deliveroo ont organisé une AG pour lancer leur lutte, une manifestation à cyclomoteurs et en vélo dans les rues de Londres, et une grève de 6 jours. Ils ont exigé une négociation collective contre l’"offre" du directeur en place de discuter individuellement avec eux. À la fin, la menace de les licencier s’ils ne signaient pas le nouveau contrat a été retirée, mais ce dernier a été mis à l’essai pour ceux qui l’ont choisi. Une victoire partielle.
    Un certain nombre de livreurs ont participé aux AG de Deliveroo. Ils sont confrontés aux mêmes conditions, qui leur donnent un hypocrite statut d’autoentrepreneurs ; le salaire s’est effondré, ce qui fait qu’ils sont maintenant pratiquement au revenu minimum, sans aucune garantie de paie et ne percevant que 3,30£ par livraison. Suite à une grève sauvage, un employé a été licencié (ou "désactivé" puisqu’il n’est protégé par aucune législation du travail), soulignant le courage qu’il faut à ces employés pour lutter dans de telles activités précaires… "[13]

Plus récemment, en octobre, des travailleurs d’une série d’établissements de fast-food dans plusieurs villes de Grande-Bretagne (McDonalds, TGI Fridays et JD Witherspoon), se sont mis en grève en même temps que les livreurs d’UberEats, et ont rejoint leurs piquets et manifestations. Comme l’écrit l’article de WR, ces actions étaient basées sur la reconnaissance du fait que les employés de ces entreprises font bien sûr tous partie du même corps social collectif et ne sont pas juste des individus isolés. Il était ainsi significatif que ces grèves impliquent de nombreux travailleurs immigrés aux côtés de ceux nés en Grande-Bretagne, alors que plusieurs de ces actions ont été coordonnées avec des ouvriers des mêmes entreprises en Europe. En même temps, d’après la BBC, "les grèves coïncident avec des actions menées par des employés de fast-food au Chili, en Colombie, aux États-Unis, en Belgique, en Italie, en Allemagne, aux Philippines et au Japon."[14]

La notion de "précariat" appliquée à ces employés signifie qu’il s’agirait d’une nouvelle classe, mais l’emploi précaire a toujours été une partie des conditions de la classe ouvrière. En un sens, les méthodes de la "gig economy", avec toujours plus d’ouvriers employés à très court terme et sur une base précaire, nous ramènent à la période où les ouvriers de la construction ou des ports faisaient la queue pour se faire embaucher pour la journée.

Les tentatives des ouvriers de différentes entreprises et différents pays d’agir de concert sont une affirmation d’une identité de classe contre le "nouveau modèle" mentionné plus haut, et montrent qu’aucune partie de la classe, aussi dispersée et opprimée soit-elle, n’est incapable de se battre pour ses intérêts propres. En même temps, le fait que ces employés sont grandement ignorés des syndicats traditionnels a ouvert une brèche pour des formes plus radicales de syndicalisme : en Grande-Bretagne, les organisations semi-syndicales comme les IWW, l’Independant Workers Union of Great Britain, ou United Voices of the World en ont très vite tiré avantage et sont devenues la principale force "organisant" les employés. C’est probablement inévitable dans une situation où il n’y a pas de mouvement général de classe, mais l’influence de ces syndicats radicaux témoigne de la nécessité de contenir une radicalisation véritable au sein d’une minorité d’ouvriers.

2. Luttes contre l’économie de guerre au Proche-Orient

Les grèves et manifestations qui ont éclaté en juillet en plusieurs endroits de Jordanie, d’Irak et d’Iran, décrites dans plusieurs articles de notre site[15], ont été une réponse directe des prolétaires de ces régions à la misère infligée à la population par l’économie de guerre. Les revendications étaient très centrées sur les problèmes économiques de base : réduction de la distribution d’eau et accès à la médecine, salaires de misère et impayés, chômage, témoignent du fait que ces mouvements ont débuté sur un terrain de classe. Ont également surgi de nombreux slogans politiques qui tendent à affirmer les intérêts prolétariens contre ceux de la classe dominante et la guerre : en Iran par exemple, les factions "fondamentalistes" autant que les "réformatrices" de la théocratie ont été mises dans le même panier, et les prétentions impérialistes du régime iranien ont souvent été ridiculisées ; en Irak, les protestataires ont proclamé haut et fort qu’ils n’étaient ni Sunnites ni Chiites ; et "non seulement le gouvernement et des bâtiments municipaux ont été la cible d’attaques des manifestants, mais aussi les institutions chiites proclamant hypocritement leur "soutien" aux vagues de protestation. La délégation du populiste "radical" Al-Sadr partie rencontrer les manifestants a été attaquée et on l’a vue s’enfuir, ce qui a été diffusé dans une vidéo sur les réseaux sociaux." [16]

Plus important encore, à l'automne 2018, il y a eu un certain nombre de grèves ouvrières très combatives dans l'industrie iranienne, avec quelques claires manifestations de solidarité entre différentes entreprises, comme dans le cas des sidérurgistes de Foolad et des travailleurs du sucre à Haft Tappeh. Cette dernière lutte est également devenue bien connue à l'échelle internationale grâce à la tenue d'assemblées générales et aux déclarations d'Ismail Bakhshi, un dirigeant clé de la grève, au sujet de leur comité de grève en tant qu'embryon de soviétisme. Cela a été repris par divers éléments du milieu pour laisser entendre que les conseils ouvriers étaient à l'ordre du jour immédiat en Iran, ce qui, selon nous, est loin d'être le cas. D'autres déclarations de Bakhshi montrent qu'il y a de graves confusions au sujet de l'autogestion, même parmi les travailleurs les plus avancés[17]. Il est également vrai que certains des slogans des premières manifestations de rue avaient un caractère nationaliste et même monarchiste. Malgré ces profondes faiblesses, nous considérons toujours que cette vague de lutte en Iran était une expression importante du potentiel intact de la lutte de classe.

Alors que la guerre devient une réalité permanente pour des fractions de plus en plus nombreuses de la classe ouvrière, ces mouvements nous rappellent non seulement le complet antagonisme entre le prolétariat et tout conflit impérialiste, mais aussi la prise de conscience de cet antagonisme, qui s’exprime à la fois à travers les slogans mis en avant et par la simultanéité internationale des soulèvements en Iran, Irak et Jordanie.

L’extension de l’indignation sociale

Nous ne présentons pas ces exemples comme des preuves d’un redémarrage mondial de la lutte de classe ou même de la fin du recul, ce qui requerrait l’émergence de mouvements de classe importants dans les pays centraux du capitalisme. Dans ces pays, la situation sociale est toujours marquée par une absence de luttes majeures sur le terrain prolétarien. D’un autre côté, nous avons vu un certain nombre de mouvements qui montrent une indignation grandissante contre la brutalité et le caractère destructeur de la société capitaliste. Aux États-Unis en particulier, on a vu des actions directes dans les aéroports contre la détention et l’expulsion de voyageurs venus de pays musulmans, des manifestations géantes contre l’assassinat de jeunes Noirs dans plusieurs villes : Charlotte, Saint Louis, New York, Sacramento… et la mobilisation massive de jeunes qui a suivi la fusillade de la High School Marjory Stoneman Douglas à Parkland, en Floride. Le changement climatique et la destruction de l’environnement sont aussi des facteurs de déclenchement de mouvements de protestation, notamment les grèves scolaires organisées dans de nombreux pays sous l'égide de "La jeunesse pour le climat" ou les manifestations de Rébellion contre l'Extinction  à Londres. Dans le même sens, l'indignation face aux comportements condescendants et violents à l’égard des femmes, pas seulement dans des pays de "l’arrière-cour" comme l’Inde mais aussi dans les soi-disant "démocraties libérales", s’est exprimé plutôt dans la rue sans se limiter aux forums internet.

Cependant, étant donné la perte générale de l'identité de classe, il est très difficile d'empêcher ce genre de protestations de tomber dans les pièges de la bourgeoisie, dans les mystifications autour de la "politique identitaire" et du réformisme, ainsi qu’à des manipulations directes par la Gauche et différentes factions démocrates bourgeoises. Le phénomène des Gilets jaunes montre ainsi le danger pour la classe de continuer à se perdre dans des mouvements interclassistes dominés par une idéologie populiste et le nationaliste.

Ce n'est qu'en regagnant le sentiment d'elle-même en tant que classe, par le développement de la lutte sur son propre terrain, que toute cette énergie et cette légitime colère qui sont aujourd’hui détournées dans des directions stériles et impuissantes peuvent demain être "récupérées" par le prolétariat. La dynamique du mouvement des Indignados en 2011 montre qu’il s’agit là plus que d’un vague souhait. Motivé par les problèmes "classiques" de la classe ouvrière, c’est-à-dire le chômage, l’insécurité de l’emploi, l’impact de la crise de 2008 sur les conditions de vie, ce mouvement a ainsi fait sortir des questions sur le futur de l’humanité dans un système que beaucoup de participants voyaient "obsolète". Il a ainsi organisé toutes sortes de discussions sur la morale, la science, l’environnement, les questions autour du sexe et du genre, etc., et en ce sens clairement ravivé l’esprit de Mai 68 en posant la question d'une alternative à la société capitaliste. C’était une expression d’un mouvement prolétarien qui avait commencé à comprendre qu’il porte la réponse à des "torts particuliers" autant que "généraux". Il a montré que la lutte de classe a besoin de s’étendre non seulement à des secteurs plus larges de l’économie capitaliste, mais aussi aux domaines de la politique et de la culture.

Cependant, il reste le problème que même si les Indignados étaient par essence un mouvement du prolétariat, largement composé d’employés, de semi-chômeurs et de chômeurs, d’étudiants de grandes écoles et de l’université, la majorité  de ses participants se voyaient avant tout comme des citoyens, et se trouvaient ainsi très vulnérables à toute l’idéologie de "Démocratie maintenant" et autres gauchistes qui ont cherché à entraîner le mouvement des assemblées vers le corporatisme pour réformer le régime parlementaire. Bien sûr il existait dans le mouvement une substantielle aile prolétarienne (dans un sens politique plus que sociologique) qui voyait les choses différemment mais elle est restée minoritaire, et semble avoir donné naissance à une minorité encore bien plus petite d’éléments qui ont évolué vers les positions révolutionnaires. Le "problème identitaire" du mouvement des Indignés a également été souligné en 2017 lorsque beaucoup de ceux qui avaient été réellement indignés par le futur que nous offre le capitalisme ont sombré dans la fraude nationaliste, surtout sa version catalane.

L’une des faiblesses fondamentales du mouvement a été le manque de lien entre le mouvement de rues et des places et les luttes sur les lieux de travail, et ce fossé devra être comblé par les futures luttes. Nous avons eu un aperçu de cela dans les récents mouvements au Proche-Orient, et peut-être plus explicitement avec les grèves des métallurgistes de Vigo en 2006. Car tout comme gagner la rue est essentiel pour être ensemble, ouvriers de différents secteurs comme chômeurs, le mouvement sur les lieux de travail est la clé pour rappeler à tous ceux qui sont dans la rue qu’ils font partie d’une classe qui doit vendre sa force de travail au Capital.

Cette jonction est également importante pour résoudre le problème de l’organisation unitaire de futurs mouvements massifs, c’est le problème des conseils ouvriers. Dans les mouvements révolutionnaires du passé, les conseils ouvriers tendaient à émerger de la centralisation d’Assemblée Générales de grandes unités industrielles. Cela reste indubitablement un facteur important dans des régions où de telles unités existent encore (l’Allemagne, par exemple) ou s’y sont récemment développées (Chine, sous-continent indien, etc). Mais vu l’importance des vieux centres de la lutte de classe, avant tout en Europe, qui ont connu un long processus de désindustrialisation, il est possible que les conseils émergent d’un ensemble d’assemblées tenues sur des lieux de travail centraux comme les hôpitaux, les universités, les entrepôts, etc., et que des assemblées de masse soient tenues dans les rues et sur les places où des ouvriers de lieux de travail dispersés, les chômeurs et les employés précaires peuvent unifier leurs luttes.

Le fait que la majorité de la population a été prolétarisée par l’impact combiné de la crise et des changements dans la "peau" de la classe ouvrière implique que les assemblées créées sur une base territoriale plutôt que sur la base d’unités de production auront un caractère de classe prolétarien, même s’il existe dans de telles formes d’organisation un évident danger d’influence de la petite bourgeoisie et d’autres couches. De tels dilemmes nous mènent à la question de l’autonomie de la classe et de sa relation à l’État de transition dans une future révolution, du fait que la classe ouvrière, ayant recouvré son identité de force sociale révolutionnaire, devra maintenir son identité autonome politiquement et organisationnellement au cours de la période de transition, jusqu’à ce que tout le monde soit devenu prolétaire et ainsi que plus personne ne le soit.

Il est également probable que cette identité révolutionnaire nouvellement retrouvée prendra une forme plus directement politique dans le futur : en d’autres termes, que la classe se définira à travers une adhésion grandissante à la perspective communiste, notamment parce que la profondeur de la crise sociale et économique aura sapé toute illusion sur un possible "retour à la normale" dans le capitalisme en décomposition. Nous avons eu une indication de cela avec l’apparition d’une aile révolutionnaire dans le mouvement des Indignados : son caractère prolétarien était moins basé sur sa composition sociologique que sur son combat pour défendre l’autonomie des assemblées et une perspective globale de transformation sociale contre les différents récupérateurs gauchistes. Le Parti du futur pourrait émerger d’une interaction entre de telles larges minorités prolétariennes et des organisations politiques communistes. Bien sûr la fragilité de l’actuel milieu politique de la Gauche communiste signifie qu’il n’existe aucune garantie que ce rendez-vous aura lieu. Mais nous pouvons dire que l’apparition de nouveaux éléments gravitant aujourd’hui autour de la Gauche communiste, certains d’entre eux très jeunes, est un signe que le processus de maturation souterraine est une réalité et qu’il continue malgré les évidentes difficultés de la lutte de classe. Même si nous comprenons que le Parti du futur ne sera pas une organisation de masse qui cherche à englober toute la classe, cette dimension de la politisation de la lutte nous montre ce qui reste profondément vrai dans la phrase marxiste classique : "la constitution du prolétariat en classe, et conséquemment en parti politique".

Le 28 décembre 2018


[3] La critique critique sous les traits du calme de la connaissance, ou la critique critique personnifiée par M. Edgar

IV : Proudhon par Karl Marx.

[4] Introduction à l’édition anglaise de La condition de la classe ouvrière en Angleterre.

[5] Lire notre article en anglais History of the workers' movement in Britain

[6] Ce mouvement a été précédé en 1831 par le soulèvement de Merthyr, lequel, peut-on avancer, était mieux organisé et a eu plus de succès, même si les ouvriers n’ont pu prendre le pouvoir que dans une ville et ce au cours d’un bref moment. C’est cependant le premier épisode connu où des ouvriers ont marché derrière le drapeau rouge.

[7] Extrait d'un rapport sur les perspectives de la lutte de classe, Décembre 2015.

[8] Revue internationale n° 111. Texte d'orientation, 2001 : La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 1ère partie.

[9] Résolution sur la lutte de classe, 22e Congrès du CCI

[11] Lire par exemple le livre de Paul Mason, Post capitalisme, un guide pour notre futur, et sa critique en anglais par la CWO.

[12] Caractérisée par la prédominance des contrats à court terme ou du travail free-lance par rapport aux emplois permanents.

[16] Lire notre article en anglais Iraq: marching against the war machine

 

Rubrique: 

Travaux du 23e congrès du CCI