Soumis par Révolution Inte... le
Dans son nouveau film, En guerre, ovationné lors de sa projection au dernier festival de Cannes, Stéphane Brizé traite une nouvelle fois de la question sociale en portant un regard toujours aussi critique sur l’inhumanité du système capitaliste et les effets dévastateurs de la concurrence sur la vie des ouvriers. Cette fois-ci, le cinéaste a choisi de traiter la lutte d’ouvriers contre la direction d’une usine automobile de province ayant décidé de fermer le site. Face aux accords bafoués et à la parole non-respectée, les 1100 salariés de l’usine, très en colère, décident de mener la guerre que leur impose le patronat. Parmi eux, un leader se distingue, Laurent Amédéo, délégué d’un syndicat minoritaire et radical, joué par Vincent Lindon.
Même si le film ne semble pas avoir connu le même succès que le précédent(1) auprès du grand public, sa promotion dans les médias et sa diffusion dans les rangs ouvriers(2) suscitent une interrogation. Pourquoi promouvoir largement une œuvre cinématographique qui, a priori, flingue sans retenu la société capitaliste ?
Une critique humaniste de la réalité capitaliste
Comme dans La loi du marché, Stéphane Brizé porte un regard acerbe, virulent et indigné sur le monde du travail, les ouvriers étant traités comme des moins que rien par des chefs d’entreprises qui décident de délocaliser l’usine afin de préserver leurs intérêts. Le film montre bien l’état d’esprit avec lequel la bourgeoisie assure sa survie. Sans la moindre compassion, cynique et égoïste, elle plonge des milliers de salariés et leurs familles dans le désespoir et la misère. Le film met bien en évidence ces figures de la bourgeoisie industrielle, du petit directeur de l’usine au PDG allemand, en passant par la directrice des ressources humaines, mais il les réduit à leur dimension individuelle sans véritablement montrer qu’ils incarnent avant tout la classe dominante de la société capitaliste dont l’état d’esprit n’a pas pris une ride depuis près de 170 ans. En son temps, Engels écrivait à propos de la bourgeoisie : “Je n’ai jamais vu une classe si profondément immorale, si incurablement pourrie et intérieurement rongée d’égoïsme. (…) Pour elle il n’existe rien au monde qui ne soit là pour l’argent, sans l’excepter elle-même, car elle ne vit que pour gagner de l’argent et pour rien d’autre, elle ne connaît pas d’autre félicité que de faire une rapide fortune, pas d’autre souffrance que de perdre de l’argent. (…) Le bourgeois se moque éperdument de savoir si ses ouvriers meurent de faim ou pas, pourvu que lui gagne de l’argent. Toutes les conditions de vie sont évaluées au critère du bénéfice, et tout ce qui ne procure pas d’argent est idiot, irréalisable. (…) Le rapport de l’industriel à l’ouvrier n’est pas un rapport humain, mais une relation purement économique”.(3)
L’une des forces du film est de mettre en lumière cette gestion inhumaine du capital par la bourgeoisie, cette façon bien à elle de piétiner sans cesse des producteurs déjà écrasés et brisés par les efforts consentis pour préserver leurs emplois, seul moyen de survivre dignement dans cette société en putréfaction. Sur ces aspects-là, le film touche au plus près de la réalité. Un réalisme renforcé par les plans serrés, l’authenticité des personnages et le mélange entre la fiction et le reportage. Mais un réalisme qui n’arrive pas à s’élever au-delà des apparences et qui réduit la lutte de classes à un combat d’individus arbitré par l’État incarné ici par le porte-parole du gouvernement dont la neutralité n’est qu’un vulgaire trompe l’œil.
Chronique d’une mort annoncée
Ce film reprend le stéréotype même du combat perdu d’avance. Puisque la lutte des “Perrin”, totalement isolée, se résume à la quête d’obtention de négociations avec les responsables de l’entreprise et les représentants de l’État. Bien sûr, les ouvriers se font prendre au jeu du pourrissement. Bientôt, la lassitude et le désespoir gagnent leurs rangs du fait de tensions entretenues et de la grande faiblesse de cette lutte isolée. D’un côté, les jusqu’au-boutistes, amenés par Laurent Amédéo, bien décidés à ne rien lâcher jusqu’à ce qu’on garantisse le maintien de leur poste. De l’autre, les “modérés” qui acceptent de reprendre le travail afin de faire augmenter la prime de licenciement. La radicalisation des jusqu’au-boutistes atteint son paroxysme avec le lynchage du grand patron du groupe allemand après l’échec des négociations et le discrédit total (largement alimenté par les médias) du “combat des Perrin”. Ce qui consacre la division chez les ouvriers qui finissent par s’engueuler, s’insulter et se battre entre eux, comme des hyènes devant un morceau de viande pourrie. Rejetant leur frustration sur un bouc-émissaire, Laurent Amédéo, véritable coupable idéal de cette débâcle, accusé à tort de penser qu’à lui et de profiter de la situation (même s’il a largement contribué à mener la lutte droit dans le mur en tant que dirigeant syndical). Celui-ci finit par s’immoler devant le siège de l’entreprise en Allemagne en véritable martyr ; suite à cela les treize ouvriers poursuivis par la justice pour agression seront relaxés et la direction du groupe accepte de reprendre les négociations. Que dire de cette scène finale qui sombre dans le glauque et le vulgaire ? Comment ne pas voir ici la mort symbolique d’une classe, la victoire et le règne d’une société où les individus totalement broyés préfèrent écourter leur souffrance plutôt que de lutter collectivement pour un autre monde ?
Voir au-delà des apparences.
Si le film donne l’image d’une réalité de la lutte actuelle dans le secteur industriel, il est incapable d’esquisser ce que pourrait être une lutte se développant sur un terrain de classe. A l’inverse, c’est un tableau très noir et empreint de désespoir qui est délivré ici. Les ouvriers sont incapables d’opposer leurs seules armes (la solidarité, l’unité) pour lutter contre la concurrence effrénée de la production capitaliste. Au contraire, ces aspects ne cessent de se déliter au fil de l’histoire. La classe comme un tout n’existe pas, n’existe plus. Incapables de s’unir, condamnés à se battre pour quelques miettes, les ouvriers placent leurs maigres espérances dans les actes héroïques de quelques-uns d’entre eux. Dès lors, ce film nie totalement la capacité encore vivante de la classe ouvrière à donner une autre perspective à l’humanité.
Il va sans dire que ce film est une fois de plus du pain béni pour la bourgeoisie. Il n’est guère surprenant qu’il soit promu largement par le biais des grands canaux médiatiques et culturels. En guerre est l’expression de ce monde sans avenir où l’immédiat et l’apparence l’emportent sur le futur. La lutte ne sert plus à rien ! La classe est condamnée à résister dans une guerre qu’elle ne gagnera pas, ne pouvant que s’efforcer de limiter les “excès” d’un capitalisme triomphant. D’un certain côté, ce film exprime les confusions et le propre désespoir de son auteur. Sa démarche individuelle l’empêche de saisir les potentialités révolutionnaires toujours existantes de la classe ouvrière. Incapable de comprendre cette essence, il reste fixé sur l’apparence d’une classe en pleine agonie, sur une vision purement photographique du monde. Mais au-delà du cas de conscience d’un individu, les visions sous-jacentes du film sont les reflets de la période que nous traversons. Stéphane Brizé et son dernier opus servent in fine de relais au message que la bourgeoisie et ses politiciens ne cessent de marteler en direction des prolétaires, à savoir qu’une société sans inégalité et sans exploitation est impossible, que le combat de la classe ouvrière pour un autre monde est impossible, perdu d’avance.
Joffrey, 5 juillet 2018
1Voir : “À propos du film La loi du marché : une dénonciation sans réelle alternative”, Révolution Internationale n° 453, ainsi que notre réponse à un courrier de lecteur sur ce sujet dans le numéro suivant.
2Une projection-débat a été organisée à Blanquefort (Gironde) à l’initiative du collectif des ouvriers de l’usine Ford en présence de Stéphane Brizé et de Xavier Matthieu, ancien leader syndical sorti de l’ombre lors de la lutte des ouvriers de l’usine Continental de Clairoix.
3Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1845.