Soumis par CCI le
Il y a un an, la méga-mobilisation syndicale contre le plan Juppé battait son plein en France et donnait lieu à un battage médiatique sans précédent à l'adresse des prolétaires. Les trois semaines de grèves dans la fonction publique, la paralysie complète des transports, les «records» de mobilisation des manifestations, les commentaires appuyés des médias sur la «popularité» de la grève, enfin la «victoire» finale des cheminots, tout cela avait laissé la classe ouvrière dans une espèce d'euphorie grisante. Le mouvement n'avait-il pas été victorieux ? Juppé n'avait-il pas tremblé devant la masse des manifestants ? La classe ouvrière n'avait-elle pas retrouvé «sa dignité» et renoué avec la «solidarité» et «l'unité dans la lutte» ? Il y a un an, celui qui émettait le moindre doute là-dessus passait au mieux pour un rabat-joie, au pire pour un «jaune». Et pour mieux envelopper la classe ouvrière dans cette euphorie de la victoire et dans ce sentiment trompeur de puissance retrouvée, la bourgeoisie mettait les bouchées doubles. Des syndicats aux médias, des gauchistes aux instances patronales et gouvernementales, tous s'accordaient à voir dans l'événement un «nouveau mai 68», le prototype de futures «explosions sociales» du même acabit qu'il fallait s'attendre à voir surgir un peu partout. Loin de la conspiration du silence des médias qu'on a connue dans les années 80 vis-à-vis des luttes ouvrières qui se développaient partout en Europe, ce mouvement là a eu droit à une publicité médiatique phénoménale. La classe ouvrière dans tous les pays était ainsi invitée à faire du «décembre 95 français», l'exemple à suivre, la référence incontournable de tous ses combats à venir et, surtout, à voir dans les syndicats, qui avaient été si «combatifs», si «unitaires» et si déterminés tout au long des événements, leurs meilleurs alliés pour se défendre contre les attaques du capital.
Non le vainqueur de décembre 95 ne fut certainement pas la classe ouvrière. Les grands gagnants de l'opération ce sont ceux qui l'ont mise sur pied et orchestrée du début à la fin : les syndicats d'abord et en même temps qu'eux le gouvernement.
Décembre 95 : une victoire pour la bourgeoisie...
Parfaitement complices, c'est ensemble et de manière concertée que syndicats et gouvernement ont monté cette gigantesque manoeuvre, dans un seul but : renforcer considérablement les instruments de sabotage des luttes ouvrières que sont les syndicats et permettre ainsi au gouvernement d'avoir les mains plus libres pour assener ses attaques anti-ouvrières.
Face à l'usure accélérée des syndicats et à la défiance qu'avaient suscitée dans les rangs ouvriers 35 ans de sabotage syndical de leurs luttes, il était urgent pour la bourgeoisie d'imprimer une nouvelle image positive de ses officines d'encadrement de la classe ouvrière et de pousser les ouvriers à leur faire confiance. Pour ce faire, les syndicats ont pris l'initiative de lancer un mouvement qui, du début à la fin, est resté sous leur parfait contrôle, et dans lequel ils se sont offert une image inhabituellement «radicale», «combative» et «unitaire».
Quant au «recul» du gouvernement sur le contrat plan de la SNCF et le maintien du régime de retraite de l'entreprise, il faisait pleinement partie, dès le début, de la manoeuvre. Loin d'être une «gaffe», l'annonce, simultanément au plan Juppé sur la sécurité sociale, d'attaques ciblant spécifiquement les cheminots était une provocation parfaitement calculée qui allait permettre de lancer le mouvement. De leur côté, les syndicats allaient se servir de la combativité existant chez les cheminots pour pousser par tous les moyens le maximum d'ouvriers à se lancer dans un mouvement parfaitement encadré, qu'ils n'étaient pas prêts à mener et qu'ils ne contrôlaient pas. Il a suffi que, 3 semaines plus tard, Juppé retire les attaques concernant la SNCF, pour que toute cette mobilisation sous contrôle, retombe aussitôt comme un soufflé. Non seulement le gouvernement avait fait passé ce qu'il voulait, mais les syndicats en sont ressortis renforcés et auréolés d'une image de combativité et de défense des intérêts ouvriers totalement usurpée.
...une défaite pour la classe ouvrière
Beaucoup d'ouvriers sont aujourd'hui désorientés. L'euphorie d'hier a laissé la place à la gueule de bois et à l'amertume. Le constat que la «victoire» de 95 n'était qu'un leurre et le sentiment d'avoir été illusionné s'est répandu dans les rangs ouvriers
Aux cris de triomphe des syndicalistes d'hier clamant que, grâce à eux, le mouvement avait fait reculer Juppé, s'oppose le constat d'évidence : le plan Juppé est passé intégralement. Quant à l'illusion que cette «expérience» aurait permis à la classe ouvrière de se renforcer en réapprenant à se défendre, qu'elle y aurait retrouvé ses réflexes de lutte, de solidarité de classe et d'unité, elle aussi s'est révélée une chimère. Depuis un an, les attaques gouvernementales et patronales n'ont fait que redoubler de violence : outre la mise en place, mois après mois, des mesures du plan Juppé, les hausses de prélèvements et baisses des allocations sociales, la bourgeoisie a déchaîné sur la classe ouvrière une avalanche de coups sans précédents, sous forme de plans sociaux à répétition et leurs charrettes de licenciements (Moulinex, Crédit Lyonnais, arsenaux, Alcatel, sans parler des centaines de petites entreprises qui ont «dégraissé» à tour de bras) et de suppressions de postes dans la fonction publique.
A tout cela les ouvriers ont été incapables d'opposer la moindre résistance sérieuse, et pour cause. Pris dans la nasse de syndicats renforcés par leur nouvelle image, les ouvriers en butte aux attaques se sont retrouvés ballades, atomisés, dispersés dans des actions syndicales impuissantes et isolées, sans trouver la force de contester et encore moins de déborder cet encadrement syndical omniprésent. Bref, les syndicats ont eu les mains plus libres que jamais pour faire leur sale boulot habituel de saucissonnage, de division et de sabotage ouvert.
Face à la combativité ouvrière montante, la bourgeoisie déploie d'autres pièges
En même temps, face à l'accumulation des attaques anti-ouvrières, un mécontentement beaucoup plus profond et général que celui qui existait l'an dernier se développe aujourd'hui dans tous les secteurs de la classe ouvrière. Il y a un an, lorsqu'elle a mis en place sa manoeuvre, la bourgeoisie savait très bien que la classe ouvrière n'était pas encore prête à en découdre et que compte tenu de la combativité faible et minoritaire qui existait à ce moment là, elle ne risquait guère de voir les actions «unitaires» lancées par les syndicats échapper à son contrôle. C'est bien pour cela qu'elle avait choisi ce moment-là pour lancer sa gigantesque opération de crédibilisation des syndicats.
Voilà pourquoi si aujourd'hui les syndicats continuent d'être omniprésents sur tous les terrains, on ne les voit plus du tout «pousser à la lutte» à tout prix et chercher à mobiliser le maximum d'ouvriers, comme ils l'ont fait l'année dernière. Les journées d'actions et manifestations syndicales qui se sont succédées depuis le début de cet automne 96 contrastent violemment avec les méga-mobilisations d'il y a un an et leur fameux «Juppéthon». Les syndicats font tout pour limiter volontairement l'ampleur des manifestations, comme on l'a vu le 17 octobre dernier et plus encore lors de la «semaine d'action» du 12 au 16 novembre. A «l'unité syndicale» dont les grandes centrales se glorifiaient hier, a succédé une stratégie de «division» maximale entre ces différentes officines qui leur permettent, selon leur pratique de sabotage habituel, de disperser au maximum la colère ouvrière. Hier déterminés à «rassembler» à tout prix une combativité ouvrière qui était faible, hétérogène et minoritaire, les syndicats font aujourd'hui tout pour émietter une colère et une combativité qui mûrissent dangereusement.
La bourgeoisie sait très bien que l'accumulation des attaques anti-ouvrières, la plongée catastrophique de son système dans la crise vont immanquablement pousser la classe ouvrière à reprendre l'initiative de la lutte. C'est bien pour s'y préparer qu'elle a tout fait pour renforcer préalablement ses organes d'encadrement syndicaux.
Mais, si la classe dominante ne peut pas répéter toujours la même manoeuvre, si la montée de la combativité ouvrière ne lui permet pas aujourd'hui de prendre le risque de provoquer de nouvelles mobilisations massives des prolétaires sur leur terrain de classe, elle ne baisse pas les bras pour autant et ne renonce pas à déployer ses pièges pour désarmer la classe ouvrière. (...)
La manoeuvre de décembre 95 en France avait servi de laboratoire et de référence pour toutes les bourgeoisies européennes. Dans les semaines et mois qui ont suivi, des manoeuvres similaires ont vu le jour dans d'autres pays, comme en Belgique et en Allemagne. Aujourd'hui, ce sont les événements de Belgique qui donnent le ton au niveau international de l'offensive que déploie la bourgeoisie pour désamorcer le danger social. Ce n'est pas par hasard si le retentissement médiatique international donné aux manifestations autour de l'affaire Dutroux est tout à fait comparable à celui auquel avaient eu droit celles de décembre 95 en France contre le plan Juppé. L'utilisation des médias fait partie du terrible arsenal de la classe dominante pour bourrer les crânes et brouiller les consciences. Et c'est bien contre la conscience de la classe ouvrière que la bourgeoisie mène l'offensive, aussi bien quand elle cherche à re-crédibiliser les syndicats que lorsqu'elle tente de la mobiliser en dehors de son terrain de classe. C'est à la prise de conscience de la faillite de ce système et de la nécessité de le détruire, qu'elle s'attaque en entretenant l'illusion d'un capitalisme réformable et aménageable grâce aux institutions syndicales et démocratiques.
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Dans l'amertume et la désillusion ressentie aujourd'hui dans les rangs ouvriers, un an après leur prétendue «grande victoire», il n'y a pas qu'un simple constat de défaite et un désarroi. Il y a aussi le début d'une réflexion qui fait son chemin sur les raisons de cette défaite, de cette impuissance. Il appartient aux ouvriers de tirer toutes les leçons de cette expérience. Et cela veut dire qu'ils doivent aussi regarder en arrière, bien au delà des «décembre 95 français» et «automne 96 belge» que la bourgeoisie dressent comme des écrans pour empêcher la classe ouvrière de renouer avec ses réelles expériences de lutte. Ce sont les expériences des combats menés depuis 1968, où la classe ouvrière avait appris à se confronter aux syndicats, où elle avait su démasquer leur rôle véritable, et où, en particulier dans les années 80, elle avait commencé à prendre en mains ses luttes et à rechercher par sa propre initiative à les étendre et les unifier ; ce sont celles-là qui doivent servir de guide à l'heure de reprendre le combat.
"Révolution Internationale" n°263 Décembre 1996