Soumis par Révolution Inte... le
Le 5 août 2024, des dizaines d’étudiants applaudissaient sur le toit de la résidence de la Première ministre du Bangladesh en fuite, Sheikh Hasina. Ils y fêtaient la victoire de la lutte qui a duré cinq semaines, coûté la vie à 439 personnes et fini par renverser le gouvernement en place. Mais de quel genre de « victoire » s’agit-il réellement ? Était-ce une victoire du prolétariat ou de la bourgeoisie ? Le groupe trotskiste Internationale communiste révolutionnaire (ICR, ancienne Tendance marxiste internationale) affirme carrément qu’une révolution a eu lieu au Bangladesh et que les manifestations en étaient au point où elles pouvaient « dénoncer l’imposture de la “démocratie” bourgeoise, convoquer un congrès des comités révolutionnaires et prendre le pouvoir au nom des masses révolutionnaires [et] qu’un Bangladesh soviétique serait à l’ordre du jour si tel était le cas ».
Une société qui pourrit sur pied
L’économie du Bangladesh est en difficulté depuis plusieurs années déjà. La crise économique internationale a eu un impact majeur sur le pays en raison de la hausse des prix de la nourriture et du carburant. L’inflation a atteint près de 9, 86 % début 2024, l’un des taux les plus élevés depuis des décennies. Le chômage touche près de 9, 5 % des 73 millions d’actifs…
La corruption est omniprésente à tous les niveaux de la société bangladaise. Des paiements irréguliers et des pots-de-vin sont fréquemment échangés afin d’obtenir des décisions de justice favorables. Le portail anti-corruption des entreprises a classé la police bangladaise parmi les moins fiables au monde. Des personnes sont menacées et/ou arrêtées par la police dans le seul but de les extorquer...
Pendant des années, la Ligue Awami, le parti « socialiste » de Sheikh Hasina, en collaboration avec la police, a exercé le pouvoir dans les rues en pratiquant l’extorsion, la perception illégale de péages, la « médiation » pour l’accès aux services, sans oublier l’intimidation des opposants politiques et des journalistes. Les pratiques de gangsters de la Bangladesh Chhatra League (BSL), l’aile étudiante de la Ligue Awami, sont notoires : entre 2009 et 2018, ses membres ont tué 129 personnes et en ont blessé des milliers. Lors des manifestations de cette année, ils étaient largement détestés en raison de leurs comportements impitoyables, en particulier envers les femmes. Durant des années, ils ont pu commettre ces crimes en toute impunité, en raison de leurs relations étroites avec la police et la Ligue Awami.
Le gouvernement de Cheikh Hasina, entré en fonction en 2009, s’est rapidement transformé en régime autocratique. Au cours de la dernière décennie, il a établi son emprise exclusive sur les institutions clés du pays, notamment sur la bureaucratie, les agences de sécurité, les autorités électorales et le système judiciaire. Le gouvernement de Sheikh Hasina a systématiquement réduit au silence les autres fractions bourgeoises. Avant les élections de 2024, le gouvernement a arrêté plus de 8 000 dirigeants et partisans du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), parti d’opposition.
Mais la suppression des voix de l’opposition politique, des médias, des syndicats, etc., a rendu très instable les fondations du régime. L’étouffement complet du « débat public », même au Parlement, a contribué à l’érosion encore plus grande des bases du jeu politique et finalement à la perte totale de tout contrôle politique. En 2024, Cheikh Hasina n’était plus confrontée à une simple opposition loyale. La plupart des fractions de la bourgeoisie étaient devenues ses ennemies les plus féroces, prêtes à la mettre en prison pour le reste de sa vie et même à exiger sa mort.
L’échec des luttes contre le chômage
Les manifestations ont eu lieu dans un contexte de chômage massif. Le pays n’a pas de système d’assurance chômage, de sorte que les demandeurs d’emploi ne reçoivent aucune allocation et vivent, par conséquent, dans la plus grande misère. Ce contexte a fait du système de quotas, qui réserve 30 % des emplois de la fonction publique aux descendants des « combattants de la liberté » de la guerre d’indépendance de 1971, une source de colère et de frustration pour tous ceux qui sont confrontés au chômage.
La protestation contre le système de quotas n’est pas nouvelle. Déjà en 2008, 2013 et 2018, des manifestations ont eu lieu. Mais pendant toutes ces années, les protestations sont restées confinées aux seules universités, entièrement centrées sur le système des quotas. L’étroitesse des revendications des étudiants en faveur d’une répartition « équitable » des emplois dans la fonction publique ne pouvait pas constituer une base pour étendre le mouvement à l’ensemble de la classe ouvrière, y compris les chômeurs non scolarisés. Les étudiants ont ignoré l’importance de formuler des revendications unificatrices afin d’étendre la lutte aux travailleurs confrontés au même spectre du chômage.
Et en 2024, les revendications des étudiants n’étaient pas différentes : au lieu d’essayer d’étendre la lutte aux travailleurs, sur la base de revendications ouvrières, ils se sont retrouvés à nouveau piégés dans de violents affrontements avec la police et les bandes politiques. Même lorsque le personnel, les enseignants et autres travailleurs de 35 universités se sont mis en grève, le 1er juillet 2024, contre le nouveau régime de retraite universel, les étudiants n’ont même pas cherché le soutien des 50 000 travailleurs universitaires en lutte. Cette grève a duré deux semaines, mais, fait remarquable, elle a été pratiquement ignorée par les étudiants.
Une prétendue révolution au seul bénéfice de la bourgeoisie
Les étudiants et une partie de la population ont organisé une manifestation qui s’est transformée en un soulèvement qui a défié ouvertement le régime. Finalement, le 5 août 2024, Cheikh Hasina a signé sa démission en présence des chefs militaires et a remis le pouvoir à l’armée. Le changement de régime, qualifié de « révolution », était en réalité un coup d’État militaire en coulisse dont les manifestants ont servi de caution civile et de masse de manœuvre.
Les gauchistes cités plus haut prétendent que les étudiants ont pu « dénoncer l’imposture de la démocratie bourgeoise ». Si la réponse brutale du gouvernement a montré qu’un gouvernement démocratique élu était en réalité une dictature ouverte, les émeutes l’ont remplacé par la dictature d’une autre fraction bourgeoise ! Les organisations étudiantes réclament désormais de nouvelles élections plus « démocratiques ». Voilà tout !
La question du chômage a été instrumentalisée pour un règlement de comptes entre cliques bourgeoises d’autant plus facilement que la revendication du partage « équitable » des emplois dans la fonction publique pour les seuls étudiants ne constitue pas un terrain de lutte favorable pour la classe ouvrière. C’est au contraire un piège, celui de l’enfermement corporatiste. Les « masses révolutionnaires » n’existaient que dans l’imagination des gauchistes.
À l’image des grèves de 4,5 millions de travailleurs de l’industrie textile, l’an dernier, la lutte des travailleurs contre les effets de la crise économique demeure la seule véritable perspective. Car la seule classe capable de donner une perspective politique à la lutte contre la crise du capitalisme, c’est la classe ouvrière.
Mais, il ne faut se faire aucune illusion : la classe ouvrière au Bangladesh est trop inexpérimentée pour résister, seule, aux nombreux pièges que lui tend la classe dominante, avec ses partis de gauche comme avec ses syndicats. C’est à travers la lutte internationale du prolétariat, particulièrement dans les plus anciens bastions de la classe ouvrière en Europe, que les ouvriers aux Bangladesh trouveront le chemin de la lutte révolutionnaire.
Dennis, 10 septembre 2024