Allemagne: Comment la classe dominante exploite la décomposition de la société contre la classe ouvrière?

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Mi-janvier, la bourgeoisie allemande a lancé une intelligente campagne visant à soutenir la démocratie. Cette campagne a montré tout le caractère sournois de la bourgeoisie allemande et comment elle essaie d’exploiter particulièrement contre la classe ouvrière les répugnants effets de la décadence de son système, et ce avec un certain succès.

Réunion secrète et projets de “remigration”

En novembre 2023, diverses fractions de l’AfD, des extrémistes de droite, des membres de la CDU qui en faisaient toujours partie à ce moment-là, se sont réunis « en secret » à Potsdam pour discuter de mesures radicales à prendre contre les étrangers et tous les immigrés. Dans leurs plans complètement irrationnels, sur fond de haine et de nationalisme et dont les conséquences s’opposent souvent aux intérêts du capital allemand, ils envisageaient apparemment des déportations massives de millions de personnes. La réunion a été suivie par des journalistes de Correctiv (et probablement aussi par l’Office fédéral de protection de la constitution). L’événement a été rendu public à la mi-janvier, et peu de temps après a été lancée la plus grande mobilisation d’État contre la droite et en particulier contre l’AfD pour la « défense de la démocratie » (entre autres slogans) depuis des années.

Tout cela intervient juste au moment où les partis bourgeois ont mené un intense lobbying contre le « trop-plein de réfugiés » et en faveur d’« expulsions massives », et après que, « enfin », des « mesures coercitives » plus générales (la « réforme du droit d’asile ») ont été décidées au niveau européen, c’est-à-dire des déportations, etc., menées non par des groupes de droite fanatisés, haineux et xénophobes, mais sanctifiées démocratiquement, prises en main par l’État lui-même et avec des mesures policières appropriées. Les politiciens de la CDU, à l’instar du gouvernement anglais (dirigé par les Conservateurs), souhaitent eux aussi expulser les clandestins vers le Rwanda.

Il serait naïf de croire que cette rencontre n’était qu’une aubaine pour la classe dirigeante. Il est trop évident que de telles rencontres et les fantasmes de déportation de la droite et de l’AfD font le jeu de l’État, car l’une des plus grandes campagnes a maintenant eu lieu (sous l’impulsion des plus hautes instances) soi-disant pour la protection des personnes concernées et surtout pour la défense de la démocratie.

Il s’agit de détourner l’attention de la politique menée depuis des années par la Forteresse Europe et qui chaque année fait d’innombrables victimes qui laissent la vie dans leurs tentatives désespérées de rejoindre l’Europe, ou une fois arrivées se retrouvent dans des camps de réfugiés ou n’importe où dans la rue. Mais il ne s’agit pas seulement de l’hypocrisie de ceux qui sont au pouvoir, lesquels veulent dissimuler la violence quotidienne et bien plus large de leurs propres mesures en mettant en lumière les projets de déportation de la droite. En réalité, les dirigeants endossent là toute une démarche politique. À la demande des plus hauts niveaux du gouvernement, à travers les syndicats et toutes les initiatives de la « société civile », des centaines de milliers de personnes se rassemblent désormais, principalement le week-end, dans presque toutes les villes pour protester contre la droite et défendre la démocratie. L’État et les forces qui travaillent pour lui n’auraient pas pu rêver mieux pour rallier la population à eux. Le piège de la démocratie était désormais tendu !

Malgré la crise, la bourgeoisie est toujours capable de réagir

La classe dirigeante, partout dans le monde, a effectivement un énorme problème avec la perte de crédibilité de tous ses partis parlementaires et l’abstention croissante aux élections. De plus en plus de personnes doutent des promesses et des engagements des dirigeants et sont profondément préoccupées par l’avenir de la planète et la spirale destructrice déclenchée par le capitalisme, avec toutes les guerres et l’aggravation de la crise économique. Mais comme en même temps elles ne voient pas de solution, beaucoup ont été poussées dans les bras des partis protestataires. En outre, le nombre de membres des partis établis diminue et il y a de plus en plus de petits « groupes dissidents », tant à droite qu’à gauche.

Comme dans nombre d’autres pays, cette éclosion massive de partis populistes et de droite pose un gros problème aux partis bourgeois traditionnels, car elle mine la stabilité des gouvernements et la cohésion de la société. Mais la classe dominante ne serait pas la classe dirigeante si elle ne tentait pas d’exploiter à son profit cette décomposition des fondements de la société capitaliste.

D’où le stratagème visant à exploiter les aspirations réelles des populistes et de la droite (y compris l’envie de mener des pogroms) à travers une campagne visant à défendre la démocratie et à entraîner la population derrière le char de l’État. Ledit État vient tout juste d’appeler la population à s’unir derrière lui pour en renforcer tous les aspects militaristes. C’est pourquoi cet appel à la défense de la démocratie est aussi un leurre pour lier la population à l’État.

Le mécontentement croissant au sein de la population est instrumentalisé

Dans le même temps, on a vu ces dernières semaines d’importantes manifestations d’agriculteurs, de transporteurs routiers et d’artisans contre les réductions de subventions que l’État a entreprises, ainsi que des protestations contre la vague de plans d’austérité que le gouvernement a dû adopter en partie à cause de la guerre en Ukraine. Ces manifestations, menées par des agriculteurs et d’autres travailleurs indépendants, sont une conséquence de l’aggravation mondiale de la crise économique et de la guerre. Mais à cause des blocages de la circulation, ces manifestations attirent beaucoup l’attention ou sont mises en lumière sans pour autant gêner la classe dominante. On voit colportée l’idée que les blocus isolés et radicaux constitueraient un moyen central de résistance. Mais de tels barrages routiers n’offrent en tant que tels aucune perspective d’unité contre l’État et sa politique de guerre.

Si derrière ces manifestations se profile réellement la colère de tous ceux qui sont touchés par la dégradation de leur condition suite aux effets de la crise, elles servent en même temps d’écran de fumée à une confusion idéologique. Elles ne sont pas l’expression de la contradiction entre les deux principales classes du capitalisme, la bourgeoisie et le prolétariat, mais expriment plutôt la peur et la colère de couches intermédiaires, de travailleurs indépendants et de dirigeants d’entreprises agricoles, qui n’expriment aucune perspective en-dehors et contre l’exploitation capitaliste. Ce n’est pas un hasard si la première attaque frontale, à savoir les attaques sociales baptisées « austérité », a été dirigée contre ces couches intermédiaires. Ces manifestations de colère sans perspective sont instrumentalisées pour contenir les luttes de la classe ouvrière sur un faux terrain, essayer de les mener dans le piège des luttes interclassistes.

La défense de la démocratie pour anesthésier la lutte de classe

Un autre objectif important de l’État, dans l’organisation de la campagne pour la défense de la démocratie et l’alliance la plus large possible autour de lui, est d’affaiblir la combativité croissante de la classe ouvrière par le biais de l’anesthésiant qu’est la démocratie.

À l’automne dernier, les syndicats et notamment Ver.di, le syndicat des services publics où l’État est l’employeur, ont dû mener plusieurs grèves d’avertissement afin de canaliser la pression des salariés. Du fait de l’inflation, encore exacerbée par la guerre et la détérioration des conditions de travail au fil des années (intensification du travail, suppression d’effectifs, etc.), Ver.di a été contraint de revendiquer des hausses de salaires, en particulier pour les plus basses tranches. Toutes ces négociations salariales se sont finalement conclues à l’automne 2023, avant que le syndicat des conducteurs de trains GdL ne présente cet hiver ses revendications. Bien entendu, le GdL a attendu que son concurrent le syndicat EVG, ainsi que les autres travailleurs des transports, aient leurs conventions collectives en poche.

Après que la grève des conducteurs de train du 24 au 29 janvier ait été annoncée puis terminée le 28 janvier, c’était au tour des travailleurs de la santé le mardi 30 janvier, puis des travailleurs des aéroports le jeudi 1er février et ceux des ÖPVN (travailleurs des transports en commun urbains) le vendredi 2 janvier d’être appelés à mener une grève d’avertissement et des manifestations dans de nombreuses villes. Tous ces mouvements ont été strictement séparés les uns des autres, afin que personne n’ait l’idée qu’il existe des intérêts communs entre les salariés et qu’il n’y ait aucun sentiment de solidarité, ni même de nécessité et de possibilité de se rassembler pour lutter ensemble.

Dans le même temps, on a privé de toute possibilité de manifestation de grande ampleur les salariés qui auraient bien sûr été contrôlés et encadrés par les syndicats, mais dont au moins les revendications auraient été portées contre leur employeur à tous (souvent l’État). Cela signifie qu’en une semaine, on a vu dans pratiquement tous les Länder une résistance et des manifestations ouvrières contre la dégradation de leur condition, mais divisées et séparées les unes des autres ! Les syndicats ont ainsi réussi à maintenir la division grâce à leur calendrier de grèves d’avertissement bien isolées.

Dans ce contexte, depuis janvier, le tambour n’a cessé de battre le rassemblement des citoyens, des personnes assez courageuses pour défendre la démocratie, etc. Même s’il n’y a pas actuellement de risque d’explosion de la lutte de classe, les manifestations organisées par l’État pour défendre la démocratie ont d’abord et avant tout servi à masquer le fossé de classe entre les intérêts de la classe ouvrière et ceux de l’État, lequel protège les intérêts du Capital.

Alors que la classe dominante cherche à instrumentaliser la décomposition de sa propre société contre la classe ouvrière et à créer une unité nationale derrière l'État par des campagnes sophistiquées pour défendre la démocratie, la classe ouvrière ne doit pas se laisser duper par ces campagnes idéologiques. Un véritable combat de classe ne peut se déployer qu’en se débarrassant des entraves syndicales et en comprenant que les intérêts entre Capital et Travail sont opposés, que ce système nous mène dans une impasse.

Wg, 5 février 2024

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Populisme et anti-populisme