Chine – Pakistan, la fin des illusions

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C’est une banalité que de dire qu’une des conditions fondamentales de l’émancipation du prolétariat est une conscience nette et claire des buts à atteindre et des moyens à mettre en œuvre ; que cette prise de conscience est le produit de la lutte de classe, mais qu’elle passe aussi par la destruction de toutes les illusions, de tous les mythes secrétés par la classe dominante et qui encombrent l’esprit des travailleurs.

Mais il faut ajouter que si l’activité théorique des révolutionnaires tend principalement vers une telle destruction, cette activité, par elle-même, ne saurait suffire à cette tâche si les évènements historiques ne venaient confirmer de façon irréfutable et tangible leurs analyses et prévisions.

À cet égard les évènements de ces dernières années et particulièrement ceux de ces derniers mois ont plus fait pour la conscience prolétarienne que l’activité des groupes révolutionnaires durant les cinquante dernières années.

Un à un, chacun de ces mythes, chacune de ces illusions ont subi l’assaut de l’histoire.

I. La disparition des crimes du capitalisme

Au centre de la domination idéologique de la bourgeoisie réside la croyance en un développement infini du capitalisme procurant aux membres de la société un bien être toujours meilleur. Le quart de siècle de prospérité qu’a connu le capitalisme après la seconde guerre mondiale a accrédité la thèse suivant laquelle les gouvernements étaient maintenant en mesure de maîtriser non seulement les crises cycliques du siècle dernier, mais encore les crises générales comme celles de 1929. Cette thèse a réussi à faire des adeptes jusqu’au sein même de certaines organisations qui maintenaient par ailleurs des positions révolutionnaires comme par exemple ''Socialisme ou Barbarie" ou certains communistes de conseils (Pannekoek à la fin de sa vie). Mais depuis le début de l’année 1967 cette illusion a commencé à se heurter aux dures réalités des crises successives de la livre, du dollar et du franc, de la croissance accélérée du chômage, de l’inflation galopante et des plans d’austérité qui l’accompagnent, des faillites spectaculaires du style Rolls Royce, etc., à tel point que certains des économistes les plus conformistes et réactionnaires en sont arrivés aujourd’hui à la conclusion que les difficultés actuelles du capitalisme préludent à une crise générale du système.

II. Les États "socialistes"

Un autre mythe que les évènements de ces dernières années ont malmené est celui du caractère socialiste des pays de l’Europe de l’est. Les insurrections Hongroises et Polonaises de 1956 lui avaient déjà porté un coup sévère, mais l’aspect encore nationaliste de ces mouvements avait permis aux gardiens de ce mythe (aussi bien les staliniens que les bourgeois libéraux) de brouiller les cartes.

Les évènements de 1968 en Tchécoslovaquie, furent le signal d’un malaise qui depuis va grandissant au sein, des partis staliniens. Quoique remettant en question l’infaillibilité des entreprises de Moscou, ce conflit ne permettait pas encore d’avoir une vision claire des luttes de classe en Europe de l’Est.

Par contre, une telle vision s’est imposée d’une façon irréfutable après les émeutes ouvrières qui ont éclaté en Décembre 1970 en Pologne, et qui ont dressés face à face le prolétariat et ses exploiteurs. Les combats de Gdansk, Stettin, Sopot etc. ont plus fait pour dévoiler aux yeux des prolétaires du monde entier la nature capitaliste de la Pologne et des autres pays de l’Europe de l’Est, que l’activité des communistes de gauche depuis la fin des années 20 (cette constatation ne permettant évidemment pas de dire que cette activité a été inutile mais seulement qu’elle trouve son plein sens aujourd’hui.)

III. "L’homme nouveau" à Cuba

Longtemps les bonnes âmes de la gauche, ont cru voir dans Cuba, la synthèse enfin réalisée entre "socialisme" et liberté. Et ce qui charmait le plus les intellectuels en mal d’exotisme, c’était la "liberté de la création artistique" que Fidel proclamait comme règle officielle.

"Hors de la Révolution rien ! Dans la Révolution tout !" était la devise du congrès culturel de la Havane tant vanté par les journalistes à la "Nouvel Observateur" et aussi par les soi-disant marxistes révolutionnaires regroupés au sein de la IV Internationale. Encore fallait-il que Castro précise ce qu’il entendait par révolution.

Depuis le début notre courant affirmait que ce terme ne recouvrait rien d’autre que le capitalisme d’État, et s’est presque fait traiter d’agent de la CIA par les trotskystes de 1a IV qui trouvaient que Cuba était un état ouvrier beaucoup moins dégénéré que les autres, (au même titre que le Nord-Vietnam et la Corée du Nord avec qui ils devait constituer une soi dis ante "troisième force"[1]).

L’annonce de l’arrestation, puis de l’auto-critique sinistre du poète Cubain Heberto Padilla, plongea toutes ces bonnes âmes dans la consternation la plus totale, consternation qu’ils exprimèrent dans un manifeste au nom de leur sympathie pour cette révolution cubaine à laquelle ils avaient tant cru. La réponse de Castro n’a pu qu’approfondir leur désespoir : "nous n’avons pas besoin de sympathie critique, seules les louanges inconditionnelles et dithyrambiques sont acceptées" leur a-t-il dit en quelque sorte.

Il aura donc fallu qu’on touche à l’un des leurs : un intellectuel, un artiste pour que ces adorateurs s’émeuvent et prennent conscience de ce qu’ils appellent "la réalité stalinienne" de Cuba. Dix années de bourrage de crâne forcené auprès des travailleurs cubains pour les persuader de PRODUIRE jusqu’à la limite de leurs forces n’avait pas suffi à les inquiéter ni à leur faire soupçonner ce que les révolutionnaires proclamaient depuis le début : la réalité tristement capitaliste de Cuba[2].

"L’homme nouveau" de Cuba ressemble trop au prolétaire exploité de tous les pays, mais ici son exploitation féroce est accompagnée d’une dose exceptionnelle d’opium administré à coup d’immenses rassemblements sur la "place de la Révolution", de discours du "leader Maximo", et de propagande incessante. Opium qui à d’autres époques a fait ses preuves contre le prolétaire allemand ou russe et encore aujourd’hui contre le prolétaire chinois, nord-coréen et beaucoup d’autres.

IV. Les voies pacifiques au socialisme

L’illusion des voies particulières, nationales et pacifiques au socialisme est certainement une de celles qui a fait le plus de mal au mouvement ouvrier depuis ses origines. Quels qu’aient pu être les recettes proposées ces formules ont toujours recouvert le réformisme dont les tenants se sont montrés en fin de comptes les meilleurs alliés du capital pendant les crises révolutionnaires.

Aujourd’hui la mystification tente de se perpétuer à travers l’existence de doux "socialismes" pacifiques : "le socialisme Scandinave" et depuis quelque temps "le socialisme chilien", Malheureusement pour les partisans d’une telle solution, les grèves sauvages qui ont éclaté dans la plupart des pays nordiques, depuis celles des mineurs de Kiruna jusqu’à celle de 75.000 ouvriers de la métallurgie finlandaise, ont porté au mythe de la "paix sociale" instauré par ces régimes un coup sérieux.

De son côté le "socialisme chilien" bien qu’il fasse encore illusion parmi de larges couches de la population (comme l’indique l’avance obtenue par la coalition d’Unité Populaire aux élections municipales de Mars 71) a déjà montré sa nature de classe profonde en envoyant la police contre les paysans qui avaient montré trop d’impatience en récupérant leurs terres avant la date prévue par le calendrier officiel[3] et en instaurant avec le prolétariat des rapports qui ne sont pas sans rappeler ceux existant dans n’importe quel régime capitaliste. On en retiendra pour preuves que les grèves aux quelles furent contraints dès Décembre 1970 les employés du téléphone, les ouvriers municipaux et les fonctionnaires administratifs de l’Université.

Par ailleurs le président Allende a prodigué à l’égard des travailleurs, des "encouragements" à produire dans "l’intérêt du Chili" qui, à part la phraséologie, ne le cèdent en rien à ceux d’un Pompidou ou d’un Chaban Delmas, A l’occasion du 1er Mai, ne déclarait-il pas :

  • "…les bénéfices des entreprises serviront en partie à améliorer les salaires mais le plus grand pourcentage ira aux investissements... ne présentez pas des revendications exagérées, car il n’y sera pas répondu. La règle du jeu est simple : c’est le sort du Chili qui est en jeu."[4]

Voici donc les travailleurs prévenus : ils doivent comme partout respecter la règle du jeu, la règle du capitalisme !

D’ailleurs ils savaient à quoi s’en tenir depuis l’arrestation d’un militant ouvrier sous l’accusation "d’entrave à la liberté du travail" à la suite de la grève des transports en commun de Santiago déclenchée le 22 Mars, et la menace proférée de la bouche même d’Allende de mettre les dits transports sous contrôle de l’armée en cas de poursuite du mouvement.

La participation du "camarade président" et des "camarades ministres" en bras de chemise "aux journées de travail volontaire" inaugurées le Dimanche 16 Mai n’y pourront rien à la longue : là comme ailleurs, les travailleurs seront contraints de constater qu’intérêt national égal intérêt du capital.

V. "Le Front Uni" de Ceylan

Une autre expérience locale de "front uni" à coloration socialiste -puisque ce front comprend le P.C et même des "trotskystes" (exclus il est vrai, de la IV Internationale)- a, en l’espace de quelques mois fait ses preuves à Ceylan.

Une des premières mesures du gouvernement de Madame Bandaranaike fut de présenter un budget d’austérité préparé par le ministre "trotskyste" des finances. Mais, ce que l’histoire retiendra de ce gouvernement, c’est la répression sauvage contre le soulèvement populaire d’Avril 1971, soulève- ment des jeunes intellectuels sans travail, mais aussi d’une fraction de la classe ouvrière et d'une grande partie de la population paysanne.

Malgré les fanfaronnades de Mme Bandaranaike et de ses ministres (en particulier du leader du P.C. Peter Keuneman, qui ne voyait dans le soulèvement que l’œuvre "du gros capital, des esprits diaboliques et des organisateurs criminels"[5]) le gouvernement Ceylanais a dû faire appel à la "solidarité internationale" pour venir à bout de l’insurrection. Cette solidarité ne s’est d’ailleurs pas fait attendre : elle a pris la forme d’armes de la garnison britannique de Singapour, de 6 hélicoptères américains[6] d’hélicoptères indiens et pakistanais[7], d’un bateau d’armes yougoslaves[8], d’un certain nombre de Mig 17 soviétiques[9] etc.... Si bien que Mme Bandaranaike pouvait, le 23 Avril, "remercier pour leur aide les États-Unis, la Grande Bretagne, 1'Union Soviétique, la RAU, l’Inde, le Pakistan, la Yougoslavie, et exprimer sa reconnaissance au Canada et aux deux Allemagnes pour leur soutien".

En cette circonstance, on a vu donc se faire l’unanimité des ennemis de toujours (Inde et Pakistan, les deux Allemagnes) au sein d’un front uni de la répression au service du capital mondial.

A plus d’un titre cette expérience est riche d’enseignements pour les travailleurs du monde entier. Elle laisse augurer de l’attitude qu’adoptera en cas de soulèvement prolétarien, un P.C. au pouvoir (le PCF par exemple) et de l’aide que ne saurait manquer apporter l’URSS aux classes régnantes dans de telles circonstances.

Les esprits perspicaces auront constaté que la Chine ne figure pas parmi les pays que Mme Bandaranaike dans son discours du 23 Avril remercia. Est-ce que ce dernier "bastion du socialisme" n’a pas voulu faire chorus avec les impérialistes et les révisionnistes ? On est là bien loin du compte puisque fin Mai[10] on apprend que vers le 25 Avril, la Chine a consenti un prêt de 150 millions de roupies (25 millions de dollars) et que M. Chou-En-Laï a adressé à Mme Bandaranaike une lettre où il dit :

  • "Nous sommes heureux de voir que grâce aux efforts de Votre Excellence et du gouvernement de Ceylan, a été dominée la situation chaotique créée, par une poignée de gens qui s’appellent des "guévaristes" et dans les rangs desquels des espions étrangers se sont infiltrés. Nous sommes totalement d’accord avec la position correcte à laquelle Votre Excellence se réfère, qui consiste à défendre la souveraineté de l’État et à se protéger de toute ingérence étrangère".

Mais la nouvelle du soutien de la Chine Populaire à la répression Ceylanaise est passée alors pratiquement inaperçue car depuis plus d’un mois un autre soutien de la Chine jetait le désarroi parmi les adorateurs de la pensée de MAO et portait un coup sévère à un des mythes les plus tenaces non pas tant chez les prolétaires que dans la plupart des courants qui prétendent défendre leurs intérêts : la nature révolutionnaire des luttes de libération nationale et le caractère "progressif" des pays qui les soutiennent.

VI. Luttes de libération nationale et "États progressistes”

Depuis longtemps les révolutionnaires ont dénoncé dans les luttes délibération nationale :

  • de simples moments d’un conflit inter-impérialiste ;
  • leurs caractères profondément réactionnaire et déviateur par rapport à la seule lutte aujourd’hui historiquement révolutionnaire : celle du prolétariat international contre le Capital ;
  • et dans le "socialisme" sur lequel elles débouchent parfois, le Capitalisme d’État.

Les grandes puissances soi-disant "socialistes" recouvrent leurs interventions dans ces conflits de phrases démagogiques du genre "soutien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes", Mais il arrive qu’elles prennent des positions complètement en désaccord avec ces thèses. Ces derniers temps, l’URSS s’est particulièrement distinguée dans ce genre d’exercice : intervention en Tchécoslovaquie, abandon de la résistance palestinienne, après que les objectifs principaux de l’intervention soviétique au Moyen Orient aient été atteints, à savoir l’utilisation des bases maritimes Égyptiennes qui permet à sa flotte de rivaliser en Méditerranée avec la sixième flotte américaine, de même que la mainmise sur tout le dispositif militaire de ce pays, clef stratégique du Moyen Orient et de son pétrole...).

Une de ses démonstrations les plus brillantes fut le soutien sans réserves apporté aux côtés de la Grande Bretagne, au gouvernement central du Nigéria dans son entreprise d’écrasement et de massacre du peuple Ibo insurgé, revendiquant pour le Biaffra "le droit à disposer de lui-même -et de son pétrole".

Dans cette circonstance la Chine était encore du "bon côté", c’est à dire aux côtés du peuple luttant pour son indépendance ; elle se trouvait en cette circonstance en bien curieuse compagnie ; celle des USA, du Portugal, et de l’Afrique du Sud ! mais on pouvait encore admettre qu’il peut arriver que les impérialistes se trompent dans le choix de leur camp et que ceux de Washington, de Lisbonne et de Pretoria s’étaient trouvés par hasard du bon côté.

Dans ces différentes occasions (Tchécoslovaquie, Palestine, Biafra) la propagande chinoise n’avait d’ailleurs pas manqué de dénoncer le "social impérialisme" et le "chauvinisme des grandes puissances" du "révisionnisme" soviétique.

Donc, jusqu’à ces derniers temps, le mythe de la Chine, fidèle et ultime défenseur des peuples opprimés, pouvait avoir encore un semblant de crédibilité.

Les récents évènements du Pakistan Oriental ont porté à ce mythe un coup mortel.

Le long silence observé par Pékin après le début du conflit a permis à la "Cause du Peuple" de commettre la plus grosse bourde de sa piètre existence : dans le numéro 38 du 8 Avril n’écrivait-il pas sous le titre enflammé "Pakistan-Bengale : la liberté ou la mort":

  • "Le Pakistan est un de ces états monstrueux que les impérialistes vainqueurs taillèrent dans les pays d’Orient comme des morceaux d’étoffe. Tout dans le Pakistan a été créé de toutes pièces, mémé le nom ...
    Très tôt, les deux Pakistan se sont dressés l’un contre l’autre : d'un côté, le Pakistan Occidental, siège du gouvernement, pays des grands propriétaires au pouvoir, de l’autre, le Pakistan Oriental minuscule et surpeuplé, où des millions de petits paysans meurent de faim sur des lopins de terre, souvent endettés envers les riches de l’autre Pakistan. De plus, le Pakistan Oriental a été "découpé" dans l’ancienne province du Bengale, dont le peuple depuis un siècle a mené des luttes farouches contre les Anglais pour conquérir l’indépendance. Ce désir d’indépendance ne l’a jamais quitté, il animait sourdement les soulèvements de plus en plus nombreux qui se sont succédés contre le pouvoir central..."
    ...le peuple est descendu dans les rues des villes du Pakistan Oriental : il n'a que ses mains et ses javelots pour se battre, mais il sait que de l'autre côté de la frontière de l’Inde, les paysans de Naxalbari n’avaient pas d’autres armes lorsqu’ils se sont levés et qu’ils ont vaincu... C’est dans l’Asie toute entière que les peuples détruisent les états fantoches et les frontières que les impérialistes leur avaient imposées, au Vietnam sur le 17° parallèle, en Corée sur les 38° parallèle, comme maintenant dans le Bengale insurgé"

Donc, cet article de la "Cause du Peuple" ne permet aucune équivoque : le Pakistan est un état fantoche colonialiste et la lutte de libération du Bengale est juste. Quelques jours après cet article la Chine commençait à montrer sa couleur en dénonçant "les menées expansionnistes de l’Inde" contre le Pakistan Oriental et enfin plus de deux semaines après le début du conflit elle abattait ses cartes sous forme d’un article dans le "Quotidien du Peuple" d’une lettre de Chou En Laï au maréchal Yahya Khan.

Le premier déclarait :

  • "La Chine soutient résolument le gouvernement et le peuple Pakistanais dans leur juste lutte pour la sauvegarde de l’indépendance nationale et de la souveraineté de leur état, contre l’agression et l’intervention étrangères".[11]

.Chou En-laï de son côté écrivait[12] :

  • "
    Nous sommes certains que grâce aux contacts que vous et vos collaborateurs multiplient et grâce à tous vos efforts, la situation au Pakistan redeviendra normale...

L’unité du Pakistan et des peuples des provinces occidentales et orientales du pays est une garantie essentielle pour que celui-ci survive et trouve la prospérité et la puissance. Il faut distinguer la grande masse du peuple d’une poignée de gens qui ne pensent qu’à saboter l’union du Pakistan".

Donc la juste lutte n’était plus celle des Bengali mais celle des forces de répression qui les massacraient et ce n’était plus le "peuple qui descendait, dans la rue" "animés sourdement du désir d’indépendance" mais une poignée de gens qui ne pensent qu’à saboter l’union du Pakistan.

On peut imaginer aisément la détresse qui a dû envahir le malheureux responsable de "La Cause du Peuple" quand ils ont lu ces lignes. En fait la prise de position officielle de Pékin en faveur du régime militaire d’Islamabad n’est pas surprenante.

Le soutien apporté par la Chine, en Mars 1969 au gouvernement du Pakistan au moment du soulèvement général des ouvriers, paysans, étudiants faisait présager une telle prise de position.

Toute honte bue, les responsables de "La Cause du Peuple", ont dû publier dans le numéro suivant un article intitulé: "Chine et Pakistan : quelle est la vérité ?" et disant pratiquement le contraire de ce qu’affirmait le précédent, quand il n’essaie pas de nier carrément les faits indiscutables comme le message de Chou En Lai à Yahya Khan :

  • "Jamais la Chine Populaire n’a soutenu le gouvernement de Yahya Khan depuis le début des évènements. Le gouvernement Indien a dû recourir à des faux et des provocations pour tenter de le faire croire".

Suit toute une partie où la "Cause du Peuple" explique que la Chine doit lutter contre une manœuvre d’encerclement de la part de l’impérialisme et du social impérialisme. Pour briser cet encerclement elle soutient toutes les luttes des peuples des pays qui y participent.

Par contre, le Pakistan entretient avec la Chine des relations amicales et s’oppose constamment à l’Inde qui est une des clefs de voûte de cet encerclement. Par conséquent la place de la Chine est aux côtés du Pakistan face aux "agressions" de l’Inde.

"L’humanité Rouge" dans son article du numéro 102, "A bas l’expansionnisme Indien" n’utilise pas d’autre argument pour justifier l’attitude de la Chine. Dans cet article on nous dit -ce que nous savions déjà- que l’Inde n’a cessé de mener une politique réactionnaire tout au long de son existence, politique qui tranche avec celle "progressiste" du Pakistan. L’Inde est ainsi injustement accusée d’avoir violemment réprimé des révoltes populaires en Tamil Nadu, au Maharastra, au Kérala, au Bengale et en Assam. Le gouvernement du Pakistan lui n’a jamais rien fait de tel : en Mars 1969 il n'a pas écrasé dans le sang un soulèvement populaire généralisé instaurant à cette occasion une loi martiale qui dure encore aujourd’hui, seuls les impérialistes osent prétendre qu’il se livre à un massacre systématique de la population Bengali pratiquement désarmée. L’article, après avoir repris une citation de Staline conclue en ces termes :

  • "A l’heure actuelle, soutenir le mouvement national au Pakistan Oriental, c’est soutenir les réactionnaires indiens, agents de l’impérialisme US et du social-impérialisme, c’est aller contre les intérêts du mouvement anti-impérialiste en Asie et dans le monde.
    C’est pourquoi les marxistes-léninistes et les anti-impérialistes conséquents soutiennent l’intégrité territoriale du Pakistan face à l’impérialisme et au social-impérialisme"

Au-delà du dégoût que peuvent inspirer les acrobaties rhétoriques qu’elles contiennent, on peut découvrir dans ces articles la véritable raison qui a poussé la Chine à prendre des positions si peu en accord avec ses proclamations officielles : il s’agit de la défense de ses intérêts nationaux et impérialistes.

On nous dit en effet clairement que si la Chine soutient le Pakistan c’est parce qu’il existe entre ces deux pays des intérêts nationaux communs face à ceux de l’Inde.

En fait le Gouvernement Chinois se moque bien de la structure féodale du Pakistan qui vaut celle de l’Inde, du caractère militaire policier et profondément réactionnaire de son gouvernement et de l’état de dépendance coloniale dans lequel est maintenu le Bengale. Tous ces faits qui sont dénoncés avec vigueur quand ils existent dans un État ennemi, sont tus lorsque la défense des intérêts impérialistes du capital chinois le commande.

Effectivement, la Chine, bouclée sur sa frontière septentrionale par l’URSS maintenant hostile, par les bases US établies en face de ses frontières maritimes (Okinawa, Guam, Corée du Sud, Formose, Sud-Viêt-Nam, Philippines, et Singapour), affrontant sur le Sud l’autre grande puissance du secteur, l’Inde, tente de briser cet isolement par tous les moyens.

L’alliance avec le Pakistan lui permet d’avoir un accès sur l’Océan Indien et par ailleurs de prendre les frontières terrestres de l’Inde dans une tenaille (à cet égard l’existence de deux Pakistan rattachés à une même autorité, est particulièrement efficace).

Soutenir le soulèvement bengali, même si celui-ci avait pu aboutir à un régime à sa dévotion, aurait signifié pour elle la perte de l’alliance du Pakistan Occidental autrement plus intéressant du point de vue stratégique étant la porte du Moyen Orient.

L’établissement de relations diplomatiques qui s’annonce entre la Chine et l’Iran[13] participe de ces mêmes desseins. Le fait que le gouvernement Iranien soit actuellement en train d’exercer une répression des plus féroces sur le mouvement populaire (étudiant, paysan et surtout ouvrier) qui se développe dans ce pays ne saurait entrer en ligne de compte devant les intérêts capitalistes de la Chine, De la même façon que l’assassinat d’Ernest Ouandié et de ses camarades n’a pu empêcher quelques jours plus tard, l’établissement de relation diplomatiques avec le Cameroun du "fantoche" Abidjo (2 avril), que le régime ultra-féodal et compradore qui règne dans l’Émirat de Koweït n’a pu contrecarrer l’établissement des mêmes relations avec celui-ci,(29 mars), que les régimes policiers qui accablent actuellement la Turquie et la Grèce aient été jugés dignes de bénéficier d’accords commerciaux[14], le fait que les États-Unis soient jugés comme le "chef de file de l’impérialisme mondial -ennemi des peuples du monde entier" n’a pas empêché la Chine Populaire de pratiquer à leur égard, pendant cette même période, la fameuse diplomatie du ping-pong.

On peut se demander pour quelles raisons ces régimes, considérés comme les plus réactionnaires, établissent des relations avec la Chine "rouge", "citadelle de la subversion". La réponse nous est donnée avec candeur par "Le Monde" du 28 avril :

  • "Sur le plan politique, la reconnaissance de Pékin améliorerait l’image de marque de l’Iran, qui veut jouer un rôle prépondérant au Proche-Orient . Elle peut aider indirectement le gouvernement dans sa lutte contre les éléments d’extrême gauche qui viennent pour la première fois de s’engager dans des actions de guérilla rurale et urbaine en infligeant des pertes aux forces de l’ordre et en abattant le Général Farsiou, chef du parquet militaire".

Ainsi les partis "pro-chinois" qui sont légion dans ces pays n’ont plus qu’à aller se rhabiller : la Chine se moque bien de l’action qu’ils mènent au péril de leur vie. Ses intérêts impérialistes commandent.

Nos maoïstes de "la Cause du Peuple", placés devant le même genre de problèmes de cohérence essaient de leur côté dans leur numéro du 1er Mai de justifier, non seulement l’alliance de la Chine avec le Pakistan, mais également le massacre de l’insurrection Bengali. Les arguments utilisés valent qu’on les cite :

  • "Vis-à-vis de cette situation (la résistance Bengali n’aurait presque pas existé et de plus elle aurait été appuyée par des commandos indiens, ndr). La chine Populaire, en tant qu’État, a déterminé son attitude de principe en fonction de la contradiction principale. Cette contradiction principale, c’était depuis le début (?), celle qui opposait le Pakistan, État indépendant[15], à l'Inde, puissance impérialiste, qui, utilisant l’attitude criminelle du "gouvernement de Bengladesh", avait entrepris, une intervention armée directe contre le Pakistan Oriental sous le couvert d’un soutien fictif, à une insurrection populaire...
    On l’a vu il n’y a pas eu d’insurrection populaire armée : les masses bengalis sont descendues dans la rue à l’appel d’hommes qui les ont livrées au massacre et qui se sont enfuis. Il est évident que s’il y avait eu insurrection armée, si des forces populaires autonomes même faibles avaient pu organiser un début d’auto-défense et de résistance dans les villes et surtout dans les campagnes, la contradiction principale eut été autre : elle aurait opposé d’abord le peuplé aux réactionnaires pakistanais, et la Chine Rouge aurait alors soutenu ce réel mouvement. Il suffit de se rappeler son attitude vis à vis du grand mouvement de mai-juin 63 en France : la Chine soutenait la politique de relative indépendance nationale du gouvernement gaulliste ; mais dès qu’il fut clair qu’il y avait un réel mouvement de masse, qu’aucune force réactionnaire française ou étrangère n’était vraiment capable de manipuler[16] le gouvernement et le peuple de Chine ont magnifiquement soutenu 1a lutte des masses françaises
    ".

La première chose qu’on peut souligner c’est qu’il n’a jamais rien coûté à la Chine d’appuyer verbalement un mouvement se déroulant à 10.000 kilomètres de ses frontières (surtout s’il crée des ennuis aux "révisionnistes" de service), alors que le Bengale se trouve sur ses propres frontières. Devant cette manipulation de "contradictions" échelonnées on se demande ce qui l’emporte chez les maoïstes du cynisme où de l’inconscience.

Leurs sinistres exercices de rhétorique n’essaient rien de moins que de nous faire "avaler" un des plus sanguinaires carnages de ces dernières années, où le nombre de morts se compte par centaines de millions[17] sans compter les épidémies et famines qui atteignent aussi bien les Bengalis qui sont restés dans leur pays que les six millions qu’on a "entassé" en Inde.

VII. Fin de deux mythes

La prise de position de la Chine en faveur du régime militaire pakistanais et l’activité diplomatique qu’elle a déployé pendant cette même période aura eu au moins le mérite de simplifier les choses : la Chine est un État Impérialiste au même titre que les USA, l’URSS et elle ne s’épargne aucune des attitudes qu’elle a dénoncé chez cette dernière. Maintenant, à ce sujet, les choses sont parfaitement limpides, mais il est un autre domaine où ces événements auront contribué à clarifier la situation : c’est celui du caractère des luttes de libération nationale.

En effet, que nous enseigne le soutien chinois à l’écrasement du soulèvement Bengali ? Que les grandes puissances "socialistes" ne sont prêtes à soutenir une lutte de "libération nationale" que pour autant que cela soit d’accord avec leurs intérêts impérialistes, sinon elles n’hésitent pas à contribuer à leur liquidation. Par conséquent aucune lutte de ce genre ne peut conduire aujourd’hui à une véritable libération nationale, puisqu’une telle libération ne signifierait justement que leurs intérêts sont lésés, ce que ne sauraient tolérer, ces puissances.

Dans un monde partagé en grands blocs d’influence, il n’existe que deux issues possibles pour de telles luttes :

  • ou bien elles dérangent les intérêts de tous les blocs et alors ceux-ci n’hésitent pas à s’unir pour liquider ces luttes, comme ce fut le cas pour le Ceylan ;
  • ou bien elles peuvent permettre à un des blocs d’étendre son influence dans une zone en dispute. Le soutien que celui-ci apporte à ces luttes est empoisonné car il ne peut conduire qu’à un changement de puissance de tutelle et non à une véritable libération nationale.[18]

Marx écrit dans "Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte" que'les grands évènements et personnages historiques se répètent deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme une farce.

Si les volte-face des partis staliniens suivant les intérêts nationaux de l’URSS représentaient pour le prolétariat inféodé à ces partis des tragédies (une des plus sanglantes fut celle qui le jeta dans la seconde guerre impérialiste mondiale sous couvert de "résistance" au fascisme) les actuelles contorsions de ceux qui revendiquent l’intégrité de l’héritage du stalinisme, y compris la vénération de sa figure de proue, ne sont plus en effet, qu’une farce (sinistre quelquefois quand ces contorsions s’appliquent à des évènements aussi tragiques que ceux du Bengale).

Les prolétaires d’aujourd’hui sont effectivement de moins en moins disposés à avaler les couleuvres que leurs pères et grands-pères durent ingurgiter pendant près de cinquante ans ; les pantalonnades de nos maoïstes ne peuvent plus leur inspirer que de l’indifférence et au pire de la pitié pour les militants sincères victimes de la répression.

Les maoïstes sont devenus une espèce triste, mélancolique et désemparée. Il faut tant de masochisme pour être aujourd’hui maoïste qu’on peut prévoir sans trop de risques l’extinction rapide de cette espèce. Dans cette prise de position à l’égard de l’attitude de la Chine dans l’insurrection Bengali, il ne s'agissait donc pas tant pour nous de nous associer au coup de grâce que l’histoire a donné, dans les pays au capitalisme le plus avancé, à ces courants politiques que de contribuer à l’effondrement de deux des mythes les plus néfastes auxquels s'est heurté le mouvement ouvrier : le caractère révolutionnaire des luttes de libération nationale et surtout la prétendue existence d’états "socialistes" ou d’un soi-disant bloc non-impérialiste.

En guise de conclusion

Il est des époques où l’histoire semble s’accélérer. Il en est ainsi des périodes de guerre et surtout de révolution. Depuis quelques années on assiste à un tel phénomène : depuis l’intensification des divers conflits inter-impérialistes -en particulier avec la pression du capital chinois qui tente par tous les moyens de prendre sa part du gâteau dans le partage du monde, passant par les convulsions internes au bloc "communiste" et les difficultés grandissantes de l’économie mondiale, jusqu’au renouveau international des luttes ouvrières, il ne se passe plus de mois qui n’apporte d’élément nouveau contribuant à chasser de l’esprit des travailleurs les mystifications qu'un demi-siècle de contre-révolution y ont déposées.

Après 25 années de reconstruction et de "sereine" prospérité, les classes régnantes du monde entier constatent avec effroi que les murailles du vieux monde sont lézardées de partout et leur effroi est d’autant plus grand que celles-ci commencent à être frappées avec une énergie chaque jour grandissante par ce géant qu’elles croyaient définitivement endormi : le prolétariat.

Quant à nous, nous ne pouvons que dire, après Marx :

  • "Aux signes qui déconcertent la bourgeoisie, l’aristocratie et les piètres annonciateurs du déclin, nous reconnaissons notre noble ami, la vieille taupe qui sait travailler si vite sous la terre, le digne pionnier: la Révolution...,"

[1] Il revient à la vérité de dire ici que cette analyse n’est pas partagée par les autres courants trotskystes, en particulier l’OCI et "Lutte Ouvrière".

[2] Dans "le Monde " du 12 Mai le professeur Charles Bettelheim se lamente de voir "la révolution cubaine sur la voie soviétique" (sic). Il constate, avec une méthode que sans rire il qualifie de marxiste, que la direction cubaine a engagé par un certain nombre d’erreurs, le pays sur une voie qui le conduit au capitalisme. Comme illustration de ce jugement il cite l’existence depuis quelques années d’une "alphacratie" ainsi appelée parce qu’elle bénéficie l’automobile de luxe : Alfa Roméo d’importation réservée aux cadres supérieurs et moyens les plus "méritants". Et il n’hésite pas à qualifier cette catégorie sociale de "classe privilégiée". Sa vision imprégnée d’idéologie petite bourgeoise voit la différenciation entre classes uniquement comme une différenciation dans les privilèges matériels et non pas par rapport à la place occupée vis à vis du processus de production. Ce qui le choque dans Cuba ce n’est pas tant l’exploitation qu’y subit la classe ouvrière mais le manque de liberté et l’existence de privilèges. Le prolétaire par contre ne se dresse pas tant contre les privilèges de la bourgeoisie que contre l’exploitation et l’esclavage du travail salarié qu’elle lui impose.

[3] A ce propos cf. "le Monde" du 25 Mai et le discours de Monsieur Daniel Vergara, sous-secrétaire d’État à l’intérieur qui déclare "ce ne sera pas l’impatience de quelques-uns, l’immaturité ou la conduite irréfléchie de quelques autres qui nous empêcherons de respecter le cadre légal".

[4] "Le Monde" 9-5-71 page 6.

[5] "Le Monde" 16-4-71

[6] "Le Monde" 13-4-71

[7] "Le Monde" 15-4-71

[8] "Le Monde" 27-4-71

[9] "Le Monde" 23-4-71

[10] "Le Monde" 29-5-71

[11] "Le Monde" 13-4-71

[12] "Le Monde" 14-4-71

[13] Voir la réception à Pékin do la princesse Ashraf, sœur du Shah par L. Chou-En-Laï et les déclarations des deux parties en cette occasion dans "Le Monde" 16-4-71 et 28-4-71.

[14] Le "régime frère" de Tirana, s’est montré lui, encore plus direct en établissant de .relations diplomatiques au niveau d’ambassadeurs avec la Grèce le 6 mai.

[15] Quel est donc le contenu de ce concept ? Le Pakistan fait partie des "très impérialistes" traités militaires du CENTO et de l’OTASE, aux côtés des USA. Traités auxquels l’Inde n’adhère pas.

[16] "Purisme" que la Chine dut oublier eh appuyant le Biafra aux côtés des USA, la France, du Portugal et de l’Afrique du Sud.

[17] Ces massacres arrivent après les inondations de la fin 1970 qui avaient fait un nombre comparable de morts, inondations permises par le refus des autorités d’Islamabad de construire un système de digues. Ces autorités ont toujours préféré rapatrier vers le Pakistan Occidental les devises provenant du l’exportation du jute du Bengale (premier producteur du monde), maintenant avec ce dernier des rapports typiquement colonialistes. Ces rapports s’exercent dans tous les domaines : culturel (la langue, les races et les coutumes des deux Pakistan sont complètement différents, mais le gouvernement d’Islamabad a tenté, sans succès, d’imposer au Bengali l’emploi de l'Urdu, langue dominante au Pakistan Occidental) ; sociaux (157 seulement des Bengali dans l'administration centrale, 107 dans l’armée etc...).

[18] Pour une analyse plus complète des luttes de libération nationale voir le numéro 2 de R.I., et quant au caractère impérialiste de la Chine, voir l’article ‘sur le "conflit inter-impérialiste sino-soviétique", dans le numéro 9.

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