La démocratie ouvrière : pratique du prolétariat

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Leur démocratie

Avant de définir la "démocratie ouvrière", d'expliquer pourquoi nous utilisons un tel terme, que les trotskystes en particulier ont totalement dénaturé, nous devons montrer quelle forme de démocratie le prolétariat doit rejeter, s'il veut véritablement renverser la société de classes. Pour cela, on doit balayer un certain nombre de confusions qui se sont tissées autour du mot "démocratie". Lorsque nous parlons de "démocratie", nous ne parlons jamais de la "démocratie" en soi, mais d'une forme de pouvoir, de dictature de classe, ou bien de la bourgeoisie, ou bien du prolétariat.

1) Rejet de la "DÉMOCRATIE" Bourgeoise

Le marxisme, même lorsqu'il parle de "conquête de la démocratie", dans le Manifeste Communiste, a précisé ce qu'il entendait par là : certes, conquête de libertés (réformes, droits de grève et de coalition) dans le cadre de la démocratie bourgeoise du 19ème siècle, encore réelle avant sa décadence au 20ème siècle, mais surtout conquête du pouvoir politique par et pour le prolétariat. Il y avait alors un programme minimum (lutte pour des réformes ouvrières, des libertés réelles de presse et de réunion) et un programme maximum (conquête du pouvoir politique, c'est-à-dire dictature du prolétariat). Abandonnant la lutte pour le socialisme, le révisionnisme (Bernstein, Jaurès, social-démocrates de la IIème Internationale) ont fait du rafistolage de la "démocratie" bourgeoise leur drapeau. "Conquête de la démocratie" s'est transformée dans leur bouche en abandon de la dictature du prolétariat. "Améliorer", mais non détruire l' État bourgeois, dont ils fétichisèrent le parlementarisme ! Collaboration de classes, et non lutte de classe, tel était pour eux le sens de cette "conquête de la démocratie".

C'est pourquoi leur drapeau fut la "démocratie en soi "ou la "démocratie du peuple tout entier", "démocratie" où, bien entendu, devaient coexister pacifiquement prolétariat et bourgeoisie.

Cette démocratie-là, avec son parlement, ses prisons, son armée, sa police, ses camps de concentration, sa terreur et la privation de toute véritable liberté politique pour les classes laborieuses, le prolétariat la rejette totalement, et affirme la nécessité de la briser, de la détruire de fond en comble, car elle est la forme même de la dictature bourgeoise.

2) Rejet de la démocratie formelle

La dictature du prolétariat, si elle ne peut se traduire par la terreur -comme nous l'avons vu dans un précédent article- ne signifie pas "démocratie" pour la bourgeoisie. Celle-ci se voit -comme classe- privée de tout droit et de toute liberté politique : la bourgeoisie est privée du "droit" de participer au nouveau pouvoir, privée de sa "liberté" de propriété, sa "liberté" d'exploiter les ouvriers. Il n'y a pas d'égalité entre prolétariat et bourgeoisie. La dictature du prolétariat implique le rejet de la mystification "liberté pour tous".

Si la prise du pouvoir par le prolétariat se manifeste par "l'égalité véritable et la démocratie réelle pour les travailleurs, les ouvriers et les paysans" (Lénine : "Thèses et rapport sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat", 1919), cela n'implique pas l'égalité politique entre les classes, exploitées et la classe ouvrière. Bien que s'appuyant sur celles-là contre la bourgeoisie, elle doit préserver rigoureusement son indépendance de classe ; liberté politique pour tous les exploités (droit de réunion, participation aux soviets) n'implique pas égalité politique absolue. Le prolétariat, à la différence de l'ancienne social-démocratie ou des trotskystes actuels respectueux de la "loi du nombre" (majorité numérique) dénie à toute autre classe la possibilité de s’organiser comme classe, sur le terrain politique[1]. Le pouvoir des conseils ouvriers, en octobre 1917, a affirmé clairement qu'une voix d'ouvrier dans les soviets valait au moins cinq fois plus que celle d'un paysan. Si l'on définit, au sens étymologique, le terme "démocratie" par "pouvoir du peuple", la dictature ouvrière n'est pas "démocratique" : c'est la dictature d'une classe qui monopolise le pouvoir bien que les paysans et les membres des couches exploitées participent aux soviets. Le mécanisme même de la démocratie que la minorité doit se plier à la majorité, abdiquer ses propres intérêts devant la "loi de la majorité numérique", le prolétariat le rejette. Classe minoritaire dans la société à l'échelle du globe (quelques centaines de millions d'ouvriers sur 4 milliards d'hommes), sous peine de voir son pouvoir dégénérer, doit préserver ses intérêts de classe, qui, bien que coïncidant avec ceux de tous les exploités face à la barbarie capitaliste, ne s'identifient pas à ceux des classes exploitées liées à la propriété privée (paysans, artisans, etc.). La condition du socialisme, c'est que le prolétariat reste la classe politiquement dominante. Se lier les mains par le respect fétichiste de la démocratie formelle, ce serait abdiquer son pouvoir de classe.

Pourquoi la “démocratie ouvrière”?

Les bordiguistes, à la suite de la Gauche Communiste, rejetant clairement et la "démocratie" bourgeoise et la démocratie formelle, ont cru en tirer la conclusion que la révolution prolétarienne serait "antidémocratique" ou ne serait pas. Pour cela, ils s'appuient généralement sur Engels qui affirmait que le socialisme se traduit par "la suppression de tout État, et, par conséquent, de la démocratie". Si l'on entend par "démocratie" la FORME que prend le pouvoir prolétarien, une dictature de classe dans une société où l' État subsiste, où les exploités participent à cet État au travers des soviets, qui sont l'organe d'un tel pouvoir, c'est tout-à-fait juste. La disparition des classes, et donc de l' État qui exprime cette division en classes, c'est l'abolition de tout pouvoir de classes, et donc, de la "démocratie". Malheureusement, tel n'est pas le but des croisés de l'"antidémocratisme". Lorsqu'ils définissent la dictature du prolétariat comme totalitaire, renforçant la violence de l' État, ils nient le but du socialisme : l'abolition de tout pouvoir, de tout État.

Il faut en finir avec ces jongleries sur le mot "démocratie" ; laissons aux juristes et aux philosophes le soin de définir l'essence invariante, éternelle du mot "démocratie". Pour nous, marxistes, la "démocratie" que nous voulons, n'est pas un mot, une simple FORME. La "démocratie ouvrière", c'est un CONTENU, une PRATIQUE DE CLASSE, UN BUT : le socialisme, l'émancipation du prolétariat et de l'humanité qui se traduisent par une égalité réelle, une liberté sans précédent pour le prolétariat et les exploités, non limitées mais en développement constant, au fur et à mesure que dépérissent les rapports de production capitalistes.

Il faut en finir aussi avec les conceptions phénoménologiques des anarchistes et des conseil listes, dont la myopie politique ne leur laisse entrevoir de la "démocratie ouvrière" que son mécanisme interne, sa forme, son fonctionnement. Ils ne veulent voir dans la "démocratie ouvrière" que les décisions prises à la majorité, le vote libre de toute contrainte exercée par la bourgeoisie. Ils ne voient pas que l'important, ce n'est pas le mécanisme du vote, mais la pratique réelle du prolétariat : que les positions révolutionnaires de la minorité deviennent celles de la majorité des conseils, emportent l'adhésion de toute la majorité exploitée dans la société.

Inversement, cette pratique du prolétariat qui devient une classe consciente, se libérant de l'idéologie bourgeoise, est un refus de toute contrainte, de toute violence au sein du prolétariat. Le prolétariat ne peut se libérer du joug du capitalisme en se privant de sa propre liberté de mouvement, de discussion, de décision. Le prolétariat progresse à travers ses erreurs, ses hésitations, qu'il tend sans cesse à dépasser. Une minorité révolutionnaire ne saurait suppléer cet indispensable effort du prolétariat de se libérer par ses propres forces. Pour être efficace, emporter l'adhésion de la masse des ouvriers, lui montrer la nécessité de prendre le pouvoir, lui montrer la solution juste quand se multiplient les obstacles, la minorité doit CONVAINCRE la majorité. Inversement, quand une minorité de la classe reste soumise aux préjugés petits-bourgeois, la majorité révolutionnaire n’use pas de sa force numérique pour l'écraser. Elle cherche patiemment à emporter l'adhésion. Pour cela, il faut la liberté de discussion, de délibération la plus totale dans les conseils. La classe ouvrière n'est pas une classe homogène qui décide comme un seul homme la Révolution, marche d'un pas égal vers le communisme. Il y a le poids de l'idéologie bourgeoise, dont le prolétariat se dégage à grand peine ; il y a le poids des éléments arriérés du prolétariat dans les conseils territoriaux ; il y a enfin le poids des paysans et des petits bourgeois avec leurs préjugés de classe. Cette lutte de tous les instants, sans violence ni contrainte, contre les préjugés, par la persuasion, la conviction que donne l'expérience révolutionnaire, c'est la démocratie ouvrière, une liberté nouvelle qui s'impose par la liberté de sa pratique.

S'il était possible d'arriver au socialisme, en l'imposant par la violence au prolétariat, aux couches non exploiteuses, par les actions dictatoriales de minorités résolues, le marxisme n’aurait pas été le marxisme et aurait reconnu la pleine validité du blanquisme. Mais le socialisme ne passe pas par des voies détournées, terrestres ou célestes. Il est possible, parce qu'il est la pratique de millions d'ouvriers, de chaque ouvrier pris non comme individu mais comme l'expression d'une même force collective. Affirmer que la réalisation du communisme, c'est une simple question de "dictature monoparti, totalitaire du prolétariat dirigé par le parti de classe", c'est tout simplement trahir l'essence du socialisme.

Enfin, le prolétariat représente historiquement les intérêts de l'humanité toute entière. Il n'a pas de privilège de classe ou de caste à défendre. Il vise non à se perpétuer comme classe, à devenir une classe exploiteuse totalitaire -ce qui est contraire à son essence- mais à saper les bases mêmes de son existence ; en intégrant en son sein, les classes non exploiteuses et même les membres des classes exploiteuses déchues, le prolétariat fait surgir une véritable communauté humaine, fraternelle et libre. Sa dictature de classe se traduit immédiatement par l'extension, l'élargissement de la démocratie ouvrière, "l'extension sans précédent de la démocratie réelle en faveur des classes laborieuses opprimées par le capitalisme" (Lénine).

  • Seul, le pouvoir des ouvriers non intéressés à la propriété privée des moyens de production et à la lutte pour le partage ou un nouveau partage de ces moyens est en mesure de le faire" (Lénine).

Le prolétariat ne pourra jamais parvenir au socialisme, s'il ne donne à lui-même et à l'ensemble des exploités, à l'humanité tout entière, le goût de la société sans classes fondée sur la liberté matérielle et spirituelle la plus totale. Il en donnera le goût, non par l'étouffement de la société, par de des massacres sans fin, à coup de camps de concentration, mais en brisant les chaînes de l'esclavage qui l'enserrent. Si le prolétariat est amené dans la révolution, à utiliser la violence, il ne fera pas de nécessité vertu. De telles mesures ne sont pas sa pratique spécifique, mais lui sont imposées par la bourgeoisie ; elles sont exceptionnelles et doivent immédiatement laisser place à la démocratie ouvrière, sous peine de dégénérer, de faire perdre au prolétariat son propre but, et, donc, sa propre pratique.

La révolution russe : la démocratie ouvrière impossible?

Et pourtant, diront certains ouvriers rendus méfiants par la contre-révolution stalinienne : "ce que vous dites, vous marxistes, est très beau en théorie, nous ne pouvons qu'y adhérer ; mais donnez-nous des exemples où votre dictature du prolétariat ne s'accompagne pas de restriction de la démocratie ouvrière, et même de violence contre les ouvriers. Regardez donc la révolution russe, ce qu'elle a donné . Il y a un monde entre votre théorie et votre pratique."

Certes oui, la révolution russe nous a montré souvent en négatif la nécessité de la démocratie ouvrière, d'une véritable liberté d'organisation et de critique dans le prolétariat. Certes, il y a eu Kronstadt, l'interdiction des grèves ouvrières pendant la guerre civile, les Tcheka, la militarisation du travail. Mais même négativement, la révolution russe montre la voie du prolétariat dans le futur. Elle montre la validité de la phrase de Marx que "l'émancipation du prolétariat ne saurait être l'œuvre que du prolétariat lui- même". Elle nous montre que le prolétariat ne pourra déléguer son pouvoir ni à l' État, ni à aucun parti censé remplacer sa propre action dans les conseils. Loin d'être un thème de défaitisme, d'abandon de ses propres responsabilités historiques, la révolution russe est un encouragement pour le prolétariat de tirer les leçons de son passé, de comprendre ses propres faiblesses pour ne plus les répéter demain.

De plus cette image de la révolution russe que se sont complus à propager les ennemis du socialisme est à l'opposé de ce qu'elle fut à ses débuts, quand le prolétariat était fort dans ses conseils, quand il n'était pas encore épuisé par la guerre civile. La révolution russe, quand elle fut la dictature des conseils ouvriers et non d'un parti unique, ce fut :

  • l'anéantissement de l' État bourgeois avec ses prisons que le prolétariat ouvrit. La destruction de la police et de l'armée bourgeoises. La possibilité pour le prolétariat de dominer la société par la prise du pouvoir.
  • une liberté d'organisation et de discussion, de presse illimitée pour le prolétariat. Les conseils ouvriers de 17 ce sont des millions d'ouvriers pouvant enfin avoir leurs locaux, leurs journaux â eux, la liberté enfin de pouvoir décider et imposer des mesures en faveur de leur classe : restriction du temps de travail, augmentation de la consommation ouvrière en s'appropriant les biens de consommation, la gratuité des loisirs, etc.
  • même pour les couches non-prolétariennes, les paysans pauvres, la dictature prolétarienne signifia la fin de la dictature des grands propriétaires fonciers, la possibilité de sortir de l'abrutissement de la campagne par la participation aux soviets, par un début d'intégration au prolétariat dans la production, en participant ainsi à la démocratie ouvrière des conseils.

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Que cette démocratie puisse s'épanouir pleinement, cela dépend du succès de la révolution mondiale, du triomphe de la révolution dans les centres vitaux du capitalisme.

La "démocratie ouvrière" n'est pas un idéal que le prolétariat devrait atteindre, à travers le sang et la terreur, la contrainte et l‘oppression. ELLE SERA LA PRATIQUE MÊME DU PROLÉTARIAT AU COURS DE LA RÉVOLUTION, son élargissement signifiant non le recul du prolétariat, son affaiblissement devant des forces hostiles, mais sa marche en avant vers le socialisme, où s'opère le passage du "règne de la nécessité* dans le règne de la liberté.

Ch.


[1] Les trotskystes montrent leur véritable visage d'agents du capital lorsqu'ils disent que la "démocratie ouvrière" "signifie que la liberté d'organisation politique devrait être accordée à tous ceux, y compris des éléments pro-bourgeois, qui, dans les faits, respectent la constitution de l’État ouvrier" ("Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", brochure LCR, mai 1978).
Le "camarade" Brejnev, qui respecte la constitution de l'"État ouvrier" russe, peut dormir sur ses deux oreilles. Le trotskysme a le plus grand respect pour l' État capitaliste russe.

 

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