Émeutes au Sénégal: la démocratie bourgeoise reste l’ennemi de la classe ouvrière

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L’hebdomadaire Courrier International (1) a très bien résumé la situation qui prévaut au Sénégal depuis le début du mois de mars : “Cela faisait près de dix ans que le Sénégal, réputé si tranquille, n’avait connu pareilles scènes : des manifestants révoltés, des rues parsemées de pierres, des magasins vandalisés. “Le chaos”: en un mot, plusieurs quotidiens résumaient l’état du pays le 3 mars. […] L’arrestation d’Ousmane Soko, un des plus populaires opposants au président Macky Sall, a plongé le pays dans la tourmente. Si l’on en croit la presse, l’arrestation du candidat à la présidence du Sénégal Ousmane Sonko a mis le pays à feu et à sang, dans des proportions jamais vues.

Le Sénégal, pays “réputé si tranquille”, a donc basculé dans des émeutes a priori politiques, dont le mot d’ordre “Libérez Sonko” peine cependant à expliquer pourquoi il y a eu des pillages, notamment de chaînes de magasins français comme Auchan dont quatorze supermarchés ont été attaqués (et dix pillés), rien qu’à Dakar. Dans le même temps, le quotidien Le Soleil et la radio RFM, jugés proches du pouvoir, ont également subi la fureur des émeutiers.

La réponse du pouvoir a été quant à elle sans ambiguïté : après avoir envoyé les forces anti-émeutes qui ont tué entre cinq et huit personnes, (2) procédé à de nombreuses arrestations et jonché les rues de grenades lacrymogènes, les autorités ont stationné des blindés autour de la présidence, suspendu deux télévisions d’opposition et perturbé les réseaux sociaux en ralentissant le réseau internet. Le gouvernement d’une des démocraties africaines montrées en exemple s’est donc comporté comme n’importe quelle “dictature” : il a muselé les oppositions et lancé une impitoyable répression.

Mais pareille explosion de violence peut-elle s’expliquer uniquement par l’arrestation d’un candidat d’opposition à la présidence pour une affaire de mœurs ? (3) Comme l’écrit Le Figaro, il faut chercher les causes un peu plus loin : “Cette arrestation a non seulement provoqué la colère de ses partisans, mais aussi, disent de nombreux Sénégalais, porté à son comble l’exaspération accumulée dans ce pays pauvre face à la dureté de la vie depuis au moins un an et la pandémie de Covid-19”. (4) Car une partie de la population a tout simplement faim ; la crise du Covid n’a fait qu’exacerber une situation économique et sociale terrible : le taux de chômage annoncé par l’Organisation internationale du travail s’établit à 48 %, l’économie informelle (97 % de l’activité économique du pays) qui fait survivre la plus grande partie de la population s’est effondrée suite aux mesures prises pour lutter contre la pandémie, il n’y a plus de touristes alors qu’ils faisaient vivre certains secteurs de l’économie, le couvre-feu empêche nombre de travailleurs d’exercer leur métier, notamment dans le secteur informel et dans la pêche. (5) Le système de santé est insuffisant, surtout en dehors de Dakar, et la crise du Covid est en train de l’achever. (6) De précaire, la situation de nombreux Sénégalais est devenue invivable.

La jeunesse étudiante s’est notamment mobilisée, car elle est particulièrement sensible à deux problèmes : trouver un emploi et se construire un futur. Même le porte-parole de la présidence le reconnaît : “Ousmane Sonko a été le déclencheur, mais il n’est pas le mobilisateur. Ce qui a mobilisé, c’est le mal de vivre d’une jeunesse face à un avenir en pointillé et un quotidien sans relief”. Cette jeunesse (les moins de 25 ans représentent presque la moitié de la population sénégalaise) tend d’ailleurs à soutenir le candidat Sonko qui lui promet monts et merveilles comme rien de moins que “la transparence économique et l’assainissement des dépenses publiques”. (7) Elle a donc pris l’arrestation de son “champion” comme une provocation. L’attaque de nombreux magasins sous enseignes françaises (Auchan notamment), au-delà de la rhétorique “anti-impérialiste” de Sonko, montre que le soutien de la France au régime de Macky Sall est de plus en plus dénoncé par une partie de la population, en même temps que le pillage de ces magasins alimentaires est symbolique de la faim qui taraude les Sénégalais les plus pauvres. Et du fait de la pandémie mondiale et de la fermeture des frontières, la soupape que constituait l’émigration vers l’Europe ne fonctionne plus, ce qui rend encore plus insupportable l’impasse sociale du pays. Cependant, la question n’est pas la politique menée par tel ou tel politicien bourgeois ; Sall autant que Sonko ne sont rien d’autre que deux figures incarnant l’affrontement entre deux fractions de l’appareil politique de la bourgeoisie sénégalaise. L’un comme l’autre seront incapables de régler la situation engendrée par la crise mondiale dont le Covid est une manifestation particulièrement significative. Et ce n’est pas le discours populiste de Sonko ou encore l’appel à des élections “libres” et “démocratiques” qui pourront masquer l’impuissance de toute la bourgeoisie face à la désintégration de son système économique et social et la spirale infernale dans laquelle le capitalisme entraîne toute l’humanité.

Les phénomènes classiques de la période de décomposition sociale actuelle touchent caricaturalement les pays pauvres, et le Sénégal n’échappe pas à la règle : délitement des structures sociales, notamment de l’infrastructure sanitaire incapable de faire face à la pandémie de Covid ; chômage de masse et absence de perspective pour la plus grande partie de la population, y compris pour les plus diplômés. D’ailleurs l’ascension d’un politicien populiste particulièrement réactionnaire et xénophobe comme Ousmane Sonko, sont les signes les plus patents d’un phénomène qui touche tous les pays du monde. Mais la classe ouvrière sénégalaise, n’a pour l’heure pas les forces ni l’expérience pour être le moteur d’un mouvement social pour affirmer des revendications de classe en déployant ses propres méthodes de lutte. Les prolétaires ont au contraire tout à perdre en se laissant entraîner derrière le piège des illusions démocratiques tendu par la bourgeoisie. Si des revendications ouvrières comme l’accès à l’emploi, l’amélioration des salaires, le rejet de la précarité, la dénonciation des conditions désastreuses régnant dans les écoles et les universités, ou encore l’absence de toute perspective d’avoir une vie sociale ont été exprimées, la classe ouvrière au Sénégal demeure bel et bien prisonnière de ce mouvement relevant purement et simplement du règlement de comptes entre deux fractions de l’appareil politique sénégalais. Aussi, les revendications ouvrières déjà très diluées ont été totalement noyées et submergées par la marée des mots d’ordre nationalistes (avec la présence de nombre de drapeaux nationaux dans les manifestations), les revendications démocratiques autour de la liberté des élections et le rejet des privilèges de la caste dirigeante qui n’entend de toute façon pas les partager. “Élargir et continuer le combat contre toutes les injustices” (8) restant le mot d’ordre fédérateur de ce mouvement. Tout cela sur fond de xénophobie “anti-impérialiste” essentiellement dirigée contre la France et son soutien au pouvoir en place.

La société capitaliste en décomposition n’a pas de perspective à offrir à la classe ouvrière et à sa jeunesse, pas plus qu’à l’humanité toute entière. Mais les mouvements d’émeutes comme ceux qui se sont produits au Sénégal ne peuvent rien apporter de positif pour le prolétariat et le développement de ses luttes. Ils sont non seulement le reflet désespéré d’un monde sans perspective mais surtout, ils sont immédiatement exploités, manipulés voire suscités par la bourgeoisie dans ses rivalités de cliques. En ce sens, ils constituent un danger de premier ordre partout dans le monde et un obstacle supplémentraire pour que le prolétariat se fraye un chemin pour ses luttes dans la période actuelle ! Tant que la classe ouvrière n’aura pas imposé ses mots d’ordre et son organisation au sein d’un mouvement qui lui est propre, elle restera impuissante face à l’État et à la bourgeoisie. Et ce à plus forte raison dans les pays périphériques du capitalisme comme le Sénégal où le prolétariat reste largement inexpérimenté et vulnérable face aux multiples pièges que peut lui tendre la classe dominante. Par conséquent, sans l’action des masses ouvrières des pays centraux du capitalisme, ayant accumulé déjà une longue expérience de luttes face à l’État bourgeois démocratique, l’issue victorieuse de la révolution et l’émancipation de l’humanité resteront impossibles.

HD, 23 mars 2021

1Courrier International, (11 au 17 mars 2021).

2Libération, (9 mars 2021).

3Ousmane Sonko est accusé de viol et menaces de mort par une masseuse.

4Le Figaro (5 mars 2021).

5Libération (1er mars 2021).

7Libération (1er mars 2021) ; le programme du candidat à la présidentielle Sonko se caractérise politiquement par un populisme xénophobe, “anti-système” et anti-français, par un soutien à la bigoterie islamique, et par des propos particulièrement agressifs vis-à-vis de ses opposants politiques.

8“À Saint Louis du Sénégal, le malaise de la jeunesse”, Le Monde, (17 mars 2021).

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Situation en Afrique