Soumis par Revue Internationale le
Les événements de Mai 1968 ont eu comme conséquence de susciter une activité littéraire exceptionnellement abondante. Livres, brochures, recueils de toutes sortes se sont succédés à une cadence accélérée et à des tirages forts élevés. Les maisons d’éditions -toujours à l’affût de "gadgets" à la mode- se sont bousculées pour exploiter à fond l’immense intérêt soulevé dans les masses par tout ce qui touche à ces événements. Pour cela, ils ont trouvé, sans difficultés, journalistes, publicistes, professeurs, intellectuels, artistes, hommes de lettres, photographes de toutes sortes, qui, comme chacun sait, abondent dans ce pays et qui sont toujours à la recherche d’un bon sujet bien commercial.
On ne peut pas ne pas avoir un haut-le-cœur devant cette récupération effrénée.
Cependant dans la masse des combattants de Mai, l’intérêt éveillé au cours de la lutte même, loin de cesser avec les combats de rue, n’a fait que s’amplifier et s’approfondir. La recherche, la discussion, la confrontation se poursuivent. Pour n’avoir pas été des spectateurs ni des contestataires d’occasion, pour s’être trouvées brusquement engagées dans des combats d’une portée historique, ces masses, revenues de leur propre surprise, ne peuvent pas ne pas s’interroger sur les racines profondes de cette explosion sociale qui était leur propre ouvrage sur sa signification, sur les perspectives que cette explosion a ouverte dans un futur à la fois immédiat et lointain. Les masses essaient de comprendre, de prendre conscience de leur propre action.
De ce fait, nous croyons pouvoir dire que c’est rarement dans les livres publiés à profusion que nous pouvons trouver le reflet de cette inquiétude et des interrogations de la part des gens. Elles apparaissent plutôt dans de petites publications, les revues souvent éphémères, les papiers ronéotés de toutes sortes de groupes, de comités d’action de quartier et d’usines qui ont survécu depuis Mai, dans leurs réunions, au travers de discussions souvent et inévitablement confuses. Au travers et en dépit de cette confusion, se poursuit néanmoins un travail sérieux de clarification des problèmes soulevés par Mai.
Après plusieurs mois d’éclipse, et de silence, probablement consacrés à l’élaboration de ses travaux, vient d’intervenir dans ce débat le groupe de l’"Internationale Situationniste", en publiant un livre chez Gallimard : Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations.
On était en droit d’attendre de la part d’un groupe qui a effectivement pris une part active dans les combats, une contribution approfondie à l’analyse de la signification de Mai, et cela d’autant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meilleures. On était en droit d’émettre des exigences et on doit constater que le livre ne répond pas à ses promesses. Mis à part le vocabulaire qui leur est propre : "spectacle-société de consommation critique de la vie quotidienne, etc.", on peut déplorer que pour leur livre, les situationnistes aient allègrement cédé au goût du jour, se complaisant à le farcir de photos, d’images et de bandes de comics.
On peut penser ce que l’on veut des comics comme moyen pour la propagande et l’agitation révolutionnaire. On sait que les situationnistes sont particulièrement friands de cette forme d’expression que sont les comics et les bulles. Ils prétendent même avoir découvert dans le "détournement", l’arme moderne (?) de la propagande subversive, et voient en cela le signe distinctif de leur supériorité par rapport aux autres groupes qui en sont restés aux méthodes "surannées" de la presse révolutionnaire "traditionnelle", aux articles "fastidieux" et aux tracts ronéotés.
Il y a assurément du vrai dans la constatation que les articles de la presse des groupuscules sont souvent rébarbatifs, longs et ennuyeux. Cependant, cette constatation ne saurait devenir un argument pour une activité de divertissement. Le capitalisme se charge amplement de cette besogne qui consiste sans cesse à découvrir toutes sortes d’activités culturelles (sic) pour les jeunes, les loisirs organisés et surtout les sports. Ce n’est pas seulement une question de contenu mais aussi de méthode appropriée qui correspond à un but bien précis : le détournement de la réflexion.
La classe ouvrière n’a pas besoin d’être divertie. Elle a surtout besoin de comprendre et de penser. Les comics, les mots d’esprit et les jeux de mots leur sont d’un piètre usage. On adopte d’une part pour soi un langage philosophique, une terminologie particulièrement recherchée, obscure et ésotérique, réservée aux "penseurs intellectuels", d’autre part, pour la grande masse infantile des ouvriers, quelques images accompagnées de phrases simples, cela suffit amplement.
Il faut se garder, quand on dénonce partout le spectacle, de ne pas tomber soi-même dans le spectaculaire. Malheureusement, c’est un peu par-là que pêche le livre sur Mai en question. Un autre trait caractéristique du livre est son aspect descriptif des événements au jour le jour, alors qu’une analyse les situant dans un contexte historique et dégageant leur profonde signification eût été nécessaire. Remarquons encore que c’est surtout l’action des enragés et des situationnistes qui est décrites plutôt que les événements eux-mêmes - comme d’ailleurs l’annonce le titre. En rehaussant bon mesure le rôle joué par telle personnalité des enragés, en faisant un véritable panégyrique de soi, on a l’impression que ce n’est pas eux qui étaient dans le mouvement des occupations, mais que c’est le mouvement de Mai qui était là pour mettre en relief la haute valeur révolutionnaire des enragés et des situationnistes. Une personne n’ayant pas vécu, ignorant tout de Mai et se documentant au travers de ce livre, se ferait une curieuse idée de ce que ce fut. A les en croire, les situationnistes auraient occupés une place prépondérante, et cela dès le début, dans les événements, ce qui révèle une bonne dose d’imagination et est vraiment "prendre ses désirs pour la réalité". Ramenée à ses justes proportions, la place occupée par les situationnistes a été sûrement inférieure .à celle de nombreux autres groupuscules, et en tout cas pas supérieure. Au lieu de soumettre à la critique le comportement, les idées, les positions des autres groupes - ce qui aurait été intéressant, mais qu’ils ne font pas - minimiser[1] ou encore passer sous silence l’activité et le rôle des autres est un procédé douteux pour faire ressortir sa propre grandeur, et ne mène pas à grand-chose.
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Le livre (ou ce qu’il en reste, déduction faite des bandes dessinées, photos, chansons, inscriptions murales et autres reproductions) débute par une constatation généralement juste. Mai avait surpris un peu tout le monde et en particulier les groupes révolutionnaires ou prétendus tels. Tous les groupes et courants, sauf évidemment les situationnistes qui, eux, "savaient et montraient la possibilité et l’imminence d’un nouveau départ de la révolution". Pour le groupe de situationnistes, grâce à "la critique révolutionnaire qui ramène au mouvement pratique sa propre théorie, déduite de lui et portée à la cohérence qu’il poursuit, certainement rien n’était plus prévisible, rien n’était plus prévu, que la nouvelle époque de la lutte de classe …"
On sait depuis longtemps qu’il n’existe aucun code contre la présomption et la prétention, manie fort répandue dans le mouvement révolutionnaire -surtout depuis le "triomphe" du léninisme- et dont le bordiguisme est une manifestation exemplaire ; aussi ne disputerons-nous pas cette prétention aux situationnistes et nous contenterons-nous simplement d’en prendre acte en haussant les épaules pour seulement chercher à savoir : où et quand, et sur la base de quelles données, les situationnistes ont-ils prévus les événements de Mai ? Quand ils affirment qu’ils avaient "depuis des années très exactement prévu l’explosion actuelle et ses suites", ils confondent visiblement une affirmation générale avec une analyse précise du moment. Depuis plus de cent cinquante ans, depuis qu’existe un mouvement révolutionnaire du prolétariat, existe la "prévision" qu’un jour inévitablement surviendra l’explosion révolutionnaire. Pour un groupe qui prétend non seulement avoir une théorie cohérente, mais encore "ramener sa critique révolutionnaire au mouvement pratique", une prévision de ce genre est largement insuffisante. Pour ne pas rester une simple phrase rhétorique, "ramener sa critique au mouvement pratique" doit signifier l’analyse de la situation concrète, de ses limites et de ses possibilités réelles. Cette analyse, les situationnistes ne l’ont pas faite avant et, si nous jugeons d’après leur livre, ne la font pas encore maintenant ; car quand ils parlent d’une nouvelle période de reprise des luttes révolutionnaires, leur démonstration se réfère toujours à des généralités abstraites. Et même quand ils se réfèrent aux luttes de ces dernières années, ils ne font rien d’autre que de constater un fait empirique. Par elle seule, cette constatation ne va pas au-delà du témoignage de la continuité de la lutte des classes et n’indique pas le sens de son évolution, ni de· la possibilité de déboucher et d’inaugurer une période historique de luttes révolutionnaires surtout à l’échelle internationale, comme peut et doit l’être une révolution socialiste. Même une explosion d’une signification révolutionnaire aussi formidable que la Commune de Paris ne signifiait pas l’ouverture d’une ère révolutionnaire dans l’histoire, puisqu’au contraire elle sera suivie d’une longue période de stabilisation et d’épanouissement du capitalisme, entraînant comme conséquence, le mouvement ouvrier vers le réformisme.
A moins de considérer comme les anarchistes, que tout est toujours possible et qu’il suffit de vouloir pour pouvoir, nous sommes appelés à comprendre que le mouvement ouvrier ne suit pas une courbe continuellement ascendante mais est fait de périodes de montées et de périodes de reculs, et est déterminé objectivement et en premier lieu par l’état de développement du capitalisme et des contradictions inhérentes à ce système.
L’IS définit l’actualité comme "le retour présent de la révolution". Sur quoi fonde-t-elle cette définition ? Voici son explication :
- 1/ "La théorie critique élaborée et répandue par l’l.S. constatait aisément (...) que le prolétariat n’était pas aboli" (curieux vraiment que l’I.S. constate "aisément" ce que tous les ouvriers et tous les révolutionnaires savaient sans recours nécessaire à l’I.S.)
- 2/ " ... que le capitalisme continuait à développer ses aliénations" (qui s’en serait douté ?).
- 3/ " ... que partout où existe cet antagonisme (comme si cet antagonisme ne pouvait dans le capitalisme ne pas exister partout) la question sociale posée depuis plus d’un siècle demeure" ( en voilà une découverte !)
- 4/ "... que cet antagonisme existe sur toute la surface de la planète" (encore une découverte !)
- 5/ "L’I.S. explique l’approfondissement et la concentration des aliénations par le retard de la révolution" (évidence ...).
- 6/ "Ce retard découle manifestement de la défaite internationale de prolétariat depuis la contre-révolution russe" (voilà encore une vérité proclamée par les révolutionnaires depuis 40 ans au moins).
- 7 / En outre "l’I.S. savait bien ( ... ) que l’émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques".
- 8/ Les situationnistes constatent que la falsification permanente nécessaire à la survie de ces appareils bureaucratiques, était une pièce maîtresse de la falsification généralisée dans la société moderne.
- 9 / Enfin "ils avaient aussi reconnu et s’étaient employés à rejoindre les nouvelles formes (?) de subversion dont les premiers signes s’accumulaient".
- 10/ Et voilà pourquoi "ainsi les situationnistes savaient et montraient la possibilité et l’imminence d’un nouveau départ de la révolution".
Nous avons reproduit ces longs extraits afin de montrer le plus exactement possible ce que les situationnistes, d’après leur propre dire, "savaient".
Comme on peut le voir, ce savoir se réduit à des généralités que connaissent depuis longtemps des milliers et des milliers de révolutionnaires, et ces généralités si elles suffisent pour l’affirmation du projet révolutionnaire, ne contiennent rien qui puisse être considéré comme une démonstration de "l’imminence d’un nouveau départ de la révolution". La "théorie élaborée" des situationnistes se réduit donc à une simple profession de foi et rien de plus. C’est que la Révolution Socialiste et son imminence ne sauraient se déduire de quelques "découvertes" verbales comme la société de consommation, le spectacle, la vie quotidienne, qui désignent avec de nouveaux mots les notions connues de la société capitaliste d’exploitation des masses travailleuses, avec tout ce que cela comporte, dans tous les domaines de la vie sociale, de déformations et d’aliénations humaines.
En admettant que nous nous trouvions devant un nouveau départ de la révolution, comment expliquer d’après l’I.S. qu’il ait fallu attendre JUSTE LE TEMPS qui nous sépare de la victoire de la contre-révolution russe, disons : 50 ans. Pourquoi pas 30 ou 70 ? De deux choses l’une : où la reprise du cours révolutionnaire est déterminée fondamentalement par les conditions objectives, et alors il faut les expliciter -ce que l’I.S. ne fait pas- ou bien cette reprise est uniquement le fait d’une volonté subjective s’accumulant et s’affirmant un beau jour et elle ne pourrait alors être que constatable mais non prévisible puis qu’aucun critère ne saurait d’avance fixer son degré de maturation.
Dans ces conditions, la prévision dont se targue l’I.S. tiendrait davantage d’un don de devin que d’un savoir. Quand Trotsky écrivait en 1936 "La révolution a commencé en France", il se trompait assurément, néanmoins son affirmation reposait sur une analyse autrement sérieuse que celle de l’I.S. puisqu’elle se référait à des données telles que la crise économique qui secouait le monde entier. Par contre la "prévision" juste de l’I.S. s’apparenterait plutôt aux affirmations de Molotov inaugurant la fameuse troisième période de l’I.C. (Internationale Communiste) au début de 1929, annonçant la grande nouvelle que le monde était entré avec les deux pieds dans la période révolutionnaire. La parenté entre les deux consiste dans la gratuité de leurs affirmations respectives, dont l’étude est effectivement indispensable comme point de départ de toute analyse sur une période donnée, suffisent à déterminer le caractère révolutionnaire ou non des luttes de cette période : et c’est ainsi que, s’appuyant sur la crise économique mondiale de 1929, il croit pouvoir annoncer l’imminence de la révolution. L’I.S par contre croit suffisant d’ignorer et de vouloir ignorer tout ce qui se rapporte à l’idée même d’une condition objective et nécessaire, d’où son aversion profonde pour ce qui concerne les analyses économiques de la société capitaliste moderne.
Toute l’attention se trouve ainsi dirigée vers les manifestations les plus apparentes des aliénations sociales, et on néglige de voir les sources qui leur donnent naissances et les nourrissent. Nous devons réaffirmer qu’une telle critique qui porte essentiellement sur les manifestations superficielles, aussi radicale soit-elle, restera forcément circonscrite, limitée, tant en théorie qu’en pratique.
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Le capitalisme produit nécessairement les aliénations qui lui sont propres dans son existence et pour sa survie, et ce n’est pas dans leur manifestation que se rencontre le moteur de son dépérissement. Tant que le capitalisme dans ses racines, c’est à dire comme système économique, reste viable, aucune volonté ne saurait le détruire.
"JAMAIS UNE SOCIETE N’EXPIRE AVANT QUE SOIENT DEVELOPPES TOUTES LES FORCES PRODUCTIVES QU’ELLE EST ASSEZ LARGE POUR CONTENIR" (Marx Avant-propos à la Critique de l’Économie Politique).
C’est donc dans ces racines que la critique théorique radicale doit déceler les possibilités de son dépassement révolutionnaire.
"A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapport de production... Alors commence une ère de révolution sociale." (Marx, Idem).
Cette collision dont parle Marx, se manifeste par des bouleversements économiques, comme les crises, les guerres impérialistes et les convulsions sociales. Tous les penseurs marxistes ont insisté sur le fait que pour qu’on puisse parler d’une période révolutionnaire, "il ne suffit pas que les ouvriers ne veuillent plus, il faut encore que les capitalistes ne puissent plus continuer comme auparavant". Et voilà l’I.S. qui se prétend être quasiment l’unique expression théorique organisée de la pratique révolutionnaire d’aujourd’hui, qui bataille exactement dans le sens contraire. Les rares fois où, surmontant son aversion, elle aborde dans le livre les sujets économiques, c’est pour démontrer que le nouveau départ de la révolution s’opère non seulement indépendamment des fondations économiques de la société mais encore dans un capitalisme économiquement florissant. "On ne pouvait observer aucune tendance à la crise économique (p.5) ...L’éruption révolutionnaire n’est pas venue d’une crise économique ... ce qui a été attaque de front en Mai, c’est l’économie capitaliste FONCTIONNANT BIEN" (souligné dans le texte p.209).
Ce qu’on s’acharne à démontrer évidemment ici, est que la aise révolutionnaire et la situation économique de la société sont deux choses complètement séparées, pouvant évoluer et évoluant de fait chacune dans un sens qui lui est propre, sans relation entre elles. On croit pouvoir appuyer cette "grande découverte" théorique dans les faits, et on s’écrie triomphalement : "ON NE POUVAIT OBSERVER AUCUNE TENDANCE A LA "CRISE" ECONOMIQUE" !
Aucune tendance ? Vraiment ?
Fin 1967, la situation économique en France commence à jouer des signes de détérioration. Le chômage menaçant commence à préoccuper chaque jour davantage. Au début de 1968, le nombre de chômeurs complets dépasse les 500 000. Ce n’est plus un phénomène local, il a atteint toutes les régions. A Paris, le nombre des chômeurs croît lentement mais constamment. La presse se remplit d’article traitant gravement de la hantise du dés-emploi dans divers milieux. Le chômage partiel s’installe dans beaucoup d’usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. Plusieurs grèves sporadiques ont la question du maintien de l’emploi et du plein emploi pour cause directe. Ce sont surtout les jeunes qui sont touchés en premier lieu et qui ne parviennent pas à t’intégrer dans la production. La récession dans l’emploi tombe d’autant plus mal que se présente sur le marché du travail cette génération de l’explosion démographique qui a suivi immédiatement la fin de la IIème Guerre Mondiale. Un sentiment d’insécurité du lendemain se développe parmi les ouvriers et surtout parmi les jeunes. Ce sentiment est d’autant plus vif qu’il était pratiquement inconnu des ouvriers en France depuis la guerre.
Concurremment, avec le dés-emploi et sous sa pression directe, les salaires tendent à baisser et le niveau de vie des masses se détériore. Le gouvernement et le patronat profitent naturellement de cette situation pour attaquer et aggraver les conditions de vie et de travail des ouvriers (voir par exemple les décrets sur la Sécurité Sociale).
De plus en plus, les masses sentent que c’en est fini de la belle prospérité. L’indifférence et le je-m’en-foutisme, si caractéristiques et tant décriés des ouvriers, au long des derniers 10-15 ans, cèdent la place à une inquiétude sourde et grandissante.
Il est assurément moins aisé d’observer cette lente montée de l’inquiétude et du mécontentement chez les ouvriers, que des actions spectaculaires dans une faculté. Cependant, on ne peut continuer à l’ignorer après l’explosion de Mai, à moins de croire que 10 millions d’ouvriers aient été touchés un beau jour par l’Esprit-Saint de l’Anti-spectacle. Il faut bien admettre qu’une telle explosion massive repose sur une longue accumulation d’un mécontentement réel de leur situation économique et de travail, directement sensible dans les masses, même si un observateur superficiel n’en a rien aperçu. On ne doit pas non plus, attribuer exclusivement à la politique canaille des syndicats et autres staliniens le fait des revendications économiques.
Il est évident que les syndicats, le P.C., venant à la rescousse du gouvernement, ont joué à fond la carte revendicative comme un barrage contre un possible débordement révolutionnaire de la grève sur un plan social global. Mais ce n’est pas le rôle des organismes de l’État capitaliste que nous discutons ici. C’est là leur rôle et on ne saurait leur reprocher de le jouer à fond. Mais le fait qu’ils ont facilement réussi à contrôler la grande masse des ouvriers en grève sur un terrain uniquement revendicatif, prouve que les masses sont entrées dans la lutte essentiellement dominées et préoccupées par une situation chaque jour plus menaçante pour eux. Si la tâche des révolutionnaires est de déceler les possibilités radicales contenues dans la lutte même des masses et de participer activement à leur éclosion, il est avant tout nécessaire de ne pas ignorer les préoccupations immédiates qui font entrer les masses dans la lutte.
Malgré les fanfaronnades des milieux officiels, la situation économique préoccupe de plus en plus le monde des affaires, comme le témoigne la presse économique du début de l’année. Ce qui inquiète n’est pas tant la situation en France, qui occupe alors une place privilégiée, mais le fait que cette situation d’alourdissement s’inscrit dans un contexte d’essoufflement économique à l’échelle mondiale, qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions en France. Dans tous les pays industriels, en Europe et aux USA, le chômage se développe et les perspectives économiques s’assombrissent. L’Angleterre, malgré une multiplication des mesures pour sauvegarder l’équilibre, est finalement réduite fin 1967 à une dévaluation de la £, entraînant derrière elle la dévaluation dans toutes une série de pays. Le gouvernement Wilson proclame un programme d’austérité exceptionnel : réduction massive des dépenses publiques, y compris l’armement -retrait des troupes britanniques de l’Asie, blocage des salaires, réduction de la consommation interne et des importations- effort pour augmenter les exportations. Le 1er janvier 1968, c’est au tour de Johnson de pousser un cri d’alarme et d’annoncer des mesures sévères indispensables pour sauvegarder l’équilibre économique. En mars, éclate la crise financière du dollar. La presse économique chaque jour plus pessimiste, évoque de plus en plus le spectre de la crise de 1929, et beaucoup craignent des conséquences encore plus graves. Le taux de crédit monte dans tous les pays, partout la bourse des valeurs accuse des bouleversements, et dans tous les pays, un seul cri : réduction des dépenses et de la consommation, augmentation des exportations à tout prix et réduction au strict nécessaire des importations. Parallèlement, la même détérioration se manifeste à l’Est dans le bloc russe, ce qui explique la tendance des pays comme la Tchécoslovaquie et la Roumanie à se détacher de l’emprise soviétique et à chercher des marchés à l’extérieur.
Tel est le fond de la situation économique d’avant Mai.
Bien sûr, ce n’est pas la crise économique ouverte, d’abord parce que ce n’est que te début, et ensuite parce que dans le capitalisme actuel, l’État dispose de tout un arsenal de moyens lui permettant d’intervenir afin de pallier et partiellement, d’atténuer momentanément les manifestations les plus frappantes de la crise. Il est nécessaire toutefois de mettre en évidence les points suivants :
- a/ Dans les 20 années qui ont suivi la IIème Guerre, l’économie capitaliste a vécu sur la base de la reconstruction des ruines résultant de la guerre, d’une spoliation éhontée des pays sous-développés, qui au travers de la fumisterie de guerres de libération et d’aides à leur reconstruction en États indépendants, ont été exploités au point d’être réduits à la misère et à la famine d’une production croissante d’armements : l’économie de guerre.
- b/ Ces trois sources de la prospérité et du plein-emploi de ces 20 dernières années, tendent vers leur point d’épuisement. L’appareil de production se trouve devant un marché d’autant plus saturé et l’économie capitaliste se retrouve exactement dans la même situation et devant les mêmes problèmes insolubles qu’en 1929, encore aggravés.
- c/ L’inter-relation entre les économies de l’ensemble des pays est plus accentuée qu’en 1929. De là une répercussion plus grande et plus immédiate de toute perturbation d’une économie nationale sur l’économie des autres pays et sa généralisation.
- d/ La crise de 1929 a éclaté après de lourdes défaites du prolétariat international, la victoire de la contre-révolution russe s’imposant complètement par sa mystification du "socialisme" en Russie, et le mythe de la lutte anti-fasciste. C’est grâce à ces circonstances historiques particulières que la crise de 1929 qui n’était pas conjoncturelle mais bien une manifestation violente de la crise chronique du capitalisme en déclin, pouvait se développer et se prolonger de longues années, pour déboucher finalement dans la guerre et la destruction généralisée. Tel n’est plus le cas aujourd’hui.
Le capitalisme dispose de moins en moins de thèmes de mystification capables de mobiliser les masses et de les jeter dans le massacre. Le mythe russe s’écroule, le faux dilemme démocratie bourgeoisie contre totalitarisme est bien usé. Dans ces conditions, la crise apparaît dès ses premières manifestations pour ce qu’elle est. Dès ses premiers symptômes, elle verra surgir dans tous les pays, des réactions de plus en plus violentes des masses. Aussi, c’est parce qu’aujourd’hui la crise économique ne saurait se développer pleinement, mais se transforme dès ses premiers indices en crise sociale, que cette dernière peut apparaître à certains comme indépendante, suspendue en quelque sorte en l’air, sans relation avec la situation économique qui cependant la conditionne.
Pour bien saisir cette réalité, il ne faut évidemment pas l’observer avec des yeux d’enfant, et surtout ne pas rechercher la relation de cause à effet d’une façon étroite, immédiate et limitée à un plan local de pays et de secteurs isolés. C’est globalement, à l’échelle mondiale, qu’apparaissent clairement les fondements de la réalité et des déterminations ultimes de son évolution. Vu ainsi, le mouvement des étudiants qui luttent dans toutes les villes du monde, apparaît dans sa signification profonde et sa limite. Si les combats des étudiants, en Mai, pouvaient servir comme détonateur du vaste mouvement des occupations des usines, c’est parce que, avec toute leur spécificité propre, ils n’étaient que les signes avant-coureurs d’une situation s’aggravant au cœur de la société, c’est à dire dans la production et les rapports de production.
Mai 1968 apparaît dans toute sa signification pour avoir été une des premières et une des plus importantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant se détériorant. C’est par conséquent une erreur de dire comme l’auteur du livre que : "L’éruption révolutionnaire n’est pas venue d’une crise économique, mais elle a TOUT AU CONTRAIRE CONTRIBUE A CREER UNE SITUATION DE CRISE DANS L’ECONOMIE" et "cette économie une fois perturbée par les forces négatives de son dépassement historique doit FONCTIONNER MOINS BIEN" (p. 209).
Ici décidément, les choses marchent sur la tête : les crises économiques ne sont pas le produit nécessaire des contradictions inhérentes au système capitaliste de production, comme nous l’enseigne Marx, mais au contraire, ce sont seulement les ouvriers par leurs luttes qui produisent ces crises dans une économie qui "FONCTIONNE BIEN". C’est ce que ne cessent de nous répéter de tous temps, le patronat et les apologistes du capitalisme ; c’est ce que De Gaulle reprendra en novembre, expliquant la crise du Franc par la faute des enragés de Mai[2].
C’est en somme la substitution de l’économie politique de la bourgeoisie à la théorie économique du marxisme. Il n’est pas surprenant qu’avec une telle vision, l’auteur explique tout cet immense mouvement qu’était Mai comme l’œuvre d’une minorité bien décidée et en l’exaltant : "L’agitation déclenchée en janvier 1968 à Nanterre par quatre ou cinq révolutionnaires qui allaient constituer le groupe des enragés, devait entraîner, sous cinq mois, une quasi liquidation de l’État". "Et plus loin jamais une agitation entreprise par un si petit nombre n’a entraîné en si peu de temps de telles conséquences".
Là où pour les situationnistes le problème de la révolution se pose en termes "d’entraîner", ne serait-ce que par des actions exemplaires, il se pose pour nous en termes d’un mouvement spontané des masses du prolétariat, amenées forcément à se soulever contre un système économique en désarroi et en déclin, qui ne leur offre plus désormais que la misère croissante et la destruction, en plus de l’exploitation.
C’est sur cette base de granit que nous fondons la perspective révolutionnaire de classe et notre conviction de sa réalisation.
[1] Voir dans les pages 179 à 181 avec quel dédain et combien superficiellement, ils font la "critique" des autres groupes "conseillistes".
[2] Pour ceux qui voudraient voir dans la crise du franc en novembre, un simple fait de spéculation de "mauvais français", nous soumettons ces lignes de Marx extraites de "Revue de Mai à Octobre 1850" :
- "La crise elle-même éclate d’abord dans le domaine de la spéculation, et ce n’est que plus tard qu’elle s’installe dans la production. A l’observation superficielle, ce n’est pas la surproduction, mais la sur-spéculation - pourtant simple symptôme de la surproduction - qui paraît être la cause de la crise. La désorganisation ultérieure de la production n’apparaît pas comme un résultat nécessaire de sa propre exubérance antérieure, mais comme une simple réaction de la spéculation en train de s’effondrer" (Publié par M. Rubel dans Études de Marxologie - n"7 - août 1963).