Soudan: la mystification démocratique alimente le foyer de la barbarie capitaliste

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Le Soudan est un pays ruiné par plus de 40 ans de guerres civiles dans lesquelles les grandes puissances impérialistes s’impliquent en permanence. Les différents conflits armés ont causé plus de 2 millions de morts (au Sud-Soudan et au Darfour) et provoqué misère et chaos sanglant, d’où réguliérement des révoltes et des émeutes de la faim contre les régimes militaires et islamistes qui se succèdent depuis “l’indépendance”.

À partir décembre 2018, le Soudan a était secoué par un puissant mouvement social avec des grèves et des manifestations massives que le pouvoir islamo-militaire a violemment réprimé, causant des centaines de morts, des milliers de prisonniers et de disparus. Le mouvement était au départ spontané avec la présence massive d’ouvriers et de personnes misérables : “Les gens veulent du pain (dont le prix a été multiplié par trois le 18 décembre), de l’essence, du “cash”, des médicaments. (…) Tant que la petite bourgeoisie qui ne s’intéressait pas à la politique pouvait prospérer ou du moins survivre, alors les frustrations des plus pauvres de la société ne pouvaient pas suffire à déclencher un grand mouvement de protestation. Mais la paralysie économique a obligé les cols blancs à frayer avec les ouvriers dans les files d’attente pour l’approvisionnement alimentaire” (1). En effet, des grèves massives à répétition ont éclaté, paralysant même à plusieurs reprises les rouages de l’économie et de l’administration, au point de pousser l’institution militaire et étatique à évincer son grand chef, Omar Al Bachir, en tentant ainsi d’amadouer “la rue”. Au départ, il s’agissait d’un mouvement emmené initié par la classe ouvrière qui, importante numériquement dans un pays où le secteur pétrolier représente une part significative de l’économie, est descendue dans la rue contre la dégradation des conditions de vie.

Cependant, une partie de la bourgeoisie a très rapidement su exploiter les faiblesses de ce mouvement. Dans un pays où le prolétariat reste très isolé, peu expérimenté et peu aguerri aux pièges qui lui sont tendus, la bourgeoisie n’a pas eu de difficulté à détourner ce mouvement sur le terrain des règlements de comptes entre factions en lutte pour la direction de l’État. Les forces “démocratiques” autour de l’Association des professionnels du Soudan (APS) ont ainsi canalisé et encadré le mouvement en appelant de leurs vœux “le transfert du pouvoir à un gouvernement civil de transition dans lequel l’armée participe”. Ce mouvement social s’est rapidement trouvé entre les mains des organisations bourgeoises dont le but premier est l’instauration d’un “gouvernement démocratique” en vue de gérer plus efficacement le capital national. “En octobre 2016, un noyau s’est formé à partir du groupement de trois entités : le Comité central des médecins, le Réseau de journalistes et l’Alliance démocratique des avocats. Progressivement, des comités d’ingénieurs, des pharmaciens ou encore de professeurs ont rejoint l’APS. Fin 2018, l’APS affiche l’union de quinze corps de métier qui soutiennent les manifestants descendus dans la rue le 19 décembre pour protester contre la cherté de la vie, au lendemain d’une décision faisant tripler le prix du pain. Rapidement, les revendications liées à la crise économique et à la baisse du pouvoir d’achat ont évolué pour réclamer la chute du régime” (2). Cette association a d’ailleurs entrepris de fédérer tous les partis d’opposition dans une coalition allant du Parti républicain aux staliniens en passant par les opposants islamistes et certains groupes armés.

Le mouvement social est ainsi devenu l’expression ouverte d’une orientation purement étatique et bourgeoise dont la classe ouvrière n’a pas tardé à faire les frais. En août dernier, un gouvernement technocrate de “transition” a été nommé sous l’égide d’un organe exécutif composé de six civils et de cinq militaires. Quand on sait que les chefs de l’armée qui avaient mené la sanglante répression contre les manifestants (entre 180 et 250 morts en moins de six mois) ont gardé les mêmes postes répressifs (défense et intérieur) dans ce nouveau gouvernement de “transition”, il n’y a décidément aucune illusion à se faire sur la fin de la misère et des tueries que subissent la classe ouvrière et les couches opprimées.

Quant à l’hypocrite concert d’applaudissements des médias et de de tous les grands requins qui ont salué le soi-disant "changement de régime », à l’instar de Macron qui s’est empressé d’annoncer à l’issue de la rencontre avec le nouveau président Abdalla Hamdok le 30 septembre dernier un « soutien inconditionnel à la transition démocratique », il ne doit pas davantage duper sur l’avenir de misère et de nouveaux massacres réservés aux populations.

D’ailleurs, Par ailleurs ce pays est sous influence de bon nombre de puissances impérialistes (notamment du Golfe) dont dépend le pouvoir soudanais pour sa survie : “Au Soudan, le chef du Conseil militaire de transition (CMT) a reçu le “feu vert” de l’Arabie Saoudite et de ses alliés régionaux pour lancer la répression contre les manifestants qui campaient depuis des semaines (le 6 avril) devant le siège de l’armée à Khartoum, souligne un expert militaire soudanais. D’après ce spécialiste qui tient à garder l’anonymat, la destruction (lundi 3 juin) du campement des manifestants avait fait l’objet de discussions lors de récentes visites du général Abdel Fattah Al Bourhan, chef du CMT, en Arabie Saoudite, aux Emirats arabes unis et en Égypte. (Selon un analyste algéro-soudanais, le 21 avril, Ryad et Abou Dhabi ont annoncé qu’ils verseraient 3 milliards de dollars au Soudan. Ils ne l’ont pas fait sans contrepartie. Ce qu’ils attendent en retour, ce n’est pas la démocratie (…), c’est la préservation de leurs intérêts économiques” (3).

Évidemment, il n’y pas que des intérêts purement économiques qui expliquent l’intervention de l’Arabie Saoudite et des Émirats du Golfe au Soudan, mais aussi, et surtout, leur volonté de puissance hégémonique face à leurs rivaux impérialistes. Le Soudan participe directement aux tueries perpétrées au Yémen avec ses 14 000 soldats à la disposition du régime assassin saoudien. Il faut également se rappeler que ce sont les mêmes coalitions d’assassins qui s’affrontent au Soudan, en Libye ou en Syrie pour les mêmes raisons, à savoir la préservation de leurs sordides intérêts capitalistes et impérialistes.

Si la classe ouvrière existe bel et bien au Soudan, elle est cependant récente et sans expérience de lutte significative. Elle est surtout bien encadrée par les syndicats (sous contrôle du Parti communiste stalinien soudanais considéré comme le plus important du monde arabe) qui ont pu immédiatement enterrer les revendications ouvrières sur le terrain pourri de la “lutte pour la démocratie”. La prétendue “révolution soudanaise” a une nouvelle fois fait la démonstration que le développement de la conscience politique est une arme indispensable. Face aux récupérations de mouvements sociaux sur le terrain des luttes sanglantes de la bourgeoisie, la classe ouvrière ne pourra, à l’avenir, n’opposer que l’unification internationale de ses luttes en s’appuyant particulièrement sur le prolétariat des pays de l’Europe occidentale qui a la plus vieille expérience des luttes et se trouve confronté depuis des décennies aux mystifications “démocratiques” et aux pièges syndicaux les plus sophistiqués.

Amina, novembre 2019

1Courrier international (6 février 2019).

2Courrier international (24 avril 2019).

3Courrier international (9 juin 2019).

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Rubrique: 

Vie de la bourgeoisie