Seul le prolétariat peut instaurer une autre société

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(D'après Révolution Internationale N°201; mai 1991)

A la fin des années 60, la bourgeoisie des pays développés, à travers ses divers canaux médiatiques syndicalistes et sociologiques, croyait pouvoir prétendre que la classe ouvrière s'était "embourgeoisée". Elle devait déchanter après la soudaine grève massive de 1968. Aujourd'hui encore, les idéologues patentés de la bourgeoisie s'appuient sur le déboussolement momentané de la classe ouvrière pour clamer à tue-tête que celle-ci est en voie de disparition, qu'elle n'est plus cette classe révolutionnaire qui hantait l'Europe au début du siècle.

Abrutis par la télévision, enchaînés par des crédits à vie, limités par un profond esprit corporatiste qui se confond avec un amer "chacun pour soi", transis à l'idée d'un lendemain inquiétant pour leurs enfants, les prolétaires ne vivraient plus, paraît-il, que dans un repli frileux à peine égayé par les matchs de foot télévisés...  Mais en quoi cette triste condition de vie des prolétaires modernes réduirait-elle les ouvriers et employés à une masse informe impuissante, sans perspective ?

Qu'est-ce que la classe ouvrière ?

Au début du XIXe siècle, beaucoup d'écrivains socialistes décrivaient avec indignation la situation de misère du prolétariat, sorti peu à peu de l'artisanat pour être enfermé dans des bagnes industriels. Mais, comme l'a souligné Lénine, Engels - avec son livre "La Situation de la classe laborieuse en Angleterre" - fut le "premier" à montrer que le prolétariat n'était pas simplement une classe de pauvres, mais que, de par la situation économique ignoble dans laquelle on le tient, il était poussé sans cesse à la révolte, et plus encore : à se libérer définitivement de l'oppression capitaliste. Engels démontrait déjà à cette époque que l'action économique et politique de la classe ouvrière lui donne conscience qu'elle n'a pas d'autre voie de salut que de changer la société par le socialisme.

La lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat, qui succédait à la lutte entre les maîtres et les esclaves dans l'Antiquité, entre les nobles et les serfs au Moyen Age, s'accentuait dans la mesure même où le prolétariat se développait, où l'exploitation à laquelle il était soumis empirait, et où il prenait conscience de l'opposition radicale qui sépare ses intérêts de classe de ceux de la bourgeoisie. Du développement même du système capitaliste naissait un antagonisme croissant entre le capital et le travail, d'où la division de plus en plus accentuée de la société en deux grandes classes, la bourgeoisie, qui possède les moyens de production, et le prolétariat, démuni et exploité. Dans ces conditions, ne possédant que sa force de travail, le prolétaire est obligé, pour vivre, de se vendre comme une marchandise, ce qui le réduit lui-même à l'état de marchandise et le subordonne aux lois qui régissent la production et la vente des marchandises. Sa condition est encore aggravée par le fait que le travail, au lieu d'être pour lui l'activité libre, productive, par laquelle l'homme peut s'affirmer en tant que tel, est un travail qui lui est imposé. L'esclave était vendu une fois pour toutes : "L'ouvrier doit se vendre chaque jour et même chaque heure.(...) Le prolétaire isolé, propriété, pour ainsi dire, de toute la classe bourgeoise, à qui on n'achète son travail que quand on en a besoin, n'a pas d'existence assurée." (Engels, "Les Principes du communisme".) L'activité salariée du prolétaire n'assure sa vie qu'en le diminuant, et plus la division du travail est poussée, plus il est soumis à des conditions de fatigue et de démoralisation dont il ne peut s'évader. La personnalité du prolétaire lui apparaît sacrifiée "dès sa prime jeunesse, et il n'a aucune chance d'arriver, dans le cadre de sa classe, à des conditions qui lui permettraient d'accéder à une autre classe" (Marx). En 1847, dans l'ouvrage cité quelques lignes plus haut, Engels donne la définition marxiste du prolétariat moderne : "Le prolétariat est la classe de la société qui tire sa subsistance exclusivement de la vente de son travail et non de l'intérêt d'un capital quelconque, dont les conditions d'existence et l'existence même dépendent de la demande de travail, par conséquent de la succession des périodes de crise et de prospérité industrielle, des oscillations d'une concurrence sans fin. Le prolétariat, ou la classe des ouvriers, est, en un mot, la classe laborieuse de l'époque actuelle." Mais Engels prend soin d'ajouter que le prolétariat est à la fois classe exploitée et, surtout, classe révolutionnaire objectivement.

La classe ouvrière s'est-elle embourgeoisée au XXe siècle ?

La question ne peut que faire s'esclaffer la plupart des ouvriers au premier abord. Pourtant, au niveau subjectif, les enquêtes sociologiques, les considérations journalistiques, ne se répandent-elles pas tous les jours sur ce constat imparable : la plupart des ouvriers et employés ne se considèrent pas ou plus comme membres d'une classe sociale, a fortiori révolutionnaire, et ont pour toute perspective de finir de payer leur maison et d'ouvrir un petit commerce... Les pourcentages et les chiffres sont là, sociologiquement. Votre voisin de bureau ou collègue d'usine n'en pense pas moins, sociologiquement !

Pour les marxistes, la condition de prolétaire telle que la définissait Engels n'a pas varié d'un iota en cette fin de XXe siècle. Les prolétaires, ouvriers ou employés, sont toujours obligés de vendre leurs bras et leur tête, chômeurs ou actifs, ils restent soumis aux fluctuations de la crise économique capitaliste ; ils vivent dans l'angoisse perpétuelle de se nourrir, se vêtir, se loger, éduquer leurs enfants pour qu'ils trouvent travail.

La conscience que les prolétaires ont d'eux-mêmes en tant que classe sociale est embrouillée par un aspect subjectif au détriment de la dimension objective, historique, de leur rôle, prouvée par la longue expérience du mouvement ouvrier. Cette vision sociologique veut que les ouvriers ne soient plus  la "couche misérable" du XIXe siècle que dépeignait, non sans quelque déformation populiste d'ailleurs, Emile Zola dans "Germinal" ou "L'Assommoir", oubliant que, si le moteur à explosion avait remplacé la charrette à bras, la place des prolétaires dans la production n'avait pas changé. Cette vision sociologique veut que les "cols blancs" soient devenus majoritaires, les ouvriers abandonnant eux-mêmes leur bleu de chauffe dans les vestiaires de l'usine pour descendre dans le métro. Cette vision sociologique veut que les ouvriers soient considérés comme des médiocres propriétaires (de leur habitation), des actionnaires au petit pied (primes d'intéressement à l'entreprise)... Le travestissement idéologique de la réalité sociale n'avait pas atteint un tel raffinement au XIXe siècle, quoique, dès les années 1890, alors qu'on assistait à l'émergence des "cols blancs", se faisait déjà jour une remise en cause du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière au travers des thèses du révisionnisme. Edouard Bernstein, leur principal auteur, écrivait alors : "La formation des sociétés par actions contrecarre la tendance à la centralisation des fortunes qui découle de la concentration des entreprises.(...) Le nombre des possédants augmente.(...) Les classes moyennes ne tombent plus dans le prolétariat."

Contre cette déviation théorique opportuniste qui allait empoisonner la pensée socialiste, la gauche de la IIe Internationale avait immédiatement réfuté point par point Bernstein : l'aggravation de l'exploitation est incontestable, la richesse augmente mais la part du prolétariat dans sa répartition n'augmente pas. La "nouvelle couche moyenne" appelée à effacer les clivages de classes est un leurre ; comme l'avait constaté Marx, la prolétarisation ne cesse pas, les couches petites-bourgeoises continuent à "tomber" dans le prolétariat. Les "cols blancs" sont condamnés à la marginalité. Le capitalisme ne va pas vers une fin de ses crises cycliques, mais va s'enfoncer dans une crise permanente, dramatique. Pour Rosa Luxemburg, l'anarchie croissante de l'économie capitaliste entraînera l'effondrement du capitalisme mais sous les coups de boutoir de l'élément actif de la révolution : la classe ouvrière.

Ainsi, le courant marxiste du mouvement ouvrier maintint l'affirmation selon laquelle la classe ouvrière ne peut être conçue comme une somme d'individus mais comme classe à vocation historique, destinée à s'unifier par-delà toutes les divisions que lui impose le capital et à prendre conscience de son être révolutionnaire dans et par la lutte. Peu importe ce que pense tel ou tel prolétaire, disait Marx, ce qui prévaut, c'est ce que le prolétariat est contraint de faire comme classe.

Les travailleurs seraient-ils trop divisés pour prétendre renverser un jour le capitalisme ?

Parmi les objections les plus couramment répandues par ceux qui, bien que ne pouvant nier l'existence de la classe ouvrière, expriment néanmoins des doutes sur ses potentialités révolutionnaires, il faut en souligner deux :

  • La classe ouvrière n'est plus la même, les ouvriers sont minoritaires face à la masse des employés, les secteurs traditionnels -mines, sidérurgie, automobile- ont été démantelés. Les ouvriers ont toujours considéré les employés comme des pleutres amorphes qui ne font jamais grève.
  • Les ouvriers sont divisés, lorsqu'ils font grève ils luttent sur des objectifs catégoriels et restent enfermés dans leur corporation. C'est le règne du chacun pour soi, de l'individualisme....

 

A la première objection, on peut répondre que dans la vision marxiste, la classe ouvrière n'existe pas comme somme des divers secteurs de l'industrie, des services, de la fonction publique, etc. Elle est certes cela mais plus encore un "mouvement" qui n'existe que par sa lutte économique et politique indépendamment de toute catégorisation professionnelle spécifique ou distinction de race ou de sexe. Au sein de cette classe sociale, les travailleurs de l'industrie ont toujours joué un rôle de fer de lance dans les conflits sociaux - la concentration industrielle favorisant la force ouvrière - mais, particulièrement depuis vingt ans, tant les employés de banque par exemple que les travailleurs des hôpitaux ou des PTT ont montré leur aptitude à lutter sur un terrain de classe. La dynamique des luttes ouvrières qui se sont développées tout au long des années 80, en posant la question de l'extension, montre que la destinée naturelle de l'action ouvrière réside dans le dépassement des clivages corporatifs, dans une union grandissante d'un maximum de secteurs pour contrer les attaques de l'Etat bourgeois.

Le premier patron étant désormais l'Etat, il faut bien constater que, succédant aux secteurs industriels traditionnels (sidérurgie, automobile), l'immense masse des travailleurs des services publics tend depuis 1968 à occuper le centre de l'action déterminante pour l'extension à une multitude d'industries dispersées. En 1936, période ingrate de veille de guerre, seul le secteur privé était en grève ; en 1968, la grève massive du secteur public donna un aspect plus impressionnant au mouvement au point de faire trembler les responsables de l'Etat.

La deuxième objection nous fournit l'occasion de rappeler que, si la classe ouvrière et la bourgeoisie se faisaient simplement face telles deux armées nettement délimitées, tout serait réglé depuis belle lurette, la révolution se serait produite selon la loi du nombre. Mais les travailleurs sont divisés par la hiérarchie des salaires, la concurrence journalière entre eux imposée par le système d'exploitation. Lorsqu'ils entrent en lutte, dépassant souvent très vite les petits corporatismes internes à l'entreprise ou au secteur, ils sont immédiatement confrontés aux lieutenants de la bourgeoisie dans la classe ouvrière, les syndicalistes, les divers syndicats en compétition pour encadrer et museler la dynamique de la lutte. Ces dernières années nous ont montré concrètement que les questions d'extension de la lutte et de contrôle du fonctionnement des assemblées générales n'étaient pas des utopies sorties de la tête des révolutionnaires. Les travailleurs en ordre de combat n'étaient plus cette masse informe impuissante et frileuse que les syndicats auraient eu pour tâche de guider dans les impasses renouvelées du carcan corporatiste. 

Que les déçus à courte vue du prolétariat continuent à se lamenter. Que les ennemis de l'émergence de la force ouvrière soient clairement dénoncés et contrés. La bourgeoisie, elle, n'oublie jamais que la classe ouvrière n'a pas cessé d'exister comme "classe dangereuse", comme son propre fossoyeur. Et elle l'oublie d'autant moins aujourd'hui que l'aggravation catastrophique de la crise économique tend de plus en plus à mettre à nu l'impasse historique de son système. Elle l'oublie d'autant moins que les conditions de misère dans laquelle elle plonge de plus en plus les prolétaires des grandes concentrations industrielles d'Europe occidentale ne peuvent que les contraindre à reprendre massivement le chemin de l'affrontement. C'est bien cette réalité de la lutte de classe qui viendra apporter un démenti cinglant à tous les mensonges bourgeois prétendant que la classe ouvrière est en voie de disparition.

  • "Tout ce qu'un parti peut apporter, en moment historique, en fait de courage d'énergie, de compréhension révolutionaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l'ont réalisé pleinement" (Rosa Luxembourg, la révolution russe)