Coup sur coup, la France vient de s’engager dans deux expéditions guerrières sur le sol africain en 2013: au Mali depuis le 11 janvier et dernièrement en Centrafrique depuis le 7 décembre. La première, c’était au nom de la lutte contre le terrorisme pour stopper l’avancée des djihadistes dans le Sahel ; la seconde sous prétexte humanitaire, afin de protéger les populations et de mettre fin au chaos et aux massacres perpétrés par les fractions rivales qui sévissent dans le pays depuis le coup d’État de mars dernier. Tous ces alibis ne sont qu’un tissu de gros mensonges !
D’abord, quelle est la réalité sur le terrain ? “Si la France n’était pas intervenue, si nos soldats n’avaient pas commencé à séparer les belligérants et à désarmer les bandes, les massacres, les carnages, en ce moment même, continueraient”, a déclaré François Hollande. Quelle hypocrisie ! Quel cynisme ! Le président a même eu le culot d’ajouter devant les cercueils des premiers soldats français, deux jeunes paras tués lors d’un “accrochage” près de l’aéroport de Bangui, face aux familles des victimes: “En cinq jours, ils (y) sont parvenus au-delà même de ce que nous pouvions espérer” ! Même si François Hollande plastronne dans son costume de chef de guerre que “l’honneur de la France était de s’engager sans la moindre hésitation” pour soi-disant “mettre fin à des crimes contre l’humanité”, ce nouveau déploiement militaire de l’impérialisme français n’a nullement mis un terme au chaos, aux massacres et aux atrocités de part et d’autre. En fait, depuis le lancement de “l’opération Sangaris” et l’arrivée des nouvelles forces françaises dans le pays, portant ses effectifs à 1600 hommes, avec l’aval d’une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu, les combats et violences entre milices chrétiennes et ex-rebelles musulmans, au pouvoir depuis le mois de mars, non seulement perdurent mais se sont intensifiés en Centrafrique. Depuis lors, ils ont fait plus de 600 morts et provoqué le déplacement de 159 000 personnes supplémentaires (soit 710 000 au total). Le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian a lui-même dû admettre que, depuis l’arrivée des nouvelles troupes d’intervention, “la spirale de l’affrontement s’est brutalement aggravée, ajoutant à la crise sécuritaire les prémices d’une crise humanitaire.” Fuyant les violences à Bangui, environ 45 000 personnes s’entassent près de l’aéroport dans des conditions d’hygiène dramatiques.
Mais, au-delà de ces faits, il s’agit de masquer que l’État français est directement responsable du déchaînement de la barbarie et n’a cessé de l’attiser pour assurer la sordide défense de ses propres intérêts impérialistes.
Elles s’inscrivent tout d’abord dans une politique de froid calcul visant à préserver les bases et les positions géostratégiques menacées de la France sur le sol africain. Le nouveau Livre blanc français sur la défense, sorti en mai dernier, avait déjà montré un revirement dans la “politique africaine” de l’État français: plus question de fermer les bases militaires tricolores en Afrique ! Mais on y rappelait que “les accords passés avec certains pays africains offrent à nos forces armées des facilités d’anticipation et de réaction à travers plusieurs implantations.” Le processus de désengagement, entamé sous le gouvernement de M. Lionel Jospin (au niveau des effectifs), puis élargi lors de la présidence Sarkozy (révision des accords de défense, fermeture de certaines bases en Afrique) a été de fait suspendu sous la présidence Hollande, au nom des nouvelles menaces “terroristes” dans le Sahel.
Par ailleurs, dans le rapport Pour une approche globale au Sahel, sorti en juillet 2013, l’ancien ministre socialiste de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, et l’ex-président du Sénat, Gérard Larcher (UMP), recommandaient de concert de “ne pas réduire notre présence militaire en Afrique”, et “ne pas rétrécir aveuglément notre dispositif militaire, ni notre coopération structurelle”, mais de “profiter du nouveau contexte créé par l’opération Serval au Mali pour déplacer, en accord avec les États concernés, vers le Nord et l’Ouest le centre de gravité de nos implantations militaires en Afrique, renforcer notre stratégie d’accès et nous appuyer sur des échelons “légers” autour des zones de crise.” Ce rapport proposait parallèlement la consolidation de deux pôles autour de Dakar pour l’Afrique de l’Ouest, et, sur le même format, à Libreville, pour les États de l’Afrique centrale. Un autre volumineux rapport d’un groupe de travail présidé par un autre tandem de sénateurs Lorgeoux (de droite)-Bockel (de gauche), L’Afrique est notre avenir, présenté le 30 octobre dernier, élargit encore cette stratégie d’encerclement du continent par les bases de la Réunion au Sud et de Djibouti à l’Est. Mais les rapporteurs demandent aussi et surtout le maintien des points d’appui existants en Afrique, dessinant en creux une carte des intérêts français en Afrique: les trois bases de la côte occidentale encadrent la zone de l’Afrique francophone et le Golfe de Guinée, haut lieu de piraterie maritime, par lequel transite la majorité des approvisionnements en hydrocarbures et minerais africains ; tandis que les troupes à Djibouti, aux Émirats arabes unis et à la Réunion sont des moyens de contrôle des routes maritimes et pétrolières qui longent l’Est de l’Afrique en provenance des pays du Golfe et de l’Asie.
Et si le gendarme français retrouve le chemin de Bangui comme maintes fois depuis l’indépendance de ce pays en 1960 pour y rétablir son ordre néo-colonial, ce n’est nullement pour “permettre une amélioration de la situation humanitaire” ou à cause des “exactions extraordinaires” qui s’y déroulent. Car cela fait bientôt un an que les autorités françaises ferment les yeux sur les “actes abominables” se déroulant en Centrafrique et le silence était de mise jusqu’aujourd’hui à tous les étages du pouvoir français, grands médias compris. Le général François Bozizé (arrivé au pouvoir en 2003 par un coup d’Etat téléguidé par Paris) a été renversé fin mars 2013 par une coalition de groupes armés (la “Séléka”) soutenue en sous main par la France. En réalité, l’impérialisme français s’est servi de ces bandes armées pour se débarrasser de l’ancien “dictateur” qui échappait à son contrôle. La vraie raison du “lâchage” de l’ex-président Bozizé est la “trahison” de son maître français en allant “coucher” avec l’Afrique du Sud, rivale déclarée de la France derrière laquelle se cache à peine la Chine, l’autre redoutable concurrent en train de s’emparer des ressources pétrolières de ce pays. Pourtant, en fonction des “accords de défense” existant entre les deux pays (permettant, entre autres, la présence militaire française permanente en Centrafrique), Hollande aurait dû soutenir Bozizé qui avait fait appel à lui. Au lieu de cela, le président français a décidé de “punir” son “ex-ami dictateur” par tous les moyens y compris en facilitant l’avancée des bandes sanguinaires de la Seléka jusqu’au palais présidentiel entouré par ailleurs de centaines de militaires français.
Mais l’impuissance du nouveau dirigeant du pays, Michel Djotodia, à asseoir son autorité sur ses anciennes “bandes rebelles” de la Séléka, coalition hétérogène où domine un ramassis de mercenaires, brigands, pillards et tueurs, a poussé la France à intervenir directement et militairement. En l’absence d’un commandement unifié, les exactions contre les populations civiles se sont multipliées. “Les bandes armées se livrent à des razzias et des massacres. Des villages sont brûlés, pillés. Les habitants sont tués ou sont en fuite dans la brousse”, constatait l’organisation Human Rights Watch. Et il est pour l’instant impossible de connaître le nombre de morts qu’a engendrés ce conflit. Le département d’Etat américain évoque même une situation “prégénocidaire”. Les membres de la Séléka sont essentiellement des musulmans, pratiquants ou non, alors que la population centrafricaine est composée à 80 % de chrétiens. Le conflit a cristallisé les sentiments d’appartenance religieux et, après les pillages de la Séléka, des groupes d’autodéfense chrétiens – les “antibalaka” (anti-machette en sango) qui avaient déjà été formés ponctuellement par l’ancien dirigeant Bozizé, se sont regroupés et s’en sont pris aux populations musulmanes, assimilées aux anciens rebelles. Elles sont accusées d’avoir profité de l’arrivée des troupes françaises pour se livrer à des représailles sanglantes. Dès lors, les clivages religieux ont alimenté un cycle de ripostes. “On assiste à des représailles ciblées à la fois contre des villages chrétiens et musulmans, et les civils en sont les premières victimes”, analyse un responsable de Human Rights Watch. Même s’il existait des conflits traditionnels, d’ordre tant économique que religieux, entre éleveurs nomades musulmans et paysans sédentaires chrétiens, cette situation est inédite dans un pays où les populations vivaient mélangées dans les mêmes quartiers et les mêmes villages.
Ainsi, la France en voulant jouer les apprentis-sorciers est le premier responsable des massacres et de la barbarie avec la complicité active du gouvernement tchadien d’Idriss Déby ([1]). Elle trouvait un intérêt direct à mettre le pays à feu et à sang et elle est maintenant en train de s’enliser dans un bourbier où elle est contrainte de recourir à une militarisation encore plus large de la région en entraînant d’autres puissances et d’autres États dans un conflit de plus en plus incontrôlable. C’est le sens qu’il faut donner au projet de doubler les effectifs de la force interafricaine d’interposition mandatée par l’Onu pour atteindre 6000 hommes sur place et à sa sollicitation pour l’envoi de renforts de troupes au sein de l’Union Européenne. De plus, l’Elysée a prévu de demander à Bruxelles la création d’un “fonds de soutien pour les actions européennes”, afin de partager le lourd fardeau du financement des opérations militaires par les autres pays de l’UE.
L’opération Sangaris, censée rétablir la sécurité dans le pays et protéger les populations en désarmant milices et groupes armés avait été prévue pour six mois mais le président Hollande a déjà indiqué que “les troupes françaises resteraient en fait jusqu’à ce que les troupes africaines, puissent assurer elles-mêmes le maintien de l’ordre”. On sait ce que cela signifie : près d’un an après le début de l’opération Serval prétendue de courte durée, 2800 soldats français (sur les 4500 envoyés) sont encore au Mali où le quotidien continue à être régulièrement ponctué par des attentats, prises d’otages et assassinats.
En clair, l’État français n’a que faire du sort et des souffrances infligées aux populations centrafricaines, maliennes et autres. Il s’agit pour lui, simplement de défendre par tous les moyens les intérêts du capital national dans un des bastions de sa zone de domination impérialiste, le Sahel, région hautement stratégique et bourrée de matières premières, face aux autres requins impérialistes qui lui disputent son influence. Et il n’hésitera jamais à entraîner le continent africain dans de nouvelles horreurs pour cela.
Wim, 18 décembre
[1]) Le millier de militaires tchadiens déployé en République centrafricaine (RCA) dans le cadre de la force panafricaine fait preuve d’une certaine collusion sur le terrain avec les ex-Séléka, parmi lesquels se trouvent nombre de combattants du Tchad ou dont les parents en sont originaires. Avant l’indépendance, les deux pays n’en faisaient qu’un: l’Oubangui-Chari et la frontière de plus de 1000 km qui les séparent désormais reste à bien des égards artificielle. Il y a d’ailleurs 30 000 ressortissants tchadiens installés en Centrafrique et les Tchadiens, considérés comme les complices voire les promoteurs d’un pouvoir honni par a population majoritairement chrétienne, font figure de premières cibles pour tous ceux qui entendent régler leur compte.
Nous publions ci-dessous la traduction de l’article réalisé par Welt Revolution, organe de presse du CCI en Allemagne, sur les dernières élections qui ont eu lieu dans ce pays.
Au lendemain des élections du 22 septembre 2013 en Allemagne, la chancelière de la République Fédérale, Angela Merkel, également tête de file des démocrates-chrétiens, est actuellement en train de négocier la formation d’une “grande coalition” avec les sociaux-démocrates. Le nouveau gouvernement sera le troisième à être dirigé par A. Merkel. Le premier était également une grande coalition avec le deuxième plus grand parti du Parlement, le SPD. Le second gouvernement était une coalition avec le petit parti libéral FDP. Une des conséquences des récentes élections est qu’A. Merkel a perdu son partenaire de coalition. Pour la première fois depuis la fondation de la République fédérale d’Allemagne, suite à la Seconde Guerre mondiale, les libéraux n’ont pas réussi à entrer au parlement. Au moment où nous écrivons cet article, la formation d’une coalition des démocrates-chrétiens avec le SPD semble la plus probable. La course aux tractations entre les deux partis indique déjà que, bien que les démocrates-chrétiens aient un plus grand nombre de sièges au parlement, la nouvelle coalition avec le SPD, si elle devient réalité, sera “écrite de la main des sociaux-démocrates” comme les médias l’ont déjà déclaré. En d’autres termes, le programme du nouveau gouvernement n’attaquera pas tout de suite et frontalement la classe ouvrière, même si ces attaques se produiront forcément plus tard.
Le résultat le plus remarquable de ces élections est de loin le fait que la chancelière et son parti, qui ont déjà dirigé le pays pendant deux mandats, vont pouvoir célébrer un tel triomphe électoral. Dans un pays qui, depuis la guerre, a toujours été dirigé par des gouvernements de coalition, A. Merkel a été près de gagner la majorité absolue – un exploit en Allemagne. C’est d’autant plus remarquable que, dans la plupart des autres pays d’Europe, la situation économique est plus grave, et le besoin d’attaquer la classe ouvrière si important, que n’importe quel gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche, a tendance à devenir rapidement impopulaire, à perdre toute crédibilité et en conséquence à être renvoyé dans l’opposition lors des élections suivantes. C’est en fin de compte la soupape de sécurité qu’utilise actuellement la démocratie capitaliste en Europe : la colère de la population est canalisée et neutralisée dans un vote de protestation qui, pour la classe politique, a pour conséquence que l’équipe d’un gouvernement donné a peu de chances de durer dans le temps.
Un exemple édifiant de cet état de fait est donné par la France, où l’aile gauche du gouvernement de F. Hollande n’est plus célébrée par les médias comme un nouvel espoir pour la population ouvrière de l’Europe dans son ensemble, et a souffert après seulement un an de pouvoir de la perte de sympathie des électeurs. En Allemagne, nous voyons un développement contraire, du moins pour le moment. La question est : comment cela peut-il s’expliquer ?
Le secret sans doute le plus important de la force acquise lors des dernières élections par A. Merkel repose dans le fait qu’il n’était pas nécessaire, à ce moment-là, sous sa direction, d’attaquer massivement la population. Une des raisons qui expliquent cela est que son prédécesseur, le chancelier Gerhard Schröder, et sa coalition de gauche du SPD avec les Verts, avait déjà porté des attaques avec un tel succès qu’A. Merkel en tire toujours les bénéfices. L’“agenda 2010”, instauré par G. Schröder au début du nouveau siècle, a été un énorme succès du point de vue du capital. Il a réussi à réduire la masse salariale du pays d’une manière si radicale que ses principaux rivaux en Europe, notamment la France, ont protesté publiquement contre “les coupes salariales” du pouvoir économique dirigeant. Il a aussi réussi à renforcer la flexibilité de la force de travail, en particulier grâce à un développement accru de l’“emploi précaire”, pas seulement dans les secteurs traditionnellement mal payés mais aussi au cœur de l’industrie.
Troisièmement (et ce n’était pas la moindre des réalisations de G. Schröder), tout cela a été mené à travers une attaque brutale mais non généralisée ; en d’autres termes, au lieu d’attaquer le prolétariat comme un tout, les mesures ont été adoptées pour créer de profondes divisions dans la classe ouvrière, entre les ouvriers actifs et les chômeurs, entre les ouvriers ayant un CDI et les autres. Dans les grandes usines, un véritable système de division a été mis en place, entre les employés embauchés définitivement et les intérimaires qui faisaient le même travail pour seulement la moitié ou un tiers de salaire et qui, parfois, n’avaient même pas accès au restaurant d’entreprise. En conséquence, alors que dans beaucoup d’autres pays européens de telles attaques massives ont dû être menées sans qu’il y ait eu anticipation, suite au souffle de l’explosion de la crise financière en 2008, A. Merkel était dans une position confortable : ces mesures drastiques avaient déjà été prises en Allemagne et donnaient leurs fruits au capital.
Une autre spécificité à ce niveau est que les attaques en Allemagne n’ont pas été tramées par un de ces décriés “groupes d’experts” néolibéraux, mais en premier et essentiellement, par les syndicats. L’“agenda 2010” a été mis au point par une commission dirigée par Peter Hartz, un ami de G. Schröder, sur la question de Volkswagen, avec la participation directe du conseil d’usine des syndicats de Volkswagen et d’IG Metall, le syndicat des ouvriers de la métallurgie, le syndicat le plus puissant en Europe, qui (comme beaucoup d’employés l’ont déclaré publiquement), comprend mieux les intérêts d’une bonne direction que les dirigeants eux-mêmes. Il ne fait pas de doute que, aujourd’hui, la majorité de la bourgeoisie allemande, y compris les fédérations d’employeurs, est amère de voir que les sociaux-démocrates (et les syndicats avec eux) rejoignent A. Merkel dans un gouvernement de coalition. Et il ne fait pas de doute que A. Merkel, après avoir perdu son partenaire de coalition libéral, va de plus en plus prendre ses distances avec l’idéologie néolibérale et entonner des louanges sur “le bon vieux modèle de l’économie sociale de marché” allégée (dans lequel les syndicats participent directement à la marche du pays) et même commencer à faire la promotion de l’application de ce modèle au reste de l’Europe.
Une autre raison de cette “histoire de succès” d’Angela Merkel réside dans la force de compétitivité de l’économie allemande. Si l’avantage au niveau de la compétition était basé seulement sur les coupes salariales décrites plus haut, cet avantage se dissoudrait inexorablement face aux attaques brutales qui ont eu lieu ces dernières années en Europe. En réalité, la supériorité de l’Allemagne au niveau compétitif a une assise plus large dans la structure même de l’économie du pays. Il y a un danger, pour les marxistes, confrontés au mode de fonctionnement abstrait du capital, à se focaliser sur ce caractère abstrait et ainsi de tomber dans l’illusion que la relative force ou faiblesse du capital national dépende uniquement des critères abstraits tels que la composition organique du capital ou le taux d’endettement en relation avec les PNB, etc. Cela conduit à une vision purement schématique de l’économie capitaliste, dans laquelle les facteurs politiques, historiques, culturels, géographiques, militaires et autres sont perdus de vue. Par exemple, si on regarde le taux de croissance du niveau des dettes aux Etats-Unis et qu’on le compare à celui de la Chine, on peut seulement conclure que l’Amérique a déjà perdu la course contre les concurrents asiatiques et devrait arrêter d’évoquer le statut de “tiers-monde”. Mais n’oublions pas que les États-Unis sont encore un paradis capitaliste pour les “nouvelles entreprises” innovantes, que ce n’est pas une coïncidence si le centre des nouveaux médias se trouve aux Etats-Unis et que la politique culturelle stalinienne a conduit un pays comme la Chine à éviter d’imiter son rival.
Dans sa polémique avec le révisionniste E. Bernstein, Rosa Luxemburg (dans son livre Réforme ou révolution), explique que les “lois” découvertes par Karl Marx au sujet du développement de la composition organique du capital et de sa centralisation n’impliquent pas nécessairement la disparition des petites et moyennes entreprises. Au contraire, explique-t-elle, de telles petites entreprises demeurent nécessairement le cœur de l’innovation d’une technique qui est le portail d’un système économique basé sur la compétition et l’obligation d’accumuler. L’Allemagne n’est pas un paradis pour la création de nouvelles entreprises, comme les Etats-Unis (de plus, le poids écrasant de ses traditions bureaucratiques l’en empêche). Mais l’Allemagne demeure, à ce jour, la mecque du monde des moteurs et de l’industrie de la construction de machines. Cette force est souvent basée sur des empires familiaux hautement spécialisés, qui se transmettent leur savoir-faire de génération en génération et avec une main-d’œuvre hautement qualifiée formée uniquement par un système d’apprentissage et des traditions qui remontent au Moyen-Âge. Au cours des vingt dernières années, par une opération coordonnée entre les fédérations d’employeurs, le gouvernement, les banques et les syndicats, ces petites et moyennes entreprises de construction de machines ont été transformées en affaires d’envergure mondiale, sans nécessairement s’agrandir. Mais leur base de travail demeure l’Allemagne. Ici également, l’intervention des syndicats est évidente : là où un chef d’entreprise aura tendance à ne pas se demander si le profit vient d’Allemagne ou de l’étranger (du moment qu’il y a du profit), la pensée syndicale est viscéralement nationaliste, dans la mesure où leur fonction primordiale est de contrôler la force ouvrière en Allemagne même, pour les intérêts du capital et ceci peut être mieux fait si l’industrie et le travail restent “à la maison”. Le syndicat directement concerné des ouvriers métallurgistes, IG Metall, est un défenseur acharné de la production nationale (le “Standort Deutschland”).
Tout ceci aide à comprendre pourquoi l’Allemagne, jusqu’à ce jour, a été meilleure que la plupart de ses rivaux pour résister aux terribles ravages de la crise économique mondiale depuis 2008. Mais aucun de ces avantages ne l’aurait fait avancer, si la structure de l’économie capitaliste n’avait pas radicalement changé depuis la terrible dépression qui a commencé en 1929 et a conduit à la Seconde Guerre mondiale. A cette époque, l’Allemagne et les États-Unis ont été les premiers touchés et les plus gravement affectés. Ce n’est pas un hasard. Les crises du capitalisme décadent ne sont plus des crises d’expansion, elles sont des crises du système en tant que tel, se développant dans son cœur et affectant le centre directement. Mais, à l’opposé de 1929, la bourgeoisie aujourd’hui n’est pas seulement plus expérimentée, elle a de plus un appareil d’Etat capitaliste gigantesque à sa disposition, qui, s’il ne peut pas empêcher la crise économique, peut néanmoins dévier le cours naturel de la crise. C’est la raison principale pour laquelle, depuis la réapparition de la crise ouverte du capitalisme décadent à la fin des années 60, les Etats les plus forts économiquement ont été les plus capables de résister à la crise. Rien de tout cela ne peut empêcher la crise, non seulement de venir toujours au plus près des centres historiques du capitalisme, mais aussi de les affecter d’une manière toujours plus sérieuse. Mais cela n’entraîne pas nécessairement qu’il aura un effondrement économique partiel dans le futur proche comme en Allemagne ou aux États-Unis après 1929. De toute façon, la gestion internationale et européenne de la “crise de l’euro” dans les dernières années démontre clairement que les mécanismes de l’Etat capitaliste consistant à répercuter les effets de la crise sur les rivaux plus faibles fonctionnent toujours.
La crise de la propriété et de la finance qui a commencé en 2007-2008, ainsi que la crise de confiance dans la monnaie européenne commune qui a suivi, ont directement menacé la stabilité des banques allemandes et françaises et le secteur financier. Le résultat principal des différentes opérations européennes de sauvetage, tout l’argent si généreusement prêté à la Grèce, à l’Irlande, au Portugal, etc., a servi d’étayage des intérêts de la France et de l’Allemagne aux dépens des rivaux plus faibles et avec la conséquence supplémentaire que les ouvriers de ces pays ont dû supporter le plus fort des attaques. Et comme les raisons que nous avons données au commencement de cet article pour expliquer que le succès électoral de A. Merkel n’était pas de son propre fait, concernant cette question, A. Merkel et son ministre des finances W. Schaüble ont certainement défendu bec et ongles les intérêts de l’Allemagne, à tel point que les partenaires européens ont été souvent conduits au bord de l’exaspération. Et là il est clair que derrière le vote qui a plébiscité A. Merkel, il existe un élan nationaliste qui est très mauvais pour la classe ouvrière.
Il y a beaucoup de raisons objectives qui permettent de comprendre le triomphe électoral de A. Merkel : la résistance assez efficace de l’Allemagne, jusqu’à ce jour, à la profondeur de la crise historique et le succès relatif récent de A. Merkel dans la défense des intérêts allemands en Europe. Mais la raison la plus importante de son succès réside dans le fait que l’ensemble de la bourgeoisie allemande voulait ce succès et a tout fait pour y arriver. Les raisons de ce choix ne se trouvent pas en Allemagne elle-même, mais dans la situation mondiale comme un tout, qui est en train de devenir de plus en plus menaçante. Au niveau économique, la crise en Europe, et la confiance fluctuante dans l’euro sont loin d’avoir atteint le fond : le pire reste à venir. C’est pourquoi, la campagne autour de “maman Merkel”, la “mère sage et attentive” en charge de l’Etat allemand est maintenant si importante. Selon une école de pensée populaire dans le milieu économique bourgeois, “la théorie”, l’économie est à un haut degré une question de psychologie. Ils disent “économie” et cela signifie “capitalisme”. Ils disent “psychologie” et cela veut dire “religion” ou, devrions-nous dire, “superstition” ? Dans le volume I du Capital, K. Marx explique que le capitalisme est basé, “à un haut degré”, sur la croyance dans le pouvoir magique de personnes et objets (marchandises, argent) investis d’un pouvoir purement imaginaire. Aujourd’hui, la confiance des marchés internationaux dans l’euro est principalement basée sur la conviction que l’investissement allemand est une garantie de sérieux. “Maman Merkel” est devenue un fétiche pour le monde entier.
Le problème de la monnaie européenne commune n’est pas périphérique mais absolument central, à la fois économiquement et politiquement. Dans le capitalisme, la confiance entre les acteurs, sans laquelle un minimum de stabilité sociale n’est pas possible, n’est plus basée sur une confiance entre êtres humains, mais prend la forme abstraite de la confiance dans l’argent, dans l’unité monétaire courante. La bourgeoisie allemande sait, à partir de sa propre expérience de l’hyperinflation en 1923, que l’effondrement de la monnaie constitue la base des explosions d’instabilité et de débordement incontrôlables.
Mais il y a aussi une dimension politique. En effet, le gouvernement de Berlin est très inquiet du développement à long terme du mécontentement social en Europe, et au sujet de la situation présente en France. Berlin s’alarme de l’incapacité de la bourgeoisie de l’autre côté du Rhin à venir à bout des problèmes économiques et politiques. Et Berlin se désole des perspectives d’agitation sociale dans ce pays, alors que la classe ouvrière allemande, pendant les dix dernières années, a développé une admiration particulière pour le prolétariat français et tend à le prendre pour modèle. C’est avec une pleine conscience de ses responsabilités internationales qu’aujourd’hui, suite aux résultats des dernières élections, la bourgeoisie allemande a choisi un gouvernement consistant qui symbolise la force, la stabilité, la continuité, et avec lequel elle espère affronter les orages à venir.
Welt Revolution, 4 novembre
Le flot de bonnets rouges qui a couvert les rues bretonnes à plusieurs reprises cet automne exprime bel et bien la réalité de la crise économique tout en remuant les fonds troubles de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise.
La situation économique de la Bretagne ne laisse pas indifférents ceux qui en subissent les conséquences : il est naturel que les fermetures d’usines, le chômage, les baisses de revenus dans tous les secteurs conduisent à l’exaspération et à la colère. Cependant, toutes les exaspérations et toutes les colères n’ont pas la même signification, les mêmes enjeux, les mêmes perspectives et les mêmes résultats.
Le relatif succès de ces manifestations résulte à la fois d’une préparation active de la bourgeoisie locale et d’un matraquage médiatique conséquent. Les petits patrons, les élus locaux et quelques grands patrons ont commencé dès le début de l’été à mettre en avant les difficultés de l’économie bretonne. Les difficultés des entreprises locales ont ainsi été relayées par la presse nationale qui a parfois décrit la situation de manière caricaturale et grotesque, présentant la Bretagne comme le dernier village gaulois “à ne pas être sorti de la crise.” Petit à petit, la contestation a gagné les syndicats qui, dans un élan d’unité régionale, ont rejoint le mouvement pour former une marée rouge “dépassant tous les clivages.”
L’unité n’allait évidemment pas de soi. Entre un grand patron de l’industrie agro-alimentaire, son ouvrier découpeur de poulet, son fournisseur, éleveur de volaille, et ses petits sous-traitants, on peine à voir ce qui peut les lier les uns aux autres, et encore plus ce qui peut les rassembler !
Le miracle de l’union est l’écotaxe. Voilà ce qui, selon la propagande, va “tuer l’économie bretonne” et unifie tous ceux qui, comme dans un jeu de dominos, vont en subir les conséquences d’un bout à l’autre de la chaîne. Finies les prétendues rivalités entre patronat et syndicats ! Finies les compétitions entre grosses boites et sous-traitants ! Et surtout, finis les antagonismes entre la classe ouvrière et la bourgeoisie ! Ainsi, cette “défense de la Bretagne” face à la “menace extérieure”, devenant une sorte de cause hexagonale, révèle sa nature réactionnaire. Le fait que cette idéologie des bonnets rouges puisse aussi bien fonctionner sur les secteurs les plus rétrogrades s’explique avant tout par l’état décomposé de la société capitaliste. Elle ne fait qu’alimenter une véritable idéologie nationaliste, un poison contre la conscience de la classe ouvrière.
Une question brûle en effet les lèvres : où est la classe ouvrière là-dedans ?
C’est la grande question récurrente posée, peu ou prou, dans la plupart des mouvements sociaux de ces dernières années : Printemps arabe, Indignés, Occupy, etc. La capacité de la classe ouvrière à retrouver son identité de classe et à affirmer, autour de ses intérêts propres, son rôle de seule force révolutionnaire en imposant sa perspective positive dans la société, c’est l’enjeu politique fondamental de la période actuelle.
Et justement, la fausse unité nationaliste ou régionaliste, réactionnaire et interclassiste des bonnets rouges est un clou empoisonné que tente d’enfoncer la bourgeoisie dans la tête des ouvriers pour saper les bases de mûrissement d’une prise de conscience en entraînant des prolétaires sur un chemin radicalement opposé à celui qu’ils doivent prendre. L’exploitation qui est faite par la bourgeoisie pèse nécessairement sur la réflexion ouvrière en accentuant les confusions existantes, instaurant un climat de peur et de perte de confiance momentanée en l’avenir. Dès lors, du fait que la classe ouvrière n’a pas encore la force d’affirmer son combat et du fait de son manque de perspective claire, les résistances immédiates et les réflexes de survie sont inspirés directement des expressions petite-bourgeoises qui alimentent les intérêts particuliers, et donc, plus globalement, ceux de la bourgeoisie.
Les petits paysans et artisans bretons souffrent de la crise à des degrés divers pouvant aller jusqu’à des situations extrêmes de pauvreté, d’endettement, de faillite. Evidemment ! L’écotaxe ne fait pas de bien aux comptes des PME bretonnes. Sans aucun doute ! Mais ce ne sont pas les petits paysans ni les petits patrons qui sont porteurs d’avenir dans cette société. Au contraire ! Ils constituent une force réactionnaire et donc historiquement conservatrice. Leurs intérêts sont intimement liés au capitalisme, même si celui-ci tend à les marginaliser de plus en plus. Pour la petite-bourgeoisie, sont salut passe par un utopique retour au pré-capitalisme, pas par son dépassement par la société communiste.
La classe ouvrière n’a en revanche rien à conserver dans le capitalisme et rien à perdre à son renversement. Elle a tout à gagner. Elle est la seule classe dans cette position et si elle parvient à porter ses intérêts propres sur le devant de la scène, la question du véritable dépassement du capitalisme pourra être concrètement posée.
Cela, la bourgeoisie le sait parfaitement. De même qu’elle sait parfaitement que la crise et les mesures que celle-ci la pousse à prendre toujours plus, toujours plus fort, toujours plus souvent, sont des catalyseurs de la colère ouvrière et de sa réflexion quant à la capacité du système en place à répondre à ses intérêts propres.
Pour la bourgeoisie, la tâche du moment est donc d’empêcher cette dynamique de prise de conscience alors même que ses attaques s’intensifient et créent ainsi un terrain favorable au développement des luttes. Alors elle sort le grand arsenal, l’arme ultime du nationalisme et de sa variante la plus ridicule : le régionalisme.
L’occupation du terrain idéologique est un enjeu central pour la classe dominante et c’est la raison pour laquelle, à côté du travail syndical de rabatteur des grandes masses ouvrières, il a fallu s’occuper aussi des quelques minorités ouvrières qui risquent de trouver la ficelle du bonnet rouge un peu trop grosse. En effet, les syndicats ne font pas l’unanimité dans les rangs prolétariens. En plus de leur sabotage en règle des luttes, nombreux sont ceux qui voient combien leur politique dans les plans sociaux consiste souvent à “minimiser” vaguement leur impact plutôt que de les remettre en cause, même si le partage des tâches est effectif, quelques syndicats gardant toujours une ligne d’apparence plus “radicale.” Dans le cas des bonnets rouges, il y a en plus la possibilité qu’un nombre significatif d’ouvriers voient d’un mauvais œil la perspective d’arpenter le bitume main dans la main avec le patron qui les exploite.
C’est là que Mélenchon, nouvel héros du stalinisme, et la ribambelle des partis gauchistes entrent en jeu, reprenant à leur compte le rejet de la “collaboration de classe” pour le recycler dans une contre-manifestation ridicule qui trimballera les quelques “radicaux” jusqu’à un épuisement stérile. Sa position radicale se teintera intelligemment (pour la bourgeoisie) d’un soutien critique au gouvernement et finira par opposer en filigrane l’unité nationale à l’unité régionale. En matière de pourriture idéologique, on est dans ce qui se fait de mieux ! Bref, entre ce mouvement réactionnaire “breton” et celui de Mélenchon, entre l’enfermement dans la région et le nationalisme, c’est bonnets rouges et rouges bonnets !
D’ailleurs, le mouvement des bonnets rouges finira lui aussi par s’épuiser. Les actions “coup de poing” de démontage de portiques “écotaxe” sont typiques de ces manœuvres syndicales permettant de déverser la colère des ouvriers dans des actions parfaitement stériles. L’issue de cet exutoire est le découragement le plus total.
Ce mouvement local, fait de “bric et de broc”, hyper médiatisé, est un exemple de la pourriture idéologique que la bourgeoisie cherchera à nous vendre dans les mois et les années à venir. La crise n’est pas finie, les attaques non plus. Leur multiplication va conduire la bourgeoisie à user de tout son arsenal. Si on a vu autant de bonnets rouges à la télé et dans la presse, si le gouvernement a fait quelques concessions, c’est parce que demain, la bourgeoisie les utilisera comme modèle de mobilisation plutôt que de laisser la classe ouvrière se réapproprier ses armes politiques, ses propres expériences et sa propre histoire.
GD, 19 décembre
Avec les immondes campagnes anti-immigrés, le populisme sans bornes des politiciens et les mensonges ultra-formatés des experts de la télévision, une atmosphère nauséabonde semble envahir les rues et les esprits. Mais, comme l’illustre l’inénarrable “débat” sur le travail nocturne et dominical – débat comme seule la bourgeoisie sait les cultiver : “pile, je gagne ; face, tu perds” – cette ambiance oppressante de division est aussi en partie une mise en scène soigneusement orchestrée par la classe dominante.
Un beau matin d’octobre, nous dit-on, les tribunaux interdirent à plusieurs enseignes de la distribution d’ouvrir leurs portes le dimanche et la nuit. Comme si l’épée de Damoclès venait de s’abattre sur leur tiroir-caisse, les “entrepreneurs” lésés se levèrent comme un seul homme pour “défendre les emplois” et “braver la Justice”, aussitôt suivis par des salariés en colère de voir l’État “empêcher les honnêtes gens de travailler et de les appauvrir”. Puis, avec la spontanéité naïve de la victime, quelques centaines de ces “honnêtes travailleurs” créèrent un comité sur les réseaux sociaux et sortirent dans la rue, avec banderoles, t-shirts et casquettes, pour des manifestations relayées à qui mieux-mieux par la presse. Sur l’air de “La France d’en bas veut travailler !” ou de “Laissez les étudiants ramasser un peu de monnaie !”
Tout cela est très émouvant, mais c’est une grossière mise en scène destinée à faire passer le travail dominical pour une réforme désirée par la “vraie France”, la masse silencieuse et laborieuse. Non seulement les banderoles et autres t-shirts imprimés étaient financés par les patrons des “manifestants spontanés” en question qui avaient, pour l’occasion, l’autorisation exceptionnelle de distribuer des tracts aux clients, non seulement au moins l’une des deux uniques “manifestantes spontanées” interviewées par la presse était une militante de l’UMP, mais, pour faire bonne mesure, le fameux “comité spontané” existait déjà depuis décembre 2012. Et que dire du savoureux témoignage d’un des “manifestants spontanés” qui a révélé avoir suivi avec ses “spontanés camarades de lutte” une authentique “formation” ( !) financée par ses employeurs pour préparer la manifestation, sinon que décidément, la bourgeoisie cherche à manipuler activement la classe ouvrière en donnant une image mensongère de l’état de “l’opinion” ? Comme si, “spontanément” quelqu’un pouvait souhaiter sacrifier au travail et à la consommation le seul jour de la semaine où il est possible de rassembler sa famille et ses amis ou se promener dans la nature !
La vérité est que l’ouverture des magasins le dimanche et la nuit est déjà la norme dans bien des villes et que, loin de créer des emplois et de dynamiser l’économie, ces pratiques sont le résultat direct de la crise et de la concurrence acharnée que se livrent les enseignes pour tenter de prendre des parts de marché aux autres commerces !
El Generico, 24/10/2013
Nous publions ci-dessous la partie consacrée à la lutte de classe de la résolution sur la situation internationale adoptée lors du dernier congrès international du CCI. La première partie de cette résolution, qui a été publiée en français dans notre journal de septembre-octobre, montre comment l’impérialisme menace l’humanité de la plus effroyable des barbaries. Viennent ensuite le danger de destruction de l’environnement et les ravages de la crise économique. C’est dans ce contexte de faillite historique du capitalisme qu’est ensuite abordée la question de la lutte actuelle et à venir. En particulier, cette résolution souligne le lien entre le niveau des attaques de la bourgeoisie et les capacités de résistances du prolétariat : “Pour le mode de production capitaliste, la situation est sans issue. Ce sont ses propres lois qui l’ont conduit dans l’impasse où il se trouve et il ne pourrait sortir de cette impasse qu’en abolissant ces lois, c’est-à-dire en s’abolissant lui-même. […] La crise des “subprimes” de 2007, la grande panique financière de 2008 et la récession de 2009 ont marqué le franchissement d’une nouvelle étape très importante et significative de l’enfoncement du capitalisme dans sa crise irréversible. […] Cela ne veut pas dire cependant que nous allons revenir à une situation similaire à celle de 1929 et des années 1930. Il y a 70 ans, la bourgeoisie mondiale avait été prise complètement au dépourvu face à l’effondrement de son économie et les politiques qu’elle avait mises en œuvre, notamment le repliement sur soi de chaque pays, n’avaient réussi qu’à exacerber les conséquences de la crise. L’évolution de la situation économique depuis les quatre dernières décennies a fait la preuve que, même si elle était évidemment incapable d’empêcher le capitalisme de s’enfoncer toujours plus dans la crise, la classe dominante avait la capacité de ralentir le rythme de cet enfoncement […]. Il existe une autre raison pour laquelle nous n’allons pas revivre une situation similaire à celle des années 1930. A cette époque, l’onde de choc de la crise, partie de la première puissance économique du monde, les États-Unis, s’était propagée principalement vers la seconde puissance mondiale, l’Allemagne. C’est dans ces deux pays qu’on avait vu les conséquences les plus dramatiques de la crise, comme ce chômage de masse touchant plus de 30% de la population active, ces queues interminables devant les bureaux d’embauche ou les soupes populaires […]. A l’heure actuelle, […] les pays les plus développés de l’Europe du Nord, les États-Unis ou le Japon sont encore très loin d’une telle situation et il est plus qu’improbable qu’ils y parviennent un jour, d’une part, du fait de la plus grande résistance de leur économie nationale face à la crise, d’autre part, et surtout, du fait qu’aujourd’hui le prolétariat de ces pays, et particulièrement ceux d’Europe, n’est pas prêt à accepter un tel niveau d’attaques contre ses conditions d’existence. Ainsi, une des composantes majeures de l’évolution de la crise échappe au strict déterminisme économique et débouche sur le plan social, sur le rapport de forces entre les deux principales classes de la société, bourgeoisie et prolétariat.”
15. Alors que la classe dominante voudrait nous faire passer ses abcès purulents pour des grains de beauté, l’humanité commence à se réveiller d’un rêve devenu cauchemar et qui montre la faillite historique totale de sa société. Mais alors que l’intuition de la nécessité d’un ordre de choses différent gagne du terrain face à la brutale réalité d’un monde en décomposition, cette conscience vague ne signifie pas que le prolétariat est convaincu de la nécessité d’abolir ce monde, encore moins de celle de développer la perspective d’en construire un nouveau. Ainsi, l’aggravation inédite de la crise capitaliste dans le contexte de la décomposition est le cadre dans lequel s’exprime la lutte de classes actuellement, bien que d’une manière encore incertaine dans la mesure où cette lutte ne se développe pas sous la forme de confrontations ouvertes entre les deux classes. A ce sujet, nous devons souligner le cadre inédit des luttes actuelles puisqu’elles ont lieu dans le contexte d’une crise qui dure depuis presque 40 ans et dont les effets graduels dans le temps – en dehors des moments de convulsion –ont “habitué” le prolétariat à voir ses conditions de vie se dégrader lentement, pernicieusement, ce qui rend plus difficile de percevoir la gravité des attaques et de répondre en conséquence. Plus encore, c’est une crise dont le rythme rend difficile la compréhension de ce qui se trouve derrière de telles attaques rendues “naturelles” de par leur lenteur et leur échelonnement. C’est là un cadre très différent de celui de convulsions et de bouleversements évidents, immédiats, de l’ensemble de la vie sociale que l’on connaît dans une situation de guerre. Ainsi, il y a des différences entre le développement de la lutte de classe – au niveau des ripostes possibles, de leur ampleur, de leur profondeur, de leur extension et de leur contenu – dans un contexte de guerre qui rend le besoin de lutter dramatiquement urgent et vital (comme ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale au début du xxe siècle même s’il n’y eut pas immédiatement de réponse à la guerre) et dans un contexte de crise ayant un rythme lent.
Ainsi, le point de départ des luttes d’aujourd’hui est précisément l’absence d’identité de classe d’un prolétariat qui, depuis l’entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, a connu de grandes difficultés non seulement pour développer sa perspective historique mais même pour se reconnaître comme une classe sociale. La prétendue “mort du communisme” qu’aurait sonné la chute du bloc de l’Est en 1989, déchaînant une campagne idéologique qui avait pour but de nier l’existence même du prolétariat, a porté un coup très dur à la conscience et à la combativité de la classe ouvrière. La violence de l’attaque de cette campagne a pesé sur le cours de ses luttes depuis lors. Mais malgré cela, comme nous le constations dès 2003, la tendance vers des affrontements de classe a été confirmée par le développement de divers mouvements dans lesquels la classe ouvrière a “démontré son existence” à une bourgeoisie qui avait voulu “l’enterrer vivante”. Ainsi, la classe ouvrière dans le monde entier n’a pas cessé de se battre, même si ses luttes n’ont pas atteint l’ampleur ni la profondeur espérées dans la situation critique où elle se trouve. Toutefois, penser la lutte de classes en partant de “ce qui devrait être”, comme si la situation actuelle “était tombée du ciel”, n’est pas permis aux révolutionnaires. Comprendre les difficultés et les potentialités de la lutte de classes a toujours été une tâche exigeant une démarche matérialiste et historique patiente afin de trouver un “sens” au chaos apparent, de comprendre ce qui est nouveau et difficile, ce qui est prometteur.
16. C’est dans ce contexte de crise, de décomposition et de fragilisation de l’état du prolétariat sur le plan subjectif que prennent leur sens les faiblesses, les insuffisances et les erreurs, tout comme les potentialités et les forces de sa lutte, en nous confirmant dans la conviction que la perspective communiste ne dérive pas de façon automatique ni mécanique de circonstances déterminées. Ainsi, pendant les deux années passées, nous avons assisté au développement de mouvements que nous avons caractérisés par la métaphore des 5 cours :
1. des mouvements sociaux de la jeunesse précaire, au chômage ou encore étudiante, qui commencent avec la lutte contre le CPE en France en 2006, se poursuivent par les révoltes de la jeunesse en Grèce en 2008 et qui culminent dans les mouvements des Indignés et d’Occupy en 2011 ;
2. des mouvements massifs mais très bien encadrés par la bourgeoisie qui avait préparé le terrain à l’avance, comme en France en 2007, en France et en Grande-Bretagne en 2010, en Grèce en 2010-2012, etc. ;
3. des mouvements subissant le poids de l’interclassisme comme en Tunisie et en Égypte en 2011 ;
4. des germes de grèves massives en Égypte en 2007, Vigo (Espagne) en 2006, Chine en 2009 ;
5. la poursuite de mouvements dans des usines ou des secteurs industriels localisés mais contenant des germes prometteurs comme Lindsay en 2009, Tekel en 2010, les électriciens en Grande-Bretagne en 2011.
Ces 5 cours appartiennent à la classe ouvrière parce que malgré leurs différences, ils expriment chacun à son niveau l’effort du prolétariat pour se retrouver lui-même malgré les difficultés et les obstacles que sème la bourgeoisie ; chacun à son niveau a porté une dynamique de recherche, de clarification, de préparation du terrain social. A différents niveaux, ils s’inscrivent dans la recherche “du mot qui nous emmènera jusqu’au socialisme” (comme l’écrit Rosa Luxemburg en parlant des conseils ouvriers) au moyen des assemblées générales. Les expressions les plus avancées de cette tendance ont été les mouvements des Indignés et d’Occupy – principalement en Espagne – parce que ce sont ceux qui ont le plus clairement posé les tensions, les contradictions et les potentialités de la lutte de classes aujourd’hui. Malgré la présence de couches en provenance de la petite bourgeoisie appauvrie, l’empreinte prolétarienne de ces mouvements s’est manifestée par la recherche de la solidarité, les assemblées, l’ébauche d’une culture du débat, la capacité d’éviter les pièges de la répression, les germes d’internationalisme, une sensibilité aiguë à l’égard des éléments subjectifs et culturels. Et c’est à travers cette dimension, celle de la préparation du terrain subjectif, que ces mouvements montrent toute leur importance pour le futur.
17. La bourgeoisie, pour sa part, a montré des signes d’inquiétude face à cette “résurrection” de son fossoyeur mondial réagissant aux horreurs qui lui sont imposées au quotidien pour maintenir en vie le système. Le capitalisme a donc amplifié son offensive en renforçant son encadrement syndical, en semant des illusions démocratiques et en allumant les feux d’artifice du nationalisme. Ce n’est pas un hasard si sa contre-offensive s’est centrée sur ces questions : l’aggravation de la crise et ses effets sur les conditions de vie du prolétariat provoquent une résistance que les syndicats tentent d’encadrer par des actions qui fragmentent l’unité des luttes et prolongent la perte de confiance du prolétariat en ses propres forces.
Comme le développement de la lutte de classe auquel nous assistons aujourd’hui se réalise dans un cadre de crise ouverte du capitalisme depuis près de 40 ans – ce qui est dans une certaine mesure une situation sans précédent par rapport aux expériences passées du mouvement ouvrier, la bourgeoisie tente d’empêcher le prolétariat de prendre conscience du caractère mondial et historique de la crise en en cachant la nature. Ainsi, l’idée de solutions “nationales” et la montée des discours nationalistes empêchent la compréhension du véritable caractère de la crise, indispensable pour que la lutte du prolétariat prenne une direction radicale. Puisque le prolétariat ne se reconnaît pas lui-même comme classe, sa résistance tend à démarrer comme une expression générale d’indignation contre ce qui a lieu dans l’ensemble de la société. Cette absence d’identité de classe et donc de perspective de classe permet à la bourgeoisie de développer des mystifications sur la “citoyenneté” et les luttes pour une “vraie démocratie”. Et il y a d’autres sources à cette perte d’identité de classe qui prennent racine dans la structure même de la société capitaliste et dans la forme que prend actuellement l’aggravation de la crise. La décomposition, qui entraîne une aggravation brutale des conditions minimales de survie humaine, s’accompagne d’une insidieuse dévastation du terrain personnel, mental et social. Cela se traduit par une “crise de confiance” de l’humanité. De plus, l’aggravation de la crise, à travers l’extension du chômage et de la précarité, vient affaiblir la socialisation de la jeunesse et faciliter la fuite vers un monde d’abstraction et d’atomisation.
18. Ainsi, les mouvements de ces deux dernières années, et en particulier les “mouvements sociaux”, sont marqués par de multiples contradictions. En particulier, la rareté des revendications spécifiques ne correspond apparemment pas à la trajectoire “classique” qui va du particulier au général que nous attendions de la lutte de classe. Mais nous devons aussi prendre en compte les aspects positifs de cette démarche générale qui dérive du fait que les effets de la décomposition se ressentent sur un plan général et à partir de la nature universelle des attaques économiques menées par la classe dirigeante. Aujourd’hui, le chemin qu’a pris le prolétariat a son point de départ dans “le général”, ce qui tend à poser la question de la politisation d’une façon bien plus directe. Confrontée à l’évidente faillite du système et aux effets délétères de sa décomposition, la masse exploitée se révolte et ne pourra aller de l’avant que quand elle comprendra ces problèmes comme des produits de la décadence du système et de la nécessité de le dépasser. C’est à ce niveau que prennent toute leur importance les méthodes de lutte proprement prolétariennes que nous voyons (assemblées générales, débats fraternels et ouverts, solidarité, développement d’une perspective de plus en plus politique) car ce sont ces méthodes qui permettent de mener une réflexion critique et d’arriver à la conclusion que le prolétariat peut non seulement détruire le capitalisme mais construire un monde nouveau. Un moment déterminant de ce processus sera l’entrée en lutte des lieux de travail et leur conjonction avec les mobilisations plus générales, une perspective qui commence à se développer malgré les difficultés que nous devrons affronter dans les années qui viennent. C’est là le contenu de la perspective de la convergence des “cinq cours” dont nous parlions plus haut en cet “océan de phénomènes”, comme Rosa Luxemburg décrit la grève de masse.
19. Pour comprendre cette perspective de convergence, le rapport entre l’identité de classe et la conscience de classe est d’une importance capitale et une question se pose : la conscience peut-elle se développer sans identité de classe ou cette dernière surgira-t-elle du développement de la conscience ? Le développement de la conscience et d’une perspective historique est à juste raison associé à la récupération de l’identité de classe mais nous ne pouvons pas envisager ce processus se développant petit à petit selon une séquence rigide : d’abord forger son identité, ensuite lutter, ensuite développer sa conscience et développer une perspective, ou n’importe quel autre ordonnancement de ces éléments. La classe ouvrière n’apparaît pas aujourd’hui comme un pôle d’opposition de plus en plus massif ; aussi le développement d’une posture critique par un prolétariat qui ne se reconnaît pas encore lui-même est le plus probable. La situation est complexe, mais il y a plus de chances que nous voyions une réponse en forme de questionnement général, potentiellement positif en termes politiques, partant non d’une identité de classe distincte et tranchante mais à partir de mouvements tendant à trouver leur perspective propre au travers de leur propre lutte. Comme nous le disions en 2009, “Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives” (Résolution sur la situation internationale, point 11, 18e Congrès du CCI). La formulation “développer ses luttes pour retrouver confiance en soi et en sa perspective” est tout à fait adéquate car elle veut dire reconnaître un “soi” et une perspective, mais le développement de ces éléments ne peut dériver que des luttes elles-mêmes. Le prolétariat ne “crée” pas sa conscience, mais “prend” conscience de ce qu’il est réellement.
Dans ce processus, le débat est la clef pour critiquer les insuffisances des points de vue partiels, pour démonter les pièges, rejeter la chasse à des boucs-émissaires, comprendre la nature de la crise, etc. A ce niveau, les tendances au débat ouvert et fraternel de ces dernières années sont très prometteuses pour ce processus de politisation que la classe devra faire avancer. Transformer le monde en nous transformant nous-mêmes commence à prendre corps dans l’évolution des initiatives de débats et dans le développement de préoccupations qui se basent sur la critique des puissantes chaînes qui paralysent le prolétariat. Le processus de politisation et de radicalisation a besoin du débat pour critiquer l’ordre actuel et apporter une explication historique aux problèmes. A ce niveau reste valable que “La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d’être partie prenante de la réflexion qui se mène d’ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu’elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat” (Résolution sur la situation internationale du 17e Congrès du CCI, 2007). Nous devons être fermement convaincus que la responsabilité des révolutionnaires dans la phase qui s’ouvre est de contribuer, catalyser le développement naissant de la conscience qui s’exprime dans les doutes et les critiques qui commencent déjà à se poser dans le prolétariat. Poursuivre et approfondir l’effort théorique doit être le centre de notre contribution, non seulement contre les effets de la décomposition mais aussi comme moyen de fertiliser patiemment le champ social, comme antidote à l’immédiatisme dans nos activités, car sans la radicalité et l’approfondissement de la théorie par les minorités, la théorie ne pourra jamais s’emparer des masses.
CCI
Dans la première partie de cet article, nous avons vu que la bourgeoisie donnait de fausses explications pour justifier la persistance de la malnutrition et des famines. Elle cherche en effet à dédouaner le système capitaliste de toutes les catastrophes alimentaires en culpabilisant les individus ou en pointant du doigt tel ou tel patron, telle ou telle entreprise, usant ici du dérivatif ancestral du bouc-émissaire. Dans ce deuxième article, nous verrons à quel point ce système barbare, favorisant le pillage et le gaspillage, est destructeur.
les crises alimentaires qui marquèrent le développement de la production capitaliste se sont accentuées avec l’entrée en décadence de ce système, et plus encore dans sa phase présente de pourrissement sur pied, de décomposition, prenant souvent des caractères qualitativement différents. Et même si le capitalisme a toujours empoisonné, affamé et détruit l’environnement, aujourd’hui, en cherchant à exploiter à son profit chaque parcelle du monde, son aspect destructeur et ravageur s’est étendu à toute la planète, ce qui fait que ce système menace aujourd’hui la survie même de l’espèce humaine.
En séparant la valeur d’usage et la valeur marchande des produits, le capitalisme a historiquement coupé l’humanité du but même de l’activité productive. L’agriculture a-t-elle pour objectif la satisfaction de besoins humains ? Eh bien, dans le capitalisme, la réponse est non ! Elle n’est qu’une production de marchandises dont le contenu et la qualité importent peu, pourvu qu’elles s’imposent sur le marché mondial en permettant au passage de reproduire la force de travail à faible coût.
Et avec la décadence du capitalisme, l’intensification de la production s’est systématisé, au détriment de la qualité. C’est ce qui apparaît comme la crue réalité lorsque l’on observe le développement de l’agriculture depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Au lendemain de la guerre, le mot d’ordre était : produire, produire et produire ! Dans la plupart des pays développés, l’industrie agricole a vu ses capacités de production augmenter de manière fulgurante. La généralisation des machines agricoles et de produits chimiques y furent pour beaucoup. Dans les années 1960-1980, l’intensification de l’agriculture porta même le nom trompeur de “révolution verte”. Ne voyons-là aucune considération écologique ! Il s’agissait en réalité de produire un maximum et à moindre coût, sans trop regarder la qualité du résultat, pour faire face à une concurrence exacerbée. Mais les contradictions d’un système en déclin ne pouvaient que s’accumuler et accroître ainsi la surproduction. Produire, produire… mais pour vendre à qui ? A ceux qui ont faim ? Certainement pas ! Faute de marchés solvables suffisants, les marchandises sont bien souvent détruites ou pourrissent sur place ([1]).
Des millions de personnes meurent de faim dans les pays d’Afrique ou d’Asie, des masses croissantes ont recours aux associations caritatives dans les pays développés mêmes, alors que de nombreux producteurs sont contraints de détruire une partie de leur production pour respecter des “quotas” ou maintenir artificiellement leurs prix !
L’enfoncement du système capitaliste dans sa crise historique rend le problème pire encore. Sur fond de crise économique chronique, les investisseurs avides de profits cherchent à placer leurs capitaux dans les valeurs de denrées alimentaires rentables (comme les riz ou les céréales), spéculent et jouent au casino sans aucun scrupule, quitte à affamer une partie croissante de la population mondiale : “Pour donner quelques chiffres particulièrement éclairants, le prix du maïs a quadruplé depuis l’été 2007, le prix du blé a doublé depuis le début 2008 et les denrées alimentaires ont globalement augmenté de 60 % en deux ans dans les pays pauvres” ([2]). Pour les populations en situation précaire comme au Sénégal, en Côte d’Ivoire, en Indonésie ou aux Philippines, cette hausse est devenue tout simplement insupportable et a fini par provoquer des émeutes de la faim lors de ce qui est aujourd’hui appelé “La crise alimentaire de 2007-2008” ([3]). Comme une farce cynique, le même scénario, exacerbé par l’utilisation marquée de récoltes alimentaires pour la production de biocarburants (soja, maïs, colza, canne à sucre), s’est répété en 2010, entraînant à nouveau les plus démunis dans une misère encore plus extrême.
Parallèlement au sort tragique qu’il réserve à ces populations du “tiers monde”, le capitalisme n’oublie pas les exploités des pays “développés”. S’il est vrai que la production agricole a considérablement augmenté au cours de ces dernières décennies, permettant de réduire globalement le pourcentage de personnes sous-alimentées, il faut voir quel en est le résultat désastreux. L’intensification à outrance de l’agriculture avec utilisation massive et incontrôlée de produits chimiques a considérablement appauvri les sols, à tel point que la valeur nutritive des produits et leur teneur en vitamines le sont également ([4]). Des études récentes tendent à montrer la corrélation directe qu’il existe entre l’utilisation d’herbicides, insecticides et autre fongicides dans les cultures et l’augmentation patente du nombre de cancers et de maladies neurodégénératives ([5]). Par ailleurs, l’utilisation d’édulcorants comme l’aspartame (E 951 sur les étiquettes), ou le glutamate dans l’industrie agroalimentaire, comme la généralisation des colorants, se révèle très nocif pour la santé. Une expérience menée sur des rats a même révélé qu’ils détruiraient les cellules nerveuses ([6]). Nous n’allons pas faire ici la liste des différents produits nocifs présents dans nos assiettes, cela prendrait des pages et des pages.
“Tout est une question de doses”, nous dit-on. Mais au fond, aucune étude n’est rendue publique ou menée à terme pour mesurer les effets de ces différentes “doses” additionnées et ingérées dans un même produit jour après jour. On a seulement pu constater certains effets du nucléaire qui irradie nos aliments : comme après l’accident de Tchernobyl, avec l’explosion des cancers de la thyroïde, les malformations dans la population de la région suite à l’ingestion de denrées contaminées. Idem aujourd’hui au Japon depuis Fukushima avec les produits de la mer. Le caractère meurtrier du capitalisme a bel et bien pris une nouvelle dimension. Pour dégager des bénéfices, le capitalisme peut faire avaler n’importe quoi à ses exploités !
En écho au texte d’Engels publié dans ce numéro [7], rappelons quelques faits contemporains qui montrent de quelle manière le capitalisme se soucie de la santé de ses exploités : “En décembre 2002, l’affaire du ré-étiquetage de boite de lait en poudre Nestlé pour nourrisson, arrivées à leur date de péremption éclate. La multinationale a importé illégalement du lait d’Uruguay pour qu’il soit vendu en Colombie. […] Le journal El Tiempo du samedi 7 décembre fait remarquer “qu’aux 200 tonnes de lait saisies, […] s’ajoutent 120 autres tonnes, saisies alors qu’elles étaient en processus de ré-étiquetage pour simuler avoir été produites à l’intérieur du pays et pour cacher qu’il s’agissait de lait périmé non apte à la consommation humaine” ([7]).
Parmi les nombreux produits frelatés que produit le capitalisme, on trouve par exemple le saumon de Norvège qui, à l’instar des poulets de batterie, est bourré d’antibiotiques et même de colorants pour répondre aux exigences du marché. La concentration de médicaments dans leur organisme est telle que le saumon d’élevage est devenue une espèce monstrueuse et mutante avec des têtes déformées ou des nageoires échancrées… Mais parce qu’une ministre de ce pays détient plusieurs fermes et maintient fermement l’omerta, des universitaires ont été évincés car ils pointaient le danger cancérigène, voir la toxicité du saumon d’élevage. A quoi il faudrait ajouter les tonnes de polluants qui dérivent dans la mer, les PCB dans les fleuves, les déchets ou les éléments radioactifs enterrés ou non ([8])… Sans compter les méfaits des métaux lourds, la dioxine, l’amiante transportés dans nos aliments et nos assiettes. L’eau et les produits de la mer, l’air que nous respirons, les produits animaux que nous mangeons et les terres de culture sont profondément imprégnés de toutes ces sources permanentes de contamination.
Il y a de quoi être indigné par cette crise alimentaire permanente qui traverse la planète, affamant certains alors que d’autres sont empoisonnés.
La colère de ceux qui combattent les aberrations de ce système est profondément juste. Mais, en même temps, “contrôler et réduire le niveau de gaspillage est souvent au-delà des capacités du paysan, du distributeur ou du consommateur individuel, car cela dépend de la philosophie des marchés, de la sécurité de l’approvisionnement en énergie, de la qualité des routes et de la présence ou l’absence de centres de transport” ([9]). En définitive, cela revient à dire que la recherche de solutions au niveau local et individuel mène, à court ou moyen terme, dans une impasse. Agir en tant que “citoyen” responsable et éclairé, c’est-à-dire en tant qu’individu, n’apportera jamais de solutions à l’immense gaspillage que le capitalisme génère. La recherche de solutions “individuelles” ou “locales” porte l’illusion qu’il pourrait exister une réponse immédiate aux contradictions du capitalisme. Comme nous l’avons vu, les raisons en sont profondément historiques et politiques. C’est à ce niveau que le véritable combat doit être mené. “Maintenant les propagandistes du capital appellent à “améliorer les habitudes alimentaires”, à “réduire son poids” pour faire de la prévention, à éliminer la “malbouffe” des écoles... Pas un mot sur l’augmentation salariale ! Rien pour améliorer les conditions matérielles des opprimés ! Ils discourent sur les habitudes, les recettes de saison ou les maux congénitaux... Mais ils cachent la véritable cause de la dégradation alimentaire de l’humanité : la crise d’un système qui ne vit que pour le profit” ([10]).
Enkidu, 25 octobre
[1]) Suite à de mauvaises stratégies commerciales, liées à la levée de l’embargo indien sur son riz : “la Thaïlande a perdu son rang de premier exportateur mondial et le pays a accumulé l’équivalent d’une année de sa consommation. Les hangars de l’ancien aéroport de Bangkok seraient utilisés pour stocker le riz que l’on ne sait plus ou mettre pour qu’il ne pourrisse pas” (“La Thaïlande étouffée par son riz”, Le Monde du 24 juin 2013)
[2]) Revue Internationale 132, Crise alimentaire, émeutes de la faim : seule la lutte du prolétariat peut mettre fin aux famines.
[3]) http ://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_alimentaire_mondiale_de_2007-2008
[4]) “Dans la période de 1961 à 1999, l’utilisation d’engrais azotés et phosphatés a augmenté respectivement de 638 % et de 203 %, alors que la production de pesticides a augmenté de 854%”, Global Food Report, p.13, traduit par nous
[5]) Voir les travaux de la journaliste Marie Monique Robin, Notre poison quotidien.
[6]) Idem.
[7]) Christian Jacquiau, Les coulisses du commerce équitable, p.142.
[8]) “A Fukushima, 300 tonnes d’eau contaminée se déversent chaque jour dans le Pacifique”, Le Monde du 7 août 2013.
[9]) Global food report, p. 18.
[10]) “Mexique : l’obésité, nouveau visage de la misère sous le capitalisme”, sur le site web du CCI, Juin 2010.
Comme beaucoup d’entre vous ont pu le constater, nous n’avons pas organisé de réunion publique ni de permanence depuis plus d’un an. Nous tenons à vous en donner ici les raisons.
1. L’ensemble du CCI a pris la décision de mener une réflexion bilan sur sa fonction et sur le sens de son activité à partir d’une analyse approfondie sur la situation historique depuis l’effondrement du bloc de l’Est et sur les difficultés internes que nous avons rencontrées.
Nous avons pris conscience assez récemment que nous avons eu tendance à gaspiller nos faibles forces en nous dispersant dans une trop grande activité d’intervention à l’extérieur, et ceci au détriment de la construction de notre organisation sur le long terme. En particulier, nous avons pu constater (comme nous l’avons affirmé dans notre article de bilan du XXe congrès de RI) une tendance en notre sein à la perte des acquis du CCI et de l’histoire du mouvement ouvrier parmi les camarades de la vieille génération, notamment sur les questions d’organisation. Et ceci alors que nous avons la responsabilité de transmettre ces acquis aux jeunes camarades qui nous ont rejoints et qui vont devoir reprendre le flambeau de la vieille génération. Notre priorité est donc aujourd’hui d’œuvrer au renforcement de notre organisation, de faire tout un travail de transmission pour préparer l’avenir et armer la jeune génération afin qu’elle puisse assumer ses responsabilités dans le futur. C’est la raison pour laquelle, depuis un an, nous avons organisé des week-ends d’études et de discussions internes sur les questions d’organisation et avons été pas mal mobilisés dans ce travail.
Nous avons décidé de mettre à profit le temps que nous avons encore devant nous avant le surgissement de mouvements sociaux massifs pour faire ce travail vital de construction de l’organisation, de consolidation de nos acquis et également d’approfondissement théorique qui est la tâche première des organisations révolutionnaires. Le CCI n’a pas la conception de l’organisation des gauchistes. Nous ne sommes pas non plus un parti, mais un pont entre l’ancien parti (la Troisième Internationale) et le futur parti. C’est pour cela que notre activité s’apparente au travail d’une fraction car le CCI est encore une petite organisation même si nous avons des sections ou noyaux dans 18 pays sur 3 continents.
2. La deuxième raison pour laquelle nous n’avons pas organisé de réunion avec nos contacts ni de réunion publique réside dans le fait que nos forces ont été réduites par le départ de plusieurs camarades vers d’autres sections du CCI. Et malheureusement cet affaiblissement de nos effectifs n’a pas encore été compensé par l’arrivée de nouveaux camarades en nombre suffisant. De plus, nous avons des camarades dans la section en France qui ont eu également de graves problèmes de santé (l’un d’entre eux est d’ailleurs décédé récemment), ce qui a augmenté notre charge de travail.
3. La troisième raison réside dans le fait que nous avons privilégié nos voyages internationaux pour participer à des conférences et réunions des autres sections du CCI afin de consolider notre unité internationale, de même que pour discuter avec des contacts et sympathisants dans d’autres pays. La participation des militants de RI à notre activité internationale a donc plus de poids aujourd’hui que dans la période passée.
Nous avons donc décidé d’organiser des RP uniquement quand nos forces nous le permettent et en fonction des événements majeurs de la situation internationale. Par contre, afin de garder le lien avec nos contacts, nous pouvons envisager d’organiser des permanences à thème de temps en temps en fonction de votre demande et de nos propres disponibilités.
Compte tenu de notre charge de travail et de nos faibles forces, nous en profitons pour rappeler à nos sympathisants et contacts proches que leur aide est toujours la bienvenue que ce soit pour le suivi de la diffusion de notre presse dans les librairies ou dans les manifestations, ou pour des traductions ou rédaction d’articles. Et bien sûr pour animer notre forum de discussions sur notre site Internet.
Salutations communistes
RI, section en France du CCI, 26 octobre
Voici comment Engels présentait lui-même son livre La situation de la classe laborieuse en Angleterre, publié en 1845 et devenu depuis un classique du mouvement ouvrier : “Aux classes laborieuses de Grande-Bretagne : Travailleurs, c’est à vous que je dédie un ouvrage où j’ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives.”
Nous en publions ci-dessous de larges extraits qui abordent la question particulière de ce qui serait appelé aujourd’hui “la malbouffe”. Faisant écho à notre série d’articles sur ce même thème, dont la deuxième partie est présente dans ce numéro page 6, ce texte d’Engels révèle que, derrière ce terme à la mode et mis actuellement en avant pour pointer du doigt tel ou tel patron sans scrupule, telle ou telle entreprise de l’agro-alimentaire faisant fi de toutes les règles sanitaires de base, se cache en réalité l’un des traits constants du capitalisme : ce système n’a jamais hésité à transformer la nourriture en poison au nom du profit.
aux travailleurs échoit ce que la classe possédante trouve trop mauvais. Dans les grandes villes anglaises, on peut avoir de tout et dans la meilleure qualité, mais cela coûte fort cher ; le travailleur qui doit joindre les deux bouts avec ses quelques sous ne peut pas dépenser tant. […] Les pommes de terre que les ouvriers achètent sont le plus souvent de mauvaise qualité, les légumes sont fanés, le fromage vieux et médiocre, le lard rance, la viande maigre, vieille, coriace, provenant souvent d’animaux malades ou crevés, souvent à demi pourrie. Les vendeurs sont, très fréquemment, de petits détaillants qui achètent en vrac de la camelote et la revendent si bon marché précisément à cause de sa mauvaise qualité. Les plus pauvres des travailleurs doivent se débrouiller autrement pour arriver à s’en tirer avec leur peu d’argent même lorsque les articles qu’ils achètent sont de la pire qualité. […] La viande qu’on vend aux ouvriers est très souvent immangeable – mais puisqu’ils l’ont achetée, il leur faut bien la manger.
Le 6 janvier 1844 (si je ne m’abuse), il y eut une session du tribunal de commerce à Manchester, au cours de laquelle onze bouchers ont été condamnés pour avoir vendu de la viande impropre à la consommation. […] Cette histoire parut à l’époque dans le Manchester Guardian avec les noms et le montant de l’amende. Durant les six semaines du 1er juillet au 14 août, le même journal rapporte trois cas semblables ; selon le numéro du 3 juillet, fut saisi à Heywood un porc de 200 livres mort et avarié qui avait été dépecé chez un boucher et mis en vente ; selon celui du 31, deux bouchers de Wigan, dont l’un s’était déjà rendu coupable jadis du même délit, furent condamnés à deux et quatre livres sterling d’amende, pour avoir mis en vente de la viande impropre à la consommation – et selon le numéro du 10 août, on saisit chez un épicier de Bolton 26 jambons non comestibles qui furent publiquement brûlés ; le commerçant fut condamné à une amende de 20 shillings. Mais ceci ne rend pas compte de tous les cas et ne représente pas même pour ces six semaines une moyenne d’après laquelle on pourrait établir un pourcentage annuel ; il arrive fréquemment, que chaque numéro du Guardian, qui paraît deux fois par semaine, relate un fait analogue à Manchester ou dans le district industriel environnant – et lorsqu’on réfléchit au nombre des cas qui doivent se produire sur les vastes marchés qui bordent les longues artères et qui doivent échapper aux rares tournées des inspecteurs des marchés, comment pourrait-on expliquer autrement l’impudence avec laquelle ces quartiers de bétail entiers sont mis en vente ? –, lorsqu’on songe combien doit être grande la tentation, vu le montant incompréhensiblement bas des amendes, lorsqu’on songe dans quel état doit être un morceau de viande pour être déclaré complètement impropre à la consommation et confisqué par les inspecteurs – il est impossible de croire que les ouvriers puissent acheter en général une viande saine et nourrissante. Cependant, ils sont encore escroqués d’une autre façon par la cupidité de la classe moyenne. Les épiciers et les fabricants frelatent toutes les denrées alimentaires d’une manière vraiment insoutenable avec un mépris total de la santé de ceux qui les doivent consommer. Nous avons donné plus haut, la parole au Manchester Guardian, écoutons maintenant ce que nous dit un autre journal de la classe moyenne – j’aime à prendre mes adversaires pour témoins – écoutons le Liverpool Mercury : On vend du beurre salé pour du beurre frais, soit qu’on enduise les mottes d’une couche de beurre frais, soit qu’on place au sommet de l’étalage une livre de beurre frais à goûter et qu’on vende sur cet échantillon les livres de beurre salé, soit qu’on enlève le sel par lavage et qu’on vende ensuite le beurre comme frais. On mêle au sucre du riz pulvérisé ou d’autres denrées bon marché qu’on vend au prix fort. Les résidus des savonneries sont également mêlés à d’autres marchandises et vendus pour du sucre. On mêle au café moulu de la chicorée ou d’autres produits bon marché, on va jusqu’à en mêler au café en grains, en donnant au mélange, la forme de grains de café. On mêle très fréquemment au cacao de la terre brune fine qui est enrobée de graisse d’agneau et se mélange ainsi plus facilement avec le cacao véritable. On mélange au thé des feuilles de prunellier et d’autres débris, ou bien encore on fait sécher des feuilles de thé qui ont déjà servi, on les grille sur des plaques de cuivre brûlant, pour qu’elles reprennent couleur et on les vend pour du thé frais. Le poivre est falsifié au moyen de cosses en poudre etc. ; le porto est littéralement fabriqué (à partir de colorants, d’alcool, etc...), car il est notoire qu’on en boit en Angleterre plus qu’on n’en produit dans tout le Portugal […]. Le pauvre, l’ouvrier, […] il lui faut aller chez les petits épiciers, peut-être même acheter à crédit et ces épiciers qui, en raison de leur petit capital et des frais généraux assez importants ne peuvent même pas vendre aussi bon marché – à qualité égale – que les marchands au détail plus importants, sont bien contraints de fournir consciemment ou non des denrées frelatées – à cause des prix assez bas qu’on leur demande et de la concurrence des autres. […] Mais ce n’est pas seulement sur la qualité mais encore sur la quantité que le travailleur anglais est trompé ; les petits épiciers ont la plupart du temps de fausses mesures et de faux poids et l’on peut lire chaque jour, un nombre incroyable de contraventions pour des délits de ce genre dans les rapports de police. […]
L’alimentation habituelle du travailleur industriel diffère évidemment selon le salaire. Les mieux payés, en particulier ceux des ouvriers d’usine chez lesquels chaque membre de la famille est en état de gagner quelque chose ont, tant que cela dure, une bonne nourriture, de la viande chaque jour et, le soir, du lard et du fromage. Mais dans les familles où on gagne moins, on ne trouve de la viande que le dimanche ou 2 à 3 fois par semaine et en revanche plus de pommes de terre et de pain ; si nous descendons l’échelle peu à peu, nous trouvons que la nourriture d’origine animale est réduite à quelques dés de lard, mêlés aux pommes de terre ; plus bas encore, ce lard lui-même disparaît, il ne reste que du fromage, du pain, de la bouillie de farine d’avoine (porridge) et des pommes de terre, jusqu’au dernier degré, chez les Irlandais, où les pommes de terre constituent la seule nourriture. […] Mais ceci est vrai dans l’hypothèse où le travailleur a du travail ; s’il n’en a pas, il est réduit totalement au hasard et mange ce qu’on lui donne, qu’il mendie ou qu’il vole ; et s’il n’a rien, il meurt tout simplement de faim, comme nous l’avons vu précédemment. […] Singulièrement à Londres, où la concurrence entre ouvriers croît en proportion directe de la population, cette catégorie est très nombreuse, mais nous la trouvons également dans toutes les autres villes. Aussi bien y a-t-on recours à tous les expédients : on consomme, à défaut d’autre nourriture, des pelures de pommes de terre, des déchets de légumes, des végétaux pourrissants, et on ramasse avidement tout ce qui peut contenir ne serait-ce qu’un atome de produit mangeable. Et, lorsque le salaire hebdomadaire est déjà consommé avant la fin de la semaine, il arrive fréquemment que la famille, durant les derniers jours, n’ait plus rien ou tout juste assez à manger pour ne pas mourir de faim. Un tel mode de vie ne peut évidemment qu’engendrer une foule de maladies et lorsque celles-ci surviennent, lorsque l’homme, dont le travail fait vivre essentiellement la famille et dont l’activité pénible exige le plus de nourriture – et qui par conséquent succombe le premier – quand cet homme tombe tout à fait malade, c’est alors seulement que commence la grande misère, c’est seulement alors que se manifeste de façon vraiment éclatante, la brutalité avec laquelle la société abandonne ses membres, juste au moment où ils ont le plus besoin de son aide.
Résumons encore une fois, pour conclure, les faits cités : les grandes villes sont habitées principalement par des ouvriers puisque, dans le meilleur des cas, il y a un bourgeois pour deux, souvent trois et par endroits pour quatre ouvriers ; ces ouvriers ne possèdent eux-mêmes rien et vivent du salaire qui presque toujours ne permet que de vivre au jour le jour ; la société individualisée à l’extrême ne se soucie pas d’eux, et leur laisse le soin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille ; cependant, elle ne leur fournit pas les moyens de le faire de façon efficace et durable ; tout ouvrier, même le meilleur, est donc constamment exposé à la disette, c’est-à-dire à mourir de faim, et bon nombre succombent ; les demeures des travailleurs sont en règle générale mal groupées, mal construites, mal entretenues, mal aérées, humides et insalubres ; les habitants y sont confinés dans un espace minimum et dans la plupart des cas il dort dans une pièce, au moins une famille entière ; l’aménagement intérieur des habitations est misérable ; on tombe, par degré, jusqu’à l’absence totale des meubles les plus indispensables ; les vêtements des travailleurs sont également en moyenne médiocres et un grand nombre sont en guenilles ; la nourriture est généralement mauvaise, souvent presque impropre à la consommation et dans bien des cas, au moins par périodes, insuffisante, si bien qu’à l’extrême, il y a des gens qui meurent de faim. La classe ouvrière des grandes villes nous présente ainsi un éventail de modes d’existence différents – dans le cas le plus favorable une existence momentanément supportable : à labeur acharné bon salaire, bon logis et nourriture pas précisément mauvaise – du point de vue de l’ouvrier évidemment, tout cela est bon et supportable – au pire, une misère cruelle qui peut aller jusqu’à être sans feu ni lieu et à mourir de faim ; mais la moyenne est beaucoup plus proche du pire que du meilleur de ces deux cas. Et n’allons pas croire que cette gamme d’ouvriers comprend simplement des catégories fixes qui nous permettraient de dire : cette fraction de la classe ouvrière vit bien, celle-là mal, il en est et il en a toujours été ainsi ; tout au contraire ; si c’est encore parfois le cas, si certains secteurs isolés jouissent encore d’un certain avantage sur d’autres, la situation des ouvriers dans chaque branche est si instable, que n’importe quel travailleur peut être amené à parcourir tous les degrés de l’échelle, du confort relatif au besoin extrême, voire être en danger de mourir de faim […].
F. Engels (1845)
Liens
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[7] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201312/8837/extraits-situation-classe-laborieuse-angleterre-friedrich-enge
[8] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
[9] https://fr.internationalism.org/tag/30/374/friedrich-engels