Fichier attaché | Taille |
---|---|
![]() | 269.72 Ko |
Nous publions ci-dessous le tract que le CCI a diffusé lors des manifestations de début décembre.
Selon Emmanuel Macron et ses ministres, la grève du 5 décembre est « une mobilisation contre la fin des régimes spéciaux », contre « l’équité et la justice sociale ». En clair, les cheminots et autres travailleurs disposant d’un « régime spécial » seraient des égoïstes irresponsables luttant pour maintenir leurs prétendus “privilèges”. Mensonges ! Le gouvernement tente de nous opposer les uns aux autres, pour nous diviser et nous rendre impuissants.
Partout, dans les usines comme dans les administrations, dans toutes les corporations, dans tous les secteurs, dans le privé comme dans le public, la bourgeoisie impose les mêmes conditions de travail insoutenables. Partout, les travailleurs sont de moins en moins nombreux pour une charge de travail qui augmente. Partout, l’appauvrissement menace les salariés, les chômeurs, les retraités et les jeunes. Partout, les nouvelles “réformes” annoncent un avenir plus dur encore. Les coups portés par le gouvernement de Macron sont extrêmement violents. Son objectif est de rendre l’économie française la plus compétitive possible sur l’arène internationale, alors qu’avec l’aggravation de la crise économique mondiale, la concurrence entre les nations est de plus en plus acharnée. Pour augmenter la productivité, la bourgeoisie française, son Président, son gouvernement et son patronat, sont en train d’accélérer les cadences de travail et de diminuer les effectifs, d’accroître la flexibilité, de démanteler la Fonction publique, de réduire les allocations des chômeurs et des retraités, de baisser drastiquement les budgets de l’enseignement et des aides sociales (réforme des lycées, suppression des APL…). Ils tapent et tapent encore, au nom de la rentabilité « nécessaire », de la compétitivité « obligatoire », de l’équilibre budgétaire « incontournable » alors qu’augmentent de façon indécente les revenus des capitalistes.
Pas un jour ne passe sans que des travailleurs à bout se mettent en grève. Ces dernières semaines, les cheminots, les agents hospitaliers et les étudiants précaires ont redressé la tête. Mais ils ne sont pas seuls. Depuis des mois ont lieu d’innombrables débrayages. En septembre, ont fait grève (dans l’ordre chronologique) : les urgentistes, les pompiers, les livreurs de Deliveroo, les pilotes de Transavia, les chauffeurs de bus de Metz et de Caen, les facteurs des Alpes Maritimes et des Pyrénées Orientales, les agents de la RATP, ceux des Finances publiques, les infirmières libérales, les navigants, l’ensemble des fonctionnaires, les facteurs de Saint-Quentin, les employés d’EDF, les chauffeurs de bus d’Orléans, de nouveau les fonctionnaires, les chauffeurs de bus de Lorient, les laborantins, de nouveau les fonctionnaires, les chauffeurs de Nancy, etc., etc. Certains de ces mouvements durent depuis le printemps ! Le phénomène s’est accru en octobre et novembre, touchant, par exemple, la grande distribution. Oui, les grèves sont nombreuses. Oui, la grogne sociale est grande. Oui, la coupe est pleine ! Mais toutes ces luttes restent isolées les unes des autres, cloisonnées, séparées par des revendications particulières et corporatistes. Or, face à la bourgeoisie, organisée derrière son État et son gouvernement, la division est mortelle. Pour résister, pour construire un rapport de force face aux mêmes attaques qui touchent l’ensemble des secteurs, les travailleurs doivent lutter ensemble, unis et solidaires.
La journée du 5 décembre est-elle enfin le début de cette unité ? Telle est la promesse des syndicats : une grève générale, intersectorielle, nationale et illimitée.
Tout au long du mois de septembre, les syndicats ont éparpillé le mouvement de contestation sociale en de multiples journées d’action corporatistes (RATP, Finances publiques, Éducation nationale, Ministère de la Justice, EDF, pompiers). Début octobre, ils ont finalement promis une grande journée de mobilisation unissant tous les salariés pour… le mois de décembre. Et qu’ont-ils fait depuis deux mois ? Nous diviser, comme ils le font toujours ! Ils ont maintenu les salariés déjà en lutte dans leur isolement, chacun en grève dans sa boite, avec son mot d’ordre spécifique alors que nous subissons tous les mêmes attaques, la même dégradation de nos conditions de vie et de travail.
La caricature de ce travail de sape est l’appel des collectifs Inter-urgence et Inter-hôpitaux (entièrement pilotés pas les centrales syndicales) à ne pas se joindre à la grève du 5 décembre, au nom de la « spécificité » des revendications hospitalières, remplacée par une journée d’action le 30 novembre. Même stratégie d’isolement pour l’intersyndicale des Internes qui lance une grève illimitée à partir du… 10 décembre ! Pourtant, lors de l’assemblée générale des travailleurs des hôpitaux qui s’est tenue le 14 novembre à Paris, après une journée d’action de tout le secteur, regroupant 10 000 manifestants, un âpre combat a eu lieu entre les participants à l’AG et les syndicats sur cette question de l’unité. Nombre d’agents hospitaliers ont mis en avant la nécessité de mener une seule et même lutte, par-delà les secteurs, alors que les syndicats ont défendu que « nous sommes un collectif censé parler de l’hôpital », défendant bec et ongle « une date spécifique hôpital ». On a pu entendre sur France Info des infirmières sortir de cette AG en disant : « On n’a pas pu terminer parce qu’on est divisés. Les syndicats ont complètement noyauté cette réunion », ou encore : « Il y a trop de discorde. Le 5 décembre ça va être une grève générale et on est concernés. Outre nos problèmes à l’hôpital, il y a aussi nos retraites et nous serons de futurs retraités. Je ne vois pas le problème d’aller manifester le 5 ». Mais les syndicats en ont décidé autrement. Le secteur hospitalier, en grève depuis neuf mois, secoué par une immense colère face à des conditions de travail de plus en plus insupportables, est appelé par les syndicats à poursuivre seul, isolé et impuissant, son mouvement. Et il en est de même pour les cheminots.
Les syndicats se gonflent aujourd’hui de radicalité en brandissant la menace de la grève reconductible, mais ce sont chaque fois ces grèves corporatistes, isolées les unes des autres et condamnées à l’impuissance qu’ils reconduisent jusqu’à l’épuisement des secteurs les plus combatifs. Tel est le sort qu’ils aimeraient réserver notamment aux agents les plus déterminés de la SNCF après le 5 décembre et des hôpitaux après le 10 : qu’ils finissent par lutter seuls durant les fêtes de fin d’année. D’ailleurs, il ne faut pas être naïf : pourquoi les syndicats ont-ils reporté aux 5 et 10 décembre ces grandes mobilisations, peu de temps avant ces fêtes ? Il est clair qu’ils misent sur la « trêve des confiseurs » pour enterrer le mouvement au cas où il se poursuivrait après ces journées d’action.
Sous l’étendard du « Tous ensemble », les syndicats organisent en réalité une véritable dispersion. Lors de ces journées d’« unité syndicale », les travailleurs ne luttent pas ensemble, à aucun moment. Au mieux, ils se retrouvent les uns derrière les autres, à battre le pavé, saucissonnés par secteurs et corporations, séparés les uns des autres par les banderoles, les ballons et les sonos différentes selon que l’on est cheminot, enseignant, puéricultrice, secrétaire, agent des impôts, ouvrier de chez Renault, de chez Peugeot, de chez Conforama, étudiant, retraité, chômeur… Chacun sa case.
Les grèves spontanées des cheminots de la fin octobre montrent en partie la voie à suivre. À Châtillon, suite à l’annonce d’un plan de réorganisation du travail induisant, entre autres, la suppression de douze jours de congés, les agents du centre ont immédiatement arrêté le travail et déclaré la grève, sans attendre de consigne syndicale.
Le plan a été retiré 24 heures plus tard. Quelques jours plus tôt, le 16 octobre, suite à une collision avec un convoi exceptionnel en Champagne-Ardenne, mettant en évidence la dangerosité de n’avoir qu’un seul agent (le conducteur) dans un train, les cheminots de la ligne avaient, eux aussi, refusé spontanément de maintenir la circulation des trains dans ces conditions. La contestation s’est étendue rapidement, dès le lendemain, aux lignes de l’Île-de-France. Ce n’est pas un hasard si ce sont les cheminots qui indiquent les premiers comment les travailleurs peuvent prendre en main leur lutte. C’est la conséquence à la fois de l’expérience et de la combativité historiques de ce secteur de la classe ouvrière en France, mais aussi de la réflexion qui mûrit depuis un an en son sein après l’amère défaite du long mouvement mené en 2018 par… les syndicats. Avec leur fameuse « grève perlée », ils avaient enfermé les cheminots dans une lutte, isolés, jusqu’à l’épuisement de leurs forces.
Mais, aujourd’hui, ces cheminots grévistes n’ont pas su étendre le mouvement hors de leur entreprise, ils sont demeurés enfermés au sein de la SNCF. Il n’y a pas eu d’assemblée générale autonome décidant d’envoyer des délégations massives, voire toute l’assemblée, aux centres de travail les plus proches (un hôpital, une usine, une administration…) pour les entraîner dans la lutte, afin d’étendre géographiquement le mouvement. Il est vital de mettre en avant que les travailleurs ont tous les mêmes intérêts, qu’ils mènent la même lutte, que c’est unie et solidaire, au-delà des secteurs et des corporations, que la classe ouvrière est forte. Cette étape est difficile. Cette nécessaire unité dans la lutte implique de se reconnaître non plus comme cheminots, infirmiers, caissiers, enseignants ou informaticiens, mais comme travailleurs exploités.
Souvenons-nous : au printemps 2006, le gouvernement avait dû retirer son « Contrat Première Embauche » face au développement de la solidarité entre les générations ouvrières. Les étudiants précaires avaient organisé, dans les universités, des assemblées générales massives, ouvertes aux travailleurs, aux chômeurs et aux retraités, et avaient mis en avant un mot d’ordre unificateur : la lutte contre la précarisation et le chômage. Ces AG étaient le poumon du mouvement, là où les débats se menaient, là où les décisions se prenaient. Résultat : chaque week-end, les manifestations regroupaient de plus en plus de secteurs. Les travailleurs salariés et retraités s’étaient joints aux étudiants, sous le slogan « Jeunes lardons, vieux croûtons, tous la même salade ». La bourgeoisie française et le gouvernement, face à une extension et une tendance à l’unification du mouvement engagé par les étudiants précarisés, n’avait pas eu d’autre choix que de retirer son CPE. C’est pourquoi, aujourd’hui, Macron et ses ministres lancent un débat nauséabond sur la « clause du grand-père » (les nouvelles mesures ne frapperaient pas l’ensemble des salariés mais seulement les jeunes arrivant sur le marché du travail) : ce qu’ils veulent c’est enfoncer un coin entre les générations ouvrières.
En 1968, alors que la crise économique mondiale commençait à frapper à nouveau et, avec elle, le retour du chômage et l’appauvrissement des travailleurs, le prolétariat en France s’était uni dans la lutte. Suite aux immenses manifestations du 13 mai pour protester contre la répression policière subie par les étudiants, les débrayages et les assemblées générales s’étaient propagés comme une traînée de poudre dans les usines et tous les lieux de travail pour aboutir, avec ses 9 millions de grévistes, à la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Très souvent, cette dynamique d’extension et d’unité s’était développée en dehors du giron des syndicats et de nombreux ouvriers avaient déchiré leur carte syndicale après les accords de Grenelle du 27 mai entre les syndicats et le patronat, accords qui avaient enterré le mouvement.
Aujourd’hui, les travailleurs salariés, les chômeurs, les retraités, les étudiants précaires manquent de confiance en eux, en leur force collective, pour oser prendre en main leur lutte. Mais il n’y a pas d’autre chemin. Toutes les “actions” proposées par les syndicats mènent à la division, à la défaite et à la démoralisation. Seul le rassemblement au sein d’assemblées générales ouvertes et massives, autonomes, décidant réellement de la conduite du mouvement, peut constituer la base d’une lutte unie, portée par la solidarité entre tous les secteurs, toutes les générations. Des AG qui permettent aux infirmières, aux urgentistes, aux chômeurs, aux travailleurs de n’importe quel secteur, comme à tous ceux qui ne peuvent cesser le travail, de participer au mouvement. Des AG qui mettent en avant des revendications nous concernant tous : la lutte contre la précarité, contre la baisse des effectifs, contre la hausse des cadences, contre la paupérisation… Des AG dans lesquelles nous nous sentons unis et confiants en notre force collective.
Le capitalisme, en France comme partout dans le monde, va continuer de plonger l’humanité dans une misère de plus en plus effroyable. Seule la classe ouvrière représente une force sociale capable de freiner ces attaques. Les travailleurs les plus combatifs et déterminés doivent se regrouper, discuter, se réapproprier les leçons du passé, pour préparer la lutte autonome de toute la classe ouvrière. Seul le prolétariat pourra, à terme, ouvrir les portes de l’avenir pour les générations futures face à ce système capitaliste décadent qui porte en lui toujours plus de misère, d’exploitation et de barbarie, qui porte la guerre et les massacres comme la nuée porte l’orage. Un système qui est en train de détruire l’environnement dans lequel vit l’espèce humaine et qui menace la survie de celle-ci.
Seule la lutte massive et unie de tous les secteurs de la classe exploitée peut freiner et repousser les attaques présentes de la bourgeoisie.
Seul le développement de cette lutte pourra ouvrir le chemin au combat fondamental et historique de la classe ouvrière pour l’abolition de l’exploitation et du capitalisme.
Courant Communiste International
(1er décembre 2019)
Le consensus général parmi les scientifiques sérieux est que nous sommes déjà entrés dans une période de catastrophes écologiques sans précédent. Nous ne pouvons ici énumérer les différents aspects de ce désastre auxquels se confronte l’humanité, depuis la pollution des mers, de l’air et des rivières jusqu’à l’imminente extinction d’innombrables variétés de plantes et d’espèces animales, en passant par les menaces que fait peser l’accélération du réchauffement climatique. Il suffit de rappeler que la combinaison de toutes ces tendances, si elle n’est pas enrayée, pourrait rendre la planète inhabitable, à tout le moins, incapable de permettre une existence humaine décente.
Il ne suffit néanmoins pas d’examiner ce problème uniquement sous l’angle de l’écologie, ou des sciences naturelles. Pour comprendre les causes sur lesquelles repose la dévastation écologique, ainsi que la possibilité de les inverser, nous devons comprendre leurs liens avec les rapports sociaux existants, avec le système économique qui régit le monde : le capitalisme. Cela signifie d’utiliser la seule véritable approche scientifique permettant de comprendre la structure et la dynamique de la société humaine : la méthode marxiste.
Un excellent point de départ nous est offert par Engels dans son ouvrage Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme (1876), un chapitre inachevé d’une œuvre elle-même inachevée : La Dialectique de la nature [3]. Le texte d’Engels est une mise en application de la vision selon laquelle ce n’est qu’en examinant le passé de l’humanité du point de vue de la classe laborieuse (et du travail associé en particulier) qu’il est possible de comprendre l’émergence de l’espèce humaine. À rebours d’une vision mécanique selon laquelle cette émergence serait le résultat du développement du seul cerveau humain (dont l’accroissement en taille et en complexité serait le simple résultat de mutations aléatoire), Engels avance qu’en dernière analyse l’homme s’est fait lui-même, que c’est l’interaction dialectique entre la main et le cerveau dans la production collective des outils et la transformation de notre environnement naturel qui ont déterminé les capacités “mécaniques” du cerveau, la dextérité de la main humaine et l’évolution d’une conscience humaine particulière. Cette conscience est une conscience dans laquelle l’activité planifiée et intentionnelle et la transmission culturelle l’emportent sur les actions plus instinctives des autres espèces animales : “D’ailleurs, il va de soi qu’il ne nous vient pas à l’idée de dénier aux animaux la possibilité d’agir de façon méthodique, préméditée. Au contraire. Un mode d’action méthodique existe déjà en germe partout où du protoplasme, de l’albumine vivante existent et réagissent, c’est-à-dire exécutent des mouvements déterminés, si simples soient-ils, comme suite à des excitations externes déterminées. Une telle réaction a lieu là où il n’existe même pas encore de cellule, et bien moins encore de cellule nerveuse. La façon dont les plantes insectivores capturent leur proie apparaît également, dans une certaine mesure, méthodique, bien qu’absolument inconsciente. Chez les animaux, la capacité d’agir de façon consciente, méthodique, se développe à mesure que se développe le système nerveux, et, chez les mammifères, elle atteint un niveau déjà élevé. (…) Cependant, l’ensemble de l’action méthodique de tous ces animaux n’a pas réussi à marquer la terre du sceau de leur volonté. Pour cela, il fallait l’homme. Bref, l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu’il y apporte, l’homme l’amène à servir ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’homme et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’homme la doit”. (1)
Il est certain que l’humanité a acquis ces capacités à travers son activité collective, à travers l’association. Engels avance notamment que l’évolution du langage, un prérequis pour le développement de la pensée et de la transmission culturelle d’une génération à la suivante, ne peut être comprise que dans le contexte d’un développement des liens sociaux : “Comme nous l’avons déjà dit, nos ancêtres simiesques étaient des êtres sociables ; il est évidemment impossible de faire dériver l’homme, le plus sociable des animaux, d’un ancêtre immédiat qui ne le serait pas. La domination de la nature qui commence avec le développement de la main, avec le travail, a élargi à chaque progrès l’horizon de l’homme. Dans les objets naturels, il découvrait constamment des propriétés nouvelles, inconnues jusqu’alors. D’autre part, le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société en multipliant les cas d’assistance mutuelle, de coopération commune, et en rendant plus clair chez chaque individu la conscience de l’utilité de cette coopération. Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe, le larynx non développé du singe se transforma, lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s’adapter à une modulation sans cesse développée et les organes de la bouche apprirent peu à peu à prononcer un son articulé après l’autre”.
La capacité humaine à transformer la nature lui a apporté des avantages historiques énormes en matière d’évolution, qui ont indéniablement fait de l’humanité l’espèce dominante de la planète. De l’utilisation du feu jusqu’à la domestication d’animaux et l’ensemencement des sols, de la construction des premières cités jusqu’au développement de vastes réseaux de production et de communication capables d’unifier toute la planète : ce sont des étapes nécessaires à l’émergence d’une communauté fondée sur la réalisation d’un potentiel créatif de tous ses membres, en d’autres termes, à l’avenir communiste anticipé par Marx et Engels et pour lequel ils se sont battus.
Pourtant, le rôle joué par le travail est tout, sauf un hymne arrogant à la supériorité humaine. Dans les pas de Darwin, l’ouvrage commence par reconnaître que tout ce qui est spécifiquement humain prend racine dans les capacités de nos ancêtres animaux. Surtout, à peine Engels a-t-il noté la distinction fondamentale entre l’homme et l’animal qu’il émet une mise en garde qui résonne très clairement face à la crise écologique d’aujourd’hui : “Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofulose. Et ainsi, les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement”.
Dans ce passage, Engels nous offre un exemple concret de la théorie marxiste de l’aliénation, laquelle est basée sur la compréhension que, dans des conditions sociales données, le produit du travail propre de l’homme peut se transformer en une puissance hostile, une force étrangère qui échappe à son contrôle et agit contre lui. Sans entrer dans une discussion sur les origines les plus lointaines du caractère étranger à lui-même de l’homme, nous pouvons dire avec certitude que le développement qualitatif de ce processus est lié à l’émergence de l’exploitation de classe dans laquelle, par définition, ceux qui travaillent sont contraints de produire, non pour eux-mêmes, mais pour une classe qui a en main le pouvoir et la richesse de la société. Ce n’est pas un hasard si le développement de l’exploitation et du travail aliéné est relié à la progressive aliénation de l’humanité vis-à-vis de la nature. Les exemples d’ “effets imprévus” de la production dont Engels nous parle dans le passage cité plus haut sont majoritairement issus de formes de sociétés de classes pré-capitalistes. C’est précisément dans ces formes plus anciennes de civilisation que nous trouvons le premier exemple clair de désastre environnemental causé par l’homme : “Les premiers cas de destruction écologique extensive coïncident avec les premières cités-États ; il existe un important faisceau de preuves montrant que le processus de déforestation amorcé par des civilisations comme Sumer, Babylone, les Cinghalais ou d’autres, pour développer l’agriculture sur une large échelle, a joué un rôle considérable dans leur déclin et leur disparition”. (2)
Mais il ne s’agissait là que de catastrophes locales. Contrairement aux modes de production passés, le capitalisme est contraint à travers ses mécanismes internes les plus profonds, de dominer la planète entière, comme le souligne le Manifeste du Parti communiste : “Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image”.
Mais cette nécessité de se “globaliser” a aussi signifié la globalisation de la catastrophe écologique. Pour Marx, les rapports sociaux capitalistes marquent le point culminant de tout le processus d’aliénation, parce que désormais l’exploitation du travail humain n’est plus orientée vers une relation personnelle entre maître et serviteur, ainsi qu’elle l’était dans les précédentes sociétés de classes, mais vers l’expansion et l’accroissement d’une puissance fondamentalement impersonnelle, Das Kapital, (3) ou le système du profit. L’avènement universel de la production à destination du marché et du profit signifie que la tendance qu’a la production à échapper au contrôle du producteur a atteint son point ultime ; d’ailleurs, l’exploiteur capitaliste lui-même, bien que bénéficiant du produit de l’exploitation, est lui aussi poussé par l’impitoyable concurrence pour le profit, et n’est, en fin de compte, qu’une personnification du capital. Nous voici ainsi confrontés à un mode de production qui ressemble à un poids lourd incontrôlable menaçant d’écraser ensemble exploiteurs et exploités.
Parce que le capitalisme est poussé par un impitoyable besoin d’accumuler (ce que l’on appelle “croissance économique”), il ne peut jamais parvenir à un contrôle rationnel et général du processus de production dans l’intérêt à long terme de l’humanité. Ceci est encore plus vrai en période de crise économique, lorsque la pression pour pénétrer les dernières régions préservées de la planète (afin de mettre leurs ressources à sac) devient toujours plus irrésistible pour tous les acteurs capitalistes et nationaux qui se livrent une concurrence féroce.
Le point extrême de l’aliénation de l’ouvrier dans le processus de production se reflète donc par la plus extrême aliénation de l’humanité vis-à-vis de la nature. De la même façon qu’il transforme la force de travail des ouvriers en marchandises, qu’il fait de nos désirs et sentiments les plus intimes des marchés potentiels, le capitalisme ne voit dans la nature qu’un vaste entrepôt qu’il peut piller et saccager à volonté pour alimenter le poids écrasant de l’accumulation. Nous voyons maintenant les ultimes conséquences de l’illusion de dominer la nature “comme un conquérant le ferait d’un peuple étranger” : cela ne peut aboutir qu’à “la nature prend sa revanche”, à une échelle bien plus importante qu’avec n’importe quelle autre civilisation du passé, du fait que cette “revanche” pourrait se terminer par l’extinction de l’humanité.
Revenons au dernier passage d’Engels, où il écrit que “toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement”. Il va même plus loin : “En fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser”. Le paradoxe du capital est que, alors que sous son règne, le développement de la science a rendu possible de comprendre les lois de la nature à un degré jamais vu, il semble toujours plus incapable de les “appliquer correctement”.
Pour Engels, bien sûr, la capacité à contrôler les conséquences de notre production dépend du dépassement du capitalisme et de l’appropriation de la science par la classe ouvrière révolutionnaire. Mais Engels, pensant que la victoire de la Révolution socialiste n’était pas lointaine, ne pouvait pas prédire la tragédie des siècles qui ont suivi : la défaite de la première tentative de révolution prolétarienne mondiale et la perpétuation d’un système capitaliste qui a atteint un tel niveau de décadence qu’il est en train de miner les propres bases d’une future société communiste. Dans le monde cauchemardesque que le capitalisme décadent étale devant nos yeux, la connaissance scientifique des lois de la nature, qui pourrait et devrait être utilisée au profit de l’humanité toute entière, est toujours plus mobilisée pour aggraver les calamités qui se succèdent, la pliant à l’intensification de l’exploitation de l’homme et de la nature ou à la création de terrifiantes armes de destruction qui, en elles-mêmes, sont une menace écologique majeure. En effet, une façon d’apprécier la décadence du capitalisme est précisément le gouffre sans cesse plus large qui sépare le potentiel créé par le développement des forces productives (dont la science est une part vitale) et la façon dont ce potentiel est bloqué et détourné par les relations sociales existantes.
En soi, même la connaissance scientifique la plus désintéressée est impuissante à renverser le développement de la pollution de l’environnement. D’où le fait que les innombrables mises en garde des corps scientifiques concernés sur la fonte des glaciers, l’empoisonnement des océans ou l’extinction d’espèces sont toutes perpétuellement ignorées ou combattues par les politiques réelles de gouvernements capitalistes pour lesquels la première règle est toujours “se développer ou mourir”, que ces gouvernements soient menés par de véritables climato-sceptiques comme Trump, par des libéraux convaincus ou par de soi-disant socialistes.
Il n’y a de solution à la crise écologique (de plus en plus indissociable de la crise économique irréversible du capitalisme et de la montée des tensions et des conflits impérialistes) que si l’humanité “reprend le contrôle” par la suppression de l’accumulation du capital, avec toutes ses manifestations, notamment l’argent, l’État et toutes les frontières nationales. Le travail doit s’émanciper lui-même de l’exploitation capitaliste : tout le processus de production doit être organisé sur la base des besoins des producteurs et de leurs relations à long terme avec le reste de la nature.
C’est une condition préalable à la survie de la civilisation humaine. Mais c’est aussi bien plus que cela. Dans le passage cité plus haut, Engels poursuit : “Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, entre l’homme et la nature, entre l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’Antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé”.
Ici, Engels revient à l’une des plus audacieuses hypothèses du jeune Marx sur la nature du communisme. Le communisme pleinement réalisé signifie l’émancipation du travail, pas seulement dans le sens de se débarrasser de l’exploitation de classe : il réclame aussi la transformation du travail de punition en plaisir, la libération de la créativité humaine. Ceci constitue la condition préalable à la transformation subjective de l’espèce humaine, qui alors “sentira et saura” son unité avec la nature.
De telles notions nous emmènent dans un futur lointain. Mais ce ne sera notre futur que si la classe qui l’incarne, le prolétariat mondial, est capable de se battre pour ses intérêts propres, pour redécouvrir sa propre conscience de soi en tant que classe et de formuler une perspective pour ses luttes. Cela signifie que les luttes immédiates, défensives devront de plus en plus incorporer la lutte contre l’oppression capitaliste et la barbarie sous toutes ses formes ; en même temps, ce n’est qu’en se battant sur son propre terrain de classe que le prolétariat peut attirer derrière lui toutes ces couches de la société qui veulent mettre un terme à la cannibalisation de la nature par le capitalisme. La reconnaissance que le capitalisme est une menace pour toute vie sur la planète sera centrale dans cet élargissement de la lutte de classe vers une révolution politique et sociale.
Amos
1Anthropologues, géologues et autres scientifiques ont créé le terme “anthropocène” pour définir une nouvelle ère géologique dans laquelle l’homme a définitivement imprimé sa marque à l’atmosphère, au climat et à la biologie de la Terre. Ils mettent en avant différents moments pour marquer la transition entre l’holocène et l’anthropocène, certains voient l’agriculture comme un élément crucial, d’autres optent pour le début de la civilisation industrielle, c’est-à-dire le début de l’époque capitaliste, mais incluent également une phase d’accélération considérable après 1945.
2Voir notre article : “Écologie : c’est le capitalisme qui pollue la terre [4]”, Revue internationale n° 63 4e trimestre 1990).
3 En allemand dans le texte : Le capital, titre d’un ouvrage majeur de Marx.
Fichier attaché | Taille |
---|---|
![]() | 111.66 Ko |
Les 5 et 10 décembre, venus de tous les secteurs et issus de toutes les générations, des centaines de milliers de manifestants sont descendus ensemble dans la rue contre la “réforme” des retraites. Dans les cortèges, la colère et la combativité étaient évidentes. Depuis les luttes de 2003 et 2010 contre la réforme des retraites, nous n’avions pas vu en France une telle atmosphère sociale, un tel enthousiasme d’être aussi nombreux à se mobiliser tous ensemble contre cette attaque qui touche toute la classe des exploités : salariés du public et du privé, actifs et retraités, chômeurs, travailleurs précaires, étudiants. La solidarité dans la lutte se manifeste aujourd’hui encore par la volonté de se battre non seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les générations futures et pour les autres secteurs. Aujourd’hui, mardi 17 décembre, après le discours révoltant d’Édouard Philippe et ses mesures qui annoncent un allongement du temps de travail et une aggravation de la misère pour tous les retraités, nous sommes de nouveau mobilisés massivement. Nous devons profiter de cette journée pour discuter et réfléchir ensemble dans les manifestations
Le Premier ministre, Édouard Philippe, et son gouvernement, peuvent enrober leurs discours de tous leurs savants mensonges, leur objectif est clair : leur “réforme” des retraites vise à faire réaliser des économies à l’État en réduisant encore plus les pensions. Personne n’est dupe, leur “justice sociale”, c’est la baisse de nos revenus, c’est l’appauvrissement de tous.
Le gouvernement, cache (mal) son véritable objectif : à cause des licenciements ou de l’usure professionnelle, les travailleurs finiront par prendre leur retraite sans avoir toutes leurs annuités (ou tous leurs points) et devront se contenter de pensions rabotées. Beaucoup ne pourront même pas toucher le minimum promis, déjà misérable, de 1 000 euros car il ne s’applique qu’aux carrières complètes.
Pour masquer cette dégradation généralisée des conditions de vie, pour diviser les travailleurs et leur lutte, le gouvernement use de tous les stratagèmes. Il pointe d’un doigt accusateur les cheminots de la SNCF et les travailleurs de la RATP qualifiés “d’égoïstes privilégiés” et même “de preneurs d’otage”. Avec force publicité à la télévision et dans la presse, ce gouvernement fait des promesses à tel ou tel secteur, négocie branche par branche, corporation par corporation. Aux enseignants : quelques miettes de primes. Aux cheminots : quelques aménagements calendaires. Il fait mine d’épargner les travailleurs nés avant 1975 pour nous diviser entre jeunes et vieux. Il prétend vouloir favoriser les femmes alors que les travailleuses seront comme tous les autres, plus pauvres quand elles atteindront l’âge de la retraite.
Cette “réforme” n’est qu’une attaque violente parmi tant d’autres. Partout, dans les usines comme dans les administrations, dans toutes les corporations, dans tous les secteurs, dans le privé comme dans le public, la bourgeoisie impose les mêmes conditions de travail insoutenables. Partout, la précarité menace. Partout, les nouvelles “réformes” annoncent un avenir plus dur encore. L’objectif du gouvernement est de rendre l’économie française la plus compétitive possible sur l’arène internationale, alors qu’avec l’aggravation de la crise économique mondiale, la concurrence entre les nations est de plus en plus acharnée. Il tape et tape encore, au nom de la rentabilité “nécessaire”, de la compétitivité “obligatoire”, de l’équilibre budgétaire “incontournable” alors qu’augmentent de façon indécente les revenus et les privilèges des capitalistes.
Lors de la manifestation du 10 décembre, à Paris, un cheminot de la SNCF nous a tenu ces propos : “Ils disent qu’on se bat pour nos privilèges. Moi, j’ai plus de 50 ans. Je ne vais pas être touché par la réforme. Mais ça fait 15 jours que je suis quand-même en grève et dans les AG. Ce n’est pas pour moi que je me bats. C’est pour les plus jeunes. Et pas seulement de la SNCF. Pour tous les autres, dans tous les métiers. On doit tous être solidaires. Il ne faut pas accepter d’être ainsi méprisés”.
Et il ne s’agit pas d’un témoignage isolé. Bien au contraire. Cette solidarité entre les générations et entre les secteurs, ce sentiment d’appartenir au camp des exploités, de devoir lutter ensemble est présent dans toutes les têtes. Telle est la particularité du mouvement actuel : après des années d’atonie, de repli sur soi, les travailleurs commencent à redécouvrir leur capacité à s’unir, à se soutenir et à combattre ensemble, de façon solidaire et unie.
Les syndicats ont perçu cette dynamique naissante et c’est pourquoi ils se présentent aujourd’hui, sans vergogne, comme les promoteurs de la solidarité alors qu’ils n’ont en réalité de cesse de diviser les travailleurs.
Édouard Philippe a clôturé son discours du 11 décembre en affirmant hypocritement : “Ma main est tendue et notre porte reste ouverte”. Mais ouverte à qui ? Aux “partenaires sociaux”, c’est-à-dire aux syndicats qui ne représentent en rien l’intérêt des travailleurs.
En effet, depuis cette date, toute une série de négociations s’est engagée avec ces “partenaires sociaux”, particulièrement sur la question de “l’âge pivot” fixé à 64 ans et qui permet à la CFDT de “raccrocher les wagons” pour se donner une image plus combative. Ici, un premier piège se dessine : dans un avenir proche, le gouvernement pourrait faire mine de reculer, momentanément, sur cet aspect particulier de sa réforme sur lesquels les médias focalisent toute l’attention pour faire diversion. Les syndicats classés comme “réformistes” pourront alors clamer avoir obtenu satisfaction. Le travail syndical de division du mouvement pourra ainsi commencer !
Un autre piège est à prévoir : alors que, dès septembre, la combativité était forte dans de très nombreux secteurs, les syndicats ont choisi de lancer le mouvement le… 5 décembre. Pourquoi cette attente de plus de trois mois ? Tout simplement parce que les fêtes de Noël et du Nouvel-An tombent fin décembre ! En France, la trêve des confiseurs est le plus mauvais moment, avec les congés d’été, pour le développement d’un mouvement social de tous les travailleurs. C’est une manœuvre classique des syndicats. Il y a de fortes chances que durant ces quinze jours, poussés par la CGT et SUD, les cheminots de la SNCF et de la RATP poursuivent presque seuls la lutte. L’objectif visé par les syndicats est d’émietter le mouvement ; d’épuiser sa combativité et d’isoler les travailleurs du secteur des transports, tout en permettant aux médias d’alimenter une intense campagne contre ces prétendus “preneurs d’otage qui empêchent les travailleurs de voyager et de profiter de leurs congés bien mérités”.
Encore dans son discours du 11 décembre, Édouard Philippe a lancé fièrement : “Il y a toute une série de points où nous pouvons améliorer la réforme, notamment la pénibilité”. C’est là que se trouve le troisième piège : le gouvernement négocie branche par branche pour nous diviser. Mais avec qui mène-t-il ces négociations ? Encore et toujours avec… les syndicats ! Alors que les “partenaires sociaux” affichent haut et fort que cette réforme est une attaque contre tous les travailleurs, ils se retrouvent au même moment autour de la table des négociations avec le gouvernement (dans notre dos, comme toujours), pour “étudier ensemble” comment les travailleurs de l’enseignement, des transports, des hôpitaux, (ou d’un autre métier pénible) pourraient être en partie et momentanément épargnés par tel ou tel aspect de la réforme. Bref, gouvernement et syndicats jouent ensemble, main dans la main, le jeu de la division corporatiste !
Souvenons-nous que, depuis des années, les syndicats multiplient les journées d’action corporatistes, qu’ils enferment chaque fois qu’ils le peuvent les salariés en lutte dans l’isolement, chacun dans sa boite et avec son mot d’ordre et ses revendications spécifiques. Et plus la lutte est isolée, plus les syndicats la font durer, jusqu’à épuisement total des grévistes.
La caricature de ce travail de sape a été l’appel des “collectifs” Inter-urgence et Inter-hôpitaux à ne pas se joindre à la grève du 5 décembre, au nom de la “spécificité des revendications hospitalières” et pour ne pas “être dilué dans un mouvement fourre-tout”. C’est ainsi que ces “collectifs” (noyautés par les syndicats et les groupes trotskistes) avaient appelé les hospitaliers à se mobiliser pour une journée d’action spécifique le 30 novembre.
Mais la réflexion des travailleurs sur la nécessité de se battre de façon unie et solidaire a réussi à contrer la manœuvre de division corporatiste orchestrée par ces “collectifs” : les infirmières, les urgentistes et les internes étaient finalement nombreux à ne pas suivre les ordres syndicaux et à manifester les 5 et le 10 décembre !
Ne soyons pas naïfs, aujourd’hui les syndicats se gonflent de leur unité et de leur radicalité retrouvées en annonçant qu’il n’y aura pas de “trêve des confiseurs”, afin de rendre la grève “impopulaire” à la RATP et la SNCF. Cette manœuvre n’a qu’un seul but : nous diviser pour nous mener à la défaite et la démoralisation !
Tous les exploités ont les mêmes intérêts à défendre. Ils mènent la même lutte. C’est seulement unis et solidaires, au-delà des secteurs et des corporations, que nous pourrons être forts. Cette nécessaire unité dans la lutte implique de se reconnaître non plus comme cheminots, infirmiers, caissiers, enseignants ou informaticiens, mais comme travailleurs exploités. Voilà ce que prouvent une nouvelle fois les manifestations massives de décembre ! Voilà ce qui aujourd’hui inquiète la bourgeoisie française !
Mais si nous continuons de confier notre lutte aux syndicats, ces pompiers sociaux vont saboter le développement de notre combativité et de notre solidarité. Au nom de l’unité, ils vont nous diviser. Au nom de la radicalité, ils vont nous épuiser. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Pour porter plus loin nos luttes, il nous faudra apprendre à nous organiser par nous-mêmes, en appelant à des assemblées générales massives, ouvertes à tous et en envoyant des délégations aux entreprises les plus proches de notre lieu de travail. C’est possible, nous l’avons déjà fait. Souvenons-nous :
En 1968, alors que la crise économique mondiale commençait à frapper à nouveau et, avec elle, le retour du chômage, les travailleurs en France s’étaient unis dans la lutte. Suite aux immenses manifestations du 13 mai pour protester contre la répression policière subie par les étudiants, les débrayages et les assemblées générales s’étaient propagés comme une traînée de poudre dans les usines et tous les lieux de travail pour aboutir, avec 9 millions de grévistes, à la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Très souvent, cette dynamique d’extension et d’unité s’était développée en dehors du giron des syndicats et de nombreux ouvriers avaient déchiré leur carte syndicale après les accords de Grenelle du 27 mai entre les syndicats et le patronat, accords qui avaient enterré le mouvement.
Au printemps 2006, le gouvernement avait dû retirer son “Contrat Première Embauche” face au développement de la solidarité entre les générations ouvrières. Les étudiants précaires avaient organisé, dans les universités, des assemblées générales massives, ouvertes aux travailleurs, aux chômeurs et aux retraités. Ils avaient mis en avant un mot d’ordre unificateur : la lutte contre la précarisation et le chômage. Ces AG étaient le poumon du mouvement, là où les débats se menaient, là où les décisions étaient prises, notamment sur les moyens d’élargir la lutte. Résultat : chaque week-end, les manifestations regroupaient de plus en plus de secteurs. Les salariés et retraités s’étaient joints aux étudiants, sous le slogan “Jeunes lardons, vieux croûtons, tous la même salade”. La bourgeoisie française, le patronat et le gouvernement Villepin, face à cette extension et tendance à l’unification du mouvement engagé par les étudiants, n’avaient pas eu d’autre choix que de retirer le CPE
Aujourd’hui, les travailleurs salariés, les chômeurs, les retraités, les étudiants précaires manquent encore de confiance en eux, en leur force collective, pour oser prendre en main leur lutte. Mais il n’y a pas d’autre chemin. Toutes les “actions” proposées par les syndicats mènent à la division, à la défaite et à la démoralisation. Seul le rassemblement au sein d’assemblées générales ouvertes, massives et autonomes, décidant réellement de la conduite du mouvement, peut constituer la base d’une lutte solidaire et unie, de tous les secteurs, toutes les générations. Des AG qui permettent à tous de participer au mouvement. Des AG qui mettent en avant des revendications communes à tous. Des AG dans lesquelles nous nous sentons unis et confiants en notre force collective. Des AG permettant de déjouer les manœuvres des syndicats et de prendre nous-mêmes la direction de notre combat.
Quand ce mouvement s’arrêtera, car inexorablement il aura une fin, les travailleurs les plus combatifs et déterminés devront se regrouper. Ces travailleurs doivent se rassembler pour former des “comités de lutte” afin de discuter ensemble, tirer les leçons de ce mouvement social, se réapproprier celles des mouvements passés et préparer les combats futurs.
Seul le prolétariat pourra, à terme, ouvrir les portes de l’avenir pour les générations futures face à ce système capitaliste décadent qui porte en lui toujours plus de misère, d’exploitation et de barbarie, qui porte la guerre et les massacres comme la nuée porte l’orage. Un système qui est en train de détruire l’environnement et qui menace la survie de l’humanité.
Seule la lutte massive, unie et auto-organisée de la classe exploitée peut freiner et repousser les attaques présentes de la bourgeoisie.
Seul le développement de cette lutte pourra ouvrir le chemin au combat fondamental et historique de la classe ouvrière pour l’abolition de l’exploitation et du capitalisme.
Courant Communiste International, 15 décembre 2019
L’histoire du monde est une histoire complexe et il est très difficile de comprendre l’évolution d’un pays si on ne le remet pas dans le contexte de la situation internationale.
Notre organisation a signalé à plusieurs reprises l’existence d’un phénomène de dimension globale : le populisme (1) qui n’est pas seulement un piège pour le prolétariat mais également un problème pour la bourgeoisie elle-même dans divers pays au point que parfois, il nécessite la contribution de la dénommée “communauté internationale” pour le résoudre :
“Que les courants populistes soient au gouvernement ou qu’ils se contentent de perturber le jeu politique classique, ils ne correspondent pas à une option rationnelle de gestion du capital national ni donc à une carte délibérée jouée par les secteurs dominants de la bourgeoisie qui, notamment à travers leurs médias, dénoncent en permanence ces courants. (…) La montée du populisme constitue une expression, dans les circonstances actuelles, de la perte de contrôle croissante par la bourgeoisie des rouages de la société résultant fondamentalement de ce qui se trouve au cœur de la décomposition de celle-ci, l’incapacité des deux classes fondamentales de la société d’apporter une réponse à la crise insoluble dans laquelle s’enfonce l’économie capitaliste”. (2)
Pour ne citer que les exemples les plus remarquables, nous pouvons évoquer celui de Donald Trump, personnage instable et capricieux, président de l’État le plus puissant du monde, les États-Unis, qui passe son temps à prendre des décisions qui déconcertent la “communauté internationale” : il dénonce et retire le pays d’une série d’accords sur l’environnement, il met en veilleuse des institutions comme l’OTAN, proclame que les accords bilatéraux prévalent sur les multilatéraux et instaure une politique protectionniste qui impose des taxes non seulement à la Chine mais aussi à l’Europe. À quoi il faut ajouter tous les aspects de la politique plus spécifiquement impérialiste, avec laquelle il prétend récupérer le prestige terni de la superpuissance nord-américaine par le biais d’initiatives au futur incertain comme celle d’une possible attaque de l’Iran et d’autres aventures hasardeuses.
Un second cas médiatisé bien connu est la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, sanctionnée par référendum populaire en juin 2016, le Brexit. Dans ce cas également et peut-être même encore plus, les conséquences d’un acte aussi irresponsable, échafaudé par des forces populistes et incompatibles avec les intérêts de la bourgeoisie elle-même, se sont fait sentir immédiatement. Les gouvernements qui ont tenté de mener à bien le Brexit sortent échaudés les uns après les autres sans avoir trouvé de solution à une situation face à laquelle la bourgeoisie britannique apparaît totalement impuissante. (3)
Bien évidemment, ce bref résumé ne pouvait omettre l’exemple de l’Italie avec l’ex-gouvernement populiste de Salvini et Di Maio auxquels il faut ajouter la marionnette Conte comme premier ministre : “La première année d’existence du gouvernement de Conte a confirmé toutes ses difficultés à gérer la situation italienne, avec également d’importantes répercutions au niveau européen. Les divisions au sein de la majorité gouvernementale sont à l’ordre du jour, chacun des deux partis, la Ligue du Nord et le Mouvement 5 Étoiles (M5S) essayant de ramener la couverture à soi pour tenter de réaliser les promesses faites à leurs électeurs. Ce gouvernement se base essentiellement sur le marchandage continu entre le M5S et la Ligue : j’accepte que tu fermes les ports aux migrants si tu acceptes mon “revenu citoyen”, ton impôt fixe contre mon salaire minimum, tout cela agrémenté d’affrontements que Conte finit par résoudre avec la menace de sa propre démission. Face à l’enlisement économique, la menace de fermeture de grandes entreprises (ILVA, Alitalia, Almaviva, Whirlpool…) et de beaucoup d’autres plus petites qui ne font pas les gros titres de l’actualité, le gouvernement démontre une incohérence déconcertante au niveau économique, particulièrement en ce qui concerne les mesures à prendre afin d’éviter que la dette publique ne s’envole et que la TVA n’augmente alors que, vis-à-vis de l’UE, il y a un balancement entre d’un côté, l’attitude de “taper du poing sur la table sur la question des migrants” ou en proclamant “ce n’est pas l’Europe qui décide pour les Italiens” de Salvini et, de l’autre, les tentatives du ministre Tria et du Premier Ministre Conte d’arriver à un accord avec la Commission européenne afin d’éviter la procédure pour infraction engagée par l’UE et les sanctions correspondantes, sans pour autant revenir sur la question du revenu citoyen et celle des impôts fixes pour ne pas mettre en difficulté les deux vice-présidents du Conseil des Ministres”.(4)
Ceci est le cadre dans lequel il est possible de comprendre la chute du gouvernement et les facteurs qui l’ont précipitée.
Le développement de ces fractions populistes irresponsables exprime une certaine perte de contrôle de la part de la bourgeoisie sur son action politique et en particulier en ce qui concerne l’orientation du “vote populaire”. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle a épuisé tous ses recours. La bourgeoisie ne demeure pas les bras croisés et tente, autant que faire se peut, de s’opposer et/ou de domestiquer les partis populistes. Pour cela elle essaye d’utiliser tous les recours possibles, incluant, entre autres, le développement du mouvement écologiste, la “découverte” de complots internationaux impliquant les divers leaders populistes jusqu’à user de procédures pénales contre ces derniers suite à la révélation de tel ou tel trafic de capitaux.
La première mesure de portée internationale a été la promotion de Greta Thunberg comme leader du mouvement écologiste. Après des décennies de protestations inutiles mais également de rapports très préoccupants de la part d’équipes reconnues de chercheurs dans ce domaine, la bourgeoisie désormais se découvre une fibre verte et écologiste, recevant la jeune Greta dans les plus grandes institutions mondiales (UE, ONU, le Pape, etc.) pour mettre en scène son grand spectacle : alors que l’adolescente, hargneuse, leur passe un savon en leur disant “comment osez-vous parler d’économie ?”, “vous nous avez volé notre futur !”, l’assemblée condescendante répond par des applaudissements nourris.
Comment cela est-il possible ? En partie parce que la bourgeoisie a besoin de reporter l’attention de la population sur d’autres sujets comme l’environnement, lequel est, comme par hasard, l’une des bêtes noires du populisme (cf. les positions de Trump, Bolsonaro et consorts). Ce n’est pas un hasard si, lors des récentes élections européennes, les votes ont traduit une hausse significative de la popularité des Verts et une augmentation des suffrages recueillis par les populistes bien en deçà de leurs espérances. Entre autres choses, cela permet de gérer le problème réel de souffrance qui existe dans la population par le biais d’un mouvement totalement piloté par la bourgeoisie. (5)
À cette première manœuvre s’ajoutent des opérations que nous pourrions qualifier de ad personam. Dans le cas de Trump, depuis son élection, les secteurs les plus responsables de la bourgeoisie nord-américaine ont tâché de contenir l’activisme insensé du président populiste en usant de l’épée de Damoclès de l’impeachment, une procédure politique qui se baserait sur les soupçons d’influences étrangères dans les affaires internes des États-Unis.
Dans le cas de Boris Johnson, l’actuel Premier ministre britannique partisan d’un Brexit sans négociation avec l’UE, qui équivaudrait à un passage en force, c’est le Tribunal Suprême du Royaume-Uni qui s’en est chargé. Ce tribunal, en dressant un acte d’accusation très dur, a déclaré illégale la mesure visant à suspendre durant cinq semaines l’activité législative du parlement, dans le but de finaliser le Brexit sans être gêné.
En Autriche, nous avons été témoins d’un scandale au sujet des négociations secrètes à Ibiza entre Strache (leader politique du parti populiste autrichien, le FPÖ et vice-chancelier autrichien) et la prétendue nièce d’un oligarque russe qui s’est proposée d’investir 250 millions d’euros en actions dans la presse autrichienne avec de l’argent liquide d’origine douteuse. En réalité tout cela était faux, la jeune femme servait d’hameçon et Strache a tout avalé : l’hameçon, la ligne et la canne à pêche. Une caméra cachée l’a enregistré alors qu’il conseillait à la séduisante blonde d’acheter un journal autrichien d’opposition pour le convertir en organe officiel de son parti. En échange, il promettait de lui transférer tous les contrats accordés à l’entreprise de construction Strabag, dont le propriétaire est un adversaire du FPÖ. La vidéo a été enregistrée en juillet 2017 mais c’est seulement en mai 2019 qu’elle a atterri entre les mains du Spiegel et de la Suddeutsche Zeitung, juste à temps pour déclencher une crise gouvernementale à Vienne à la veille des élections européennes. L’épilogue de cette histoire est que Strache a décidé d’abandonner la politique depuis le 1er octobre 2019.
Dans le cas de l’Italie, on peut dire que la fraction la plus responsable de la bourgeoisie italienne a tenté de dompter Salvini. Sur le plan judiciaire, avec des investigations portant sur 49 millions d’euros de la Ligue qui ont disparu de ses comptes de trésorerie comme par enchantement ; toujours sur le plan judiciaire, mais avec de possibles conséquences sur les relations internationales, à travers les révélations dans la presse de l’implication de Savoini, bras droit de Salvini, dans la négociation d’achat, de la part d’ENI, d’une grande quantité de pétrole vendu par la Russie avec un rabais de 65 millions de dollars qui auraient atterri, en liquide, dans les caisses de la Ligue (6) afin de le mettre en difficulté comme ministre de l’Intérieur où il était chargé de la lutte contre l’immigration. (7)
Mais finalement il ne fut pas nécessaire de recourir à l’une de ces solutions (qui pourront toutefois servir de cartouches en réserve pour le futur) car ce qui a déterminé la chute de Salvini fut l’action du parti le plus responsable de la bourgeoisie italienne qui correspond à l’appareil de la présidence de la République italienne, ayant simplement profité de l’erreur irréparable de Salvini : sa décision maladroite de dissoudre le gouvernement.
Regardons de plus près comment se sont déroulées les différentes étapes de la déchéance de la Ligue : enhardi par le consensus obtenu grâce à ses campagnes médiatiques et convaincu qu’il pouvait transformer en votes la forte hausse de popularité qui s’était déjà concrétisée dans les élections européennes, durant lesquelles il avait réussi à renverser le rapport de force avec son allié du gouvernement M5S, Salvini a décidé au milieu de l’été de brouiller les cartes et de demander la démission du chef du gouvernement Conte, un gouvernement auquel lui-même et d’autres ministres de la Ligue appartenaient, sans pour autant présenter sa propre démission. Cependant, Salvini, dont la naïveté n’a d’égal que la suffisance, n’a pas pris en compte le jeu politique qui permet d’appliquer l’arithmétique et considérer la possibilité de composer des majorités différentes. Ainsi, avec la bénédiction de la présidence de la République, a surgi un nouveau gouvernement composé par le M5S, le Parti Démocrate (PD) et Libres et Égaux (LeU). (8) En vain, Salvini a d’abord tenté de faire marche arrière, allant jusqu’à offrir la Présidence du Conseil à Di Maio (9) pour ensuite finir par accuser ses anciens alliés de s’être mis d’accords entre eux pour se répartir les ministères. En réalité, Salvini est l’unique responsable de ce qui s’est produit et la bourgeoisie italienne et internationale a poussé un soupir de soulagement au vu de la tournure des événements. D’un autre côté, si l’on observe l’évolution du taux d’intérêt des emprunts de l’État italiens, on voit clairement que plus s’effondrait le gouvernement Salvini–Di Maio, plus ce taux diminuait, ce qui montre clairement que les marchés escomptaient que ce gouvernement vivait ses derniers instants.
Ainsi Salvini, qui était devenu, de fait, celui qui dictait la ligne du gouvernement, apparaissant constamment dans les médias et cherchant à attirer à lui toujours plus de popularité, a fini par être poussé courtoisement hors du jeu politique. Force est de reconnaître la grande expérience et la capacité de manœuvres des plus hautes sphères de la bourgeoisie italienne qui, bien que cela ne se fit pas de manière visible, a tissé la toile du nouveau gouvernement.
Les choses en étant arrivées là, se pose la question suivante : qu’attendre de ce nouveau gouvernement ? Quelles seront sa durée et sa stabilité ? Quelle sera sa politique envers le prolétariat ? Tout ce que l’on peut dire pour le moment, c’est que l’accueil par la “communauté internationale” a été des plus favorables. Le fait que Salvini n’était pas seulement un problème pour l’Italie mais également pour l’ensemble de la dénommée communauté internationale est démontré par ce qui a suivi la formation du gouvernement Conte-bis. La satisfaction de l’UE au sujet de ce nouveau gouvernement et la promesse faite de l’aider le confirment. Le changement d’attitude envers l’UE a donné des résultats immédiats avec la répartition des migrants débarqués entre les différents pays européens.
En fait, la politique des “portes fermées” était plus un slogan propagandiste de Salvini qu’une véritable politique capable d’aborder le problème de l’arrivée des migrants : les ports étaient seulement fermés aux ONG alors que le nombre total de migrants récupérés par celles-ci s’élevait à seulement 10 % du total des personnes débarquées en Italie.
Au niveau économique, la bourgeoisie italienne pourra également compter sur l’aide de la bourgeoisie européenne qui lui accordera une plus grande marge de manœuvre sur l’augmentation du déficit, alors que l’Europe avait réprimandé le gouvernement Salvini–Di Maio pour cela.
Trump a également salué ce dénouement, ce qui pourrait paraître surprenant, mais étant donnée la possibilité que la Ligue exprime ouvertement une orientation toujours plus pro-Russe, il est préférable pour les États-Unis d’avoir une Italie liée à l’UE qu’une Italie loyale à la Russie de Poutine. Suite au spectaculaire changement de statut de Conte, passant de marionnette entre les mains de Salvini et de Di Maio à une figure politique de premier plan, il est probable qu’il ait reçu des conseils et un appui de la part des gouvernements européens.
Ce dénouement anti-populiste de la crise politique en Italie s’ajoute à l’atout Macron utilisé en France contre la menace d’une présidence populiste de Le Pen et toutes les autres politiques déjà mentionnées.
La force de ce gouvernement repose sur le fait qu’il ait récupéré la participation du PD, un parti historique avec une grande expérience politique, caractérisé par sa grande responsabilité et sa fiabilité pour l’État bourgeois et qui aura également une influence sur le M5S, une formation avec de fortes caractéristiques populistes mais de nature distincte du populisme de droite. La collaboration avec le PD pourra limiter l’effet de telles caractéristiques populistes et déjà les premières semaines de gouvernance le prouvent.
Ceci dit, les perspectives de ce gouvernement ne sont pas des plus prometteuses. Bien au contraire. Les problèmes sont, d’une part, celui de sa cohésion politique et d’autre part, celui des mesures économiques qu’il se verra dans l’obligation d’adopter. De fait, peu de jours après sa formation, s’ensuivit la séparation de Renzi du PD et la formation de “Italia Viva”. Avec la création de ce groupe, qui occupe une position centrale entre le PD et Forza Italia, (10) Renzi exprime son ambition de récupérer les voix de ce dernier parti actuellement à la dérive en plus de rafler tous les modérés du PD en suivant des ambitions totalement personnelles et irresponsables. Malgré les déclarations réitérées de soutien au gouvernement de Conte et de non-belligérance envers le PD, il est évident que, de la part de Renzi, la formation d’un parti autour de lui correspond au projet de faire pencher la balance de son côté et de se dédier à faire du chantage au gouvernement de Conte. D’un autre côté, le M5S est incapable de rompre avec l’influence populiste que l’imprévisible Beppe Grillo exerce en son sein et pour laquelle il reste soumis à une surveillance constante du reste de la bourgeoisie.
Mais le problème majeur auquel va se confronter ce gouvernement sera peut-être ce qu’il sera contraint de faire au niveau économique. L’Italie doit prendre des décisions importantes pour revitaliser l’économie avec une croissance nulle et des entreprises qui ferment les unes après les autres, comme entre autres Whirlpool, et il ne sera certainement pas facile de résoudre ces problèmes avec une récession se profilant à l’horizon qui laissera encore moins de marge de manœuvre qu’aujourd’hui. En même temps, les difficiles conditions économiques et les difficultés auxquelles sera confronté ce gouvernement peuvent constituer une base pour la reprise de l’action populiste avec le soutien à Salvini de la part de Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni. (11)
Quel que soit le résultat de cette histoire, il est clair que les travailleurs, les jeunes, les retraités, les chômeurs, les immigrés et les prolétaires en général ne connaîtront pas de répit et ne pourront espérer un avenir meilleur s’ils ne prennent pas en main leur destinée.
Ezequiel, 10 octobre 2019
1 Voir l’article : “Contribution sur le problème du populisme [7]” (juin 2016).
2 “Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI : Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique [8]” (2019).
3 Voir notre article “Brexit : la bourgeoisie tend à perdre le contrôle de son jeu politique [9]”.
4 “L’Italia nel quadro delle elezioni europee : difficoltà per la borghesia e trappole per i proletari”, Rivoluzione Internazionale n° 183 (organe de presse du CCI en Italie).
5 Voir notre tract international : “Seule la lutte de classe peut mettre fin à la course du capitalisme vers la destruction [10]”.
6 Cet épisode, qui échoua, jette une lumière nouvelle sur les orientations en matière de politique extérieure de la Ligue du Nord. La propagande contre “l’Europe de l’austérité”, “l’Europe des bureaucrates”, révèle une attitude résolument antieuropéenne qui va jusqu’à la menace d’abandonner l’Euro. D’un autre côté, il y a l’exaltation de la Russie de Poutine qu’ils considèrent comme “l’un des meilleurs leaders de l’histoire”. Le pouvoir judiciaire est en train de mener, entre autres, un procès pénal pour une possible subvention russe à la Ligue.
7 L’ovation que Carola Rackete a reçue le 3 octobre devant la Commission sur les libertés civiles, la Justice et les Affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen est particulièrement significative. Rackete était la capitaine du Sea Watch 3 qui était restée à bord à Lampedusa durant plus de deux semaines avec son équipage et 53 migrants récupérés en mer. Une fois de plus, cet éloge rendu à ceux qui n’hésitent pas à accuser le pouvoir : “Où étiez-vous quand nous avons demandé de l’aide par tous les moyens de communications et canaux diplomatiques possibles pour pouvoir accoster ?”, semble surtout être un coup porté au populisme.
8 Le Parti Démocrate, centriste, fondé en 2007 est héritier de la coalition de L’Olivier au pouvoir entre 1996 et 2001 puis entre 2006 et 2007, il rassemble l’ex-parti social-démocrate, la “gauche” de l’ex-démocratie-chrétienne, des “socialistes libéraux” ainsi que les vestiges de “l’aile réformatrice” du PC ; LeU Liberi e Uguali est également une coalition électorale formée fin 2017 comprenant divers courants qui prétendent représenter une “gauche démocratique et progressiste” ainsi que des Verts. Le dirigeant de cette coalition est Pietro Grasso, un magistrat engagé dans la lutte contre la Mafia.
9 Leader du Mouvement 5 Étoiles qui a occupé divers postes ministériels (dont celui des Affaires étrangères) et vice-président du Conseil des ministres dans le cadre de son alliance au pouvoir avec la Ligue du Nord.
10 Le parti de Berlusconi (note du traducteur).
11 Parti (fondé fin 2012) qui se veut le continuateur du MSI néo-fasciste dont la présidente (une sorte de Marine Le Pen à l’italienne) se distingue par la virulence de ses discours anti-immigrés et ultra-sécuritaire (note du traducteur).
À l’occasion de ces fêtes de fin d’année, la bourgeoisie ne cesse d’accuser les grévistes, notamment les cheminots, d’avoir “l’indécence” de “gâcher la magie de Noël”. Pourtant, elle et son système n’ont fait que pourrir la vie des prolétaires depuis des lustres, les enfoncer dans des conditions de vie, de travail et de retraite toujours plus précaires et misérables… pas seulement en fin d’année ! C’est cela la véritable “indécence” !
C’est pourquoi nous republions, plus d’un siècle après sa parution, l’article ci-dessous de Rosa Luxemburg qui n’a rien perdu de sa tragique actualité, alors que, récemment encore, au moins 43 ouvriers à New Dehli ont péri dans les flammes de l’incendie qui a ravagé leur usine. Cette usine leur servait également de dortoir car leur salaire dérisoire ne leur permettait pas de se loger ailleurs.
Rosa Luxemburg évoque ici un événement dramatique qui secoua Berlin lors des fêtes de fin d’année 1911 : plusieurs dizaines de pensionnaires d’un asile de nuit furent terrassés par de la nourriture avarié et elle dénonça avec virulence l’horreur de cette hécatombe. Elle y montrait que les miséreux qui succombaient aux harengs pourris et à l’alcool frelaté étaient avant tout des prolétaires victimes du système capitaliste, comme tant d’autres avant et après eux.
Tandis qu’un siècle plus tard, les “Lazare du prolétariat” pourrissent toujours plus nombreux dans les rues et les asiles, crament dans des logements insalubres ou inappropriés, que des masses croissantes de la population se paupérisent chaque jour davantage sous les coups de boutoir de la crise, ce texte poignant de Rosa Luxemburg éclaire encore aujourd’hui le cynisme de la bourgeoisie face aux maux de son système d’exploitation. Cette puissante dénonciation doit nous pousser à la réflexion et nous rappeler surtout que, face à la misère dans laquelle nous plonge inexorablement le capitalisme, seul le soulèvement des prolétaires proclamant à nouveau : « À bas l’infâme régime social qui engendre de pareilles horreurs ! », seul le développement de la lutte de classes, massive et solidaire, est porteuse d’avenir.
Révolution Internationale, 24 décembre 2019
L’atmosphère de fête dans laquelle baignait la capitale du Reich vient d’être cruellement troublée. A peine des âmes pieuses avaient-elles entonné le vieux et beau cantique “Ô gai Noël, jours pleins de grâce et de félicité” qu’une nouvelle se répandait : les pensionnaires de l’asile de nuit municipal avaient été victimes d’une intoxication massive. Les vieux tout autant que les jeunes : l’employé de commerce Joseph Geihe, vingt et un ans ; l’ouvrier Karl Melchior, quarante-sept ans ; Lucian Szczyptierowski, soixante-cinq ans. Chaque jour s’allongeait la liste des sans-abri victimes de cet empoisonnement. La mort les a frappés partout : à l’asile de nuit, dans la prison, dans le chauffoir public, tout simplement dans la rue ou recroquevillés dans quelque grange. Juste avant que le carillon des cloches n’annonçât le commencement de l’an nouveau, cent cinquante sans-abri se tordaient dans les affres de la mort, soixante-dix avaient quitté ce monde.
Pendant plusieurs jours l’austère bâtiment de la Fröbel-strasse, qu’on préfère d’ordinaire éviter, se trouva au centre de l’intérêt général. Ces intoxications massives, quelle en était donc l’origine ? S’agissait-il d’une épidémie, d’un empoisonnement provoqué par l’ingestion de mets avariés ? La police se hâta de rassurer les bons citoyens : ce n’était pas une maladie contagieuse ; c’est-à-dire que les gens comme il faut, les gens “bien”, ne couraient aucun danger. Cette hécatombe ne déborda pas le cercle des “habitués de l’asile de nuit”, ne frappant que les gens qui, pour la Noël, s’étaient payé quelques harengs-saurs infects “très bon marché” ou quelque tord-boyaux frelaté. Mais ces harengs infects, où ces gens les avaient-ils pris ? Les avaient-ils achetés à quelque marchand “à la sauvette” ou ramassés aux halles, parmi les détritus ? Cette hypothèse fut écartée pour une raison péremptoire : les déchets, aux Halles municipales, ne constituent nullement, comme se l’imaginent des esprits superficiels et dénués de culture économique, un bien tombé en déshérence, que le premier sans-abri venu puisse s’approprier. Ces déchets sont ramassés et vendus à de grosses entreprises d’engraissage de porcs : désinfectés avec soin et broyés, ils servent à nourrir les cochons. Les vigilants services de la police des Halles s’emploient à éviter que quelque vagabond ne vienne illégalement subtiliser aux cochons leur nourriture, pour l’avaler, telle quelle, non désinfectée et non broyée. Impossible par conséquent que les sans-abri, contrairement à ce que d’aucuns s’imaginaient un peu légèrement, soient allés pêcher leur réveillon dans les poubelles des Halles. Du coup, la police recherche le “vendeur de poisson à la sauvette” ou le mastroquet qui aurait vendu aux sans-abri le tord-boyaux empoisonné.
De leur vie, ni Joseph Geihe, Karl Melchior ou Lucian Szczyptierowski, ni leurs modestes existences n’avaient été l’objet d’une telle attention. Quel honneur tout d’un coup ! Des sommités médicales (des Conseillers secrets en titre) fouillaient leurs entrailles de leur propre main. Le contenu de leur estomac (dont le monde s’était jusqu’alors éperdument moqué), voilà qu’on l’examine minutieusement et qu’on en discute dans la presse. Dix messieurs (les journaux l’ont dit) sont occupés à isoler des cultures du bacille responsable de la mort des pensionnaires de l’asile. Et le monde veut savoir avec précision où chacun des sans-abri a contracté son mal dans la grange où la police l’a trouvé mort ou bien à l’asile où il avait passé la nuit d’avant ? Lucian Szczyptierowski est brusquement devenu une importante personnalité : sûr qu’il enflerait de vanité s’il ne gisait, cadavre nauséabond, sur la table de dissection.
Jusqu’à l’Empereur qui, grâce aux trois millions de marks ajoutés, pour cause de vie chère, à la liste civile qu’il perçoit en sa qualité de roi de Prusse, est Dieu merci à l’abri du pire ; jusqu’à l’Empereur qui, au passage, s’est informé de l’état des intoxiqués de l’asile municipal. Et par un mouvement bien féminin, sa noble épouse a fait exprimer ses condoléances au premier bourgmestre, M. Kirschner, par le truchement de M. le Chambellan von Winterfeldt. Le premier bourgmestre, M. Kirschner n’a pas, il est vrai, mangé de hareng pourri, malgré son prix très avantageux, et lui-même, ainsi que toute sa famille, se trouve en excellente santé. Il n’est pas parent non plus, que nous sachions, fût-ce par alliance, de Joseph Geihe ni de Lucian Szczyptierowski. Mais enfin à qui vouliez-vous donc que le Chambellan von Winterfeldt exprimât les condoléances de l’Impératrice ? Il ne pouvait guère présenter les salutations de Sa Majesté aux fragments de corps épars sur la table de dissection. Et “la famille éplorée” ?… Qui la connaît ? Comment la retrouver dans les gargotes, les hospices pour enfants trouvés, les quartiers de prostituées ou dans les usines et au fond des mines ? Or donc le premier bourgmestre accepta, au nom de la famille, les condoléances de l’Impératrice et cela lui donna la force de supporter stoïquement la douleur des Szczyptierowski. À l’Hôtel de ville également, devant la catastrophe qui frappait l’asile, on fit preuve d’un sang-froid tout à fait viril. On identifia, vérifia, établit des procès-verbaux ; on noircit feuille sur feuille tout en gardant la tête haute. En assistant à l’agonie de ces étrangers, on fit preuve d’un courage et d’une force d’âme qu’on ne voit qu’aux héros antiques quand ils risquent leur propre vie.
Pourtant toute l’affaire a produit dans la vie publique une dissonance criarde. D’habitude, notre société, en gros, à l’air de respecter les convenances : elle prône l’honorabilité, l’ordre et les bonnes mœurs. Certes il y a des lacunes dans l’édifice de l’État, et tout n’est pas parfait dans son fonctionnement. Mais quoi, le soleil lui aussi a ses taches ! Et la perfection n’est pas de ce monde. Les ouvriers eux-mêmes (ceux surtout qui perçoivent les plus hauts salaires, qui font partie d’une organisation) croient volontiers que, tout compte fait, l’existence et la lutte du prolétariat se déroulent dans le respect des règles d’honnêteté et de correction. La paupérisation n’est-elle pas une grise théorie (1) depuis longtemps réfutée ? Personne n’ignore qu’il existe des asiles de nuit, des mendiants, des prostituées, une police secrète, des criminels et des personnes préférant l’ombre à la lumière. Mais d’ordinaire on a le sentiment qu’il s’agit là d’un monde lointain et étranger, situé quelque part en dehors de la société proprement dite. Entre les ouvriers honnêtes et ces exclus, un mur se dresse et l’on ne pense que rarement à la misère qui se traîne dans la fange de l’autre côté de ce mur. Et brusquement survient un événement qui remet tout en cause : c’est comme si dans un cercle de gens bien élevés, cultivés et gentils, au milieu d’un mobilier précieux, quelqu’un découvrait, par hasard, les indices révélateurs de crimes effroyables, de débordements honteux. Brusquement le spectre horrible de la misère arrache à notre société son masque de correction et révèle que cette pseudo-honorabilité n’est que le fard d’une putain. Brusquement sous les apparences frivoles et enivrantes de notre civilisation on découvre l’abîme béant de la barbarie et de la bestialité. On en voit surgir des tableaux dignes de l’enfer : des créatures humaines fouillent les poubelles à la recherche de détritus, d’autres se tordent dans les affres de l’agonie ou exhalent en mourant un souffle pestilentiel.
Le mur qui nous sépare de ce lugubre royaume d’ombres s’avère brusquement n’être qu’un décor de papier peint.
Ces pensionnaires de l’asile, victimes des harengs infects ou du tord-boyaux frelaté, qui sont-ils ? Un employé de commerce, un ouvrier du bâtiment, un tourneur, un mécanicien : des ouvriers, des ouvriers, rien que des ouvriers. Et qui sont ces êtres sans nom que la police n’a pu identifier ? Des ouvriers, rien que des ouvriers ou des hommes qui l’étaient, hier encore.
Et pas un ouvrier qui soit assuré contre l’asile, le hareng et l’alcool frelatés. Aujourd’hui il est solide encore, considéré, travailleur ; qu’adviendra-t-il de lui, si demain il est renvoyé parce qu’il aura atteint le seuil fatal des quarante ans, au-delà duquel le patron le déclare “inutilisable” ? Ou s’il est victime demain d’un accident qui fasse de lui un infirme, un mendiant pensionné ?
On dit : échouent à la Maison des pauvres ou en prison uniquement des éléments faibles ou dépravés : vieillards débiles, jeunes délinquants, anormaux à responsabilité diminuée. Cela se peut. Seulement les natures faibles ou dépravées issues des classes supérieures ne finissent pas à l’asile, mais sont envoyées dans des maisons de repos ou prennent du service aux colonies : là elles peuvent assouvir leurs instincts sur des nègres et des négresses. D’ex-reines ou d’ex-duchesses, devenues idiotes, passent le reste de leur vie dans des palais enclos de murs, entourées de luxe et d’une domesticité à leur dévotion. Au sultan Abd-ul-Hamid, (2) ce vieux monstre devenu fou, qui a sur la conscience des milliers de vies humaines et dont les crimes et les débordements sexuels ont émoussé la sensibilité, la société a donné pour retraite, au milieu de jardins d’agrément, une villa luxueuse qui abrite des cuisiniers excellents et un harem de filles dans la fleur de l’âge dont la plus jeune a douze ans. Pour le jeune criminel Prosper Arenberg (3) : une prison avec huîtres et champagne et de gais compagnons. Pour des princes anormaux : l’indulgence des tribunaux, les soins prodigués par des épouses héroïques et la consolation muette d’une bonne cave remplie de vieilles bouteilles. Pour la femme de l’officier d’Allenstein, cette folle, coupable d’un crime et d’un suicide, une existence confortable, des toilettes de soie et la sympathie discrète de la société. Tandis que les prolétaires vieux, faibles, irresponsables, crèvent dans la rue comme les chiens dans les venelles de Constantinople, le long d’une palissade, dans des asiles de nuit ou des caniveaux, et le seul bien qu’ils laissent, c’est la queue d’un hareng pourri que l’on trouve près d’eux. La cruelle et brutale barrière qui sépare les classes ne s’arrête pas devant la folie, le crime et même la mort. Pour la racaille fortunée : indulgence et plaisir de vivre jusqu’à leur dernier souffle, pour les Lazare du prolétariat : les tenaillements de la faim et les bacilles de mort qui grouillent dans les tas d’immondices.
Ainsi est bouclée la boucle de l’existence du prolétaire dans la société capitaliste. Le prolétaire est d’abord l’ouvrier capable et consciencieux qui, dès son enfance, trime patiemment pour verser son tribut quotidien au capital. La moisson dorée des millions s’ajoutant aux millions s’entasse dans les granges des capitalistes ; un flot de richesses de plus en plus imposant roule dans les banques et les bourses tandis que les ouvriers (masse grise, silencieuse, obscure) sortent chaque soir des usines et des ateliers tels qu’ils y sont entrés le matin, éternels pauvres hères, éternels vendeurs apportant au marché le seul bien qu’ils possèdent : leur peau.
De loin en loin un accident, un coup de grisou les fauche par douzaines ou par centaines dans les profondeurs de la mine, un entrefilet dans les journaux, un chiffre signale la catastrophe ; au bout de quelques jours, on les a oubliés, leur dernier soupir est étouffé par le piétinement et le halètement des affairés avides de profit ; au bout de quelques jours, des douzaines ou des centaines d’ouvriers les remplacent sous le joug du capital.
De temps en temps survient une crise : semaines et mois de chômage, de lutte désespérée contre la faim. Et chaque fois l’ouvrier réussit à pénétrer de nouveau dans l’engrenage, heureux de pouvoir de nouveau bander ses muscles et ses nerfs pour le capital.
Mais peu à peu ses forces le trahissent. Une période de chômage plus longue, un accident, la vieillesse qui vient, et l’un d’eux, puis un second est contraint de se précipiter sur le premier emploi qui se présente : il abandonne sa profession et glisse irrésistiblement vers le bas. Les périodes de chômage s’allongent, les emplois se font plus irréguliers. L’existence du prolétaire est bientôt dominée par le hasard ; le malheur s’acharne sur lui, la vie chère le touche plus durement que d’autres. La tension perpétuelle des énergies, dans cette lutte pour un morceau de pain, finit par se relâcher, son respect de soi s’amenuise. Et le voici debout devant la porte de l’asile de nuit à moins que ce ne soit celle de la prison.
Ainsi chaque année, chez les prolétaires, des milliers d’existences s’écartent des conditions de vie normales de la classe ouvrière pour tomber dans la nuit de la misère. Ils tombent silencieusement, comme un sédiment qui se dépose, sur le fond de la société : éléments usés, inutiles, dont le capital ne peut plus tirer une goutte de plus, détritus humains, qu’un balai de fer éjecte. Contre eux se relaient le bras de la loi, la faim et le froid. Et pour finir la société bourgeoise tend à ses proscrits la coupe du poison.
“Le système public d’assistance aux pauvres”, dit Karl Marx, dans Le Capital, “est l’Hôtel des Invalides des ouvriers qui travaillent, à quoi s’ajoute le poids mort des chômeurs. La naissance du paupérisme public est liée indissolublement à la naissance d’un volant de travailleurs sans emploi ; travailleurs actifs et chômeurs sont également nécessaires, ces deux catégories conditionnent l’existence de la production capitaliste et le développement de la richesse. La masse des chômeurs est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Mais plus cette réserve de chômeurs grossit comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation des pauvres. Voilà la loi générale absolue de l’accumulation capitaliste”.
Lucian Szczyptierowski, qui finit sa vie dans la rue, empoisonné par un hareng pourri, fait partie du prolétariat au même titre que n’importe quel ouvrier qualifié et bien rémunéré qui se paie des cartes de nouvel an imprimées et une chaîne de montre plaqué or. L’asile de nuit pour sans-abri et les contrôles de police sont les piliers de la société actuelle au même titre que le Palais du Chancelier du Reich et la Deutsche Bank. Et le banquet aux harengs et au tord-boyaux empoisonné de l’asile de nuit municipal constitue le soubassement invisible du caviar et du champagne qu’on voit sur la table des millionnaires. Messieurs les Conseillers médicaux peuvent toujours rechercher au microscope le germe mortel dans les intestins des intoxiqués et isoler leurs “cultures pures” : le véritable bacille, celui qui a causé la mort des pensionnaires de l’asile berlinois, c’est l’ordre social capitaliste à l’état pur.
Chaque jour des sans-abri s’écroulent, terrassés par la faim et le froid. Personne ne s’en émeut, seul les mentionne le rapport de police. Ce qui a fait sensation cette fois à Berlin, c’est le caractère massif du phénomène. Le prolétaire ne peut attirer sur lui l’attention de la société qu’en tant que masse qui porte à bout de bras le poids de sa misère. Même le dernier d’entre eux, le vagabond, devient une force publique quand il forme masse, et ne formerait-il qu’un monceau de cadavres.
D’ordinaire un cadavre est quelque chose de muet et de peu remarquable. Mais il en est qui crient plus fort que des trompettes et éclairent plus que des flambeaux. Au lendemain des barricades du 18 mars 1848, les ouvriers berlinois relevèrent les corps des insurgés tués et les portèrent devant le Château royal, forçant le despotisme à découvrir son front devant ces victimes. À présent il s’agit de hisser les corps empoisonnés des sans-abri de Berlin, qui sont la chair de notre chair et le sang de notre sang, sur des milliers de mains de prolétaires et de les porter dans cette nouvelle année de lutte en criant : À bas l’infâme régime social qui engendre de pareilles horreurs !
Rosa Luxemburg, 1er janvier 1912
1Expression empruntée au Faust de Goethe.
2Abd-ul-Hamid II (1842-1918), 34e sultan ottoman. Fit massacrer les Arméniens. Détrôné en 1909 par Mehmet V.
3Les Arenberg étaient une très vieille famille princière d’Allemagne.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/tract_5_decembre.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[3] https://www.marxists.org/francais/engels/works/1883/00/engels_dialectique_nature.pdf
[4] https://fr.internationalism.org/rinte63/ecologie.htm
[5] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/ecologie
[6] https://fr.internationalism.org/files/fr/tract_retraites_2.pdf
[7] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201609/9440/contribution-probleme-du-populisme-juin-2016
[8] https://fr.internationalism.org/content/9922/resolution-situation-internationale-2019-conflits-imperialistes-vie-bourgeoisie-crise
[9] https://fr.internationalism.org/content/9929/bourgeoisie-anglaise-tend-a-perdre-controle-son-jeu-politique
[10] https://fr.internationalism.org/content/9949/seule-lutte-classe-internationale-peut-mettre-fin-a-course-du-capitalisme-vers
[11] https://fr.internationalism.org/tag/5/42/italie
[12] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/salvini
[13] https://fr.internationalism.org/tag/7/536/populisme
[14] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/rosa-luxemburg