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Analyse de l'évolution récente des tensions impérialistes (juin 2018)

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Nous publions ci-dessous un rapport sur la situation impérialiste adopté par l'organe central du CCI lors d'une réunion en juin 2018. Depuis lors, les événements entourant la visite de Trump en Europe ont très clairement confirmé les idées principales de ce rapport, en particulier l'idée que les États-Unis sont devenus le principal propagateur de la tendance du "chacun pour soi" au niveau mondial, au point de détruire les instruments de son propre "ordre mondial" (Voir notre article "Trump en Europe")

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [1]

Trump en Europe : une expression du capitalisme dans la tourmente

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Les événements entourant la visite de Trump en Europe ont très clairement confirmé les idées principales du rapport sur les tensions impérialistes (Juin 2018), en particulier l'idée que les États-Unis sont devenus le principal propagateur de la tendance du "chacun pour soi" au niveau mondial, au point de détruire les instruments de son propre "ordre mondial"

Le sommet de l'OTAN de juillet à Bruxelles a été marqué par les demandes bruyantes et menaçantes du président américain Trump pour que les membres européens de l'OTAN augmentent aussi rapidement et massivement que possible leurs budgets militaires -d'abord à 2 % et même à 4 %, un montant que les États-Unis déclarent dépenser depuis un certain temps.

La protestation de Trump selon laquelle le niveau gigantesque des dépenses militaires américaines constitue un fardeau terrible pour l'économie américaine et sa compétitivité ne correspond pas une fausse nouvelle. Le financement d'une machine militaire présente sur tous les continents et le coût économique des fiascos américains en Afghanistan et en Irak étouffent l'économie américaine. C'est le produit inévitable du cancer du militarisme. Et pourtant, le budget courant des Etats-Unis a alloué à nouveau une part beaucoup plus importante aux dépenses d'armement que les années précédentes - et cette orientation a été poussée à la fois par le Parti démocratique et les républicains[1]... Ainsi, malgré l'avertissement que la spirale des coûts du militarisme mine la performance globale de l'économie américaine, tôt ou tard, la pulsion militariste oblige tous les gouvernements du monde à sacrifier toujours plus de ressources et de dépenses pour cet insatiable Moloch. Le fait que les entreprises d'armement en tirent de magnifiques profits n'empêche pas l'affaiblissement de l'économie dans son ensemble. L'exemple de la Russie dans les années 70 et 80 est un avertissement : le poids écrasant de son secteur militaire, la course aux armements impossible à gagner avec les Etats-Unis, a été un facteur clé dans l'effondrement du régime stalinien dans son ensemble.

En même temps, les menaces de Trump selon lesquelles si les "alliés" européens n'augmentent pas leurs budgets militaires en fonction des exigences américaines, les États-Unis pourraient faire cavalier seul, voire quitter l'OTAN, le mettent en conflit direct avec ceux qui, jusqu'à présent, ont défendu les intérêts impérialistes mondiaux du capital américain.

Il y a certainement une logique dans l'antipathie de Trump pour l'OTAN, qui est à bien des égards un vestige de la période des blocs et dont le rôle dans le monde multipolaire d'aujourd'hui est devenu de plus en plus incertain.

A l'époque de la guerre froide, l'OTAN était l'instrument central d'un bloc militaire avec les Etats-Unis à sa tête, ce qui lui permettait d'imposer ses propres décisions et une discipline à l'échelle du bloc. Mais même après l'effondrement du bloc russe en 1989-1991, l'OTAN a continué à servir de structure de pouvoir dominée par les Etats-Unis, un moyen de préserver l'hégémonie mondiale américaine et de s'opposer aux tendances centrifuges de ses anciens alliés. En particulier, l'OTAN a été utilisée pour installer plus de troupes en Europe centrale et orientale, faisant avancer l'offensive américaine contre la Russie. Et l'OTAN sert toujours de bouclier contre la Russie aux yeux de plusieurs pays d'Europe de l'Est.

Bien sûr, en dessous de tout cela, les tendances à la progression du "chacun pour soi", à l'augmentation des tensions entre les Etats-nations, ont contribué à affaiblir de façon constante et irréversible la domination américaine sur l'OTAN et ses anciens alliés. Mais les menaces de Trump de se retirer de l'OTAN sont toujours en conflit direct avec les intérêts de l'aile militaire américaine, qui ne veut pas abandonner ce qui reste de la position encore dominante des Etats-Unis au sein de l'OTAN, et encore moins abandonner complètement l'OTAN. Cette faction de la classe dirigeante comprend que le maintien de l'hégémonie américaine est plus qu'un problème économique.  Le sommet de l'OTAN et les menaces de Trump révèlent la réalité des effets du cancer du militarisme, mais aussi le fait que la classe dirigeante américaine est profondément divisée sur ses orientations militaires.

Dans le même temps, les résultats du sommet de l'OTAN n'ont pu que renforcer la détermination des pays membres européens à augmenter leurs dépenses militaires et à gagner plus de marge de manœuvre en dehors de la zone de contrôle des Etats-Unis.  Les ultimatums de Trump ont été un prétexte bienvenu pour accélérer ce processus, renforçant les ambitions européennes de développer de nouvelles structures militaires au sein de l'UE ou à l'extérieur, en particulier entre la France et l'Allemagne, mais aussi avec le Royaume-Uni (indépendamment de Brexit). Nous voyons donc que le poids global du militarisme ne s'affaiblit pas : lorsque les anciennes structures de pouvoir militaire s'érodent, cela ne fait que créer de nouvelles tensions et de nouvelles alliances militaires, aussi éphémères soient-elles. Comme pour tout gang, lorsque le grand chef est affaibli ou renversé, les gangsters de deuxième ordre forment généralement de nouvelles alliances avant de commencer à s'attaquer les uns aux autres.........

Immédiatement après le sommet de l'OTAN, Trump a effectué une brève visite au Royaume-Uni, dont la politique, a-t-il observé, est "quelque peu tourmentée". Il a ensuite accentué le tourment en semblant miner les efforts de Theresa May pour bricoler un accord Brexit, déclarant qu'elle n'avait pas fait ce qu'il lui avait dit de faire et que l'accord avec l'UE qu'elle proposait exclurait un accord commercial avec les États-Unis – alors que précédemment il avait fait l'éloge de Boris Johnson, le rebelle du cabinet, en disant qu'il ferait un "grand premier ministre". Un retour en arrière furieux de Trump lors de la conférence de presse à Chequers où il se tenait aux côtés de May, n'a pu rattraper les dommages déjà causés. Et après avoir défini l'UE comme un "ennemi" juste avant son sommet avec Poutine, l'attitude de ce président "perturbateur" à l'égard de l'UE - laquelle avait été créé dans le bloc occidental et que les Etats-Unis ont continué à soutenir dans l'ordre mondial post-89 - va clairement de pair avec son approche de l'OTAN.

Puis vint le sommet Trump-Putin à Helsinki. Celui-ci a montré avant tout que la classe dirigeante américaine a à sa tête un président qui agit de plus en plus seul ou qui n'insiste que sur des intérêts très spécifiques, en particulier des calculs économiques à court terme. Au lieu d'être une force centralisatrice dirigeant les forces militaires et de sécurité, il agit non seulement sans les consulter, mais il a même exprimé une plus grande foi dans les paroles de Poutine que dans celles de son appareil de sécurité en ce qui concerne l'ingérence russe dans les élections américaines.  Il est évident que Trump est devenu plus imprévisible que jamais, et les corrections ridicules de ses déclarations les plus farfelues ne peuvent cacher le véritable bourbier dans lequel se trouve la classe dirigeante américaine.

De la même manière que son attitude au sommet de l'OTAN a montré les divisions au sein de la classe dirigeante, le fiasco de la rencontre avec Poutine met en lumière des conflits de plus en plus profonds entre l'appareil militaire/sécurité et la Maison Blanche, entre certaines branches de l'industrie et des ailes importantes de l'Etat. L'opposition aux ambitions impérialistes russes est profondément ancrée dans la politique impérialiste américaine depuis 1945 et n'a fait que se renforcer avec la politique étrangère agressive de Poutine. L'idée que Trump, et avec lui certaines factions de la classe dirigeante, pourraient être prêts à conclure toutes sortes d'accords avec Poutine, ou même agir comme ses valets, est une source d'inquiétude considérable dans les factions les plus établies de la classe dirigeante américaine, qui ne sont pas convaincues par l'argument selon lequel les Etats-Unis pourraient s'allier utilement avec la Russie contre la menace plus grande que constitue la Chine et comme contrepoids à l'UE.

Lorsque Trump est arrivé au Royaume-Uni, il a été "accueilli" par des dizaines, voire des centaines de milliers de manifestants, irrités par ses déclarations racistes sur l'immigration, son admission ouverte d'abus sexuels, ses louanges pour le "bon peuple" de la droite fasciste. Mais ces manifestations étaient très clairement sur un terrain bourgeois, notamment parce qu'elles étaient ouvertement encouragées par des porte-parole de la classe dirigeante comme The Guardian et le Evening Standard. Ils se sont surtout concentrés sur l'individu Trump : sa peau orange, sa coiffure, ses petites mains et son petit pénis, le fait éclairant qu'une signification de "trump" est "pet". Le problème avec tout cela est que cela cache ce qui est vraiment en jeu dans la situation. Tout comme il y a dix ans, les banquiers étaient tenus responsables d'une crise économique enracinée dans les contradictions impersonnelles du capital, Trump est aujourd'hui blâmé pour le chaos politique, économique et militaire croissant, alors qu'il n'est finalement que le produit de ce chaos, qui découle de la réalité sous-jacente que nous vivons à travers la désintégration et la décomposition d'un système social tout entier. Comme le disait l'une des pancartes de la manifestation de Londres : "Pouvons-nous laisser les gens intelligents diriger les choses maintenant ?". Mais remplacer Trump par un politicien plus intelligent et plus responsable n'empêchera pas le capitalisme de glisser dans l'abîme de la barbarie. Seule une lutte déterminée contre le capital mondial, une lutte visant à le renverser, peut offrir cet espoir à l'humanité.

DA, 24.7.18

 

[1] Le 16 mars 2017, le président Trump a présenté au Congrès sa demande de 639 milliards de dollars de dépenses militaires, soit une augmentation de 54 milliards de dollars ou encore 10 % - pour l'exercice 2018 ainsi que 30 milliards de dollars supplémentaires pour l'exercice 2017 qui se termine en septembre. Le Congrès a augmenté le budget à 696 milliards de dollars.  Cette augmentation de 61 milliards de dollars correspond à l'ensemble du budget annuel militaire de la Russie, voire même le dépasse. C'est plus que ce que l'administration de Trump avait demandé à l'origine. Il rivalise avec deux grandes poussées de dépenses pendant l'administration du président George W. Bush, en 2003 et 2008, qui ont servi à financer la guerre en Irak. "Aujourd'hui, nous recevons le budget militaire le plus important de l'histoire, renversant de nombreuses années de déclin et de financement imprévisible", a déclaré le ministre de la défense Jim Mattis. https://www.npr.org/sections/parallels/2018/03/26/596129462/how-the-pent... [2]

Questions théoriques: 

  • Populisme [3]

Rapport sur les tensions impérialistes (Juin 2018)

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Les principales orientations du rapport de novembre 2017 sur les tensions impérialistes [4] nous fournissent le cadre essentiel pour comprendre les développements actuels :

  • la fin des deux blocs de la guerre froide ne signifiait pas la disparition de l'impérialisme et du militarisme. Bien que la formation de nouveaux blocs et l'éclatement d'une nouvelle guerre froide ne figurent pas à l'ordre du jour, des conflits ont éclaté dans le monde entier. Le développement de la décomposition a conduit à un déchaînement sanglant et chaotique de l'impérialisme et du militarisme ;
  • l'explosion de la tendance au chacun pour soi a conduit à la montée des ambitions impérialistes des puissances de deuxième et troisième niveau, ainsi qu'à l'affaiblissement croissant de la position dominante des États-Unis dans le monde ;
  • La situation actuelle se caractérise par des tensions impérialistes partout et par un chaos de moins en moins contrôlable, mais surtout par son caractère hautement irrationnel et imprévisible, lié à l'impact des pressions populistes, en particulier au fait que le pouvoir le plus fort du monde est aujourd'hui dirigé par un président populiste aux réactions capricieuses.

Dans la période récente, le poids du populisme est devenu de plus en plus tangible, exacerbant la tendance au "chacun pour soi" et l'imprévisibilité croissante des conflits impérialistes ;

  • La remise en cause des accords internationaux, des structures supranationales (en particulier l'UE), de toute approche globale, rend les relations impérialistes plus chaotiques et accentue le danger d'affrontements militaires entre les requins impérialistes (Iran et Moyen-Orient, Corée du Nord et Extrême-Orient).
  • Dans de nombreux pays, le rejet des élites politiques traditionnelles mondialisées va de pair avec le renforcement d'une rhétorique nationaliste agressive partout dans le monde (non seulement aux États-Unis avec le slogan "America First" de Trump et en Europe, mais aussi en Turquie ou en Russie par exemple).

Ces caractéristiques générales de l'époque trouvent aujourd'hui leur concrétisation dans une série de tendances particulièrement significatives.

1) La politique impérialiste américaine : du gendarme mondial au principal propagateur de chacun pour soi

L'évolution de la politique impérialiste américaine au cours des trente dernières années est l'un des phénomènes les plus significatifs de la période de décomposition : après avoir promis une nouvelle ère de paix et de prospérité (Bush Senior) au lendemain de l'implosion du bloc soviétique, après s'être battu contre la tendance au chacun pour soi, il est devenu aujourd'hui le principal propagateur de cette tendance dans le monde. L'ancienne tête de bloc et seule superpuissance impérialiste majeure qui reste après l'implosion du bloc de l'Est, qui depuis environ 25 ans agit en tant que gendarme du monde, luttant contre la propagation du chacun pour soi au niveau impérialiste, rejette aujourd'hui les négociations internationales et les accords globaux en faveur d'une politique de "bilatéralisme".

Un principe commun, visant à surmonter le chaos dans les relations internationales, est résumé dans la phrase latine suivante : "pacta sunt servanda" - les traités, les accords doivent être respectés. Si quelqu'un signe un accord mondial - ou multilatéral - il est censé le respecter, du moins en apparence. Mais les États-Unis, sous Trump, ont aboli cette conception : "Je signe un traité, mais je peux l'abolir demain". Cela s'est déjà produit avec le Pacte transpacifique (PPT), l'Accord de Paris sur les changements climatiques, le traité nucléaire avec l'Iran, l'accord final sur la réunion du G7 au Québec. Les États-Unis rejettent aujourd'hui les accords internationaux en faveur d'une négociation entre États, dans laquelle la bourgeoisie américaine imposera sans détour ses intérêts par le chantage économique, politique et militaire (comme on peut le voir aujourd'hui avec le Canada avant et après le G7 en ce qui concerne l'ALENA ou avec la menace de représailles contre les entreprises européennes qui investissent en Iran). Cela aura des conséquences énormes et imprévisibles pour le développement des tensions et des conflits impérialistes (mais aussi pour la situation économique du monde) dans la période à venir. Nous illustrerons cela par trois "points chauds" dans les affrontements impérialistes d'aujourd'hui :

  • (1) Le Moyen-Orient : en dénonçant l'accord nucléaire avec l'Iran, les États-Unis s'opposent non seulement à la Chine et à la Russie, mais aussi à l'UE et même à la Grande-Bretagne. Leur alliance apparemment paradoxale avec Israël et l'Arabie Saoudite conduit à une nouvelle configuration des forces au Moyen-Orient (avec un rapprochement croissant entre la Turquie, l'Iran et la Russie) et accroît le danger d'une déstabilisation générale de la région, d'affrontements plus nombreux entre les principaux requins et de guerres sanglantes plus étendues.
  • (2) Les relations avec la Russie : quelle est la position des États-Unis à l'égard de Poutine ? Pour des raisons historiques (l'impact de la période de la "guerre froide" et l'affaire russe qui a commencé avec les dernières élections présidentielles), il y a des forces puissantes dans la bourgeoisie américaine qui poussent à des confrontations plus dures avec la Russie, mais l'administration Trump, malgré la confrontation impérialiste au Moyen-Orient, ne semble toujours pas exclure une amélioration de la coopération avec la Russie : par exemple au dernier G7, Trump a suggéré de réintégrer la Russie dans le Forum des pays industriels.
  • (3) Extrême-Orient : l'imprévisibilité des accords pèse particulièrement lourd dans les négociations avec la Corée du Nord : (a) Quelles sont les implications d'un accord entre Trump et Kim, si la Chine, la Russie, le Japon et la Corée du Sud ne sont pas directement impliqués dans la négociation de cet accord ? Cela a déjà fait surface lorsque Trump a révélé à Singapour, au grand désarroi de ses "alliés" asiatiques, qu'il avait promis d'arrêter les exercices militaires conjoints en Corée du Sud ; (b) si un accord peut être remis en question à tout moment par les États-Unis, jusqu'où Kim peut-il lui faire confiance ? (c) Dans ce contexte, la Corée du Nord et la Corée du Sud s'appuieront-elles totalement sur leur "allié naturel" et envisagent-elles une stratégie alternative ?

Bien que cette politique implique un développement énorme du chaos et de chacun pour soi, ainsi qu'un nouveau déclin des positions mondiales de la première puissance mondiale, il n'y a pas d'approche alternative tangible aux États-Unis. Après un an et demi d'enquête de Mueller et d'autres types de pressions contre Trump, il est peu probable que Trump soit démis de ses fonctions, entre autres parce qu'il n'y a pas d'autre force en vue. Le bourbier au sein de la bourgeoisie américaine se poursuit.

2) Chine : une politique visant à éviter une confrontation trop directe

La contradiction ne pouvait pas être plus frappante. Au moment même où les États-Unis de Trump dénoncent la mondialisation et reviennent aux accords "bilatéraux", la Chine annonce un vaste projet global, la "Nouvelle Route de la Soie", qui implique environ 65 pays sur trois continents, représentant 60% de la population mondiale et environ un tiers du PIB mondial, avec des investissements sur une période de 30 ans (2050 !) pouvant atteindre 1,2 trillions de dollars.

Depuis le début de sa réémergence, planifiée de la manière la plus systématique et à long terme, la Chine a modernisé son armée, en construisant un "collier de perles" - à commencer par l'occupation des récifs coralliens dans la mer de Chine méridionale et l'établissement d'une chaîne de bases militaires dans l'océan Indien. Mais pour l'instant, la Chine ne cherche pas la confrontation directe avec les États-Unis ; au contraire, elle prévoit de devenir l'économie la plus puissante du monde d'ici 2050 et vise à développer ses liens avec le reste du monde tout en essayant d'éviter les affrontements directs. La politique de la Chine est une politique à long terme, contrairement aux accords à court terme privilégiés par Trump. Elle cherche à développer son expertise et sa puissance industrielle, technologique et surtout militaire. À ce dernier niveau, les États-Unis ont encore une avance considérable sur la Chine.

Au moment même de l'échec du sommet du G7 au Canada (9 et 10 juin 2018), la Chine a organisé, à Quingdao, une conférence de l'Organisation de coopération de Shanghai avec l'aide des présidents de la Russie (Poutine), de l'Inde (Modi), de l'Iran (Rohani) et des dirigeants du Belarus, de l'Ouzbékistan, du Pakistan, de l'Afghanistan, du Tadjikistan et de la Kirghizie (20% du commerce mondial, 40% de la population mondiale). L'objectif actuel de la Chine est clairement le projet de la Route de la Soie – avec le but d'étendre son influence. Il s'agit d'un projet à long terme et une confrontation directe avec les États-Unis ne ferait que contrecarrer ces plans.

Dans cette perspective, la Chine usera de son influence pour faire pression en faveur d'un accord conduisant à la neutralisation de toutes les armes nucléaires dans la région coréenne (y compris les armes américaines), ce qui - à condition que les États-Unis l'acceptent - repousserait les forces américaines au Japon et réduirait la menace immédiate sur le nord de la Chine.

Cependant, les ambitions de la Chine conduiront inévitablement à une confrontation avec les objectifs impérialistes non seulement des États-Unis mais aussi d'autres puissances, comme l'Inde ou la Russie :

  • une confrontation croissante avec l'Inde, l'autre grande puissance en Asie, est inévitable. Les deux puissances ont commencé à renforcer massivement leurs armées et se préparent à une aggravation des tensions à moyen terme ;
  • dans cette perspective, la Russie se trouve dans une situation difficile : les deux pays coopèrent mais, à long terme, la politique de la Chine ne peut conduire qu'à une confrontation avec la Russie. La Russie a repris l'initiative ces dernières années au niveau militaire et impérialiste, mais son retard économique n'a pas été surmonté, au contraire : en 2017, le PIB russe (Produit Intérieur Brut) n'était que de 10% supérieur au PIB du Benelux !
  • Enfin, il est probable que les sanctions économiques de Trump et les provocations politiques et militaires forceront la Chine à affronter plus directement les États-Unis à court terme.

3) La montée des leaders forts et de la rhétorique belliqueuse

L'exacerbation de la tendance de chacun pour soi au niveau impérialiste et la concurrence croissante entre les requins impérialistes donnent naissance à un autre phénomène significatif de cette phase de décomposition : l'arrivée au pouvoir de "leaders forts" avec un langage radical et une rhétorique nationaliste agressive.

L'arrivée au pouvoir d'un "leader fort" et une rhétorique radicale sur la défense de l'identité nationale (souvent combinée avec des programmes sociaux en faveur des familles, des enfants, des retraités) est typique des régimes populistes (Trump, bien sûr, mais aussi Salvini en Italie, Orbán en Hongrie, Kaczynski en Pologne, Babiš en République tchèque, ....) mais c'est aussi une tendance plus générale dans le monde entier, non seulement dans les puissances les plus fortes (Poutine en Russie) mais aussi dans les pays impérialistes secondaires comme la Turquie (Erdogan), l'Iran, l'Arabie Saoudite (avec le " coup d'État " du prince Mohammed Ben Salman). En Chine, la limitation de la présidence de l'État à deux périodes de cinq ans a été supprimée de la Constitution, de sorte que Xi Jinping s'impose comme un "leader à vie", le nouvel empereur chinois (étant président, chef du parti et de la commission militaire centrale, ce qui ne s'est jamais produit depuis Deng Xiaoping). Les slogans "démocratiques" ou le maintien de l'apparence démocratique (droits de l'homme) ne sont plus le discours dominant (comme l'ont montré les pourparlers entre Trump et Kim), contrairement à l'époque de la chute du bloc soviétique et au début du XXIe siècle. Ils ont cédé la place à une combinaison de discours très agressifs et d'accords impérialistes pragmatiques.

L'exemple le plus fort est celui de la crise coréenne. Trump et Kim ont d'abord utilisé une forte pression militaire (avec même la menace d'une confrontation nucléaire) et un langage très agressif avant de se rencontrer à Singapour pour marchander. Trump offrait des avantages économiques et politiques gigantesques (le modèle birman) dans le but d'attirer Kim dans le camp américain. Ce n'est pas totalement inconcevable car les Nord-Coréens ont une relation ambiguë et même une méfiance à l'égard de la Chine. Cependant, la référence à la Libye par les responsables américains (dont John Bolton, conseiller à la sécurité nationale) rend les Nord-Coréens particulièrement méfiants à l'égard des propositions américaines - la Corée du Nord pourrait en effet subir le même sort que la Libye, lorsque Kadhafi a été exhorté à abandonner ses armes, puis a été déposé par la force et tué.

Cette stratégie politique est une tendance plus générale dans les affrontements impérialistes actuels, comme en témoignent les tweets agressifs de Trump contre le Premier ministre canadien Trudeau, "un leader faux et faible" parce qu'il a refusé d'accepter des taxes à l'importation plus élevées défendues par les États-Unis.  Il y a eu aussi l'ultimatum brutal de l'Arabie saoudite contre le Qatar, accusé de "centrisme" envers l'Iran, ou les déclarations belliqueuses d'Erdogan contre l'Occident et l'OTAN à propos des Kurdes. Enfin, nous mentionnerons le discours très agressif de Poutine sur l'État de l'Union, qui présentait les systèmes d'armes les plus sophistiqués de la Russie avec le message : "Vous feriez mieux de nous prendre au sérieux" !

Ces tendances renforcent les caractéristiques générales de l'époque, comme l'intensification de la militarisation (malgré la forte charge économique qui y est liée) parmi les trois plus grands requins impérialistes, mais aussi comme une tendance globale et dans le contexte d'un paysage impérialiste changeant dans le monde et en Europe. Dans ce contexte de politiques agressives, le danger de frappes nucléaires limitées est très réel, car il y a beaucoup d'éléments imprévisibles dans les conflits autour de la Corée du Nord et de l'Iran.

4) La tendance à la fragmentation de l'UE

Toutes les tendances en Europe au cours de la période écoulée - Brexit, la montée en puissance d'un important parti populiste en Allemagne (AfD), l'arrivée au pouvoir des populistes en Europe de l'Est où la plupart des pays sont dirigés par des gouvernements populistes, se sont trouvé accentuées par deux événements majeurs :

  • la formation d'un gouvernement 100% populiste en Italie (composé du mouvement des 5 étoiles et de la Lega), qui conduira à une confrontation directe entre d'un côté les "bureaucrates de Bruxelles" (l'UE), les "champions" de la mondialisation (soutenus par l'Eurogroupe) et les marchés financiers, et de l'autre le "front populiste" du peuple ;
  • la chute de Rajoy et du Parti Populaire en Espagne et l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement minoritaire du Parti socialiste soutenu par les nationalistes catalans et basques et Podemos, ce qui accentuera les tensions centrifuges à l'intérieur de l'Espagne et en Europe.

Cela aura des conséquences énormes pour la cohésion de l'UE, la stabilité de l'euro et le poids des pays européens sur la scène impérialiste.

  • (1) L'UE n'est pas préparée et est largement impuissante à s'opposer à la politique de Trump, qui consiste en un embargo américain sur l'Iran : Les multinationales européennes se conforment déjà aux exigences américaines (Total, Lafarge). Ceci est d'autant plus vrai que plusieurs États européens soutiennent l'approche populiste de Trump et sa politique au Moyen-Orient (l'Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Roumanie étaient représentées à l'inauguration de l'ambassade des États-Unis à Jérusalem) contre la politique officielle de l'UE. En ce qui concerne l'augmentation des taxes à l'importation, il est loin d'être certain qu'il y aura un accord au sein de l'UE pour répondre systématiquement aux tarifs d'importation plus élevés imposés par Trump.
  • (2) Le projet d'un pôle militaire européen reste largement hypothétique dans le sens où, de plus en plus de pays, sous l'impulsion des forces populistes au pouvoir ou mettant la pression sur les gouvernements, ne veulent pas se soumettre à l'axe franco-allemand. D'autre part, alors que le leadership politique de l'UE est constitué de l'axe franco-allemand, la France a traditionnellement développé sa coopération technologique militaire avec la Grande-Bretagne, qui est sur le point de quitter l'UE.
  • (3) Les tensions autour de l'accueil des réfugiés opposent non seulement la coalition des gouvernements populistes de l'Est à ceux de l'Europe occidentale, mais de plus en plus les pays occidentaux les uns contre les autres, comme en témoignent les fortes tensions qui se sont développées entre la France de Macron et le gouvernement populiste italien, alors que l'Allemagne est de plus en plus divisée sur le sujet (pression de la CSU).
  • (4) Le poids économique et politique de l'Italie (troisième économie de l'UE) est considérable, sans aucune comparaison avec le poids de la Grèce. Le gouvernement populiste italien a l'intention, entre autres, de réduire les impôts et d'introduire un revenu de base, qui coûtera plus de cent milliards d'euros. Dans le même temps, le programme du gouvernement demande à la Banque centrale européenne d'effacer 250 milliards d'euros de la dette italienne !
  • (5) Sur le plan économique mais aussi impérialiste, la Grèce avait déjà avancé l'idée de faire appel à la Chine pour soutenir son économie en difficulté. Encore une fois, l'Italie prévoit d'appeler la Chine ou la Russie pour obtenir de l'aide pour soutenir et financer une reprise économique. Une telle orientation pourrait avoir un impact majeur au niveau impérialiste. L'Italie s'oppose déjà au maintien des mesures d'embargo de l'UE à l'encontre de la Russie à la suite de l'annexion de la Crimée.

CCI (Juin 2018)

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [1]

URL source:https://fr.internationalism.org/content/9736/analyse-levolution-recente-des-tensions-imperialistes-juin-2018

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme [2] https://www.npr.org/sections/parallels/2018/03/26/596129462/how-the-pentagon-plans-to-spend-that-extra-61-billion?t=1532333040329 [3] https://fr.internationalism.org/tag/4/491/populisme [4] https://en.internationalism.org/international-review/201805/15142/report-imperialist-tensions-november-2017