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ICConline - juin 2018

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200 ans de Karl Marx: un militant révolutionnaire

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Dans l’État et la Révolution, Lénine écrivait : “Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire”. Effectivement, du vivant de Marx, la bourgeoisie a tout fait pour l’empêcher d’agir en le diabolisant, en le persécutant de son arsenal policier.(1) Après sa mort, elle a tout fait pour dénaturer son combat pour détruire le capitalisme et permettre l’avènement du communisme.

Une propagande infâme

L’ensemble des publications, des émissions de radio ou de télévision, produites à l’occasion du 200e anniversaire de la naissance de Marx, ne dérogent pas à la règle. De nombreux universitaires saluent désormais les apports de Marx à l’économie, à la philosophie ou à la sociologie, tout en le présentant comme un penseur “hors de la réalité”, totalement “dépassé” ou qui se serait complètement trompé sur le terrain politique : il ne s’agit ni plus ni moins que d’émousser son “tranchant révolutionnaire” et militant ! Un des arguments mis en avant aujourd’hui est le fait que Marx ne serait qu’un “penseur du XIXe siècle”,(2) son œuvre ne permettrait donc pas de comprendre l’évolution ultérieure des XXe et XXIe siècles. Une perspective révolutionnaire n’aurait donc, aujourd’hui, aucune validité. La classe ouvrière n’existerait d’ailleurs plus et son projet politique ne pourrait mener qu’à l’horreur stalinienne. Tout l’aspect politique de l’œuvre de Marx serait finalement à jeter aux poubelles de l’histoire.

Mais un volet plus subtil de cette propagande affirme qu’il faudrait piocher chez le Marx, le Marx “actuel”, ce qui pourrait en fin de compte valider la défense de la démocratie, du libéralisme et la critique de l’aliénation. Au fond, il s’agirait de comprendre Marx, non comme le militant révolutionnaire qu’il était, mais comme un penseur dont certain aspects de l’œuvre permettraient de “comprendre” et d’améliorer un capitalisme qui, livré à lui-même, “non régulé” par le contrôle de l’État, engendrerait des inégalités et des crises économiques. Au sein de la bourgeoisie, la plupart préfèrent ainsi récupérer Marx en le présentant comme un “économiste de génie”, qui aurait pressenti les crises du capitalisme, qui aurait prédit la mondialisation, l’accroissement des inégalités, etc.

Parmi les thuriféraires de Marx, nombreux aussi sont ses soi-disant héritiers qui, depuis un siècle, des staliniens aux gauchistes, y compris les trotskistes, n’ont cessé, dans le même sens, de défigurer, de dénaturer, de salir le révolutionnaire Marx en le transformant, comme le dénonçait justement par avance Lénine, en icône quasi-religieuse, en le canonisant, en lui dressant des statues. Tout cela, pour présenter mensongèrement, comme du socialisme ou du communisme, la poursuite de la domination du capitalisme dans sa période de décadence, à travers une défense particulière et inconditionnelle de la forme prise par la contre-révolution, celle de la domination du capitalisme d’État selon le modèle édifié en URSS, dans les pays de l’ex-bloc de l’Est ou la Chine.

Marx est d’abord un combattant

Avant tout, il est nécessaire de dire avec Engels que Marx était d’abord un révolutionnaire, c’est-à-dire un combattant. Son travail théorique est incompréhensible sans ce point de départ. Certains ont voulu faire de Marx un pur savant enfermé avec ses livres et coupé du monde, mais seul un militant révolutionnaire peut être marxiste. Dès sa participation au groupe des jeunes hégéliens à Berlin en 1842, la vie de Marx est un combat contre l’absolutisme prussien. Ce combat devient un combat pour le communisme lorsqu’il chercha à comprendre les causes de la misère d’une partie considérable de la société et qu’il ressentit avec les ouvriers parisiens les potentialités que recèle la classe ouvrière. C’est ce combat qui fit de lui un exilé chassé d’un pays à l’autre et qui le poussa dans une misère qui causa notamment la mort de son fils. Il est, à ce propos, véritablement obscène d’attribuer, comme l’a laissé entendre une émission d’Arte, la misère de Marx au fait que ni lui ni sa femme ne savaient gérer le budget familial parce qu’ils étaient originaires de couches sociales aisées. En réalité, tout imprégné de la solidarité prolétarienne, Marx usait régulièrement de ses faibles revenus pour les besoins de la cause révolutionnaire !

Par ailleurs, et contrairement à ce que dit Jonathan Sperber, Marx n’est pas un “journaliste”, mais un militant qui savait que le combat, d’abord contre la monarchie autoritaire prussienne, puis contre la bourgeoisie, exige un travail de propagande qu’il assumera dans La Gazette Rhénane, puis dans La Gazette allemande de Bruxelles et Les Annales franco-allemandes, enfin dans La Nouvelle Gazette Rhénane. Comme combattant, Marx s’investit dans le combat de la Ligue des Communistes et répondit à un mandat donné par la Ligue pour l’écriture d’un texte majeur du mouvement ouvrier : le Manifeste du Parti communiste. C’est aussi parce qu’il est un lutteur (comme l’indique le titre de la biographie réalisée par Nicolaïveski et Maechen-Helfen) que la préoccupation du regroupement des révolutionnaires et de leur organisation sera au cœur de son activité. De la même manière, l’ensemble de son œuvre théorique a pour moteur le combat au sein de la classe ouvrière.

L’œuvre théorique de Marx

Marx a pu développer une immense élaboration théorique car il est parti du point de vue la classe ouvrière, classe n’ayant rien à défendre dans le capitalisme et n’ayant “à perdre que ses chaînes” par sa lutte contre son exploitation. C’est en partant de ce postulat qu’il a compris que ce combat contenait potentiellement la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme dans laquelle l’humanité se débat depuis l’apparition des classes sociales et que la libération de la classe ouvrière permettrait l’avènement de l’humanité réunifiée, c’est-à-dire dire du communisme. Lorsque Jacques Attali affirme que Marx est un “père fondateur de la démocratie moderne”, il n’est qu’un falsificateur au service de la bourgeoisie qui nous présente la société actuelle comme la meilleure qui soit. Le but de cette propagande est d’empêcher la classe ouvrière de comprendre que la seule perspective possible pour sortir de l’horreur du capitalisme agonisant est le communisme.

C’est aussi en partant des besoins de la classe ouvrière que Marx a établi une méthode scientifique, le matérialisme historique, permettant à la classe ouvrière d’orienter son combat. Cette méthode critique et dépasse la philosophie de Hegel, tout en remettant “sur ses pieds” ce qu’avait découvert ce dernier, à savoir que la transformation de la réalité est toujours un processus dialectique. Cette méthode lui a permis de tirer les leçons des grandes luttes de la classe ouvrière comme celles de 1848 et de la Commune de Paris. Sa transmission aux générations suivantes de révolutionnaires, comme à celles de la Gauche Communiste, a également permis de tirer les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire de 1917. La démarche de Marx est vivante : c’est en examinant la réalité avec sa méthode et en la confrontant aux résultats obtenus que les révolutionnaires peuvent enrichir la théorie.

En partant du point de vue de la classe ouvrière, il a également pu saisir qu’il était essentiel de comprendre contre quoi la classe ouvrière se bat et ce qu’elle doit détruire pour se libérer de ses chaînes. Il s’est donc engagé dans l’étude des fondements économiques de la société pour en faire la critique. Cette étude lui a permis de montrer que le fondement du capitalisme est l’échange marchand et que c’est l’échange qui est à la base du rapport salarial, c’est-à-dire du rapport d’exploitation de l’homme par l’homme dans le capitalisme. Il est intéressant de comparer ce résultat fondamental avec ce qu’en fait Libération dans sa célébration de l’anniversaire de sa naissance : Karl Marx “montre que l’achat de la force de travail par le capitaliste pose un problème d’incertitude quant à la réalité de l’effort fourni par les salariés” ; en d’autres termes, si on pouvait mesurer le travail de l’ouvrier pour que son effort soit supportable, l’exploitation de l’homme par l’homme serait une bonne chose ; voilà un bon exemple de la façon dont Marx est utilisé pour justifier le capitalisme ! Cela, alors que pour Marx “l’achat de la force de travail” signifie “production de plus-value” et donc exploitation !

C’est aussi à travers l’aspect profondément militant de ses travaux théoriques que Marx a pu dégager, d’une part que le capitalisme n’est pas éternel et que, comme les modes de production qui l’ont précédé, ce système rencontre des limites et entre historiquement en crise car “à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une période de révolution sociale” (Contribution à une Critique de l’économie politique). D’autre part, Marx démontre que le capitalisme produit son propre fossoyeur : le prolétariat, qui est à la fois la dernière classe exploitée de l’histoire, dépossédée de tout et la seule classe sociale potentiellement révolutionnaire par la nature associée et solidaire de son travail, une classe qui, en s’unissant au-delà des frontières, est la seule force capable de renverser le capitalisme au niveau mondial pour établir une société sans classes et sans exploitation.

En fin de compte, les “grandes analyses” du XXe et du XXIe siècle qui prétendent, en restant à la surface des événements, soit que la pensée de Marx est dépassée, soit qu’elle est toujours d’actualité parce qu’elle serait “économiste”, celle d’un “précurseur génial” des théories altermondialistes actuelles pour “corriger les excès” du capitalisme, n’ont pour but que de masquer la nécessité de la lutte pour la révolution prolétarienne.

Marx et la préoccupation de l’organisation des révolutionnaires et de la classe ouvrière

L’identification de la classe ouvrière comme le seul acteur ayant la possibilité de renverser le capitalisme et permettre l’avènement du communisme allait de pair, pour Karl Marx, avec la nécessité pour le prolétariat de s’organiser. Sur ce plan, comme sur les autres, la contribution de Marx est essentielle. Dès 1846, il s’investit dans un “comité de correspondance” afin de mettre en rapport des socialistes allemands, français et anglais parce que, selon ses propres mots, “au moment de l’action, il est certainement d’un grand intérêt, pour chacun, d’être instruit de l’état des affaires à l’étranger aussi bien que chez lui”. La nécessité de s’organiser va se concrétiser dans sa participation constante aux luttes pour la constitution et la défense d’une organisation révolutionnaire internationale au sein du prolétariat. La lutte pour le communisme et la plus profonde compréhension de ce représentera cette lutte le poussera à mener le combat pour la transformation de la Ligue des Justes en Ligue des Communistes en 1847, ainsi qu’à la clarification du rôle que cette organisation devait jouer au sein de la classe ouvrière. C’est parce qu’ils avaient une conscience aiguë de ce rôle que Marx et Engels défendront la nécessité d’un programme au sein de la Ligue des Communistes, ce qui aboutira à l’écriture du Manifeste du Parti Communiste en 1848.

La Ligue des Communistes ne résistera pas aux coups de la répression après la défaite des révolutions de 1848. Mais dès que les luttes reprendront au début des années 1860, d’autres efforts d’organisation vont se manifester. Marx va s’investir, dès ses débuts, dans l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) en 1864. Il aura un rôle majeur dans la rédaction de ses statuts et sera l’auteur de l’Adresse inaugurale. Sa conviction sur l’importance de l’AIT et sa clarté théorique vont faire de lui la personne centrale de l’organisation. Tant dans la Ligue des Communistes que dans l’AIT, il mena une lutte déterminée pour que ces organisations assument leur fonction. Ses préoccupations théoriques n’ont jamais été séparées des besoins de la lutte. C’est pour ces raisons que, dans la Ligue des Communistes, il s’exclamera face à Weitling “Jusqu’à présent, l’ignorance n’a servi à personne” parce que ce dernier prônait une vision utopiste et idéaliste du communisme. C’est aussi pour cela qu’il luttera au sein de l’AIT contre Mazzini qui voulait que l’organisation ait pour objectif la défense d’intérêts nationaux et contre Bakounine qui complotait pour prendre le contrôle de l’AIT et l’entraîner dans des aventures conspiratives se substituant à l’action de masse du prolétariat.

L’élaboration théorique réalisée par Marx est une formidable lumière éclairant la société bourgeoise tant au XIXe siècle que dans les deux siècles suivants. Mais si on considère cette élaboration uniquement comme “compréhension du monde” à l’instar de tous les pseudo-experts de la bourgeoisie qui célèbrent cette année sa naissance, son œuvre restera entourée d’un halo de mystère. Au contraire, alors que la bourgeoisie cultive le no future, la classe ouvrière doit se libérer de ses chaînes. Pour cela, elle doit non seulement se servir des découvertes théoriques de Marx, mais s’inspirer de sa vie de lutteur, de militant. Les moyens qu’il a su développer étaient toujours en plein accord avec le but même de la lutte prolétarienne : “transformer” le monde !

Vitaz, 15 juin 2018

 

1 Ainsi, Engels a déclaré lors des funérailles de Marx : “Marx était l’homme le plus haï et le plus calomnié de son temps. Les gouvernements absolutistes ou républicains l’ont déporté. Bourgeois, conservateurs ou démocrates se sont unis contre lui”.

2 Notamment dans la récente biographie de l’universitaire américain Jonathan Sperber, qui a bénéficié d’une large promotion dans les médias, précisément intitulée Karl Marx, homme du XIXe siècle.

 

Personnages: 

  • Karl Marx [1]

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Histoire du mouvement ouvrier

Campagne idéologique autour des “suffragettes”: droit de vote ou communisme ?

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Face au torrent de “célébrations” sur la façon dont les femmes (ou quelques femmes) ont obtenu le droit de vote en 1918, nous sommes heureux de publier la traduction de la courte réponse d’un camarade qui s’est rapproché des positions de la Gauche Communiste, et ainsi des idées de Sylvia Pankhurst en 1918 qui a démontré que l’acquisition du droit de vote n’était qu’une tromperie visant à endiguer le flot révolutionnaire provoqué par les horreurs de la Première Guerre mondiale.

CCI

La Fédération Socialiste des travailleurs est apparue d’abord sous le nom de Fédération de l’Est de Londres de l’Union Sociale et Politique des Femmes (WSPU), principale organisation pour le droit de vote des femmes, dirigée par Emmeline et Christabel Pankhurst. À l’inverse du WSPU, la Fédération de l’Est de Londres (UPMS) était composée d’une grande majorité de femmes de la classe ouvrière (opposées aux classes moyennes), et ouverte aux hommes. Sylvia Pankhurst était donc concernée par les réformes sociales et l’action industrielle pour l’amélioration des conditions de vie désastreuses de la classe ouvrière, alors que le WSPU avait fait de la lutte pour le droit de vote féminin son cheval de bataille et visait à attirer les femmes de la classe moyenne. La nature ouvrière et la radicalité réformatrice de la Fédération de Londres-Est entraîna son expulsion du WSPU en 1914.

Pendant la Première Guerre mondiale, la plus grande partie du mouvement international pour le suffrage féminin (par exemple le WSPU en Grande Bretagne ou la National American Woman Suffrage Association aux États-Unis) s’est ralliée au soutien à l’effort de guerre de leur pays, s’engageant dans une propagande patriotique/nationaliste pro-guerre. La guerre a exacerbé la pauvreté et les difficultés de la classe ouvrière dans l’Est de Londres et Sylvia Pankhurst avait tenté vainement d’alléger les souffrances des travailleurs par la charité et en faisant pression pour des réformes et des coopératives.

La révolution russe a conduit à un changement radical de la politique de Sylvia Pankhurst. En effet, le nom de son organisation a évolué de “Fédération des Suffragettes de l’Est de Londres” en “Fédération pour le Suffrage des Femmes”, puis en “Fédération pour le Suffrage des ouvriers” et enfin “Fédération Socialiste des Ouvriers”. Le nom de son journal est passé de : La menace féminine, à : La menace ouvrière, ce qui a illustré ce changement de politique, passant des “femmes” (une catégorie interclassiste), aux “femmes ouvrières”, et enfin à la “classe ouvrière” en général et son rejet ultime de la politique du suffragisme réformiste au profit du communisme.

En 1918-1919, Sylvia Pankhurst a reconnu qu’il était inutile et en fait réactionnaire de faire campagne en faveur du droit de vote au milieu d’une vague révolutionnaire mondiale et prolétarienne. À une époque où la classe ouvrière révolutionnaire remettait en question l’existence même des Parlements et des États-Nations, la question du vote des ouvriers, des femmes ou des femmes de la classe moyenne à ces mêmes parlements bourgeois, avait perdu toute pertinence. Les parlements n’étaient plus un lieu de contestation politique important pour le prolétariat, l’avenir était à chercher dans la forme des soviets territoriaux (conseils ouvriers).

“Le Parti Communiste, estimant que les instruments de l’organisation et de la domination capitaliste ne peuvent être utilisés à des fins révolutionnaires, s’abstient de toute participation au parlement et au système de gouvernement local bourgeois. Il ne manquera pas d’expliquer sans relâche aux ouvriers que leur salut ne réside pas dans les organes de la “démocratie” bourgeoise, mais dans les Soviets Ouvriers.

Le Parti Communiste refuse tout compromis avec les socialismes de droite ou centriste. Le parti travailliste britannique est dominé par les opportunistes réformistes, les social-patriotes et les bureaucrates syndicaux, qui se sont déjà alliés au capitalisme contre la révolution ouvrière dans leur pays et à l’étranger. La construction et la constitution du parti travailliste britannique est telle que les masses ouvrières ne peuvent pas s’exprimer à travers lui. La classe ouvrière est et restera affiliée à la Deuxième Internationale, aussi longtemps que cette Internationale existera”. (Résolutions provisoires pour la constitution du programme du Parti Communiste, 1920).

Cette grande campagne médiatique autour de la célébration du suffragisme, et la tentative de présenter Sylvia Pankhurst comme une suffragette, plutôt que comme la militante communiste anti-parlementaire qu’elle est devenue, tout cela procède d’une offensive idéologique de la classe dirigeante : récupérer ce qui peut l’être, dissimuler ce qui ne peut être récupéré, pour réécrire l’Histoire, en laissant de côté tous les éléments révolutionnaires. D’une manière générale, il s’agit de saper la mémoire historique du mouvement de la classe ouvrière au moment du centenaire de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-1923.

Pourquoi la classe dirigeante fait-elle tant de bruit autour de la commémoration de la Loi sur la représentation du peuple (People Act) de 1918, la présentant comme un grand moment de l’histoire britannique ? Pourquoi présente-t-elle les suffragettes comme des héroïnes nationales ? Qu’aurait pensé la Communiste de Gauche Sylvia Pankhurst de cette fête nationale ?

“Il est intéressant de noter que les obstacles juridiques qui ont été opposés à la participation des femmes au parlement et à ses élections n’ont été levés que lorsque le mouvement pour l’abolition du Parlement a été fortement encouragé par le spectacle de l’effondrement du parlement russe et la création des Soviets.

Les événements de Russie ont suscité une réponse à travers le monde, pas seulement parmi la minorité qui était favorable à l’idée du Communisme des Conseils, mais aussi parmi les tenants de la réaction. Ces derniers étaient parfaitement conscients de la croissance du soviétisme lorsqu’ils ont décidé de jouer la carte de la vieille machine parlementaire en accordant à certaines femmes à la fois le droit de vote et le droit d’être élues”. (La menace ouvrière, 15 décembre 1923).

N’est-il pas vrai que tous ceux qui célèbrent le droit de vote sont englués dans la défense de la démocratie ?

“Même s’il était possible de démocratiser les rouages du parlement, il garderait son caractère intrinsèquement anticommuniste : le roi pourrait être remplacé par un président, toute trace du Bureau actuel abolie, la Chambre des Lords pourrait disparaître ou être transformée en Sénat, la Premier ministre choisi par un vote majoritaire au parlement ou élu par un référendum populaire, le Cabinet pourrait être choisi par référendum ou devenir un Comité exécutif élu par le parlement. Les lois parlementaires pourraient être ratifiées par référendum…, malgré tout cela, le parlement resterait une institution non communiste.

Sous le communisme, nous n’aurons pas un tel mécanisme de législation et de coercition. L’activité des Soviets sera d’organiser la production et la fourniture de services pour tous ; ils ne peuvent avoir aucune autre fonction durable”. (S. Pankhurst, 1922)

Craftwork, 12 février 2018

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Histoire du mouvement ouvrier

La “nouvelle Turquie” d’Erdogan: une illustration majeure de la sénilité du capitalisme (Partie I)

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L’histoire de la Turquie, particulièrement dans la période récente, est complexe et nous ne pouvons pas traiter ce sujet dans un seul article. Nous avons publié un autre article sur la “question kurde” inséparable de cette thématique, dans laquelle nous montrons que la revendication pour l’auto-détermination nationale était déjà un anachronisme au tournant du siècle précédent.

Si nous jetons un œil sur quelques exemples significatifs des opérations menées par l’État turc depuis sa création, et particulièrement depuis les années 1990, le développement général de la crise économique, de la répression, du militarisme et de l’irrationalité, facteurs qui ont marqué le XXe siècle et le début du XXIe, sont clairement identifiables. Quels ingrédients de la décadence du capitalisme ? Quels éléments spécifiques au passé de la Turquie affectent et influent la situation présente de cet État totalitaire, militarisé et toujours plus islamisé ? La gravité de cette situation est-elle le résultat de l’ambition débridée d’un seul homme et de sa “vision” ou ne reflète-t-elle pas plutôt les dernières contorsions de l’impérialisme turc dans le chaos grandissant au Moyen-Orient, imposé par le capitalisme en décomposition ?

Le “nouvel Empire turc” resurgit du passé

Tout d’abord, revenons presque 1000 ans en arrière avec la bataille de Manzikert en 1071, où une tribu turcique originaire d’Asie Centrale mis en déroute les chrétiens à Byzance, provoquant une chaîne d’événements qui permirent aux Turcs seldjoukides de prendre possession des terres correspondant au territoire de la Turquie moderne et de créer un empire s’étendant jusqu’à la Palestine actuelle, l’Irak, l’Iran et la Syrie, jetant dès lors les bases pour la construction du grand Empire ottoman transcontinental. La bataille de Manzikert (fait pour le moins obscur) est importante pour notre investigation car elle a été de nombreuses fois mentionnée récemment par Erdogan, le président de la Turquie. Que cette histoire ne soit en grande partie que mensonges, exagérations et idées chimériques lui importe peu, tout comme à n’importe quel autre politicien calomnieux qui voudrait nous transporter vers le mythique “passé glorieux de la nation”. Cela n’empêchera pas Bilal Erdogan, le fils de Recip, en charge de la politique éducative en Turquie (qui à cause de ses tractations financières – et celles de sa famille – avec Daesh, a gagné le surnom de “ministre du pétrole de l’État islamique”), de marteler l’exemple de Manzikert dans les désormais très islamisées écoles turques.

Les écoles religieuses, les Imam Hatip Lisesi (IHL), sont passées de 23 000 à plus d’un million d’élèves en l’espace d’un an. Dans la plupart des cas, la théorie de l’évolution et la physique ont été abandonnées ou reléguées au second plan, avec des milliers d’enseignants intimidés, limogés ou emprisonnés afin que le djihad puisse être enseigné, sous la surveillance d’une police religieuse, à ce que le président Erdogan appelle désormais la “génération pieuse”. Le Wall Street Journal a d’ailleurs récemment appelé la Turquie “l’autre État islamique”.

En dehors des préparatifs d’Erdogan pour le millième anniversaire de 1071, il a également exposé sa vision des défis à venir pour la “Nouvelle Turquie” dans les deux prochaines décennies. Lors de manifestations férocement nationalistes, imprégnées des attributs de l’Empire ottoman, incluant des soldats en tenue traditionnelle s’exerçant au maniement du cimeterre alors que d’autres jouaient sur des instruments ottomans, Erdogan a parlé de l’émergence de la “Nouvelle Turquie” ainsi que des projets pour les vingt prochaines années, tout cela basé sur la “Grande Vision” qu’il a présentée au 4e Congrès de son Parti de la Justice et du développement (AKP). Il a par conséquent prédit que la Turquie deviendrait l’“épicentre” d’un nouveau Moyen-Orient dans lequel elle aura un rôle central de modèle : “Une grande nation, un grand pouvoir (…) où les frères et sœurs arabes soudés par une même civilisation et une histoire commune […] travailleront ensemble”.

Erdogan est souvent enclin aux vociférations, à la versatilité et l’exagération mais il n’y a aucun doute sur le fait que, sous son règne, l’impérialisme turc va tenter de se réaffirmer au Moyen-Orient et au-delà.

La louange du passé par Erdogan jette les bases de sa vision du nouvel “Empire” turc. Le centenaire de la fondation de l’État turc en 2023, thème très souvent vanté par Erdogan et au sujet duquel il fait lui-même campagne, porte l’idée que son pays deviendra aussi puissant et influent que l’Empire ottoman l’était durant son apogée. Aujourd’hui, la Turquie devient bel et bien “l’épicentre” mais l’épicentre de la décomposition capitaliste où les tendances centrifuges, la corruption, l’utilisation cynique des réfugiés, la dette et la guerre prédominent.

La position géostratégique de la Turquie et son rôle dans la naissance du pays sur les restes de l’Empire ottoman

La Turquie est à la fois une barrière et un pont entre deux continents, au centre même des rivalités impérialistes qui remontent bien avant l’existence de ce pays. Par ailleurs, sa position géographique ainsi que sa taille lui permettent de façonner les événements se produisant au Moyen-Orient, dans les Balkans et le Caucase. Son emplacement la rend apte à retenir la Russie car elle bloque le passage entre la mer Noire et les eaux chaudes de la Méditerranée.

Ce point fut d’une importance capitale au XIXe siècle pour la France et la Grande-Bretagne dans leur rivalité avec l’État tsariste. Cela était en effet un élément déterminant durant la guerre de Crimée qui se solda par la défaite russe et la signature du traité de Paris en mars 1856. Cette guerre marqua l’ascendance de la France comme grande puissance et la poursuite du déclin de l’Empire ottoman qui connut néanmoins un bref répit grâce à la Grande-Bretagne qui souhaitait le maintenir contre la Russie. Ce fut également le début de la fin pour le régime tsariste.

La Grande-Bretagne parvint à réduire et confiner la flotte russe à la mer Noire et eut le champ libre pour contrôler les mers durant les deux ou trois décennies suivantes. La guerre accéléra la décadence des parties eurasiennes et africaines de l’Empire ottoman, avec la montée des ambitions nationalistes dans les différentes parties qui le constituaient, soutenues ou influencées par la Grande-Bretagne et la France. L’Empire avait déjà été affaibli dans les années 1820 par la décadence interne de sa propre classe dominante, cette dernière trouvant son origine dans des entraves plus apparentées à du despotisme asiatique qu’à du féodalisme pré-capitaliste. Il fut incapable d’arrêter la marée du capitalisme dont le cadre est l’État-Nation et les mouvements nationalistes, qui entraînèrent l’indépendance de la Grèce en 1832, de la Serbie en 1867 et de la Bulgarie en 1878 et accélérèrent plus encore le déclin de l’Empire.

Il y existait également des tensions au sein de l’appareil d’État ottoman lui-même, avec des éléments favorables au développement du capitalisme qui, une fois implantées, fit surgir des luttes ouvrières à partir des années 1860 jusqu’au début des années 1900 [2], comme celles des ouvriers chrétiens et musulmans des chantiers navals luttant ensemble à Kasimpasha (dans l’actuelle Turquie) et des grèves de plus grande importance à Constantinople dans différentes industries impliquant des ouvriers d’ethnies et de religions différentes combattant côte à côte. Le démantèlement ultérieur de l’Empire, depuis la Bulgarie jusqu’à l’Arabie, sera exploité par les grandes puissances pendant et après la Première Guerre mondiale et, à l’image de sa décadence, l’impérialisme établira les nouvelles frontières. Le conflit mondial fut en fait le coup de grâce. La Turquie entra en guerre aux côtés de l’Allemagne après que ses ressources eurent été en grande partie appauvries durant la guerre des Balkans de 1912-13.

L’influence allemande sur les Ottomans se faisait déjà ressentir avant la guerre avec la construction de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad et, de fait, l’attaque que ces derniers menèrent contre la Russie en tant que membres des Empires Centraux amena les nouveaux alliés de la Russie, la France et la Grande-Bretagne, à leur déclarer la guerre en novembre 1914.(1)

La montée du nationalisme kurde est entièrement liée à la dissolution de l’Empire ottoman. Il fit son apparition en 1880, lorsque les dirigeants ottomans usèrent principalement de forces kurdes pour protéger leurs frontières contre la Russie. Dans ce but, ils cooptèrent de puissants leaders kurdes dans leur gouvernement et ceux-ci apportèrent un soutien considérable au régime, participant au massacre des Arméniens à la fin du XIXe siècle et combattant pour lui durant la Première Guerre mondiale.

Les velléités d’indépendance kurde, encouragées par les Britanniques dans leurs propres intérêts impérialistes, furent anéanties par le traité de Lausanne en 1923. L’indépendance kurde ne pouvait survivre au choc de la Première Guerre mondiale ni à ses convulsions ultérieures et plusieurs milliers de Kurdes furent déplacés et périrent, suivant le modèle qui avait précédé la guerre.

Les Kurdes étaient majoritairement contre les politiques de laïcisation de Kemal Atatürk et son nouveau régime. De nombreuses révoltes kurdes furent brutalement réprimées par l’État turc tout au long des années 1920 et 1930.

Le nouvel État turc naît dans la violence et le génocide

Les restes de l’Empire ottoman en décomposition furent désossés par les puissances coloniales européennes. En 1916, les Français et les Britanniques, avec le consentement de la Russie impériale, signèrent les accords secrets de Sykes-Picot. Ces accords prévoyaient une division selon des zones d’intérêts et imposaient des frontières arbitraires, donnant ainsi naissance à la Palestine, la Syrie, l’Irak, l’Arménie, le Liban et permettant la formation de l’État turc moderne, la République de Turquie, fondée par son premier président Mustafa Kemal Atatürk en 1923. Les termes de la mise en place de la République furent codifiés par les principales puissances à travers le Traité de Lausanne en juillet 1923. Il consacra la fin officielle des conflits liés à la “Grande Guerre” et définirent les frontières de la Turquie ainsi que ses relations avec ses voisins. Celle-ci devait en outre abandonner tout droit de regard sur les restes de l’Empire ottoman.(2)

La dissolution de l’Empire, entraînant la création de “nations” sur ses cendres, illustre l’inéluctable dynamique propre à la décadence du capitalisme et son basculement total dans l’impérialisme, comme le soulignait Rosa Luxemburg en 1915 dans sa Brochure de Junius : “La politique impérialiste n’est pas l’œuvre d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international par nature, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire”.

De fait, le nouvel État turc naquit sur les cendres de l’Empire ottoman et fut aussitôt entraîné dans le tourbillon décadent du capitalisme, un tourbillon de violences, de guerres, de capitalisme d’État et de nettoyages ethniques. Un des premiers génocides capitalistes eut lieu sous le nouveau régime, avec la mort d’un million et demi d’Arméniens à travers les marches forcées, les viols et les meurtres en mai 1915. Un nombre similaire de Grecs furent tués par les Turcs et plus de 250 000 Assyriens à la fin de la Première Guerre mondiale. Des pogroms eurent lieu également en Turquie, comme ceux contre l’importante minorité alévie.(3)

La religion était réprouvée par la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie naissante, ses cadres dirigeants qui avaient lutté contre l’ancien régime. Le Califat ottoman fut aboli en même temps que les tribunaux islamiques. Ils mirent à bas tous les attributs des oulémas (chefs religieux islamiques), les exclurent de l’appareil d’État et transférèrent leurs richesses et leurs propriétés vers le Trésor public.

Le combat du kémalisme contre la religion était également celui mené contre l’ancien régime. Kemal faisait partie de ceux qui, dès le début, étaient farouchement déterminés à écraser toute tentative de résistance kurde. “Il n’y eut aucun représentant kurde à la conférence de Lausanne et les Kurdes n’eurent aucun rôle à jouer parmi les minorités non-musulmanes en Turquie, c’est-à-dire les Arméniens, les Grecs et les Juifs”. Le régime de Kemal Atatürk fut renforcé par le soutien des Bolcheviks dans leur désastreuse politique étrangère qui fut rendue officielle en 1921.(4)

La république laïque était une expression des débuts du capitalisme d’État et elle fut une réponse au besoin de survie et de lutte des derniers partisans du vieil Empire. La concentration précoce du pouvoir dans l’État laïc turc explique pourquoi l’armée a toujours été centrale dans la vie politique turque.

Les kémalistes furent dans l’obligation de créer une Turquie laïque qui existait à peine dans les esprits. Il fallut donc du temps pour que celle-ci se stabilise et son emprise était loin d’être solide. La ferveur religieuse qui marqua l’incident de Menemen, une révolte d’inspiration islamiste en 1930 et les divers soulèvements kurdes, sont des exemples de ces soubresauts. Les kémalistes autorisèrent deux partis d’opposition officiels (Le Parti Républicain Progressiste en 1924, et le Parti Républicain Libre en 1930) mais les deux comportaient de nombreux et puissants éléments religieux [3] en leur sein et furent rapidement dissous par l’État.

Concernant le prolétariat, ce dernier poursuivit et accentua les luttes qui avaient émergé sous l’ancienne classe dominante ottomane. L’apparition d’une Gauche communiste, l’aile gauche du Parti communiste de Turquie, accompagna le développement de ces luttes et les deux prirent place dans un contexte très dangereux voire mortel pour les révolutionnaires et les ouvriers. C’était une expression de la vague révolutionnaire qui avait embrasé le monde et certains des militants de l’aile gauche avaient été impliqués dans les soulèvements spartakistes en Allemagne et la Révolution russe. La réalité de la situation dans laquelle se trouvaient les prolétaires démontra qu’ils étaient désormais clairement confrontés à la nature réactionnaire de la “libération nationale” et, cela, dès le début. Le 1er mai 1920 et durant une grande partie des années 1920, les grèves et les manifestations éclatèrent parmi les ouvriers de Turquie avec, fréquemment, des slogans internationalistes et des drapeaux brandis en solidarité avec les luttes de classe partout dans le monde.(5)

La Turquie demeura un puissant élément de l’impérialisme jusqu’à et pendant la Seconde Guerre mondiale. Du fait des conditions historiques, les tensions impérialistes s’étaient d’abord accentuées en Extrême-Orient et commençaient juste à resurgir en Europe. C’est pourquoi dans les années 1930, la politique de Kemal Atatürk put rester à l’écart de toute intervention étrangère, lui laissant le champ libre pour asseoir son propre pouvoir. En 1937-38, il risqua cependant la guerre avec la France en tentant d’annexer la province d’Alexandrette appartenant à la Syrie et sous contrôle français. Il y eut également des conflits avec Mossoul comme enjeu principal, mais sa politique de “non-intervention” perdura après sa mort et durant la guerre de 1939-45.

Avant cela, des factions au sein de la bourgeoisie turque désiraient s’aligner sur l’Allemagne et il y eut un pacte de non-agression entre les deux pays, mais il existait également des accords et des pactes secrets avec les Britanniques. Les Alliés furent en général satisfaits de la neutralité turque durant la guerre et de sa position empêchant à l’Allemagne l’accès au pétrole du Moyen-Orient. La Turquie refusa également que l’Allemagne puisse accéder à ses vastes ressources en chrome, élément vital pour la production militaire que les Alliés se procuraient en grande quantité ailleurs.(6) En février 1945, elle déclara la guerre aux puissances de l’Axe.

1945-1990 : Guerre Froide, coups d’État et conséquences

L’importante position géostratégique de la Turquie au début de la décadence du capitalisme se confirma encore davantage durant la guerre froide. Sous les auspices américaines et britanniques, la Turquie devint un des membres originels des Nations Unies en 1945, combattit pour le bloc de l’Ouest en Corée et dès 1952 était membre de l’OTAN. Juste après la Seconde Guerre mondiale, la Russie fit lourdement pression sur la Turquie afin d’établir des bases militaires sur son territoire et que sa marine puisse librement accéder aux détroits des Dardanelles et du Bosphore (la dénommée “Crise des Détroits”). Cette manœuvre fut contenue par la doctrine Truman en 1947 par laquelle l’Amérique garantissait la sécurité de la Grèce et de la Turquie contre la Russie. S’ensuivit une aide américaine considérable, à la fois économique et militaire qui fit de la Turquie un allié sûr du bloc de l’Ouest. La Turquie fut ainsi l’un des premiers pays à prendre part à l’opération Stay-behind, une structure clandestine rattachée à l’OTAN, en lien avec les services secrets, les élites bourgeoises et le crime organisé.

La classe des marchands et des petits producteurs turcs s’enrichit grâce à la guerre et leurs intérêts s’élevèrent contre les impératifs capitalistes d’État des kémalistes. Leur capacité à investir et à accumuler était entravée par les restrictions que leur imposait la mainmise centralisée des kémalistes sur le pouvoir. Consécutivement à cela se développa l’opposition légale du Parti démocratique, détrônant le Parti républicain du peuple (kémaliste) qui avait dominé la “période du parti unique” de 1923 à 1945. Le premier était en partie composé d’éléments du second et bien qu’il ait facilité le développement de l’Islam, il ne fit rien qui puisse compromettre l’appartenance de la Turquie à l’OTAN et encouragea même les rapprochements avec l’Ouest. De même, il ne soutint pas le nationalisme kurde. Les difficultés et les pénuries provoquées par la guerre couplées aux mesures d’urgence du gouvernement, affectèrent gravement de larges couches de la paysannerie. Le nouveau processus électoral donna au vote rural un poids notable.

Le seul élément de différence entre les deux partis était la position du Parti démocrate à l’égard de la religion, ce dernier exigeant un plus grand respect dans ce domaine et moins d’interférence de la part de l’État. Cela mobilisa de larges proportions de la population rurale, dont des éléments islamistes. Le PRP fut obligé d’aller courtiser les électeurs ruraux et religieux et cela entraîna un assouplissement dans la relation de l’État avec la religion.

Le bail du Parti démocrate au pouvoir prit fin avec le coup d’État de 1960, le premier d’une série de “réajustements” opérés par l’État turc entre 1960 et 1997. Le coup d’État fut mené par des éléments militaires issus de la cellule turque stay-behind. Un des héritages que légua le Parti démocrate fut le renforcement et l’expansion de l’islamisme en Turquie, phénomène également lié à l’augmentation de la production agricole, de la prospérité des marchands et de la petite bourgeoisie ainsi que du poids du vote rural. Ces derniers éléments se servirent de l’Islam comme cri de ralliement contre le régime et ils se rassemblèrent finalement en fondant le Parti du salut national en 1972.

Alors que la crise économique frappait à la fin des années 1960 et que l’aide américaine se réduisait, la rapide industrialisation et l’exode rural en Turquie entraîna des vagues toujours plus fortes de manifestations et des mouvements d’occupation de travailleurs agricoles. L’Islam non-officiel se développa parallèlement à sa version “officielle”, créant des madrasas, des clubs de jeunesse, des associations et de nombreuses publications. Divers confréries religieuses prospérèrent et des affrontements de rue armés eurent lieu entre celles-ci, les forces de sécurité, et des groupes fascistes comme gauchistes. C’est à cette époque que les Frères musulmans(7) firent leur première apparition en Turquie.

La classe ouvrière, de manière significative, resta à l’écart de ce terrain empoisonné, prenant en main ses propres moyens de lutte, les grèves et les manifestations, etc. malgré l’emprise plus ou moins grande des syndicats.

Un événement dans les années 1970 laissa présager la période à venir de décomposition dans laquelle les structures des blocs devaient devenir de plus en plus instables et les tendances centrifuges prévaloir. La Turquie envahit en effet la République de Chypre en 1974, donnant naissance à la République turque de Chypre du Nord, reconnue seulement par la Turquie à ce jour. Cela fut significatif dans la mesure où c’était une guerre entre deux pays membres de l’OTAN. C’était déjà une indication de la manière dont les tendances au “chacun pour soi” allaient s’imposer par l’éclatement du bloc russe quinze ans plus tard.

Un autre signe annonciateur de la décomposition, qui n’était pas lié directement aux ambitions impérialistes de l’État turc, fut la “troisième voie” (entre les deux blocs)” prônée par des groupes maoïstes turcs. Ces forces menèrent une “guerre populaire” dans les années 1970 et 1980, influencèrent le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) kurde et (ce ne serait pas la dernière fois) rassemblèrent des éléments de la gauche capitaliste et du fondamentalisme islamique.

Le coup d’État militaire de 1971 avait pour but la gestion d’un état de chaos qui englobait à la fois une agitation ouvrière et la montée de mouvements fascistes et islamistes foncièrement agressifs. Le haut commandement militaire prit le pouvoir avec le soutien des États-Unis et poursuivi la guerre de classe contre les travailleurs tout en établissant des politiques visant à juguler les groupes gauchistes et séparatistes kurdes.

La Turquie devint particulièrement importante pour les États-Unis dans la région suite au renversement d’un de ses pions majeurs dans la région, le Shah d’Iran, à la fin des années 1970, tout en étant elle-même proche du chaos avec à la fois les manifestations et grèves ouvrières, une inflation à trois chiffres, l’agitation maoïste et la montée du groupe fasciste les “Loups Gris” travaillant ouvertement main dans la main avec l’État. Le 1er mai 1977 sur la place Taksim, un demi-million de personnes manifesta. La répression d’État fit des dizaines de morts, de nombreux blessés et des milliers d’arrestations. Ces bouleversement amenèrent le coup d’État militaire de 1980 appuyé par les États-Unis et la Grande-Bretagne et impliquant la CIA, la firme américaine ITT et des forces de la cellule stay-behind. L’ordre militaire fut restauré. En 1997, la Turquie possédait alors la deuxième plus grande armée de l’OTAN avec plus de 700 000 soldats.

Le reste des années 1980 montra une bourgeoisie turque contrôlant relativement la situation, procédant même à une demande d’adhésion à la CEE (dont elle était un membre associé depuis 1963). L’événement principal de cette période (que nous détaillons dans un autre article) fut l’insurrection du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) fondé en 1978 et la réponse musclée que l’État turc offrit à la terreur que le PKK propagea. (A suivre…)

Boxer, 25 novembre 2017

 

1 L’analyse de Rosa Luxemburg sur la Question Polonaise [4] en 1896 est à ce titre éclairante, ainsi que des passages de sa Brochure de Junius. Tout aussi pertinente est La Guerre des Balkans, 1912-1913 par Léon Trotski.

2 Erdogan a récemment exprimé [5] son “amertume pour ce que nous avons perdu à Lausanne” et a déclaré que le traité “n’était pas irréfutable” tout en l’estampillant de “honte pour la nation”.

3 Les Alévis forment environ un quart de la population turque. C’est une branche étendue et plutôt souple de la religion chiite, qui n’accepte pas la Charia et dans laquelle les femmes bénéficient d’une plus grande égalité que dans l’Islam traditionnel. Sa direction a eu tendance à soutenir des éléments laïques en Turquie, plus pour se protéger que pour autre chose.

Plusieurs pogroms éclatèrent contre eux dans les années 1980 et 1990. Erdogan déclara qu’il les soutiendrait (tout comme il le prétendit pour les Kurdes) mais, au lieu de cela, il les a marginalisés et isolés davantage.

4 Cette politique désastreuse de l’IC conduisit à livrer les communistes turcs pieds et poings liés à Kemal Atatürk qui a mené très rapidement une politique de répression impitoyable contre eux, mettant le PC hors-la-loi et jetant ses membres par milliers dans les geôles du pays ou en les faisant pendre.

5 Voir brochure du CCI en anglais sur l’aile gauche du Parti Communiste turc : The Left Wing of the Turkish Communist Party.

6 La Turquie possède les plus larges stocks de chrome, essentiel pour renforcer l’acier et par conséquent indispensable pour la production d’armement. Pour une étude plus approfondie, voir : The Sinews of War : Turkey, Chromite and the Second World War.

7Les Frères Musulmans sont une branche dure de l’Islam sunnite qui, depuis au moins les années 1930, a construit la base de son pouvoir à travers les œuvres de “charité” islamiques. L’administration Trump tente actuellement de la faire reconnaître comme “organisation terroriste étrangère” alors que le gouvernement britannique l’a reconnue et l’a supportée jusque très récemment. Elle était à la base financée par les Saoudiens mais ils ne la reconnaissent plus désormais. Erdogan était proche des Frères Musulmans lorsque ceux-ci furent élus en Égypte en 2012. Par la suite, leur éviction du pouvoir eut un coût élevé en vies humaines, a fait s’abattre une nouvelle vague de répression et coûta cher aux Saoudiens. L’élection du président Mohamed Morsi des Frères Musulmans secoua l’Occident. Ce fut à la fois une expression de l’affaiblissement des États-Unis dans la région et de l’irrationalité grandissante du capitalisme. La Confrérie demeure influente au Qatar, où la Turquie possède une base militaire et au sein du Hamas, duquel Erdogan fut l’un des principaux soutiens.

 

Géographique: 

  • Turquie [6]

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  • Erdogan [7]

Rubrique: 

Situation internationale

La “nouvelle Turquie” d’Erdogan: une illustration majeure de la sénilité du capitalisme (Partie II)

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La première partie de cet article brossait un panorama de l’histoire de la Turquie, État issu de la décadence et dont l’importance géostratégique joua un rôle important dans les conflits impérialistes du XXe siècle. Dans cette seconde partie, nous verrons comment les enjeux autour de la Turquie ont évolué depuis 1989 et l’entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition.

L’implosion de l’URSS en 1989 et ses conséquences pour la Turquie et l’OTAN

L’éclatement du bloc russe en 1989 marqua également la fin des deux blocs et cela eut de profondes répercussions pour la Turquie au regard de son histoire et son poids géostratégique. Tous les facteurs de la décomposition entrèrent en scène et empirèrent la situation : chaos militariste, ambitions impérialistes dans un contexte de chacun pour soi, irrationalité du fondamentalisme religieux montant, renforcement des tendances totalitaires, répression pure et simple à l’encontre de revendications nationalistes impossibles à satisfaire, comportement sans cesse changeant à l’égard des autres pays et l’arrivée de millions de réfugiés et de déplacés, conséquence de tous ces facteurs et qui avait été utilisée comme arme impérialiste. La “nouvelle” et forte Turquie émergente est par conséquent une illustration particulière de la faiblesse du capitalisme et de sa décomposition.

Au lieu de la “victoire” du capitalisme et de sa super-puissance dominante, les États-Unis, on observe l’affaiblissement de ces derniers face à l’instabilité politique et économique, l’irrationalité et l’imprévisibilité, ce que le Moyen-Orient, avec la Turquie en acteur central, illustre particulièrement.

Durant la guerre froide, la Turquie était le principal bastion de l’Ouest contre la Russie. Une fois l’URSS dissoute (et avec elle la menace qu’elle représentait pour la Turquie), cet État n’avait plus autant besoin de l’OTAN. Même la récente annexion de la Crimée en 2014 par la Russie ne semble pas avoir menacé la Turquie. En fait, les relations grandissantes entre la Turquie et la Russie sont quelque peu problématiques pour l’Occident. La Turquie a bénéficié de l’invasion russe de la Crimée au point qu’elle a pu obtenir, suite aux sanctions économiques des Occidentaux, de l’énergie à bas prix. De son côté, la Russie compte toujours sur la Turquie pour laisser ses détroits ouverts, permettant à sa marine d’accéder aux eaux des mers chaudes. La Russie ne menaçant désormais plus ni sa frontière Est, ni celle de l’Ouest (des arrangements entre les deux pays, bien que non gravés dans le marbre, ayant été conclus au sujet de la frontière avec la Syrie), la dépendance de la Turquie envers l’OTAN s’est amoindrie. Sur son flanc oriental, la Turquie a intensifié ses relations avec l’Azerbaïdjan dont le pétrole et le gaz manquent à la Turquie. Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, la Turquie a développé des liens étroits sur les plans culturels, économiques et militaires avec l’Azerbaïdjan et a soutenu ce dernier en 2016 dans sa guerre contre l’Arménie (elle-même soutenue par les Russes), refusant toujours de reconnaître la “République indépendante du Haut-Karabagh”.

Mais, par-dessus tout, alors que la dépendance de la Turquie envers l’OTAN a diminué, celle de l’OTAN envers la Turquie s’est accentuée. A travers la poursuite de ses ambitions propres (ce qui signifie ne plus se soumettre à une quelconque alliance militaire, discipline ou à divers arrangements) la Turquie n’est pas seulement devenue peu fiable mais également imprévisible. Déjà en 2003, quand les États-Unis firent face aux problèmes en Irak, le Parlement turc a refusé le stationnement des troupes américaines en Anatolie orientale, que ces dernières avaient espéré pouvoir utiliser comme base militaire. Se retrouver engagée à faire face à la Russie devient un fardeau aussi inutile qu’indésirable pour la Turquie et au lieu de cela, on observe des tendances inverses à travers le rapprochement avec la Russie, ce qui fait de la Turquie une force en soi, ébranlant et affaiblissant l’OTAN. Si la Russie parvient à ramener la Turquie dans son orbite aux côtés de l’Iran, cela la renforcera considérablement. Poursuivant dans cette direction, la Turquie vient de finaliser l’achat de missiles russes S-400 et a discuté de la situation en Syrie avec la Russie à la mi-novembre avant une nouvelle entrevue à venir à Sotchi à ce sujet avec Poutine et l’Iran.

Au vu du grand nombre et de la forte concentration de travailleurs émigrés turcs et kurdes dans le monde, particulièrement en Allemagne et dans le reste de l’Europe, il y a clairement un danger que ces éléments soient mobilisés derrière des intérêts nationalistes. L’impérialisme turc possède les moyens de faire la propagande de ses intérêts perçus en direction de sa diaspora à travers l’organisation Milli Görüs (qui propage une vision nationaliste et religieuse), formée en 1969.(1)

Cela prit un certain temps, comme pour beaucoup de politiciens occidentaux, de comprendre les conséquences de la chute de l’URSS. L’économie turque se portait relativement bien, malgré une dette croissante. À la fin des années 1990, la Turquie rejoignit l’union douanière de l’Union Européenne et en 2005 engagea des négociations sur son adhésion à L’UE. Durant cette période, le coup d’État kémaliste/laïc de 1997, finalement occasionné par une manifestation anti-Israël arborant des images du Hamas et du Hezbollah, évinça le leader islamiste Erbakan et força l’interdiction des expressions et institutions religieuses. L’armée turque réalisa par conséquent un autre de ses “ajustements équilibrés”.

Cette période marqua l’ascension parallèle de l’ex-footballeur et ancien maire d’Istanbul, Recip Erdogan qui, bien que toujours écarté de la vie politique pour ses penchants islamistes, participa à la formation du Parti de la Justice et du développement (AKP) en 2001. Il déclara que le parti n’adopterait pas un axe islamique.

L’ascension de Recip Tayyip Erdogan

L’AKP vint au pouvoir en Turquie en 2002 par une victoire écrasante après que les chamailleries entre différentes factions de la classe dominante eurent mené le pays au bord de la faillite, forçant le FMI à le renflouer l’année précédente. Erdogan devint Premier ministre en 2003 alors que l’émigration des travailleurs turcs, une puissante soupape de décompression pour l’économie nationale, était en train de ralentir et que, de manière générale au Moyen Orient, il y avait un affaiblissement des pouvoirs laïcs et une montée du fondamentalisme religieux. Grâce à un mélange de structures de type mafieuses, de corruption et de clanisme, Erdogan devint Premier ministre et mit immédiatement en avant ses fortes ambitions et projets nationalistes : modernisation de l’infrastructure, création d’emplois (même s’ils étaient mal payés) grâce à l’endettement et aux investissements étrangers, tout cela baignant dans un fondamentalisme islamique toujours plus profond et ambitieux reposant sur des éléments arriérés. Afin d’affaiblir l’emprise de l’armée, qui demeurait une menace pour l’AKP, Erdogan conclut une alliance tactique avec le puissant responsable religieux Fethullah Gülen, le leader du pragmatique et transnational Hizmet islamiste (dit le “Service” ou “Confrérie Gülen”), mouvement solidement implanté dans la police turque, l’éducation, la presse et la justice. Gülen servit bien Erdogan, affaiblissant l’armée et la laïcité à travers son influence sur les tribunaux et toutes sortes d’intrigues et de manœuvres obscures. Mais les deux hommes, pris dans une lutte opposant différentes factions de la bourgeoisie turque, finirent par s’affronter à travers le scandale de corruption touchant directement Erdogan, et réciproquement par les accusations d’infiltration de la confrérie Gülen dans les services de renseignement turcs (MIT).(2) L’État turc a depuis désigné Gülen et son organisation comme “terroristes”. Erdogan a demandé l’extradition de Gülen des États-Unis pour son supposé rôle dans la tentative de coup d’État de 2016 mais les États-Unis ne sont pas disposés à accéder à cette requête, au vu du poids que représente la confrérie Gülen pour l’impérialisme américain et le message que cela représenterait pour tout “exilé” utile au Département d’État.

Depuis les années 1980 en particulier, il y a eu une montée de l’influence islamique et le renforcement du fondamentalisme religieux dans tout le Moyen-Orient. Par exemple, lors de la campagne pour les élections de 1987, le port du voile par les femmes dans les lieux publics comme les écoles, les hôpitaux et les bâtiments officiels, fut une question récurrente. Une des nombreuses parades utilisées par l’armée fut de s’opposer en 1997 aux plans d’Erkaban en refusant de donner aux lycées Imam Hatip (Imam Hatip Lisesi – IHL – en turc) le statut d’école publique. En conséquence, le nombre d’étudiants des IHL chuta de 500 000 en 1996-1997 à environ 100 000 en 2004-2005. En 1998, Erdogan fut condamné à 10 mois de prison (il fut relâché au bout de 4 mois) pour “incitation à la haine religieuse”. Il lui fut également interdit de se présenter à des élections et d’occuper une fonction politique. En mars 2008, le procureur général de l’État, avec le soutien de l’armée, planifiait de déclarer l’AKP illégal car ce dernier devenait un “point de cristallisation d’activités anti-laïques”, suite à la fin de l’interdiction de porter le voile dans les universités. Peu de temps après, la Cour Suprême rejeta le plan du procureur général.

Suite à cela, l’AKP d’Erdogan devint plus que déterminé à diminuer le pouvoir de l’armée. Cependant, depuis la rupture entre Gülen et Erdogan, il y a désormais encore plus de divisions entre Turcs “blancs et noirs”, les “kémalistes” et les “religieux”. De plus les groupes islamiques sont désormais divisés en deux branches.

Depuis la proclamation de la République turque en 1923, toutes les tentatives de “contenir” l’influence des forces islamiques ainsi que leur pénétration au sein des structures de l’État ont échoué ; de fait, depuis les années 1980 (comme ailleurs avec la montée des Moudjahidines et Khomeini en Iran à la fin des années 1970), cette montée du fondamentalisme islamique, sous différentes formes, reflète une tendance globale vers un militantisme religieux extrêmement réactionnaire.(3) Dans un même temps, l’armée ayant réprimé d’une main de fer durant une décennie tous les groupes d’opposition (qu’ils soient islamiques, kurdes ou autres), cela a établi une polarisation factice entre une armée présentée comme “anti-démocratique” et les forces “démocratiques” comme l’AKP qui n’étaient pas moins autoritaires.

Aujourd’hui, le clan Erdogan dirige l’État comme sa propre entreprise, toutes les charges de corruption contre celui-ci ayant-été abandonnées depuis belle lurette et les personnes impliquées dans la procédure judiciaire qui le visait ont été purgées. Mais, derrière le clan Erdogan, repose une forme particulière de totalitarisme d’État, basée sur une exclusion religieuse réactionnaire, des discours nationalistes enragés et de fortes ambitions impérialistes.

L’utilisation de la question des réfugiés par l’impérialisme turc

Une nouvelle preuve de l’importance de sa position géostratégique est que la Turquie représente également une tête de pont pour tous les réfugiés fuyant la guerre au Moyen-Orient. Mais les réfugiés sont également utilisés dans un cynique exercice de chantage face à l’Union Européenne. L’UE a payé de fortes sommes à l’AKP d’Erdogan pour qu’il retienne les réfugiés et Erdogan a souvent menacé de les laisser partir pour l’Europe. Dans ce but, la Turquie a de nouveau demandé 3 milliards d’euros à l’Europe pour 2018.

La bourgeoisie turque a également tiré profit de l’organisation du trafic de migrants de l’Afrique vers l’Europe, ce qui éclaire un peu plus les visées impérialistes de la Turquie sur ce continent. Les ambassades turques, consulats, entreprises et autres ont fleuri dans toute l’Afrique, tout comme la compagnie aérienne Turkish Airlines. À travers des vols peu onéreux, subventionnés, les candidats à l’émigration peuvent voyager depuis l’Afrique du Nord et sub-saharienne jusqu’à la Turquie. De là, ils sont amenés jusqu’aux frontières de l’Europe avec l’appui nécessaire de réseaux du crime organisé qui sont incorporés dans l’État turc. Erdogan a mentionné plusieurs fois la création d’une zone exempte de visas pour les ressortissants des pays musulmans, une sorte de “Schengen islamique” que l’Europe voit d’un très mauvais œil.

Aux côtés des Mili Görüs mentionnés précédemment, la Turquie dispose de nombreuses ONG qui servent ses intérêts impérialistes. Parmi celles-ci se trouve la Fondation pour l’aide humanitaire (IHH) qui supervise des programmes sanitaires majeurs dans de nombreux pays africains et qui est présente dans des dizaines d’autres. Sa montée en puissance coïncida avec les nombreux voyages d’Erdogan en Afrique et le développement général du soft power turc qui s’étend au-delà du continent africain. L’IHH est structurée selon les lignes directrices des œuvres caritatives des Frères Musulmans et contient de fait des cadres de l’organisation. C’est cette organisation qui, sous la direction d’Erdogan, lança la “Flottille pour Gaza” en 2010, incluant des éléments de la gauche du capital qui n’eurent aucun problème à se mêler à leur équipage fondamentaliste islamique.(4) La plupart des médicaments que la flottille transportait durant cette farce impérialiste avaient expiré avant que celle-ci ne soit stoppée par le blocus israélien.

La pratique du soft power turc s’étend à son allié pakistanais ou à son ONG, Kizilay, qui a construit des mosquées dans le style ottoman près de la frontière indienne. Erdogan a soutenu le Pakistan sur la question du Cachemire et en retour, le régime pakistanais a facilité la purge des “gulénistes” au sein des établissements scolaires turco-pakistanais. Les deux pays ont en effet besoin l’un de l’autre pour défendre leurs intérêts contre les États-Unis.

Erdogan affirme sa position et son autorité

Après s’être affiché comme “ami” et “défenseur de la paix” auprès des Kurdes, Erdogan, une fois à la tête de l’État, fut contraint de tomber le masque à cause du succès électoral du Parti démocratique des peuples pro-Kurde (HDP) qui menaçait la majorité de l’AKP au parlement. Mais ce volte-face fut principalement dû aux succès des Unités de protection du peuple kurdes qui gagnèrent des pans de territoire le long de la frontière turco-syrienne.

Tout comme la bourgeoisie israélienne souhaiterait se débarrasser des Palestiniens, la Turquie souhaite se débarrasser des Kurdes. En juillet 2015, l’armée turque lança une guerre-éclair contre les positions séparatistes kurdes dans le sud-est, détruisant les zones civiles étendues qui abritaient les combattants kurdes.

L’AKP qui avait remporté une victoire écrasante en 2011 avec 49,8 % des voix, ne récolta que 40,9 % à l’élection de juin 2014. De surcroît, le (HDP) fit un score de 13,1 % et put ainsi siéger au parlement. Le résultat signifia qu’Erdogan ne put atteindre la majorité nécessaire de deux-tiers pour modifier la constitution.

Obsédé par le fait de devenir le “nouveau Sultan” du nouvel Empire ottoman, l’AKP ordonna à l’appareil judiciaire de mettre l’HDP hors-la-loi.

Sous les effets combinés de la terreur d’État, des attaques terroristes de Daech et du PKK, une part importante de la population intimidée se jeta dans les bras d’Erdogan et à l’élection de novembre 2015, l’AKP disposa enfin de la majorité nécessaire. À nouveau la répression contre les Kurdes se renforça à mesure que le parti gagna en puissance. Erdogan consolida encore sa position en gagnant le référendum de 2017, changeant ainsi la constitution et concentrant ainsi un pouvoir toujours plus large entre ses mains.

Malgré l’élection orchestrée par l’AKP au pouvoir, Erdogan l’emporta seulement avec une courte majorité de 51 % des voix. Significativement, les trois plus grandes villes de Turquie, Istanbul comprise, votèrent contre lui mais, selon le Washington Post du 17 avril 2017, il fit mieux que prévu auprès des électeurs kurdes (probablement terrifiés par la tournure des événements). Ce n’est pas la première fois qu’Erdogan s’en sort de justesse : il se produisit la même chose durant le putsch raté de 2016.(5)

Erdogan sortit renforcé de cet épisode et de la purge (dans le plus pur style stalinien) qui s’ensuivit et qui sévit encore jusqu’à ce jour : des torrents de propagande contre les “comploteurs” et les “terroristes” sont diffusés depuis continuellement par l’État, alors que toute contestation est systématiquement écrasée.

Par le développement particulier de son capitalisme d’État teinté de fondamentalisme religieux, la Turquie s’est éloignée de l’Union Européenne. Son rôle déjà fragile au sein de l’OTAN est devenu incertain et, tout en étant impliquée dans des querelles diplomatiques avec les États-Unis et l’OTAN au point de se retirer de manœuvres opérées par cette dernière, elle a opté provisoirement pour des relations plus amicales, quasi-stratégiques et également très imprévisibles avec la Russie.

Même si les médias présentent Erdogan comme le “nouveau Sultan” et que lui-même se présente comme l’architecte de la nouvelle “Turquie islamique moderne” (après la “Turquie moderne et laïque” d’Ataturk), différente du “modèle” iranien théocratique, ce projet ne reflète pas uniquement, loin s’en faut, l’ambition d’un leader mégalomane. Comme nous l’avons évoqué précédemment, il représente la résurgence des ambitions impérialistes d’une Turquie au sein d’un noyau impérialiste toujours plus chaotique et en pleine fragmentation. En fait toutes les composantes de la classe dominante sous l’AKP ont été impliquées dans ce processus.

Quel avenir pour la Turquie et la classe ouvrière ?

Erdogan intensifie son projet avec l’ambition de faire de la Turquie une super-puissance d’ici 20 à 30 ans. Ce qui apparaît comme une lubie ne tient pas compte de la présente irrationalité du capitalisme en décomposition. Pour que ce nouveau “Sultanat” prenne forme, la “question kurde” doit être réglée une fois pour toutes et les relations avec la Russie doivent s’intensifier.

Avec ses pouvoirs grandissants, Erdogan s’est éloigné de l’OTAN, a pris ses distances avec l’Europe et l’Allemagne et voit les États-Unis comme une puissance hostile. La Turquie n’est pas en état de guerre ouverte avec une autre puissance mais elle est impliquée dans des opérations militaires en dehors de son territoire et se retrouve être de plus en plus le théâtre d’affrontements entre l’armée turque et les groupes que celle-ci a combattus au sein ou en dehors des frontières mêmes de la Turquie (PKK ou Daech). Le pays lui-même risque de s’engouffrer dans une spirale de chaos militariste tout en étant entouré par des millions de réfugiés et une instabilité impérialiste globale.

Il y a cependant des facteurs imprévisibles en jeu. La nature de la politique extérieure américaine sous Trump, les tensions grandissantes entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et leurs répercussions sur le Liban avec la possibilité d’une intervention militaire israélienne dans la région, tous ces facteurs auront vraisemblablement un retentissement sur des zones représentant des intérêts importants pour la Turquie : la Syrie, l’Irak, le Liban,(6) Gaza, etc.

Les impressionnantes performances économiques de la Turquie ces dernières années, qui renforcent la “popularité” d’Erdogan, semblent se placer sur le court terme et sont sous la menace d’une instabilité géopolitique, ce qui signifie que cet avantage s’estompera au moment même où la soupape de sécurité de l’émigration cessera de fonctionner et où la dette augmentera. Aucune campagne d’intoxication religieuse ou aucun délire sur le “nouvel Empire” ne pourront compenser cela.

Le poids de l’économie de guerre, qui engloutit d’énormes quantités d’argent, aura vraisemblablement des répercussions sur les conditions de vie du prolétariat. Les manifestations du Parc Gezi en 2013 suivirent une vague de protestations contre la guerre et le gouvernement dans le sud et rassembla des manifestants au-delà des divisions religieuses, sexuelles et ethniques. La classe ouvrière était présente dans ces manifestations mais pas avec un fort sentiment d’appartenance de classe.(7)

Est-ce que le prolétariat est prêt à être asservi et à mourir pour les projets d’Erdogan ? Le prolétariat turc a montré historiquement une solide tradition de lutte et de militantisme. Il doit absolument rester sur son terrain de classe et développer ses luttes de manière autonome tout en refusant d’être entraîné dans des campagnes nationalistes et pro ou anti-Erdogan.

Boxer, 25 novembre 2017

 

1 Milli Gorus est une organisation pro-musulmane et anti-occidentale. Elle possède environ 2 500 groupes locaux, construit environ 500 mosquées et crée de nombreuses fondations. Elle n’inclut pas seulement des Turcs islamiques mais également des Sunnites d’Asie centrale et du Caucase. Son épicentre se trouve en Allemagne et elle possède des ramifications dans de nombreux pays européens mais également en Australie, au Canada et aux États-Unis. L’organisation fut fondée par Necmettin Erbakan, islamiste, anti-européen, anti-kémaliste qui fut Premier ministre de la Turquie de 1996 à 1997. On dit qu’Erdogan reprend l’héritage d’Erbakan et qu’il utilisera probablement la Mili Gorus pour le diffuser.

2 Gulen réside désormais aux États-Unis et est généralement dépeint en occident comme un simple prédicateur. En fait, il est assis sur une vaste et pénétrante organisation multi-milliardaire. Il est proche du clan Clinton et des Démocrates.

3 Selon le Middle East Quarterly, hiver 2009, (pp 55-66) : en 2008 “on recensait en Turquie plus de 85 000 mosquées, une pour 350 habitants (en comparaison il y avait un hôpital pour 6000 habitants) le plus élevé par tête au monde avec 90 000 imams, un nombre supérieur à celui des médecins ou des enseignants”.

4 Il y a quelques années en Grande-Bretagne, il y eut de nombreuses manifestations à l’appel de la gauche qui soutenaient les attaques contre Israël et marchaient côte-à-côte avec des éléments du Hamas, scandant l’odieux slogan de “We are all Hamas”. Cela ne différait pas tant que ça de la politique extérieure officielle de la Grande-Bretagne à l’époque qui soutenait activement les Frères Musulmans.

5 Erdogan échappa de justesse à une unité de commando envoyée par les forces impliquées dans la tentative de coup d’État de juillet 2016 alors qu’il était en vacances dans la station de Marmaris et une fois en sûreté à bord de son jet, il échappa à nouveau à deux chasseurs-bombardiers F-16 sous le contrôle des putschistes qui tentaient de le pourchasser (Agence Reuters du 17 juillet 2017). Mais tout comme une part importante des coulisses du coup d’État, tout ceci reste nimbé de mystère.

6 Les obligations de visas entre la Turquie et le Liban ont été abolies et plusieurs protocoles d’accords et de coopération établis.

7 Lire notre article “Mouvement social en Turquie : le remède à la terreur d’État n’est pas la démocratie” dans Révolution Internationale n°439 (février – avril 2013).

 

Géographique: 

  • Turquie [6]

Personnages: 

  • Erdogan [7]

Rubrique: 

Situation internationale

Le Manifeste du parti communiste: un combat toujours actuel !

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Il y a 170 ans, était publié le Manifeste du parti communiste : “au congrès du parti à Londres, en 1847, Marx et Engels furent chargés de mettre sur pied la publication d’un programme théorique et pratique complet. Rédigé en allemand, le manuscrit fut imprimé à Londres en janvier 1848, quelques semaines avant la révolution française du 24 février. Une traduction française parut peu avant l’insurrection parisienne de juin 1848” (Préface d’Engels à l’édition de 1888).

Depuis ce temps, on ne compte plus les publications ni les traductions de cet ouvrage, un des plus célèbre au monde. Aujourd’hui, avec le relatif regain d’intérêt qu’il suscite au sein de petites minorités combatives en recherche d’une perspective révolutionnaire, la propagande officielle de l’État bourgeois se doit de continuer à discréditer fortement l’idée du communisme faisant par contrecoup du Manifeste l’œuvre sinistre et tragique d’un passé sanglant révolu. En assimilant frauduleusement et mensongèrement la contre-révolution stalinienne à l’avènement d’un prétendu “communisme” qui aurait fait faillite, le Manifeste incarnerait donc un projet “obsolète”, voire “dangereux”. Finalement, comme aux yeux des pires réactionnaires du XIXe siècle, le Manifeste du parti communiste reste encore aujourd’hui “l’œuvre du diable”.

Un produit du combat de classe

Au sommet de la vague révolutionnaire mondiale des années 1917-1923, c’est-à-dire bien avant l’effondrement du bloc de l’Est et la prétendue “mort du communisme”, le Manifeste était déjà calomnié et combattu armes à la main par la classe dominante qui encerclait la Russie des soviets. A cette époque, le Manifeste restait pour les révolutionnaires plus que jamais une véritable boussole permettant de guider le prolétariat en vue du renversement du capitalisme pour son projet révolutionnaire mondial. Dans les conférences faites en 1922 par Riazanov sur la vie et l’activité de Marx et Engels, le Manifeste était considéré comme un pur produit d’un combat de la classe ouvrière. C’est ce que montre ce passage citant Engels lui-même : “les ouvriers se présentèrent et invitèrent Marx et Engels dans leur union ; Marx et Engels déclarèrent qu’ils n’y entreraient que lorsqu’on accepterait leur programme ; les ouvriers consentirent, organisèrent la Ligue des Communistes et, immédiatement, chargèrent Marx et Engels d’écrire le Manifeste du parti communiste”. Ce “consentement” ne fut pas l’objet d’un coup de tête, d’une faiblesse cédant à une “crise autoritaire” et encore moins d’une sorte de “coup de force” de la part de Marx et Engels. Il était au contraire l’objet d’une véritable maturation de la conscience ouvrière et fruit d’un long débat, un produit militant lié à l’activité organisée de la Ligue des Communistes : “les débats durèrent plusieurs jours, et Marx eut beaucoup de peine à convaincre la majorité de la justesse du nouveau programme. Ce dernier fut adopté dans ses traits fondamentaux et le congrès chargea spécialement Marx d’écrire au nom de la Ligue des Communiste non pas une profession de foi mais un Manifeste…”(1) Il est très important de bien souligner que le Manifeste était avant toutes choses un mandat que Marx avait reçu du congrès en tant que MILITANT et non une simple production écrite lui appartenant en propre. À ce titre, une lettre envoyée par le comité central au comité régional de Bruxelles, datée du 26 mars, sur la base d’une résolution adoptée le 24 janvier, devait d’ailleurs lui être transmise pour lui demander des comptes sur ses travaux. Marx risquait même des sanctions au cas où il n’assumerait à temps son mandat pour rédiger le Manifeste : “le comité central, par la présente, charge le comité régional de communiquer au citoyen Marx que, si le Manifeste du Parti communiste dont il a assumé la composition au dernier congrès n’est pas parvenue à Londres le 1er février de l’année courante, des mesures en conséquence seront prises contre lui. Au cas où le citoyen Marx n’accomplirait pas son travail, le comité central demandera son retour immédiat des documents mis à la disposition de Marx.

Au nom et sur mandat du comité central : Schapper, Bauer, Moll”.

Marx, nous le savons, a réussi à terminer son travail en temps et en heure. Parallèlement à ce travail militant, Marx comme Engels n’avait cessé en amont d’agir dans le sens de développer l’unité du prolétariat en faisant également tout un travail organisationnel exemplaire dont le Manifeste lui-même est à la fois le produit et l’outil en permettant la poursuite : “Les historiens ne se sont pas rendu compte de ce travail d’organisation de Marx, dont ils ont fait un penseur de cabinet. Et ainsi, ils n’ont pas vu le rôle de Marx en tant qu’organisateur, ils n’ont pas vu un des côtés les plus intéressants de sa physionomie. Si l’on ne connaît pas le rôle que Marx (je souligne Marx et non Engels) jouait déjà vers 1846-47 comme dirigeant et inspirateur de tout ce travail d’organisation, il est impossible de comprendre le grand rôle qu’il jouera dans la suite comme organisateur de 1848-1849 et à l’époque de la Première Internationale”.

Tout ce travail militant, au service de l’unité et du combat du prolétariat, se retrouve dans les formulations même du Manifeste qui définit la position des communistes comme “avant-garde” et partie non séparée de la classe ouvrière : “les communistes ne forment pas un parti distinct (…) ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat”.(2)

Une vraie boussole pour le mouvement ouvrier

Les bolcheviques considéraient en leur temps eux-aussi que le Manifeste du parti communiste constituait une véritable “boussole”. Voici ce que Lénine disait lui-même du Manifeste : “cette plaquette vaut des tomes : elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.”(3) La force théorique du Manifeste n’a été possible, au-delà du propre génie indéniable de Marx, que par le contexte lié à un moment décisif dans l’histoire de la lutte de classe, celui d’une période où le prolétariat commençait à se constituer comme classe indépendante de la société. Ce combat allait permettre au communisme lui-même de dépasser ainsi l’idéal abstrait élaboré par les utopistes pour devenir un mouvement social pratique basé sur une méthode scientifique, dialectique, celle du matérialisme historique. La tâche essentielle était alors d’élaborer la vraie nature du communisme, de la lutte de classe, et les moyens d’y parvenir pour atteindre ce but qui devait être formulé dans un Programme. Il y a vingt ans, nous affirmions à propos du Manifeste : “il n’existe pas aujourd’hui de document qui trouble plus profondément la bourgeoisie que le Manifeste communiste, pour deux raisons. La première parce que sa démonstration du caractère historique temporaire du mode de production capitaliste, de la nature insoluble de ses contradictions internes que confirme la réalité présente, continue à hanter la classe dominante. La seconde, parce que le Manifeste, déjà à l’époque, a été précisément écrit pour dissiper les confusions de la classe ouvrière sur la nature du communisme”.(4) Le Manifeste est un véritable trésor pour le mouvement ouvrier. En “avance sur son temps”, il donne toutes les armes nécessaires pour combattre l’idéologie dominante aujourd’hui. Par exemple, la critique du socialisme “conservateur ou bourgeois” de l’époque, toute proportion gardée, s’applique tout à fait au stalinisme du XXe siècle et permet de comprendre ce que veut réellement dire l’abolition de la propriété privée : “(…) Par transformation des conditions de vie matérielles, ce socialisme n’entend nullement l’abolition des rapports de production bourgeois, qui ne peut être atteinte que par des moyens révolutionnaires ; il entend par là uniquement des réformes administratives, qui s’accomplissent sur la base même de ces rapports de production sans affecter, par conséquent, les rapports du capital et du travail salarié, et qui, dans le meilleur des cas, permettent à la bourgeoisie de diminuer les frais de sa domination et d’alléger le budget de l’État”. Bien au-delà de ces éléments critiques qu’il est possible d’utiliser comme une arme toujours actuelle, le Manifeste affirme par ailleurs plusieurs éléments essentiels qui restent pleinement valables pour orienter la lutte aujourd’hui :

— la première, c’est de démontrer la crise du système capitaliste, la réalité de la “surproduction”, le fait que le capitalisme et la société bourgeoise sont condamnés par l’histoire : “La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c’est-à-dire que l’existence de la bourgeoisie et l’existence de la société sont devenues incompatibles”.

— le deuxième élément essentiel, alors que la bourgeoise ne cesse de dire mensongèrement que le prolétariat a “disparu” et que seules sont valables les réformes “démocratiques” bourgeoises, soi-disant “pour” le “peuple”, le Manifeste dégage au contraire une perspective révolutionnaire en soulignant nettement ceci :"le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire”. Expression d’une classe universelle par nature à la fois exploitée et révolutionnaire, travaillant de manière associée et solidaire dans les rapports capitalistes de production, son combat s’inscrit et se développe non seulement par rapport à la nécessité mais aussi dans la capacité de mener à bien ce projet. Une des principales clarifications contenues dans le Manifeste réside dans le fait qu’il affirme beaucoup plus clairement qu’auparavant que l’émancipation de l’humanité est désormais dans les mains du prolétariat. Ce dernier doit inexorablement s’affronter à la bourgeoisie sans aucun compromis, il ne peut pas faire cause commune avec elle. Un aspect qui n’était pas si clair que ça jusqu’en 1848 et qui d’ailleurs ne l’a pas toujours été par la suite. Rappelons que le mot d’ordre de la Ligue des Justes (“Tous les hommes sont frères”) exprimait encore toute la confusion qui régnait dans le mouvement ouvrier. Le Manifeste affirme au contraire l’antagonisme irrémédiable entre le prolétariat et la bourgeoisie. En cela, il est en fait l’expression d’un pas décisif franchi dans la conscience de classe.

— le troisième porte sur la nature et le rôle des communistes qui doivent être “la fraction la plus résolue (…) qui entraîne toutes les autres : théoriquement ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien”.

— le dernier point, last but not the least, c’est l’affirmation par le Manifeste du caractère internationaliste du combat de classe : “les ouvriers n’ont pas de patrie” qui a toujours été et reste plus que jamais la pierre de touche de la défense des positions de classe, totalement à l’opposé du nationalisme de l’ennemi de classe. Le fait que le Manifeste se termine sur cet appel vibrant : “prolétaires de tous les pays unissez-vous !” en est l’expression la plus forte qui traduit la dimension intrinsèquement internationaliste du combat prolétarien et de la défense de son principe fondamental.

Nous pourrions souligner encore bien d’autres aspects importants déjà présents dans le Manifeste mais nous souhaitons conclure ce bref hommage militant au Manifeste en revenant à ses premières lignes, celle de la non moins célèbre formule elle aussi toujours actuelle selon nous : “Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme”. Et en effet, nous affirmons que malgré les difficultés qu’il connaît et traverse aujourd’hui, le prolétariat international garde toujours ses capacités et la force de pouvoir mettre à bas l’ordre capitaliste pour le remplacer par une société sans classe, sans guerre ni exploitation. Ce “spectre”, n’en déplaise aux bourgeois, est bel et bien encore et toujours présent !

WH, 3 juin 2018

1Riazanov, Marx et Engels.

2Marx et Engels, Manifeste du parti communiste

3Lénine, Karl Marx et sa doctrine.

41848 – Le manifeste communiste : une boussole indispensable pour l'avenir de l'humanité [8] (Revue Internationale n° 93).

 

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • 1848 [9]

Conscience et organisation: 

  • La Ligue Communiste [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [11]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

Résolution sur la situation en France (XXIIIe congrès de RI)

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Récemment, s’est tenu le XXIIIe congrès de Révolution internationale (RI), section du Courant communiste international (CCI) en France. Les travaux de ce congrès ont notamment abouti à l’adoption de la résolution sur la situation en France que nous publions ci-dessous.

1/ 1968-2018 : il y a cinquante ans, en Mai 1968 en France, près de dix millions d’ouvriers étaient en lutte. C’était la plus grande grève de l’histoire ! Le prolétariat reprenait le chemin du combat après quatre décennies plongées dans la nuit noire de la contre-révolution. Cette dynamique, qui s’est confirmée notamment par “l’automne chaud” italien de 1969 et par les luttes de l’hiver 1970-71 des ouvriers de Pologne allait porter le prolétariat partout dans le monde jusqu’à la fin des années 1980.

Mai 68 est marqué aussi par la réapparition de minorités révolutionnaires dans tous les pays d’Europe occidentale et en Amérique du Nord. Ce processus avait débuté avant même la grève généralisée de mai 1968 mais cette dernière lui a donné un élan considérable. Ce n’est évidemment pas un hasard si c’est en France que s’est constitué, en juin 1968, le groupe le plus important et le plus solide de la Gauche communiste, Révolution Internationale qui a bénéficié de la clarté politique et de l’expérience de militants d’un petit groupe du Venezuela, Internationalismo, formé autour de Marc Chirik, un militant historique de la Gauche communiste. Il ne s’agit pas là d’un événement anecdotique mais la marque de l’être historique du prolétariat : une classe qui porte, en elle, le projet révolutionnaire et dont les organisations, aussi petites soient-elles, représentent la continuité et l’histoire.

 

2/ En France, la vague de luttes inaugurée par Mai 68 va se concrétiser par des mouvements importants dans les principaux centres industriels et notamment dans la sidérurgie à la fin des années 1970, dans les transports (SNCF) fin 1986, dans le secteur hospitalier en 1988. Au-delà de la forte combativité d’alors, ces luttes étaient aussi marquées par une confrontation de plus en plus ouverte avec les syndicats officiels ce qui a conduit les secteurs d’extrême-gauche de la bourgeoisie à promouvoir une forme de syndicalisme de base, les “coordinations”. Ce n’est pas le fait du hasard si le prolétariat en France a été à l’avant-garde du déclenchement du mouvement de luttes ouvrières qui s’est développé internationalement par la suite. L’échelle exceptionnelle de la grève de 1968 est en partie la conséquence de maladresses politiques du pouvoir gaulliste mais cela correspond aussi à une tradition séculaire du prolétariat de ce pays. C’est une des spécificités de la classe ouvrière en France, relevée déjà par les marxistes au XIXe siècle, suite à la révolution de 1848 et de la Commune de Paris, le caractère explosif et hautement politique de ses luttes. Ainsi, on pouvait lire sous la plume de Kautsky, lorsqu’il était encore révolutionnaire : “Si en Angleterre, dans la première moitié du XIXe siècle, c’était la science économique qui était la plus avancée, en France c’était la pensée politique ; si l’Angleterre était régie par l’esprit de compromis, la France l’était par celui du radicalisme ; si en Angleterre le travail de détail de la lente construction organique prédominait, en France c’était celui que nécessite l’ardeur révolutionnaire”. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le prolétariat français a perdu ce rôle d’avant-garde politique du prolétariat européen (et donc mondial) au bénéfice du prolétariat allemand puis du prolétariat russe. Mais la terrible chape de plomb de la contre-révolution a affecté tout particulièrement les secteurs de la classe ouvrière qui étaient allés le plus loin sur la voie révolutionnaire, justement ceux d’Allemagne et de Russie. Mai 68 a fait la preuve que, d’une certaine façon, le prolétariat français avait retrouvé, provisoirement, ce rôle d’avant-garde. La bourgeoisie internationale est d’ailleurs bien consciente de cette spécificité et c’est pour cela qu’elle accorde toujours une attention particulière aux mouvements sociaux en France. Il est donc probable que le prolétariat français tiendra une place importante dans les combats à venir de la classe ouvrière mondiale.

 

3/ Mai 68 et les combats qui se sont déroulés par la suite internationalement, ont représenté un pas immense pour le prolétariat mondial : la fin de la contre-révolution qui s’était abattue sur lui à la fin des années 1920. Mais ce n’était qu’un premier pas sur le chemin de la révolution communiste. Le pas suivant n’a pas pu être franchi, sinon de façon très réduite et sans lendemain : celui de la politisation de sa lutte, de la conscience que celle-ci devait s’inscrire dans la perspective du renversement du capitalisme. C’est un élément fondamental pour comprendre les difficultés actuelles du prolétariat. Les différents mouvements de grèves sont restés essentiellement des luttes défensives. Pour paralyser ainsi la conscience ouvrière, la bourgeoisie a utilisé tout son arsenal de mystifications. Les syndicats sont remis en cause ? Les organisations de gauche et d’extrême-gauche de crier en chœur “Vive le syndicalisme de base !”. Le sabotage de l’extension des luttes par les syndicats est trop visible ? Les mêmes de clamer “Vive les coordinations !”, comme à la SNCF et chez les infirmières, pour mieux enfermer les ouvriers dans le corporatisme et les conduire à la défaite. Et lorsqu’en Pologne en 1980, le prolétariat se dressant face au stalinisme et ses syndicats policiers commence à s’auto-organiser et à inspirer les travailleurs du monde entier, toujours les mêmes experts en sabotage ont accouru des pays démocratiques, et tout particulièrement de France (CFDT en tête), pour expliquer au prolétariat (et à la bourgeoisie polonaise) les bienfaits de livrer la conduite de sa lutte à un “syndicat libre”. Et de scander tous “Vive Solidarnosc !”.

Le prolétariat s’est également confronté aux différentes composantes des organisations de la gauche du capital (partis socialiste et communiste, groupes trotskistes…) colportant l’illusion réformiste de la possibilité d’améliorations des conditions de vie au sein du capitalisme, d’un capitalisme mieux géré et plus humain et utilisant cette illusion pour dévoyer les luttes dans l’impasse électorale.

Ce faisant, la classe dominante est parvenue à contenir et enfermer l’action et la conscience du prolétariat dans les limites des rapports sociaux d’exploitation de la société capitaliste. Pris dans ces pièges idéologiques, ce mouvement allant de 1968 à la fin des années 1980 s’est ainsi essoufflé. Même s’il a commencé à développer une méfiance envers les syndicats officiels, le prolétariat n’a pas été capable d’exprimer une alternative au capitalisme dans son combat, de s’imposer en tant que classe porteuse d’un projet révolutionnaire et montrer à l’ensemble de la société que sa lutte offrait la perspective d’une société sans classe, le communisme. Si la classe ouvrière n’a pas été en mesure de mettre en avant un nouveau projet de société, la bourgeoisie de son côté n’a pas pu répondre par la guerre mondiale à la crise historique de son système comme elle l’avait fait dans les années 1930. Cette situation de blocage où aucune des deux classes fondamentales de la société n’a pu mettre en avant sa propre perspective à la crise sans issue de l’économie capitaliste : la révolution pour la classe ouvrière, la guerre généralisée pour la bourgeoisie, s’est traduite par un pourrissement sur pieds de la société, par l’entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence, la phase de décomposition.

 

4/ La fin des années 1980 a donc été difficile pour le prolétariat. Le “no future”, l’absence d’un espoir pour l’avenir, les tendances au repli sur soi, à l’atomisation, se sont répandus dans tous les pays, et c’est dans ce contexte qu’est intervenue la chute du mur de Berlin puis l’effondrement du bloc de l’Est. Une campagne aussi assourdissante que mensongère s’en est suivie : la faillite du prétendu “socialisme” (une des formes les plus caricaturales du capitalisme d’État) a été présentée frauduleusement et honteusement comme “la mort du communisme”, la fin de toute possibilité de remplacer le capitalisme par une autre société.

Le coup porté était particulièrement violent. Les journalistes et les experts en tous genres se sont répandus sur les atrocités et la barbarie réelles du stalinisme. Des campagnes redoutablement efficaces allant même jusqu’à susciter dans le prolétariat un sentiment de honte. Honte de son passé, un passé qu’il ne comprend plus et finit par rejeter, puis oublier. Honte de lui-même, au point de nier son existence. Ainsi, depuis les années 1990, le prolétariat a été confronté à un handicap supplémentaire : la perte croissante de son identité de classe.

C’est pourquoi plus encore aujourd’hui que par le passé, il repose sur les épaules des minorités révolutionnaires une grande responsabilité : celle de maintenir la mémoire de ce qu’est la classe ouvrière, de son projet révolutionnaire, de son passé, des leçons qu’elle a tirées de ses nombreux combats.

 

5/ Au cours de ces dernières années, à l’échelle mondiale, le tissu social a connu une aggravation significative de sa décomposition. L’irrationalité et la peur de l’autre grignotent des franges toujours plus larges de l’humanité. En France, les exactions nauséabondes et haineuses se multiplient : meurtres antisémites par des éléments du lumpen, agressions homophobes et violences de milices anti-immigrés constituées par des éléments de l’extrême-droite (à Calais et à la frontière franco-italienne).

La manifestation politique de ce pourrissement est le développement spectaculaire du populisme. La bourgeoisie elle-même est en partie happée, au point que des dirigeants populistes (ou instrumentalisant le populisme) sont parvenus au pouvoir gouvernemental, y compris à la tête de la première puissance mondiale, les États-Unis, avec son inénarrable Trump !

En France, le succès du parti symbolisant cette vague populiste, le Front National, a une origine plus ancienne. Très faiblement connu en 1981, il a bénéficié d’un énorme soutien de la part du parti socialiste alors au gouvernement : l’instauration de la représentation proportionnelle aux élections législatives lui a permis en 1986 d’envoyer un nombre significatif de députés à l’Assemblée nationale lui donnant pignon sur rue. L’objectif du parti socialiste, à l’époque, était d’affaiblir la droite traditionnelle et aussi de détourner vers l’antifascisme tout un questionnement présent au sein de la classe ouvrière, et notamment parmi les jeunes, concernant les mesures d’austérité prises par le gouvernement socialiste. Dans un premier temps donc, la bourgeoisie a pu contrôler le FN et l’utiliser. Cela dit, le phénomène du populisme ne peut se résumer à des manœuvres politiciennes de tel ou tel secteur de la bourgeoisie. Tout particulièrement, depuis dix ans et l’accélération de la crise économique de 2008, il est devenu un produit significatif de la décomposition qui vient troubler le jeu politique avec pour conséquence une perte de contrôle croissante de l’appareil politique bourgeois sur le terrain électoral. Autrement dit, produit du développement de la décomposition, le populisme est devenu à son tour un facteur actif de déstabilisation et de chaos. C’est ainsi que la montée du Front National est de moins en moins contrôlée par la bourgeoisie et son État : le FN est devenu, lors des élections régionales de 2015, le premier parti de France au point de mettre en danger la bourgeoisie française et donc l’UE (l’Union européenne) par une possible victoire aux présidentielles de 2017. De même, le populisme a gangrené en partie la droite dite “classique”. Dans les pas de Nicolas Sarkozy, une partie de ses plus hauts représentants rivalise en effet de déclarations xénophobes et violentes, espérant ainsi reconquérir l’électorat parti vers le FN. Mais cette instrumentalisation du populisme à des fins électorales est un jeu dangereux pour la bourgeoisie car, in fine, elle le nourrit et participe donc à son développement.

 

6/ L’arrivée de Trump à la présidence des États-Unis, la victoire du Brexit en Grande-Bretagne et la possibilité d’un succès du FN aux dernières élections présidentielles en France expriment donc la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. Mais, dans ce contexte, la fraction le plus éclairée et consciente de la bourgeoisie ne reste pas sans réagir, au contraire. Les élections de 2017 en France ont ainsi montré comment la bourgeoisie française, dans le cadre du capitalisme d’État, et aidée par la bourgeoisie européenne et notamment l’Allemagne, a su faire face avec succès à cette montée du populisme, en choisissant l’option qui correspondait le mieux aux intérêts du capital français (tant sur le plan national qu’international, en particulier européen) : Emmanuel Macron. Elle est parvenue à le mener au pouvoir avec une image “d’homme providentiel”, une très large majorité parlementaire et un mouvement politique, En Marche, construit pour lui.

 

7/ La victoire de Macron a provoqué une recomposition de l’appareil politique en France. “Il faut des hommes nouveaux, il faut refonder la politique”, tel est le message qu’a porté la bourgeoisie pour ouvrir la porte à une recomposition des partis politiques, avec comme toile de fond “du passé faisons table rase”. Nous avons assisté à l’affaiblissement considérable du PS, à la division et à la lutte à mort des clans au sein de la droite classique et au ratage électoral du FN avec la large défaite de Marine Le Pen au second tour des présidentielles, plongeant à son tour ce parti dans la crise. A la place de ces vieux partis, et aux côtés donc du tout nouveau, tout beau parti de Macron En marche, sort victorieux le parti de Jean-Luc Mélenchon, La France insoumise (FI), qu’a rejoint l’instigateur et théoricien du mouvement “Nuit debout” (qui s’était manifesté en parallèle des mouvements sociaux contre la “loi travail” de Hollande), François Ruffin. Ces deux organisations, “En marche” et “FI”, ont ceci en commun de vouloir se présenter non comme des partis mais comme des “mouvements”. C’est ici aussi la marque de l’intelligence de la bourgeoisie et de sa capacité d’adaptation, qui perçoit l’écœurement de la classe ouvrière et de l’ensemble de la population vis-à-vis de la politique traditionnelle et donc qui s’efforce de lui présenter un nouveau visage.

Second point commun, elles sont toutes deux portées par un leader charismatique, qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs de décision. Il s’agit là, par contre, d’une faiblesse potentielle.

La situation politique de la bourgeoisie française est donc complexe. À court et moyen terme, elle est parvenue à faire face aux dangers populistes, à porter au pouvoir la fraction la plus claire sur la politique nationale et européenne à mener aujourd’hui (comme elle était parvenue à porter au pouvoir De Gaulle en 1958) et à pousser en avant un mouvement de gauche, la France insoumise et ses alliés, particulièrement efficace pour attirer à lui les mécontentements ouvriers et les pousser dans de vieilles impasses qui sont tout simplement relookées. C’est là une victoire pour la bourgeoisie française, qui redore sensiblement son blason sur l’arène internationale. Macron est devenu “l’homme politique de l’année”, au succès mondial. Mais en même temps, sur le long terme, elle se retrouve avec un parti au pouvoir reposant sur l’image d’un homme unique (comme l’était le gaullisme), avec un seul parti d’opposition captant la colère ouvrière sans que celui-ci ne représente une alternative crédible pour le pouvoir.

Ce double niveau de lecture est nécessaire pour comprendre les contradictions de la situation présente : la bourgeoisie, à travers le capitalisme d’État, se mobilise face aux conséquences de l’impasse historique de son système, cependant elle ne peut à long terme réellement endiguer l’avancée lente mais fondamentalement inexorable de la décadence du capitalisme et donc de la plongée de la société dans la décomposition.

 

8/ Forte de son succès politique récent, la bourgeoisie française veut se poser en leader de l’Europe, Macron mettant tout particulièrement en avant les capacités militaires de la nation. Mais la France ne peut s’engager dans une politique européenne offensive sans l’Allemagne. Face aux difficultés politiques qui surgissent dans de nombreux pays de l’UE (gouvernements populistes en Pologne, Hongrie, Autriche, Slovaquie et montée du populisme en Italie), le renforcement du couple franco-allemand représente l’alternative la plus forte en Europe pour tenter d’imposer une stabilité et pour endiguer les forces centrifuges. Cela dit, face aux ambitions françaises, l’Allemagne veut évidemment conserver son leadership, et si elle souhaite une bourgeoisie française maîtrisant sa situation sociale et économique, elle ne peut supporter ses nouvelles prétentions. Là encore, la situation est donc marquée par des forces contradictoires.

 

9/ Sur le plan impérialiste, la France est la tête de file de l’UE, sa force la plus active et efficiente. Les autres nations, y compris l’Allemagne, ont besoin de cette puissance militaire mais, en même temps, elles admettent difficilement cette suprématie. Cela d’autant plus qu’au sein de l’UE, les différents pays ont souvent des intérêts et des options impérialistes très différents, voire contradictoires. Par exemple, vis-à-vis de la Russie, l’Allemagne et la France ne sont pas du tout sur la même ligne, ce qui se ressent dans les choix militaires opérés en Syrie par exemple. L’opération séduction de Macron aux États-Unis a elle aussi été très mal perçue en Allemagne, ce que Merkel a fait clairement savoir.

En Afrique, l’influence française est chaque année plus remise en cause. Les États-Unis et la Chine, à travers le projet de route de la soie de cette dernière, s’y livrent une guerre impitoyable. La Russie n’est pas en reste et avance ses pions, sa présence sur ce continent devenant une priorité. De nouveaux venus semblent aussi intéressés par l’Afrique pour contrer le projet chinois, notamment l’Inde et le Japon.

Mais là aussi, la bourgeoisie française ne reste pas sans réaction. Elle a mis en place le “G5 Sahel”. Dans ce cas, l’alliance franco-allemande dans le cadre de l’UE prend toute son importance. La France tente aussi de réaffirmer sa présence au Moyen-Orient, où Macron se présente en “leader” de l’UE en prônant un discours de paix face à Trump et à la Russie, mais aussi en affichant une politique interventionniste dans la situation en Syrie. La France n’a d’ailleurs pas ménagé son engagement militaire dans la lutte contre Daesh.

Toutes ces interventions participent activement au développement du chaos. Cette politique de l’impérialisme français s’inscrit en effet dans les traces de ses opérations militaires en ex-Yougoslavie et au Rwanda dans les années 1990 ou plus récemment en Lybie ; chaque fois, celles-ci ont contribué à la déstabilisation de ces régions et à l’accroissement de la barbarie. Aujourd’hui, la décomposition continue d’avancer au Mali par exemple, où l’État est exsangue et où les forces liées au terrorisme restent toujours incontrôlables, malgré la forte présence continue de l’armée française.

 

10/ Cette situation de décomposition qui touche de plein fouet l’Afrique, le Proche – et le Moyen-Orient pousse des masses croissantes de la population à fuir, notamment les jeunes. Face à ces migrations massives, se développe une politique toujours plus répressive.

Contrairement à l’Allemagne qui, durant un très court laps de temps, a joué la carte de la “terre d’accueil”, la France a toujours maintenu le cap d’un contrôle drastique de ses frontières, n’hésitant pas à bâtir des camps de réfugiés et autres centres de rétention, une politique répressive qui s’aggrave actuellement sous le gouvernement Macron tout comme la propagande alimentant la peur et la haine des migrants qualifiés de “hors-la-loi”, de “profiteurs” et de “délinquants”.

 

11/ Sur le plan économique, la politique actuelle de la bourgeoisie française constitue une accentuation des politiques menées par les précédents gouvernements, notamment au cours de la présidence Hollande. Bénéficiant d’un contexte momentané de “croissance”, Macron fait flèche de tout bois pour être attractif vis-à-vis des investisseurs, en continuité avec son prédécesseur. Le gouvernement met l’accent sur la modernisation de l’industrie française et l’orientation vers le numérique, l’intelligence artificielle et les biotechnologies. D’autre part, il s’attelle à assouplir le marché du travail pour faire baisser la masse salariale. Cela concerne aussi bien le secteur public que le secteur privé. Cette politique comporte cependant un revers : elle provoque une difficulté pour les entreprises de certains secteurs à recruter pour des emplois qui exigent une certaine compétence.

L’autre stratégie se situe au niveau international : par une hausse d’acquisitions d’entreprises pour attirer des entreprises étrangères en France. Fort de sa présente popularité, notamment dans les pays anglo-saxons, Macron entend attirer les investissements étrangers et se présente comme un ardent défenseur de la mondialisation, pratiquant une ouverture à l’opposé du repli protectionniste mis en œuvre par Trump.

Pour mener cette politique, Macron a besoin de l’Union européenne et il doit dynamiser celle-ci pour réussir et pour couper court au discours populiste anti-européen. L’alliance avec l’Allemagne constitue un élément-clé de la réussite de cette politique, notamment pour garantir une stabilité au sein de la zone euro même si, évidemment, la concurrence entre ces deux pays continue d’exister avec même des intérêts carrément divergents, l’Allemagne ayant à ménager sa politique vis-à-vis de l’Est de l’Europe.

 

12/ Cette politique de la bourgeoisie française passe nécessairement par de nouvelles attaques contre la classe ouvrière. Ces derniers temps, ces attaques se sont amplifiées et accélérées.

Que ce soit au niveau des salaires, des pensions, des allocations chômage, de l’augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG), de l’augmentation de certains prix comme l’essence, les transports, des licenciements importants, le gouvernement assume de manière déterminée ses attaques. C’est la concrétisation de la volonté du gouvernement de rendre plus compétitive l’économie française et “d’assouplir” le marché du travail. Au-delà de la suppression des dizaines de milliers de postes dans la fonction publique, les hôpitaux, les écoles, les services des impôts, la poursuite de la suppression des contrats aidés pendant toute l’année 2018, ce sont des dizaines de milliers de suppressions d’emplois qui restent au programme pour les mois à venir. À cela s’ajoutent les licenciements pour “motifs personnels” (disciplinaires, “faute”, inaptitude professionnelle, refus d’une modification substantielle du contrat de travail) ou par le biais des “ruptures conventionnelles” et un nombre indéterminé de suppressions d’emplois sous forme de “départs volontaires”. Il faut rajouter à cela les attaques contre le statut des cheminots et, par la suite, la mise en place de la réforme du statut de la fonction publique. Tout cela s’inscrit dans la continuité du démantèlement de l’État – providence qui se traduit aussi par des attaques contre les allocations chômage, contre les retraites, contre la sécurité sociale, les réductions des allocations logement et autres prestations familiales. Ce démantèlement de l’État-providence s’est accéléré sous le gouvernement Macron venant aggraver encore la pauvreté. Ainsi, selon l’Observatoire des inégalités, cinq millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, soit 600 000 de plus qu’il y a dix ans.

 

13/ La violence de ces attaques pose la question de la capacité de la classe ouvrière à y faire face. La résolution sur la situation internationale du 22e congrès du CCI nous fournit le cadre d’une telle analyse : “Après 1989, avec l’effondrement des régimes “socialistes”, un facteur qualitatif nouveau a surgi : l’impression de l’impossibilité d’une société moderne non basée sur des principes capitalistes. Dans ces circonstances, il est bien plus difficile pour le prolétariat de développer, non seulement sa conscience et son identité de classe, mais aussi ses luttes économiques défensives. De plus, en œuvrant d’une façon plus sournoise, l’avancée de la décomposition en général et “en elle-même” a érodé dans la classe ouvrière son identité de classe et sa conscience de classe.”

“Comme le CCI l’avait prévu dans la période immédiatement après les événements de 89, la classe allait entrer dans une longue période de recul. Mais la longueur et la profondeur de ce recul se sont même avérées plus grandes que ce à quoi nous nous étions attendus. D’importants mouvements d’une nouvelle génération de la classe ouvrière en 2006 (le mouvement anti-CPE en France) et entre 2009 et 2013 dans de nombreux pays à travers le monde (Tunisie, Égypte, Israël, Grèce, États-Unis, Espagne…), en même temps qu’une certaine résurgence d’un milieu intéressé par les idées communistes, ont rendu possible de penser que la lutte de classe allait de nouveau, une fois de plus, occuper le centre de la scène, et qu’une nouvelle phase du développement du mouvement révolutionnaire allait s’ouvrir. Mais de nombreux développements au cours de la dernière décennie ont justement montré à quel point les difficultés auxquelles sont confrontées la classe ouvrière et son avant-garde sont profondes”.

Cette situation a affecté le prolétariat en France au même titre que partout ailleurs. Mais, pour les raisons qu’on a vues plus haut, celui-ci a conservé un potentiel de combativité plus élevé que dans la plupart des autres pays, une combativité qui s’est exprimée de façon massive en 1995 (loi Juppé contre la sécurité sociale), en 2003 (face aux attaques contre les retraites), en 2006 (mobilisation contre le CPE), en 2010 (face à de nouvelles attaques contre les retraites) et en 2016 (“loi travail”). Ces mobilisations correspondaient souvent (notamment en 1995 et 2010) à des manœuvres destinées, soit à redorer le blason des syndicats (1995), soit à tuer dans l’œuf la combativité ouvrière (2010 notamment) mais, par elle-même, la multiplication des manœuvres indiquait la préoccupation de la classe dominante face aux potentialités que continue de porter en elle la classe ouvrière en France.

Le mouvement de luttes enclenché au mois d’avril 2018, avec comme points saillants les grèves à la SNCF et les mobilisations étudiantes, s’inscrit dans ce contexte. Il existe un profond mécontentement dans de nombreux secteurs de la classe ouvrière, retraités, hospitaliers, SNCF, étudiants… Un mécontentement qui contient le risque d’aboutir à une explosion sociale majeure face aux futures attaques planifiées par la bourgeoisie. Celle-ci en est consciente et c’est pourquoi elle a lancé une manœuvre pour canaliser ce mécontentement en focalisant le combat sur la SNCF. On assiste à un bras de fer spectaculaire et à une surenchère entre le gouvernement et les syndicats de la SNCF, sur fond de campagnes de dénigrement instrumentalisant la colère des usagers. La stratégie de la bourgeoisie est d’infliger une défaite aux cheminots pour tenter de démoraliser le reste de la classe et de préparer d’autres attaques, notamment contre le statut des fonctionnaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si un magazine britannique a représenté en première page Macron en Margaret Thatcher.

Il faut d’ailleurs souligner la détermination de l’État à utiliser la plus vigoureuse répression : état d’urgence permanent, évacuation musclée des facultés en grève, arrestations et poursuites judiciaires contre ceux qui occupaient les universités…

Si le mécontentement est énorme, la réalité des luttes en France est qu’elles sont dominées pour le moment par l’encadrement syndical ; la classe peine à esquisser une prise en main de ses luttes. C’est le tribut que le prolétariat en France paye à la faiblesse générale du prolétariat mondial. En même temps, le succès des manifestations promues par les “insoumis” de Mélenchon-Ruffin dans lesquelles le mot de “révolution” (évidemment associé à celle de 1789 et non aux révolutions prolétariennes du XXe siècle) revient fréquemment, sont le signe qu’un nombre significatif de prolétaires aspire au renversement du capitalisme.

 

14/ La question de la perspective est au cœur de la capacité du prolétariat à retrouver le chemin de luttes massives, autonomes et conscientes. Si de nombreux prolétaires ont bien compris que le système capitaliste ne peut leur offrir que toujours plus de privations, de précarité, de chômage, de misère et de souffrances, ils sont encore loin d’envisager la possibilité de le renverser. La classe ouvrière doit affronter de nombreux obstacles avant que de pouvoir envisager une telle perspective. D’une part, elle doit surmonter un profond sentiment d’impuissance résultant de la perte de son identité de classe. D’autre part, lorsqu’elle tente de marquer son hostilité aux partis traditionnels de la bourgeoisie responsables des politiques d’austérité de plus en plus rudes, elle doit affronter des pièges redoutables. Le “dégagisme”, l’idée qu’il faut se débarrasser de l’emprise de ces partis sur la vie politique, est exploité tant par des secteurs “de gauche” que d’extrême-droite et son courant populiste. Cela dit, même si de nombreux ouvriers dans le désespoir donnent leur vote au Front national, on n’a pas assisté en France, contrairement à d’autres pays d’Europe, à des mobilisations ou des actes de violence contre des immigrés. La seule manifestation importante contre un foyer devant accueillir des sans-abris a eu lieu en mars 2016 dans le 16e arrondissement de Paris et elle était menée par des bourgeois qui habitent le quartier ! En réalité, le sentiment le plus répandu parmi les masses ouvrières en France est celui d’une compassion vis-à-vis de ces êtres humains qui affrontent les pires dangers pour fuir l’enfer qu’ils connaissent dans leur pays.

Les difficultés principales que doit affronter la prise de conscience du prolétariat sont et seront les manœuvres des “spécialistes” en sabotage que sont les syndicats et les gauchistes. Pour y faire face, l’expérience accumulée par le prolétariat durant les années 1970 et 1980 devra absolument être ravivée dans les mémoires. Cette capacité à politiser la lutte et à développer la conscience en récupérant les leçons de l’histoire du mouvement ouvrier est l’enjeu des futurs grands mouvements sociaux. Par rapport à cette perspective, il convient de signaler l’impact actuel de deux mouvances qui se réclament de “l’anticapitalisme” et de cette nécessaire politisation des luttes mais qui en réalité constituent des impasses : le mouvement “zadiste” et celui des “black blocs”, tous deux de nature petite-bourgeoise.

Le “zadisme” a pour politique d’occuper les “zones à défendre” (ZAD) menacées par les appétits du capital et de la finance, comme par exemple le territoire destiné à recevoir un nouvel aéroport pour la métropole de Nantes. Ce mouvement est monté en épingle par la bourgeoisie et ses fractions d’extrême-gauche et est composé d’éléments anarchisants. Le mouvement “zadiste” prend souvent la forme de la défense de la petite propriété agricole, du “produire et consommer local”, avec tout ce que cela implique d’échanges marchands. Comme ce mouvement est souvent présenté comme une vraie opposition au capitalisme, il risque d’avoir un impact sur des éléments et des minorités qui tentent de réfléchir sur une autre alternative au capitalisme et de stériliser cette réflexion.

Le mouvement des “black blocs” est également animé par des éléments de la mouvance anarchisante (et il lui arrive de “prêter main forte” aux “zadistes”). Il mise sur le fait que des actions violentes contre les symboles du capitalisme (la police, les banques, les entreprises multinationales) affaiblit celui-ci et que la répression que leur action provoque va entraîner les masses dans la lutte violente contre l’État. C’est là une illusion dramatique qui, non seulement est dangereuse pour ceux qui s’y laissent prendre, mais qui est récupérée par l’État capitaliste pour discréditer les manifestations ouvrières et justifier le renforcement de son arsenal répressif. Tout comme le “zadisme”, ce mouvement qui se veut “anticapitaliste” ne peut que faire obstacle à une véritable prise de conscience de la perspective révolutionnaire.

En 1968, la perspective de la révolution était au cœur des discussions et des réflexions, même si cette perspective ne pouvait pas encore se concrétiser du fait, notamment, du faible niveau de la crise économique : le capitalisme n’avait pas encore fait la preuve qu’il ne pouvait pas surmonter ses contradictions. La révolution apparaissait comme possible mais non pas nécessaire. La situation est tout autre aujourd’hui : la nécessité du remplacement du capitalisme par une autre société est ressentie par un nombre croissant d’exploités mais la révolution prolétarienne apparaît comme impossible. Cela dit, tous les éléments qui se posent le problème du renversement du capitalisme ne sont pas happés par les impasses que constituent le “zadisme” et ses variantes ou par la violence gratuite des “black blocs”, deux expressions de la perte de tout espoir d’une véritable révolution prolétarienne. Il existe dès à présent, notamment en France, une tendance à une réflexion plus profonde, avec des blogs, des lieux de rencontre, une tendance animée par des éléments qui essaient de se placer sur le terrain de la lutte de classe, confus sur beaucoup de questions, mais avec la volonté de trouver un terrain prolétarien.

L’aggravation inexorable de la crise du capitalisme, la perte des illusions envers les courants politiques dont la fonction, même quand elle n’est consciente, est de stériliser cette réflexion, ouvrent la possibilité que celle-ci prenne dans les années à venir une plus grande ampleur et c’est la responsabilité d’une organisation communiste comme le CCI d’intervenir activement dans ce processus.

Révolution internationale, juin 2018

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Situation en France

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