La liste des crimes contre l’humanité du siècle précédent a souvent porté des noms de ville : Guernica, Coventry, Dresde, Hiroshima, Sarajevo... Aujourd’hui la cité historique d’Alep en Syrie, l’une des plus anciennes cités au monde toujours habitées, rejoint la liste. En 1915, Rosa Luxemburg, qui défiait la vague de nationalisme qui submergeait alors l’Allemagne au début de la guerre, reconnaissait que ce conflit ravageant toute l’Europe avait ouvert une nouvelle époque de l’histoire du capitalisme, une époque où l’impitoyable compétition bâtie par ce système plaçait l’humanité devant le choix : socialisme ou barbarie. Cette guerre, écrivait-elle, avec ses massacres d’êtres humains à une échelle industrielle, était une claire illustration de ce que signifie réellement la barbarie. Mais la Première Guerre mondiale n’était que le début et la barbarie du capitalisme a rapidement atteint de nouveaux sommets. Cette guerre a pris fin grâce à la résistance de la classe ouvrière en Russie, en Allemagne et ailleurs, du fait de mutineries, de grèves et d’insurrections qui, un court moment, ont véritablement menacé l’existence de l’ordre mondial capitaliste. Mais ces mouvements ont été isolés et vaincus ; et avec la défaite de la classe ouvrière, qui est le seul véritable obstacle aux menées guerrières du capitalisme, les horreurs des conflits impérialistes ont pris une nouvelle dimension. La première guerre impérialiste était encore, à l’instar des guerres du xixe siècle, un conflit de champs de bataille. L’échelle de la tuerie, proportionnellement à l’étourdissant développement technologique des décennies qui ont mené à la guerre, fut un choc même pour les politiciens et les chefs militaires qui avaient tablé sur un conflit court, décisif, “terminé pour Noël”. Toutefois, dans les guerres qui ont suivi, les principales victimes n’étaient plus les soldats en uniforme, mais les populations civiles. Le bombardement par les aviations allemande et italienne de la ville de Guernica en Espagne, événement immortalisé par Picasso et ses figures torturées de femmes et d’enfants, donne le ton. Au début, le fait de cibler délibérément des civils depuis les airs fut un nouveau choc, quelque chose qui n’avait pas de précédent, un acte que seuls les régimes nazis ou fascistes d’Hitler et Mussolini pouvaient perpétrer. Mais la Guerre d’Espagne ne fut que le prodrome d’une Seconde Guerre mondiale qui a triplé le nombre de morts de la Première et dont l’immense majorité des victimes furent des civils. Les deux camps ont utilisé la tactique du “tapis de bombes” pour écraser des villes, détruire les infrastructures, démoraliser la population et, du fait que la bourgeoisie avait toujours peur d’un possible soulèvement de la classe ouvrière contre la guerre, pour éliminer tout danger prolétarien. De plus en plus, de telles tactiques n’ont plus été dénoncées comme des crimes, mais soutenues comme le meilleur moyen de mettre fin au conflit et d’empêcher de nouveaux massacres et ce avant tout par le camp démocratique. L’incinération d’Hiroshima et de Nagasaki par la toute nouvelle bombe atomique fut justifiée exactement dans ces termes.
Aujourd’hui, lorsque les dirigeants du monde démocratique condamnent le régime d’Assad en Syrie et son allié russe pour leur implacable et systématique massacre de la population civile d’Alep et d’autres villes, nous ne devons pas oublier qu’ils sont porteurs de ce qui est maintenant devenu une tradition établie de la guerre capitaliste. La destruction délibérée d’hôpitaux et d’autres infrastructures-clé comme le système de distribution d’eau, le blocage et même le bombardement de convois d’aide : tout cela fait partie de la guerre de siège moderne, ce sont des tactiques militaires apprises non seulement de la précédente génération de “dictateurs”, mais aussi de démocrates militaristes comme “Bomber” Harris 1 et Winston Churchill.
Cela ne veut pas dire que ce qui se passe à Alep n’a rien d’exceptionnel. La “guerre civile” en Syrie a commencé en 2011 comme une expression des “printemps arabes”, par la révolte d’une population excédée par la brutalité du régime Assad. Mais Assad a appris de la chute de ses collègues dictateurs en Égypte et en Tunisie et il a répondu par une meurtrière puissance de feu aux manifestations. La détermination du régime à survivre et à perpétuer ses privilèges s’est montrée sans bornes. Pour rester au pouvoir, Assad s’est montré prêt à dévaster des villes entières, à assassiner ou expulser des millions de ses propres citoyens. Il y a là un élément de la vengeance du tyran contre tous ceux qui ont osé rejeter sa férule, un plongeon dans une spirale de destructions qui ne laissera rien ou pratiquement rien à diriger. En ce sens, le calcul froidement rationnel derrière les bombardements de terreur des cités syriennes “rebelles” est devenu un nouveau symbole de l’irrationalité grandissante de la guerre capitaliste. Mais la folie de cette guerre ne se limite pas à la Syrie. Faisant suite à l’assassinat massif de manifestants désarmés, des défections dans l’armée syrienne ont donné naissance à une opposition armée bourgeoise, ce qui a rapidement transformé la révolte initiale en un conflit militaire entre camps capitalistes ; cela a permis à un certain nombre de forces impérialistes locales ou plus globales d’intervenir pour leurs propres intérêts sordides. Les divisions ethniques et religieuses qui ont aggravé le conflit en Syrie ont été exploitées par les puissances régionales pour leurs propres desseins. L’Iran, qui se targue d’être le leader mondial des musulmans chiites, soutient Assad et son régime “alaouite” et mène directement une intervention militaire par l’intermédiaire des milices du Hezbollah libanais. Les États musulmans sunnites comme l’Arabie saoudite et le Qatar ont armé les nombreux gangs islamistes qui cherchent à supplanter les rebelles “modérés”, y compris l’État islamique. La Turquie, souvent sous le prétexte d’éliminer l’État islamique, a utilisé ce conflit pour intensifier son affrontement avec les forces kurdes qui ont considérablement progressé dans le nord de la Syrie. Mais dans ce conflit où s’affrontent trois, quatre, peut-être même cinq camps différents, les principales puissances du monde ont elles aussi joué leur rôle. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont appelé Assad à se démettre et ont directement soutenu l’opposition armée au régime, autant les “modérés” que les islamistes, par Arabie saoudite et Qatar interposés. Lorsque l’EI, comme Al Qaïda avant lui, a commencé à mordre la main qui le nourrissait et s’est imposé comme une force nouvelle et incontrôlable en Syrie et en Irak, nombre de politiciens occidentaux ont reconsidéré leur position, avançant qu’Assad est aujourd’hui un “moindre mal” par rapport à l’EI. Obama a menacé le régime Assad d’une intervention militaire en déclarant que l’utilisation d’armes chimiques contre des civils était une ligne rouge à ne pas franchir. Cette menace s’est révélée creuse et, conséquemment, Washington et Westminster ont débattu de comment intervenir contre l’EI sans indirectement remettre Assad en selle. La réponse de Washington, pour indécise qu’elle soit, n’est que le résultat d’un long processus de déclin de l’hégémonie américaine dans le monde, résumée avant tout par les désastreuses interventions en Afghanistan et en Irak provoquées par les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à Washington et New York. La “guerre contre le terrorisme”, déchaînée par l’administration Bush, n’a abouti qu’à provoquer le chaos au Proche-Orient, en faisant du terrorisme islamiste une force plus importante qu’elle ne l’avait jamais été avant l’effondrement des Tours jumelles. La guerre en Irak s’est révélée être particulièrement impopulaire aux États-Unis et même le va-t-en-guerre Donald Trump explique aujourd’hui qu’elle a été un désastre. Les États-Unis sont aujourd’hui plus que réticents à se laisser entraîner dans un nouveau bourbier au Proche-Orient.
L’impérialisme ayant horreur du vide, les hésitations des États-Unis ont permis la résurrection de la Russie en lui offrant une chance de réaffirmer sa présence dans une région dont elle avait été largement expulsée à la fin de la guerre froide. La Syrie est le dernier endroit du Proche-Orient où la Russie peut s’accrocher à travers ses bases militaires, et son soutien au régime Assad a été permanent. Mais après s’être embarquée dans une politique de récupération de son empire perdu dans la région de l’ex-URSS (via la guerre en Géorgie et en Ukraine), la Russie de Poutine joue maintenant à accroître son statut de puissance mondiale en intervenant directement dans le conflit syrien. Le prétexte initial était la volonté de riposter face à l’EI qui gagnait du terrain en Irak et en Syrie, menaçant même la seule implantation permanente de la Russie en Méditerranée, la base navale de Tartous. Dans la mesure où elle était posée comme une réponse à l’EI, l’intervention russe était relativement soutenue par les États-Unis. À la suite des atrocités commises par l’EI à Paris, la France était même prête à mener des opérations conjointes avec les forces russes en Syrie. Mais l’impérialisme russe a montré fort peu d’intérêt à attaquer les bases de l’EI et beaucoup plus d’intérêt à raffermir le régime d’Assad qui donnait de sérieux signes d’effondrement. En appelant terroristes tous les opposants à Assad, il est devenu une force majeure de l’assaut menée par Assad contre les bastions rebelles, retournant le cours de la guerre en sa faveur. La réponse de l’impérialisme russe dans le conflit en Syrie est la plus simple qui soit, entièrement en accord avec les méthodes d’Assad, déjà appliquées à Grozny en 1999-2000 en réponse au mouvement nationaliste tchétchène : réduire les villes en cendres et le problème de la rébellion est réglé. L’impérialisme russe ne fait pas mystère de ses ambitions au Proche-Orient. “Tout au long du week-end qui marquait le premier anniversaire de l’intervention russe en Syrie, les médias d’État étaient remplis d’audacieuses déclarations telles que : “la Russie a prouvé qu’elle reste incontestablement une superpuissance”, ou : “la Russie est devenue le principal acteur dans cette région… tandis que les États-Unis ont perdu leur statut de premier violon”” . L’assaut sur Alep, qui a atteint de nouveaux degrés tout de suite après l’échec du cessez-le-feu négocié par les États-Unis, a visiblement aiguisé les tensions entre les bourgeoisies russe et américaine.
Réagissant à l’accusation d’avoir commis des crimes de guerre en Syrie (ce qui est indubitablement vrai), la Russie s’est retirée des négociations de paix sur la Syrie, ainsi que de tout processus visant à réduire les stocks américains et russes de plutonium, Poutine conditionnant la reprise des pourparlers aux conditions les plus irréalistes, comprenant la fin des sanctions contre la Russie et une réduction substantielle des troupes de l’OTAN concentrées en Europe de l’Est.
Face à cette politique de plus en plus brutale du régime de Poutine, en Russie comme vis-à-vis de l’extérieur, avec son idéologie nationaliste réactionnaire, sa propagande ouvertement mensongère, il n’a pas été bien compliqué pour les puissances démocratiques occidentales de prendre une posture “moralement élevée”. Mais nous avons déjà vu que l’utilisation par la Russie des bombardements de terreur en Syrie possède déjà une longue histoire à l’Ouest. Et l’hypocrisie des États démocratiques s’applique toujours à leur récent comportement 2. La condamnation de la Russie par les États-Unis pour la destruction d’Alep et d’autres villes ne peut effacer le souvenir des bombardements de Bagdad en 2003 ou le siège de Falloujah en 2004, qui ont mené des milliers de civils irakiens à la mort, quand bien même les missiles américains sont supposés être “plus précis” que leurs équivalents russes et donc n’avoir visé que des cibles purement militaires. Cela ne masque pas non plus ce que la Grande-Bretagne a fait au Yémen, où elle a fourni aux Saoudiens les armes permettant d’intervenir dans cette sanglante “guerre civile”. Un récent article du Guardian a révélé que plus d’un million d’enfants yéménites sont menacés par la famine, conséquence directe du blocus saoudien et des bombardements visant les zones tenues par les rebelles houtistes. Mais l’hypocrisie occidentale a atteint son sommet avec les millions de Syriens qui ont été contraints de s’enfuir pour sauver leurs vies et qui aujourd’hui souffrent de malnutrition sévère dans des camps de réfugiés sous-équipés en Turquie, en Jordanie ou au Liban ; ou bien, s’ils essaient de rejoindre un “havre de paix” en Europe de l’Ouest, ils tombent aux mains d’impitoyables trafiquants d’hommes qui les poussent à traverser la Méditerranée au péril de leur vie sur des rafiots incapables de naviguer. L’Union européenne s’est montrée incapable de s’occuper correctement de ce que Cameron lui-même a qualifié d’“essaim” de réfugiés venus de Syrie ou d’autres conflits du Proche-Orient ou d’Afrique. Et tandis que certains gouvernements, comme celui d’Allemagne, brandissaient leur “politique de bienvenue” à ceux qu’ils espèrent bien pouvoir exploiter comme main-d’œuvre, murs et barbelés se déploient dans toute l’Europe. De plus en plus de gouvernements et de partis européens s’adaptent ou adoptent carrément une politique d’exclusion ou de bouc-émissaire ouvertement mise en avant par les courants politiques populistes. Nous assistons aujourd’hui aux sinistres échos des massacres de juifs des années 1930 et 1940, lorsque les démocraties se lavaient les mains des persécutions et des assassinats nazis, et faisaient en même temps tout pour fermer leurs frontières aux victimes tout en n’accueillant qu’un nombre symbolique de réfugiés juifs 3. Double langage et hypocrisie sur la Syrie ne se limitent pas aux partis de gouvernement. La majorité des partis “de gauche” a une longue histoire de soutien à la Russie, à l’Iran, au Hezbollah et au régime baasiste en Syrie, dont ils disent pour se justifier qu’ils “combattent l’impérialisme”, ce qui signifie évidemment pour eux uniquement les impérialismes américain, israélien ou d’autres pays occidentaux. La coalition “Stop the war” en Angleterre, par exemple (dans laquelle Jeremy Corbyn a joué plusieurs années un rôle dirigeant) va organiser des manifestations massives contre l’incursion militaire israélienne au Liban et à Gaza, avec des slogans comme “Nous sommes tous le Hezbollah”. On ne verra jamais ces gens organiser des manifestations équivalentes pour dénoncer les actions d’Assad ou de la Russie en Syrie, lesquelles ne sont pas qu’un miroir de ce qu’a fait le militarisme israélien, mais l’a surpassé de beaucoup en nombre de tués et en destructions. D’autres organisations activistes optent pour un soutien aux actions militaires des Américains et de l’Occident. Le groupe Avaaz, qui s’est spécialisé dans des campagnes massives sur Internet et des pétitions, et qui était opposé à l’invasion de l’Irak par les États-Unis, nous dit aujourd’hui que la seule manière de protéger les enfants d’Alep est d’en appeler à Obama, Erdogan, Hollande et May pour renforcer la zone d’exclusion aérienne dans le nord de la Syrie. D’une manière ou d’une autre, on nous demande de soutenir un camp ou un autre dans ce qui est devenu un conflit impérialiste global.
Pour les révolutionnaires, il est essentiel de défendre le principe de l’internationalisme contre toute boucherie impérialiste. Cela signifie conserver une indépendance politique vis-à-vis de tous les États et milices de proto-États, et soutenir la lutte des exploités dans tous les pays contre leur propre bourgeoisie. Ce principe ne dépend aucunement du fait que les exploités se trouvent en lutte ouverte ou pas. C’est un poteau indicateur pour le futur qui ne doit jamais être perdu de vue. En 1914, les internationalistes qui se sont opposés à la guerre n’étaient qu’une toute petite minorité, mais ils ont opiniâtrement défendu les positions de classe alors que tant d’anciens camarades se ralliaient à l’effort de guerre de leur propre bourgeoisie, ce qui fut absolument essentiel à l’émergence d’une lutte prolétarienne massive contre la guerre deux ou trois ans après. En Syrie, il est absolument évident que le prolétariat est absent de la scène. C’est le reflet de la faiblesse numérique et politique de la classe ouvrière syrienne qui a été incapable de se soulever contre le régime Assad et ses différents opposants bourgeois. Mais nous pouvons dire que le sort de la Syrie et du “Printemps arabe” comme un tout résume parfaitement la situation historique à laquelle se confronte la classe ouvrière mondiale. Le capitalisme est dans un état avancé de décadence et n’a pas d’autre futur à offrir à l’humanité que la répression et la guerre. Telle a été la réponse de la classe dominante aux différentes révoltes qui ont balayé l’Afrique du Nord et le Proche-Orient en 2011. Mais cela n’a été possible uniquement parce que la classe ouvrière était incapable de prendre la tête de ces révoltes, incapable de proposer un but et une perspective différents des illusions démocratiques qui dominaient ces mouvements sociaux. Et cela a été un échec non seulement de la classe ouvrière d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, mais aussi de la classe ouvrière des pays centraux du capitalisme, laquelle a une tradition révolutionnaire plus profondément ancrée et une plus longue expérience de confrontation avec les obstacles de la démocratie bourgeoise. Ce sont ces bataillons de la classe qui sont les mieux placés pour faire revivre la perspective de la révolution prolétarienne. Ce n’est pas seulement un vœu pieux. Le Printemps arabe a servi d’inspiration aux luttes dans les pays centraux, notamment au mouvement des Indignados en Espagne, mouvement qui a été plus loin en 2011 qu’Occupy et d’autres réactions similaires dans le monde pour poser de sérieuses questions sur le futur du capitalisme tout en s’interrogeant sur les moyens pour lutter contre lui 4. Mais ce ne fut qu’un aperçu du possible, un petit signe que, malgré l’avancée continue de la barbarie capitaliste, l’alternative prolétarienne est toujours vivante.
Amos, 8 septembre 2016
1 Le maréchal qui commandait les forces aériennes anglaises de bombardement pendant la Seconde Guerre mondiale et à ce titre principal organisateur de la destruction des villes allemandes par la Royal Air Force.
2 Les bombardements aériens meurtriers par les forces de la coalition internationale sur Mossoul au nord de l’Irak et leur recrudescence actuelle sont une autre preuve accablante que cette politique de terreur sur les populations est pratiquée par toutes les puissances.
3 Il ne s’agit pas de dénigrer les efforts sincères des centaines de volontaires qui en Europe ont essayé d’offrir une aide aux réfugiés, ou bien sûr le travail réellement héroïque des médecins, personnels de soin et sauveteurs qui se battent pour sauver des vies dans les plus terribles conditions à Alep ou dans d’autres villes assiégées. Très souvent, ces efforts ont débuté par des initiatives spontanées que les gouvernements et autres forces officielles cherchent très vite à faire passer sous leur propre contrôle.
4 Lire notre article : “Le mouvement du 15 Mai (15-M) cinq ans après [3]”.
“L’idéal inépuisable de l’espérance humaniste, de la révolution”. Ces mots ont été prononcés le 6 mars 2013 par Jean-Luc Mélenchon, à propos du président vénézuélien Hugo Chavez, au lendemain de sa mort. Depuis longtemps, celui qui était à l’époque le coprésident du Parti de gauche manifeste une profonde admiration pour Chavez et ne cache pas son ambition de devenir lui-même cet homme providentiel redonnant espoir aux masses pauvres et tenant tête aux grandes puissances ; et peut-être d’avoir sa statue un jour sur une grande place parisienne… Le discours qu’il prononce ce jour-là avec une émotion réelle, ne peut être plus clair : “Chavez a été la pointe avancée d’un processus large dans l’Amérique latine qui a ouvert un nouveau cycle pour notre siècle, celui de la victoire des révolutions citoyennes. (…) Il n’a pas seulement fait progresser la condition humaine des Vénézuéliens, il a fait progresser d’une manière considérable la démocratie”.
Évidemment quand on voit dans quel état se dépêtre le Venezuela aujourd’hui, on se demande comment on peut faire de ce pays un modèle de “révolution socialiste”. Car le Venezuela “bolivarien” n’est finalement pas loin de cumuler toutes les caractéristiques d’une république bananière, avec une bonne dose de vernis stalinien par dessus !
Pendant les quatorze ans de son “règne”, ponctué par trois élections plus ou moins contestées, Chavez a clamé un bilan exceptionnel, largement relayé par tous les “révolutionnaires” du monde, avec parmi les plus fameux, Mélenchon donc, mais aussi l’ex-président iranien Mahmoud Ahmadinejad. De sacrées références. Ainsi, sous sa présidence, le Venezuela serait passé de pays sous-développé au statut de champion de la croissance, de la lutte contre la pauvreté, de la scolarisation et donc, de la démocratie. Quatrième puissance sud-américaine en terme de PIB par habitant, un revenu par habitant supérieur à la moyenne du sous-continent sud-américain, le Venezuela affiche une espérance de vie au-dessus de 74 ans quand elle peine à dépasser 50 ans dans les pays sous-développés.
Seule petite ombre au tableau : la criminalité n’aura cessé d’augmenter de l’arrivée de Chavez au pouvoir jusqu’à sa mort, faisant de Caracas la ville la plus dangereuse du monde avec 122 homicides pour 100 000 habitants en 2012. Avec 4 850 000 habitants recensés, cela fait donc plus de 5900 personnes tuées par homicide en une seule année, dans une seule ville !
Mais ce bilan “honorable” repose uniquement sur la rente pétrolière. Le Venezuela est en effet le onzième producteur au monde et fondateur de l’OPEP. Le pétrole et le gaz naturel représentent 95 % des exportations du pays. Le Venezuela ne produit rien d’autre. Il tire ses revenus de ses seuls hydrocarbures et doit importer tout le reste. Chavez a su sans aucun doute profiter de cette manne à l’heure où les cours du pétrole se sont littéralement envolés tout au long de ses trois mandats. Quand il arrive au pouvoir en 1999, le baril de Brent est à $ 12,76. A sa mort en 2013, il est à $ 108,56. Près de neuf fois plus. En bon père du peuple, il n’oublie pas d’en faire profiter une partie de sa clientèle, acquise à sa cause depuis qu’il a exalté dans ses discours enflammés la ferveur nationaliste à travers l’érection de Simon Bolivar en héros national (c’est lui, la huitième étoile rajoutée en 2006 au drapeau national) et résumé son programme et ses actions par deux mots lourds de signification : “révolution socialiste”.
Mais la France, c’est bien connu, n’a pas de pétrole. Et quant aux idées, ce ne sont pas celles que Mélenchon emprunterait à Chavez qui vont “révolutionner” quoi que ce soit. Il suffit de voir ce qui se passe au Venezuela quand le cours du pétrole repasse sous la barre des 50 dollars et qu’il ne reste donc que les idées pour continuer le projet “socialiste” du défunt Chavez. Faute de devises suffisantes, le pays ne peut en effet plus importer d’aliments et de médicaments. La pénurie est dramatique et permanente, près de 80 % des produits de base manquent. Les queues s’allongent devant les magasins vides et les moyens manquent pour soigner les malades. Les barrios de Caracas, qui accueillent 60 % de la population de la ville, voient leurs conditions de vie s’aggraver chaque jour. La voilà donc, cette “révolution socialiste”, quand les caisses se vident de leurs pétrodollars.
Il ne reste même plus à Mélenchon le loisir de vanter la “vraie” démocratie du Venezuela en prenant pour exemple la possibilité de renverser un président par un référendum d’initiative populaire. Car c’est très exactement ce qui est en train de se passer. Le désespoir et la colère des affamés sont désormais récupérés par une opposition, majoritaire au parlement depuis 2015, qui souhaite en profiter pour destituer le successeur de Chavez, Maduro, qui poursuit le même programme sans avoir hérité du charisme de son maître... ni du cours du Brent à plus de 100 dollars.
Mais en bon président “socialiste” attaché à la démocratie, Maduro use de tous les stratagèmes pour contrer son opposition : rejet des signatures par une commission toute acquise au pouvoir présidentiel, purge des fonctionnaires convaincus d’avoir apporté leur signature, menaces de sanctions contre les grévistes, etc.
Le modèle vénézuélien a décidément peu de choses à présenter pour soulever l’enthousiasme des prolétaires du monde entier. Tout au plus peut-il, à l’heure de la normalisation des relations entre Cuba et les États-Unis, servir de dernière illustration vivante (mais moribonde) de la variante stalinienne du capitalisme d’État qui a largement contribué depuis près d’un siècle à asservir la classe ouvrière et à enfoncer la planète dans le chaos de la misère et de la guerre. Ce grand mensonge du xxe siècle doit toujours être dénoncé.
Jules, 26 octobre 2016
L’élection présidentielle gabonaise du 27 août dernier n’a pas dérogé à une longue tradition sanguinaire. Alors qu’Ali Bongo, comme naguère son père pendant 40 ans, se proclamait vainqueur d’un scrutin truqué, des émeutes prenant l’allure d’une guerre civile éclataient dans tout le pays, aussitôt réprimées par la police et l’armée. Une grande partie des masses pauvres, utilisée comme chair à canon, excitée pour cela et instrumentalisée par la clique de Jean Ping, adversaire de Bongo, a une nouvelle fois chèrement payé le prix de ce règlement de comptes entre des fractions bourgeoises en lutte pour le contrôle de l’État et son système de corruption généralisée. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les chiffres sont encore incertains et manipulés de toutes parts, mais plusieurs sources font état de cinq à sept morts et plus de 1100 arrestations !
À la différence de l’élection de 1990, où l’armée française vint directement réprimer les émeutiers pour sauver le trône vacillant de son pion Omar Bongo, et celle de 2009 où “l’héritier” bénéficia du soutien actif de son “ami” Sarkozy 1, les récents troubles politiques s’inscrivent dans un contexte bien plus délicat pour l’impérialisme français du fait d’une aggravation internationale de la crise économique et l’expansion d’un chaos impérialiste incontrôlable en Afrique.
Depuis l’indépendance du Gabon en 1960, l’économie du pays repose presque uniquement sur l’exploitation de son riche sol par des entreprises essentiellement françaises : bois précieux, uranium et surtout pétrole, secteur représentant pas moins de 40 % des recettes de l’État, sont les principales sources de richesse du pays. En dépit de la promesse faite par Ali Bongo, après le décès de son père en 2009, de mettre fin au pillage systématique des deniers publics, l’élite au pouvoir (au premier rang de laquelle se trouve la large famille Bongo elle-même, maîtresses présidentielles incluses 2), a continué à s’enrichir sans vergogne en captant une très large partie des ressources de l’État. Ali Bongo a ainsi hérité de son père, sans rien y changer, d’un système très sophistiqué de corruption et de redistribution officieuse au moyen d’enveloppes soigneusement réparties entre les ethnies, les régions et les nécessités de maintien de la paix sociale.
Mais cette corruption massive a toujours empêché l’État d’opérer une mutation de l’économie pour limiter sa dépendance aux matières premières. La diminution des stocks de pétrole gabonais et la chute du prix du baril à partir de 2014 ont approfondi les effets de la crise économique mondiale, obligeant État et entreprises à limiter leurs investissements. La population, vivant dans des conditions déjà difficiles, a subi de plein fouet l’explosion du chômage, notamment à Port-Gentil, capitale économique du pays, où la colère contre la clique de Bongo est immense. Depuis le début de l’année, les manifestations s’y sont multipliées. À la violence sociale s’est ainsi ajoutée celle d’une police particulièrement brutale et expéditive.
Ce contexte explique l’ampleur de la mobilisation des partisans de Jean Ping. Toute cette exaspération accumulée, Jean Ping a su la canaliser à son seul profit vers l’impasse démocratique. En réalité, l’opposition à Ali Bongo n’est rien d’autre qu’une clique issue du régime Bongo lui-même et ses largesses ; elle n’a pas d’autre objectif que renverser le pouvoir en place et s’approprier les opaques rentes pétrolières ! Le parcours de Jean Ping est à ce titre très significatif. Le prétendu pourfendeur de la corruption d’État est un pur produit de la dynastie Bongo ; il fut ministre pendant 20 ans ( !), profitant de son mariage avec la sœur aînée de l’actuel président (elle-même ancien membre du gouvernement). De sa toute aussi longue carrière de diplomate, Jean Ping a d’ailleurs tiré une importante leçon : l’élection se joue pour l’essentiel... à Paris. Il a ainsi multiplié les démarches auprès du gouvernement français avant l’élection, espérant son soutien par la promesse de chasser la “légion étrangère de nouveaux collaborateurs entourant le chef de l’État” 3, c’est-à-dire les entrepreneurs américains, chinois ou africains dont s’entoure Ali Bongo pour tenter de s’affranchir de la tutelle française. Comme partout ailleurs, la classe ouvrière habitant le Gabon n’a donc strictement rien à attendre de ce pathétique cirque électoral. Bien au contraire ! Les hommes tombés sous les balles des forces de répression, emportés par une indignation légitime et des espoirs parfaitement illusoires dans l’alternance politique, sont morts au seul bénéfice d’une bande tout aussi corrompue que celle au pouvoir, une clique prête à instrumentaliser une foule en colère et à lui faire verser son sang pour goûter elle aussi à l’ivresse du pouvoir, aux voitures de luxe et aux hôtels particuliers parisiens 4 !
Alors que l’influence française sur ses anciennes colonies se réduit depuis plusieurs décennies à peau de chagrin, le Gabon a fait figure d’élève exemplaire de la “Françafrique” jusqu’aux années 2010. Dès les années 1960, Jacques Foccart, le “Monsieur Afrique” du gaullisme, avait fait de l’ancienne province d’Afrique-Équatoriale française la pierre angulaire de la politique française sur le continent, en s’appuyant sur des barbouzes telles que le sulfureux Bob Denard qui fut “instructeur” de la garde présidentielle d’Omar Bongo. Si l’implantation d’entreprises hexagonales au cœur de l’appareil productif gabonais est aujourd’hui encore une réalité confirmée par la présence de 14 000 ressortissants français, les liens qui unissent les deux pays dépassaient largement la seule sphère économique. Les affaires louches (scandales autour d’Elf-Aquitaine ou dans l’immobilier, etc.) sont de notoriété publique mais le principal intérêt du Gabon pour l’État français résidait dans la place qu’il occupe encore aujourd’hui au cœur de son dispositif impérialiste. En plus de la base militaire stratégique que la France occupe à Libreville, le Gabon est lui-même un facteur de relative stabilité dans la région. Il est intervenu, par exemple, lors de la crise ivoirienne de 2010 ou, plus récemment, en Centrafrique.
La montée en puissance du “chacun pour soi” dans le monde, suite à la disparition des blocs issus de la guerre froide, a rapidement entamé le crédit de la France en tant que “gendarme de l’Afrique”, comme en témoigne un mémo diplomatique révélé par Wikileaks : “Les Français accueillent favorablement l’extension de la présence américaine en Afrique comme moyen de contrebalancer l’expansion régionale de la Chine” 5.
Dans ce véritable panier de crabes impérialistes, où petites et grandes puissances s’enfoncent dans une spirale meurtrière sans fin, la situation est devenue hors de tout contrôle : des régions entières sont soumises à la loi des seigneurs de guerre et de bandes mafieuses, de nombreux États sont très affaiblis au point que certains ont carrément perdu le contrôle d’une partie de leur pays, les conflits s’enlisent sous l’œil avide des grands charognards impérialistes... Bien que le Gabon soit encore loin de connaître le niveau d’instabilité du Centrafrique ou du nord du Mali, le pays n’échappe pas aux forces centrifuges du capitalisme et à la logique du tous contre tous.
C’est dans ce contexte qu’Ali Bongo cherche aujourd’hui à jouer plus ouvertement sa propre carte, au détriment de l’ex-puissance coloniale. Il a ainsi facilité l’implantation d’entreprises étrangères, notamment issues des pays asiatiques comme la Chine et la Corée, afin de limiter l’influence française sur le pays. Il s’est même payé le luxe d’une vaine tentative de redressement fiscal contre Total, le géant français du pétrole dans le pays depuis 1956.
Cette crispation dans les relations franco-gabonaises s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir du parti socialiste en 2012. Omar Bongo était un fidèle produit du gaullisme. Il a financièrement soutenu de Gaulle et ses héritiers, notamment par l’entremise de réseaux mafieux et l’envoi de “mallettes” au profit du parti gaulliste. D’après plusieurs sources, de l’argent aurait même continué à circuler au profit de Nicolas Sarkozy 6.
En dépit des fortes tensions entre le Parti socialiste et Ali Bongo 7, le gouvernement français s’est montré hésitant, voire impuissant face à la situation politique au Gabon. La France y possède encore d’importants intérêts économiques et militaires qu’il ne s’agirait pas de menacer. Prise dans ses propres contradictions, la bourgeoisie française s’est montrée incapable de défendre une orientation cohérente, encore moins de s’imposer en garant de la stabilité de la région.
Toutes les conditions sont donc réunies pour que le tourbillon du chaos mondial et africain ébranle la stabilité d’un des pays les plus puissants du continent, et de l’ensemble de la région. Le récent appel à la “résistance active” de Jean Ping ne va certainement pas enrayer l’impasse dans laquelle s’enfonce le Gabon, pas plus que le prétendu “dialogue” prôné par la bande de requins impérialistes nommée “communauté internationale”.
L’Afrique nous montre une nouvelle fois le chemin dans lequel nous conduit le capitalisme décadent, celui de la barbarie !
E.-G., 16 octobre 2016
1 Cf. “Au Gabon, une élection pour préserver les intérêts de la Françafrique [7]”, RI no 405 (octobre 2009)
2 Les innombrables maîtresses de l’élite étatique constituent un réseau à la fois significatif de la dépravation de la classe dirigeante et central dans le dispositif politique. À titre d’exemple, Marie-Madeleine Mborantsuo, ancienne maîtresse d’Omar Bongo, occupe le poste stratégique de présidente de la Cour constitutionnelle gabonaise, notamment chargée d’assurer la validité des élections...
3 “Gabon : les électeurs votent pour une présidentielle sous haute tension”, Le Figaro, 26 août 2016.
4 La famille Bongo est actuellement poursuivie par la justice française dans le cadre d’enquêtes sur des “biens mal acquis” suite à l’acquisition frauduleuse de plusieurs résidences et de voitures de luxe. La dimension politique de ces mesures, dans le cadre de tensions croissantes entre le gouvernement français et Ali Bongo, ne fait aucun doute.
5 Cité par Le Monde du 4 décembre 2010 : “Wikileaks : le reflux de la France en Afrique”.
6 Voir par exemple l’ouvrage de Xavier Harel : Le scandale des biens mal acquis.
7 Plusieurs propriétés ont été récemment saisies à Paris dans le cadre de l’affaire des “biens mal acquis”. Par ailleurs, d’après l’ouvrage de Frédéric Ploquin, Les gangsters et la République, Manuel Valls, l’actuel Premier ministre français, aurait tenté de faire tomber Bernard Squarcini, ancien directeur du renseignement de Nicolas Sarkozy et le mafieux Michel Tomi, tous deux soupçonnés de servir d’intermédiaires entre Libreville et l’UMP.
Il fut un temps où le Front national en France, avec à sa tête Jean-Marie Le Pen, agglomérait un public hétéroclite, quelque peu marginal, souvent nostalgique d’une époque révolue, comme d’anciens combattants de l’Algérie française, et une frange de jeunes et moins jeunes, anti-staliniens primaires, prêts à en découdre avec le moindre gauchiste ou démocrate patenté. Les meetings du FN étaient l’occasion pour Le Pen de haranguer quelques centaines de commerçants ou artisans radicaux, des petits bourgeois étudiants encadrés par quelques jeunes nazillons au crâne rasé et rangers de circonstance qui n’hésitaient pas à tendre le bras à la mode hitlérienne pour saluer les discours du “borgne”.
La petite foule de paumés des meetings frontistes a aujourd’hui laissé place à des milliers de personnes, toutes plus convenables et honnêtes les unes que les autres, venant en partie du milieu ouvrier, en famille parfois. Plus grand-chose à voir avec le public outrancier d’hier. Entre-temps, le FN est devenu le premier parti de France sur le plan électoral. Arrivé en tête de plusieurs élections intermédiaires, le parti de Marine Le Pen préoccupe aujourd’hui grandement la bourgeoisie française, cette dernière tenant pour acquis que l’extrême-droite accédera très probablement au second tour de la prochaine élection présidentielle avec un score historique.
La montée en puissance du populisme, loin d’être une exception française, se nourrit des tendances les plus décomposées d’une société capitaliste empêtrée dans une crise généralisée et face à laquelle le prolétariat est pour le moment incapable de défendre une perspective révolutionnaire. De cette situation de blocage historique de la société, les tréfonds de la morale bourgeoise s’épanouissent à la lumière crue des idéologies les plus réactionnaires, haineuses et revanchardes. Marine Le Pen s’est certes affranchie des excès du père (quoique !), a lissé son discours en faisant un plaidoyer pour les laissés-pour-compte de la crise et du chômage. Elle s’est fait une image plus vertueuse et plus intègre et n’a pas de mots assez durs contre les politiciens de droite et de gauche qui se sont succédés au pouvoir pour faire payer la crise aux plus faibles. Mais la marque de fabrique de ce Parti reste pourtant la même : la xénophobie à tous crins, le racisme maintenant presque ordinaire, les réponses simplistes et démagogiques. “On est chez nous !”, entend-on désormais sans complexe dans certaines manifestations ouvertement xénophobes, amplifiées par les récents actes terroristes islamistes ou la délinquance ordinaire dans les cités gangrenées par la drogue et le désœuvrement.
Si le FN a subjugué ces “citoyens intègres”, tous écœurés de l’incapacité de l’État depuis des années à résoudre les problèmes de leur quotidien, exaspérés de voir les promesses de droite ou de gauche “trahies” par une classe politique de plus en plus corrompue, il l’a fait sur la base d’un discours ignoble selon lequel la survie de certains doit se faire aux dépens des autres : l’intérêt national avant tout, les étrangers peuvent bien crever chez eux ! Cette conception du monde “naturellement” divisé en nations concurrentes est profondément ancrée dans l’idéologie bourgeoise, mais le fait de revendiquer cela en se débarrassant sans aucun complexe de toute l’hypocrisie humaniste qui a longtemps édulcoré le nationalisme et le militarisme représente un pas significatif dans le processus de dissolution de la société : la barbarie en bandoulière, l’immoralité en étendard !
Cette possibilité de voir arriver le FN au pouvoir inquiète beaucoup l’ensemble de la bourgeoisie, tant son programme économique, social et politique demeure inadapté et irresponsable du point de vue des intérêts du capital national. Mais la classe dominante est loin d’être homogène face au phénomène :
• une partie de la grande bourgeoisie tente de “surfer sur la vague” du populisme, d’abord parce qu’elle pense pouvoir juguler sa montée en puissance en adoptant son discours. Nicolas Sarkozy a ainsi théorisé dès 2007 l’idée de “siphonner les voix du FN”. Mais cette “droite décomplexée” est aussi prête à tout pour défendre ses intérêts de clique en se souciant de moins en moins des intérêts généraux de l’État. En adoptant l’argumentaire du FN, elle a néanmoins normalisé et rendu “acceptable” un discours xénophobe auprès d’électeurs qui, préférant l’original à la copie, ont fini par renforcer le FN.
• Une autre partie de la bourgeoisie plus lucide ou consciente du danger, comme Alain Juppé ou le Parti socialiste, a préféré garder ses distances et maintenir les principes de l’“idéal républicain” démocratique et européen, à leurs yeux seuls garants d’une politique économique et sociale cohérente face à la crise et aux risques sociaux.
Mais cette défense de l’État les désigne aussi comme ceux par qui le mal arrive, “l’establishment” qui désire poursuivre comme avant et qui méprise “le peuple”. En effet, si le soutien d’une partie de la classe ouvrière au FN est si fort, c’est qu’à ses yeux la classe politique, de gauche et de droite, ayant tenu les rênes du pouvoir depuis tant et tant d’années, s’est décrédibilisée profondément. Ces partis ont assumé la désindustrialisation, le chômage, les attaques depuis près de 40 ans. C’est donc cet “establishment” qu’il faut en priorité rejeter par les urnes et mener au pouvoir les grandes gueules qui disent vouloir “donner un grand coup de balai”.
Pour la bourgeoisie et l’État, quelles que soient les orientations adoptées, la réponse au populisme n’aura pas l’effet escompté. C’est une dynamique de fond qui ne peut que se poursuivre sur le terrain de la décomposition sociale. Surtout, le populisme est un poison qui aggrave les difficultés politiques de la classe ouvrière, en pourrissant la conscience des plus fragilisés sur le terrain de la xénophobie, mais aussi en renforçant le piège démocratiste au nom de la défense des “valeurs républicaines” contre le “fascisme”.
Quelles sont les causes profondes du développement du populiste dans le monde ? Vers quoi mène-t-il ? Quelle différence et ressemblance avec le fascisme des années 1930 ? Quelle force dans la société peut endiguer ce phénomène ? C’est à toutes ces questions légitimes que plusieurs articles de ce numéro de RI tentent de répondre.
Stopio, 28 octobre, 2015
Lorsqu’on pose des questions à un lycéen sur la Révolution russe de 1917, il répondra sans doute qu’il s’agissait d’un coup d’État bolchevique, que l’expérience, malgré les bonnes intentions des protagonistes, a fini en cauchemar : la dictature soviétique, le goulag, etc.
Et si on lui demande ensuite ce qui est arrivé le 15 mai 2011, il est possible qu’il réponde qu’il s’agit-là d’un mouvement pour une “démocratie véritable” et qu’il est très lié au parti politique Podemos 1.
Quiconque recherche la vérité ne se contentera pas de ces réponses simplistes qui n’ont rien à voir avec ce qui s’est réellement passé, imprégnées du “bon sens commun”, de l’enseignement déformé qu’on subit et du matraquage des “moyens de communications”, bref, de l’idéologie dominante de cette société.
Il est vrai que le prolétariat se trouve actuellement dans une situation de profonde faiblesse. Mais l’histoire de la société est celle de la lutte des classes et l’État capitaliste sait parfaitement que le prolétariat pourrait reprendre sa lutte. C’est pour cela qu’il l’attaque sur ses flancs les plus sensibles : l’un de ceux-ci est sa mémoire historique. La bourgeoisie a un très grand intérêt à détruire cette mémoire en réécrivant les expériences passées de notre classe. C’est comme si elle formatait un disque dur en y installant un système opérationnel radicalement opposé.
La réécriture la plus intelligente est celle qui se fait en tirant profit des faiblesses réelles et des erreurs des mouvements prolétariens. Ceux-ci traînent toujours un important magma d’erreurs qui permettront a posteriori leur réécriture dans un sens diamétralement opposé à ce qu’ils recherchaient.
Marx, en commentant la différence entre la lutte de la bourgeoisie et celle du prolétariat, met en avant le fait qu’alors que “les révolutions bourgeoises, comme celles du xviiie siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, (…) les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du xixe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts” 2.
C’est ainsi que, pour le prolétariat, “le chemin pénible de sa libération n’est pas pavé seulement de souffrances sans bornes, mais aussi d’erreurs innombrables. Son but, sa libération, il l’atteindra s’il sait s’instruire de ses propres erreurs. Pour le mouvement prolétarien, l’autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, c’est l’air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre” 3. Il ne s’agit pas dans cet article de faire une analyse critique de la révolution de 1917 4. Nous n’allons faire qu’un petit récapitulatif du mouvement des Indignés de 2011, le 15-M 5. Cette réécriture, se basant surtout sur ses difficultés et ses aspects les plus faibles, nous allons commencer par ceux-ci.
Après la longue nuit de la contre-révolution qui écrasa la révolution de 1917, le prolétariat reprit sa lutte en 1968. Mais cette renaissance ne parvint pas à se politiser dans un sens révolutionnaire. En 1989, la chute des régimes prétendument “communistes” entraînait un recul important dans la conscience et la combativité dont les effets sont toujours présents aujourd’hui 6.
A partir de 2003, les luttes reprirent de l’élan, mais elles concernaient surtout les nouvelles générations de la classe ouvrière (étudiants, chômeurs, précaires), alors que les travailleurs des grands centres industriels restaient passifs et que leurs luttes demeuraient sporadiques (la peur du chômage étant un élément central d’une telle inhibition). Il n’y eu pas de mobilisation unifiée et massive de la classe ouvrière, mais seulement d’une partie, la plus jeune. La révolte de la jeunesse en Grèce (2008), les mouvements en Tunisie et en Égypte (2011), ont à ce titre été les expressions d’une vague de fond dont les points culminants ont été la lutte contre CPE en France (2006) et le 15 M 7.
Malgré les aspects positifs et prometteurs (nous en parlerons plus loin), ces mouvements eurent lieu dans un contexte de perte d’identité de la classe ouvrière et de manque de confiance en ses propres forces. La perte d’identité signifie que la grande majorité de ceux qui participent aux luttes ne se reconnaissent pas comme faisant partie de la classe ouvrière, ils se voient plutôt comme des citoyens. Même en se disant “ceux d’en bas”, en affirmant être traités comme des “deuxième classe”, ils ne brisent pas le cordon ombilical avec la dite “communauté nationale” car, “même si le slogan “Nous sommes 99 % face à 1 %”, si populaire dans les mouvements d’occupation aux États-Unis, révèle un début de compréhension du fait que la société est cruellement divisée en classes, la majorité des participants dans ces mouvements se voyaient eux-mêmes comme des “citoyens de base” qui veulent être reconnus dans une société de “citoyens libres et égaux”” 8. Cela empêche de voir le fait que “la société est divisée en classes, une classe capitaliste qui possède tout et ne produit rien et une classe exploitée, le prolétariat, qui produit tout et possède de moins en moins. Le moteur de l’évolution sociale n’est pas le jeu démocratique de “la décision d’une majorité de citoyens” (ce jeu est plutôt le masque qui couvre et légitime la dictature de la classe dominante) mais la lutte de classe” 9. Il y a donc deux faiblesses fondamentales au sein du mouvement du 15-M qui se renforcent mutuellement et qui permettent leur actuelle falsification : la plupart de ses protagonistes se concevaient comme des citoyens et aspiraient à un “renouveau du jeu démocratique”.
À cause de cela, le mouvement, malgré ses débuts prometteurs, ne s’est pas articulé “autour de la lutte de la principale classe exploitée qui produit collectivement l’essentiel des richesses et assure le fonctionnement de la vie sociale : les usines, les hôpitaux, les écoles, les universités, les ports, les travaux, la poste...” 10, mais il a fini par se diluer dans une protestation impuissante de “citoyens indignés”. Malgré quelques timides tentatives d’extension aux centres de travail, cela fut un échec, le mouvement restant de plus en plus limité aux places. Malgré les sympathies qu’il avait suscitées, il perdit de plus en plus de force jusqu’à être réduit à une minorité de plus en plus désespérément activiste.
En plus, la difficulté à se reconnaître comme classe fut renforcée par le manque de confiance en ses propres forces, ce qui a donné un poids démesuré aux couches de la petite bourgeoisie radicalisée qui se sont jointes au mouvement en renforçant la confusion, l’inter-classisme et la croyance dans les pires formulations de la politique bourgeoise, telles que “la fin du bipartisme”, “la lutte contre la corruption”, etc.
Ces couches sociales ont fortement contaminé le mouvement avec cette idéologie qui réduit le capitalisme “à une poignée de “méchants” (des financiers sans scrupules, des dictateurs sans pitié) alors que c’est un réseau complexe de rapports sociaux qui doit être attaqué dans sa totalité et non pas se disperser en poursuivant ses expressions multiples et variées (les finances, la spéculation, la corruption des pouvoirs politico-économiques)” 11.
Malgré quelques réponses solidaires basées sur l’action massive contre la violence policière, c’est la “lutte” conçue comme pression pacifique et citoyenne sur les institutions capitalistes qui amena le mouvement très facilement vers l’impasse.
Comme l’affirme notre section en France 12, “Nuit debout n’a rien de spontané. C’est un mouvement mûrement réfléchi, préparé et organisé de longue date par des animateurs et défenseurs radicaux du capitalisme. Derrière ce mouvement prétendument “spontané” et “apolitique” se cachent des professionnels, des groupes de gauche et d’extrême-gauche qui mettent en avant “l’apolitisme” pour mieux contrôler le mouvement en coulisses.”
Le but de ce montage est celui d’encadrer la protestation sociale sur le terrain de la ““pression” sur les “dirigeants” et les institutions étatiques afin de promouvoir un capitalisme plus démocratique et plus humain” 13, car, comme le dit un tract du collectif qui l’anime, Convergence des luttes : “L’humain devrait être au cœur des préoccupations de nos dirigeants...” Ce joli “vœux pieux” ne fait que transmettre l’utopie réactionnaire de gouvernants qui s’occuperaient des êtres humains, ce qui sert à occulter que la seule chose dont ils s’occupent, ce sont des nécessités et des problèmes du capital. Demander à l’État de défendre les intérêts des exploités c’est comme demander à un voleur de s’occuper de notre maison.
Les revendications mises en avant dans Nuit debout sont toutes allées dans le sens de semer l’illusion qu’un capitalisme qui nous dépouille de plus en plus de tout pourrait nous offrir encore quelque chose. On exige un “revenu de base universel”, une alimentation plus saine, un plus grand budget pour l’éducation et bien d’autres “reformes” qui se retrouvent systématiquement dans le catalogue des promesses électorales qui ne se réalisent jamais.
La revendication la plus “ambitieuse” que mettent en avant les promoteurs de Nuit debout est celle de la “république sociale” qui consisterait à “revenir aux idéaux révolutionnaires de 1789” lorsque la bourgeoisie a démoli le pouvoir féodal au cri de “Liberté, Égalité et Fraternité”. On essaye de nous vendre l’utopie réactionnaire de la réalisation “d’une “vraie démocratie” telle que la Révolution française de 1789 l’avait promis ; seulement ce qu’il y avait de révolutionnaire il y a deux siècles et demi, à savoir instaurer le pouvoir politique de la bourgeoisie en France, dépasser le féodalisme par le développement du capitalisme, bâtir une nation... tout cela est aujourd’hui devenu irrémédiablement réactionnaire. Ce système d’exploitation est décadent, il ne s’agit plus de l’améliorer, cela est devenu impossible, mais de le dépasser, de le mettre à bas par une révolution prolétarienne internationale. Ainsi, est semée l’illusion que l’État est un agent “neutre” de la société sur lequel il faudrait “faire pression” ou qu’il faudrait protéger des “actionnaires”, des “politiciens corrompus”, des “banquiers cupides”, de “l’oligarchie”” 14.
Le vrai antagonisme, celui entre le capital et le prolétariat, est remplacé par un “antagonisme” imaginaire entre, d’un côté, une minorité supposée de corrompus, de financiers et de politiciens véreux et de l’autre côté de la barricade, une immense majorité où pourraient rentrer les bons politiciens, les capitalistes entrepreneurs, les militaires, le peuple et tous les citoyens… Le prolétariat est dévoyé de son terrain de la lutte de classe vers le scénario d’un affrontement de “tous les citoyens” contre la poignée fantomatique des méchants d’un film.
Plus encore, de la même façon que le populisme de Trump ou du FN met tous les maux sur le compte de personnes et non pas sur les rapports sociaux de production, les “radicaux” de Nuit debout mettent en avant un projet bien répugnant : la personnalisation. Ceux-là proposent comme bouc émissaire les migrants, ceux-ci proposent quelques banquiers ou quelques politicards. C’est la même logique réactionnaire : les problèmes du monde seraient réglés en éliminant quelques personnes désignées comme étant la cause de tous les maux.
Nous avons vu la réécriture, le formatage du disque dur proposé par les promoteurs dans l’ombre du mouvement Nuit debout. Mais, alors, que reste-t-il du mouvement 15 M ? Que peut-on retenir pour les luttes futures ?
Nous reprenons ici ce que nous disions dans notre tract international de bilan du mouvement des Indignados, d’Occupy et d’autres :
“Les assemblées massives sont la concrétisation du slogan de la Première Internationale (1864) : “L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ou elle ne sera pas”. Elles s’inscrivent dans la continuité de la tradition du mouvement ouvrier qui démarre avec la Commune de Paris et prend son expression la plus élevée en Russie en 1905 et en 1917, se poursuivant en 1918 en Allemagne, 1919 et 1956 en Hongrie, 1980 en Pologne.
“Les assemblées générales et les conseils ouvriers sont les formes distinctives de l’organisation de la lutte du prolétariat et le noyau d’une nouvelle organisation de la société.
“Des assemblées pour s’unir massivement et commencer à briser les chaînes qui nous accrochent à l’esclavage salarié : l’atomisation, le chacun pour soi, l’enfermement dans le ghetto du secteur ou de la catégorie sociale.
“Des assemblées pour réfléchir, discuter et décider, devenir collectivement responsables de ce qui est décidé, en participant tous, autant dans la décision que dans l’exécution de ce qui a été décidé.
“Des assemblées pour construire la confiance mutuelle, l’empathie, la solidarité, qui ne sont pas seulement indispensables pour mener en avant la lutte mais qui seront aussi les piliers d’une société future sans classes ni exploitation” 15.
Les futures assemblées devront se renforcer avec un bilan critique des faiblesses apparues :
– elles ne se sont étendues que très minoritairement vers les lieux de travail, les quartiers, les chômeurs… Si le noyau central des assemblées doit être l’assemblée générale de ville, en prenant les places et les bâtiments, il doit se nourrir de l’activité d’un large réseau d’assemblées dans les usines et lieux de travail principalement.
– les commissions (de coordination, culture, activités etc.) doivent être sous le contrôle strict de l’assemblée générale devant laquelle elles doivent rendre des comptes scrupuleusement. Il faut éviter ce qui est arrivé lors du 15-M où les commissions sont devenues des instruments de contrôle et de sabotage des assemblées manipulées par des groupes en coulisse tel que DRY (Democracia Real Ya) 16.
La société capitaliste dégouline par tous ses pores de “la marginalisation, l’atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l’exclusion des personnes âgées, l’anéantissement de l’affectivité et son remplacement par la pornographie”, c’est-à-dire, “l’anéantissement de tout principe de vie collective au sein d’une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective” 17. Un témoignage barbare de cette décomposition sociale est la haine envers les migrants encouragée par le populisme, qui a obtenu un triomphe spectaculaire avec le récent Brexit en Grande-Bretagne.
Face à tout cela, le mouvement 15 M (comme Occupy) a semé une première graine : “il y a eu des manifestations à Madrid pour exiger la libération des détenus ou empêcher que la police arrête des migrants ; des actions massives contre les expulsions de domicile en Espagne, en Grèce ou aux États-Unis ; à Oakland “l’assemblée des grévistes a décidé l’envoi de piquets de grève ou l’occupation de n’importe quelle entreprise ou école qui sanctionne des employés ou des élèves d’une quelconque manière parce qu’ils auraient participé à la grève générale du 2 novembre”. On a pu vivre des moments, certes encore très épisodiques, où n’importe qui pouvait se sentir protégé et défendu par ses semblables, ce qui est en fort contraste avec ce qui est jugé “normal” dans cette société, autrement dit le sentiment angoissant d’être sans défense et vulnérable.”
Cette forteresse pourrait être emportée par la puissance de la vague populiste actuelle (soutenue en fait par ses prétendus “antagonistes” de l’État démocratique). La solidarité prolétarienne doit encore acquérir des racines solides 18.
La société actuelle nous condamne à l’inertie du travail, à la consommation, à la reproduction des modèles à succès qui entraînent des milliers d’échecs, la répétition de stéréotypes aliénants qui ne font qu’amplifier, ânonner l’idéologie dominante. Face à cela, autant de fausses réponses enfoncent encore plus dans la putréfaction sociale et morale, se font jour “la profusion des sectes, le regain de l’esprit religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d’une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux “scientifiques” et qui prennent dans les médias une place prépondérante notamment dans des publicités abrutissantes, des émissions décervelantes ; l’envahissement de ces mêmes médias par le spectacle de la violence, de l’horreur, du sang, des massacres, y compris dans les émissions et magazines destinés aux enfants ; la nullité et la vénalité de toutes les productions “artistiques”, de la littérature, de la musique, de la peinture, de l’architecture qui ne savent exprimer que l’angoisse, le désespoir, l’éclatement de la pensée, le néant” 19.
Contre ces deux pôles de l’aliénation capitaliste, dans les mouvements comme le 15-M ou Occupy “des milliers de personnes ont commencé à rechercher une culture populaire authentique, construite par elles-mêmes, en essayant de forger ses propres valeurs, de manière critique et indépendante. Dans ces rassemblements, on a parlé de la crise et de ses causes, du rôle des banques, etc. On y a parlé de révolution, même si dans cette marmite on a versé beaucoup de liquides différents, parfois disparates ; on y a parlé de démocratie et de dictature, le tout synthétisé dans le slogan de ce distique aux deux strophes complémentaires : ‘‘Ils l’appellent démocratie mais ce n’est pas le cas !, “C’est une dictature mais ça ne se voit pas !”. On a fait les premiers pas pour que surgisse une véritable politique de la majorité, éloignée du monde des intrigues, des mensonges et des manœuvres troubles qui est la caractéristique de la politique dominante. Une politique qui aborde tous les sujets qui nous touchent, pas seulement l’économie ou la politique, mais aussi l’environnement, l’éthique, la culture, l’éducation ou la santé.”20
L’importance de cet effort, même timide et lesté par des faiblesses démocratistes et des approximations petites-bourgeoises, est évidente. Tout mouvement révolutionnaire du prolétariat ne peut que s’appuyer sur un débat de masse, sur un mouvement culturel basé sur la discussion libre et indépendante.
La Révolution russe de 1917 a eu comme colonne vertébrale le débat et la culture massive. John Reed rappelle que “la soif d’instruction, si longtemps réprimée, avec la révolution prit la forme d’un véritable délire. Du seul Institut Smolny, pendant les six premiers mois, sortaient chaque jour des trains et des voitures chargés de littérature pour saturer le pays. La Russie, insatiable, absorbait toute matière imprimée comme le sable chaud absorbe de l’eau. Et ce n’était point des fables, de l’histoire falsifiée, de la religion diluée et des romans corrupteurs à bon marché – mais les théories sociales et économiques, de la philosophie, les œuvres de Tolstoï, de Gogol et Gorki” 21.
Le prolétariat est une classe internationale avec les mêmes intérêts dans tous les pays. Les ouvriers n’ont pas de patrie et le nationalisme (sous toutes ses variantes) est la tombe de toute perspective possible de libération de l’humanité.
Le capitalisme actuel est pris d’assaut par une contradiction : d’un côté, l’économie est de plus en plus mondiale, la production est de plus en plus entremêlée et interdépendante. Mais, d’un autre côté, tous les États sont impérialistes et les conflits guerriers deviennent de plus en plus destructeurs ; l’environnement se détériore à cause de la barrière infranchissable que tous les capitaux nationaux érigent, en commençant par les plus puissants, les Etats-Unis et la Chine. Face à l’internationalisation patente de la vie économique, sociale et culturelle, se dresse un repli aveugle et irrationnel de prétendues communautés nationales, raciales, religieuses…
Ces contradictions ne pourront être dépassées que par la lutte historique du prolétariat. Le prolétariat est la classe de l’association mondiale. Il produit par-delà les frontières, lui-même est une classe de migrants, un creuset de races, de religions, de cultures. Aucune production, depuis un bâtiment jusqu’à une fraiseuse, ne peut être réalisée par une communauté isolée d’ouvriers enfermée dans un cadre national, encore moins local. La production a besoin de matières premières, de transports, de machines, qui circulent mondialement. Elle ne peut être réalisée que par des ouvriers instruits dans une culture universelle, dans les échanges incessants à une échelle internationale. Internet n’est pas seulement un instrument culturel, mais, surtout un moyen sans lequel la production capitaliste actuelle serait impossible.
En exprimant encore vaguement ces réalités et ce qu’elles peuvent signifier pour la lutte prolétarienne, en 2011, “le mouvement d’indignation s’est étendu internationalement. Il a surgi en Espagne où le gouvernement socialiste avait mis en place un des premiers plans d’austérité et un des plus durs ; en Grèce, devenue le symbole de la crise économique mondiale à travers l’endettement, aux États-Unis, temple du capitalisme mondial, en Égypte et en Israël pays pourtant situés de chaque côté du front du pire conflit impérialiste et le plus enkysté, celui du Moyen Orient.
“La conscience du fait qu’il s’agit d’un mouvement global commence à se développer, malgré le boulet destructeur du nationalisme (présence de drapeaux nationaux lors des manifestations en Grèce, en Égypte ou aux États-Unis). En Espagne, la solidarité avec les travailleurs de Grèce s’est exprimée aux cris de “Athènes tiens bon, Madrid se lève !” Les grévistes d’Oakland (États-Unis, novembre 2011) proclamaient leur “solidarité avec les mouvements d’occupation au niveau mondial”. En Égypte a été approuvée une Déclaration du Caire en soutien au mouvement aux États-Unis. En Israël, les Indignés ont crié “Netanyahou, Moubarak, Assad, c’est la même chose” et ont pris contact avec des travailleurs palestiniens” 22.
Aujourd’hui, cinq ans après, ces acquis semblent avoir disparu sous des tombereaux de terre. Ceci est l’expression d’un trait indissociable des luttes prolétariennes mis en relief dans la citation de Marx cité au début de cet article : elles “paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles”.
Il existe, cependant, une tâche vitale que doivent mener les minorités avancées du prolétariat : tirer les leçons, les inscrire dans un cadre théorique marxiste en développement. Voilà la tâche à laquelle nous appelons tous les camarades intéressés et engagés : “En menant un débat le plus large possible, sans restriction ni entrave aucune, pour préparer consciemment de nouveaux mouvements, nous pourrons faire devenir réalité une autre société, différente du capitalisme”.
Acción Proletaria, section du CCI en Espagne, 6 juillet 2016
1 Alors que le rôle de Podemos fut de neutraliser et faire dérailler tout ce qu’il y avait d’authentiquement révolutionnaire dans le mouvement des Indignés, ce que nous avons montré dans l’article “Podemos : des habits neufs au service de l’empereur capitaliste”.
2 Karl Marx, Le 18 brumaire de L. Bonaparte.
3 Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie.
4 Voir notre brochure Octobre 1917, début de la révolution mondiale [12].
5 Nous avons beaucoup écrit sur cette expérience dans laquelle participèrent activement nos militants, non seulement de la section d’Espagne, mais aussi d’ailleurs. Les 3 documents, entre autres, qui résument notre position sont :
– “2011 : de l’indignation à l’espoir [15]”.
Voir aussi notre “dossier spécial [16]”.
6 Voir : “Effondrement du bloc de l’Est : des difficultés accrues pour le prolétariat [17]” (1990).
7 Des échos plus faibles de ces mouvements ont eu lieu en 2012 au Canada, au Brésil et en Turquie, en 2014 à Burgos, en 2015 au Pérou.
8 Extrait de notre tract international [15] cité plus haut.
9 Idem.
10 Idem.
11 Idem.
12 Voir : “Quelle est la véritable nature du mouvement Nuit debout ? [18]”
13 Idem.
14 Idem.
15 Tract international du CCI [15] déjà cité.
16 Voir : “Le mouvement citoyen “Democracia Real Ya !” : une dictature sur les assemblées massives [19]”.
17 Voir : La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste (mai 1990). Ce texte expose notre analyse sur la période historique actuelle, une période qui se caractérise par la continuité d’un capitalisme caduc et décadent que le prolétariat n’a pas encore réussi à éradiquer de la planète.
18 Voir notre texte d’orientation : “Confiance et Solidarité [20]”.
19 “La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [21]” (mai 1990).
20 Tract international [15].
21 John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde.
22 Tract international [15]
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ri461.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/files/fr/alep.jpg
[3] https://fr.internationalism.org/icconline/201610/9455/mouvement-du-15-mai-15-m-cinq-ans-apres
[4] https://fr.internationalism.org/files/fr/chavez-melenchon.jpg
[5] https://fr.internationalism.org/tag/30/507/jean-luc-melenchon
[6] https://fr.internationalism.org/files/fr/jean_ping_et_ali_bongo.jpg
[7] https://fr.internationalism.org/ri405/au_gabon_une_election_pour_preserver_les_interets_de_la_francafrique.html
[8] https://fr.internationalism.org/tag/30/508/ali-bongo
[9] https://fr.internationalism.org/tag/30/509/jean-ping
[10] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/vie-bourgeoisie-france
[11] https://fr.internationalism.org/tag/30/476/marine-pen
[12] https://fr.internationalism.org/node/1452
[13] https://fr.internationalism.org/content/10211/mobilisation-des-indignes-espagne-et-ses-repercussions-monde-mouvement-porteur-davenir
[14] https://fr.internationalism.org/content/4833/mouvement-des-indignes-espagne-grece-et-israel-lindignation-a-preparation-des-combats
[15] https://fr.internationalism.org/ri431/2011_de_l_indignation_a_l_espoir.html
[16] https://fr.internationalism.org/icconline/2011/dossier_special_indignes.html
[17] https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm
[18] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201605/9369/quelle-veritable-nature-du-mouvement-nuit-debout
[19] https://fr.internationalism.org/content/4693/mouvement-citoyen-democracia-real-ya-dictature-assemblees-massives
[20] https://fr.internationalism.org/rinte111/confiance.htm
[21] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[22] https://fr.internationalism.org/tag/5/41/espagne