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ICConline - décembre 2015

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Grande-Bretagne: la grande tradition du Parti travailliste dans la défense du capitalisme

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Malgré le fait qu’elle ait été annoncée dans tous les sondages récents, l’élection de Jeremy Corbyn à la direction du Parti travailliste anglais a constitué une surprise pour beaucoup. Les dirigeants précédents, Kinnock, Blair et Brown, avaient tous prévenu que l’élection de Corbyn entraînerait une déroute du Parti travailliste aux élections législatives de 2020 et son incapacité à revenir au gouvernement pour une génération. Après son discours à la Conférence du Parti travailliste, Corbyn a été accusé de ne s’adresser qu’aux « activistes » et il a été souvent répété que, sous sa direction, le parti travailliste serait seulement réduit à un rôle de parti contestataire.

Pourtant, la promotion de Corbyn n’était pas un accident, elle répond en fait aux besoins politiques globaux du capitalisme britannique.

Le mythe anti-austérité

Lors des élections générales de mai dernier, les différences entre les programmes d’austérité des principaux partis était encore plus minces que d’habitude. Contre la politique proposée par la coalition des conservateurs et des libéraux, le parti travailliste proposait lui aussi un peu plus qu’une « austérité à minima ». Après les élections, le Parti travailliste a ouvertement soutenu au Parlement les nouvelles coupes dans les aides sociales mises en place par le nouveau gouvernement conservateur. Dans ce contexte, Corbyn s’est placé comme un adversaire de l’austérité, mettant en avant l’équité et l’égalité, ainsi que la perspective de croissance et l’intervention de l’État comme alternative à la brutalité d’un gouvernement qui favorise un petit nombre de personnes au détriment des masses.

Des comparaisons ont été faites avec le gouvernement populiste grec de Syriza. Syriza se fait également le champion de la lutte anti-austérité, bien qu’après avoir remporté une nette majorité contre les conditions du plan de sauvetage proposé par la « troïka », Syriza a accepté des conditions pires que celles qui avaient été acceptées par les précédents gouvernements de droite comme de gauche. Cependant, le sentiment que l’arrivée de Corbyn exprimait un rejet radical de l’austérité comme le rejet claironné par Syriza et par Podemos en Espagne, reste populaire. Ceci est lié à l’idée que l’austérité constitue un choix politique et non quelque chose qui est imposé à tous les gouvernements capitalistes par la réalité de la crise économique capitaliste.

Alors que le capitalisme d’État est au cœur des régimes régissant chaque pays du monde moderne, Corbyn et le chancelier de l’Echiquier du cabinet fantôme, John Mc Donnell, ont rendu explicite leur collaboration dans le renforcement du rôle de l’État capitaliste dans la vie sociale et économique au Royaume-Uni. Les plans d’investissement de l’État pour « faciliter la vie des gens », pour la nationalisation des banques, la renationalisation des chemins de fer et d’autres mesures similaires montrent que la domination du capital en Grande-Bretagne est entre de bonnes mains. Il est vrai que le ministre de l’énergie de ce cabinet fantôme a jeté une certaine ombre sur ce tableau en annonçant que le parti travailliste « ne veut pas nationaliser l’énergie. Nous voulons faire quelque chose de bien plus radical : nous voulons la démocratiser ». Mais cela signifie apparemment qu'« il ne faudrait pas empêcher toute entreprise privée dans ce pays de posséder sa propre source d’approvisionnement énergétique ».

Afin de prouver qu’ils ne sont pas des « négationnistes du déficit », la nouvelle direction Corbyn a même signé la charte budgétaire du chancelier George Osborne et insisté pour que la Grande-Bretagne « vive en fonction de ses moyens ». Corbyn et McDonnell ont aussi nommé un comité consultatif économique, comprenant le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, l’auteur à la mode Thomas Piketty et l’ancien membre du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre, Danny Blanchflower pour fournir des idées sur le thème de la réforme du rôle de l’État capitaliste. Cela ne peut signifier que de petites modifications formelles dans un système économique qui repose essentiellement sur l’exploitation de la force de travail de la classe ouvrière.

Au niveau de l’impérialisme britannique, Corbyn a été beaucoup critiqué pour avoir dit que s’il devenait Premier ministre, il n’aurait pas recours aux armes nucléaires. Mais cela doit être remis dans son contexte : dans son discours à la Conférence du Parti travailliste, il a dit « la Grande-Bretagne n’a pas besoin de forces militaires et de sécurité fortes et modernes » et « les valeurs britanniques (…) sont la raison fondamentale pour laquelle j’aime ce pays et son peuple. » Son patriotisme ne peut être contesté. Son soutien à « l’autorité du droit international et aux institutions internationales » démontre un attachement au fondement impérialiste qui est la base des relations internationales. Comme pour l’armement nucléaire, ses paroles favorables à la politique du président américain Barack Obama ne révèlent aucun antagonisme avec le commandant en chef de la plus grande force nucléaire de la planète.

Toutes les attaques reprise par les médias contre le nouveau chef du Parti travailliste, insistant sur les "dangers" de sa politique, ne servent qu’à valoriser son image radicale. Cela est renforcé par les discours de la gauche. À la Conférence du Parti travailliste, Matt Wrack, le secrétaire général du syndicat des sapeurs-pompiers, a déclaré que Corbyn et McDonnell « représentaient un sérieux défi pour l’ordre établi, en réalité pour la classe dominante » et que « les services secrets, le M15, la Special Branch et la CIA ont tous observé et analysé cette conférence et la formation d’un cabinet fantôme dans l’intention de saper ses effets. » Le Socialist Worker du 15 septembre 2015 a reconnu que « Corbyn affronte l’opposition de la grande majorité de ses collègues députés ainsi que celle de la classe dirigeante et de la majeure partie des médias. Ils vont tout tenter pour le faire tomber. » La gauche et la droite sont unanimes pour déclarer que Corbyn représenterait une menace pour le statu quo. Et beaucoup de gens ont été attirés par la Parti travailliste ou ont eu envie d’y revenir, parce qu’ils ont l’illusion que, d’une certaine façon, Corbyn apporterait un air plus frais de changement ou représenterait un retour aux valeurs fondamentales du socialisme, au lieu d’être un produit conformiste typique de l’appareil du Parti travailliste.

En réalité, un Parti travailliste dirigé par Corbyn va jouer un rôle très utile dans le cadre de l’appareil politique du capitalisme. Face à la nécessité d’opérer des coupes claires dans les services et autres attaques sur le niveau de vie, la classe dominante est consciente du mécontentement que cela peut entraîner chez ceux qui sont le plus touchés. Il n’est pas nécessaire d’en arriver tout de suite à la lutte ouverte pour que ce soit un sujet de préoccupation pour la bourgeoisie. Le Parti travailliste va être en mesure de se présenter comme une alternative radicale pour les victimes d’un programme continu d’austérité et de paupérisation. Au stade actuel, l’existence d’un "parti protestataire" (qui ne remet pas en cause les principes fondamentaux du système capitaliste, mais souligne seulement son impact négatif sur les ‘masses’) rendra bien service au capitalisme britannique.

La longue histoire du Parti travailliste en tant que pilier du capitalisme

Au cours des cent dernières années, le Parti travailliste a montré qu’il était un rouage essentiel de la superstructure du capitalisme, à la fois au sein du gouvernement et dans l’opposition.

En 1914, aux côtés des partis sociaux-démocrates d’Europe, le Parti travailliste, main dans la main avec les syndicats, est venu au secours de l’impérialisme britannique, en agissant en tant que recruteur pour le bain de sang de la Première Guerre mondiale et en veillant à ce que les actions ouvrières ne sapent pas l’effort de guerre. Face aux mutineries et à l’agitation qui ont suivi la guerre, le Parti travailliste a agi en parti « responsable » et, en 1918, il a adopté une constitution avec l’engagement explicite d'effectuer des nationalisations et autres mesures capitalistes d’État qui avaient déjà caractérisé la gestion de la vie sociale pendant la guerre. Contre les aspirations de ceux qui avaient été enthousiasmés par la Révolution russe, il offrait des garanties de stabilité, de contrôle de l’État et une opposition résolue à tout bouleversement social.

Tout au long de la période de l’entre-deux guerres, le Parti travailliste proposa une « planification socialiste » contre l’anarchie de la concurrence capitaliste. Dans les années 1930, aux côtés de francs-tireurs conservateurs comme Winston Churchill, il s’opposa à la politique d’apaisement et prépara la guerre contre l’impérialisme allemand. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le Parti travailliste constitua une clé de la coalition d’union nationale, ce qui entraîna son incorporation "naturelle" dans les gouvernements d’après-guerre.

La période 1945-1951, avec le gouvernement de Clement Attlee, est souvent présentée comme l’âge d’or du Parti travailliste. En réalité, cette présidence a représenté une période de grande austérité où les forces de l’ordre ont été utilisées contre les ouvriers grévistes. Le rôle de l’État a été en même temps renforcé dans de nombreux domaines de la vie économique et sociale. Parallèlement, l’impérialisme britannique a continué à déployer ses forces militaires et s’est lancé dans le développement d’armes nucléaires, à une époque où la Grande-Bretagne était le plus fidèle lieutenant dans le bloc impérialiste dominé par les États-Unis.

Les gouvernements travaillistes ultérieurs de Wilson et Callaghan ont été capables de remplacer les administrations conservatrices dans tous les postes-clés de l’État. Le gouvernement travailliste de 1974 a été amené au pouvoir pour faire face à une vague de luttes, répandant l’illusion qu’il serait différent de ses prédécesseurs. En fait, dans les années 1970, les travaillistes et les syndicats ont fait baisser les salaires en imposant leurs conditions d’exploitation. Sous Callaghan commença la politique monétariste et le programme de réduction des dépenses publiques qui ont ensuite été repris par Margaret Thatcher. Les grèves et les manifestations de « l’hiver des mécontents », en 1978-79, s’opposaient à un gouvernement travailliste et non pas conservateur.

Dans les années 1980, parti d’opposition, le Parti travailliste critiqua d’une manière « radicale » le « thatcherisme », proposant une prétendue « alternative » à un moment où les ouvriers étaient engagés dans des luttes massives. Par la suite, les gouvernements de Blair et Brown ont joué leur rôle de gestionnaires de l’économie capitaliste ; au niveau des relations internationales, les interventions en Irak et en Afghanistan ont fourni une preuve supplémentaire de l’engagement ferme du Parti travailliste dans le noyau militariste des conflits impérialistes.

Ceci résume l’histoire de la défense des « valeurs britanniques » par le Parti travailliste au siècle précédent, comme parti de gouvernement et comme parti d'opposition. Dans la période à venir, quand les attaques contre la classe ouvrière vont conduire à une remise en question de la base-même de la société et pas seulement de la politique d'un gouvernement particulier, le Parti travailliste se révélera encore être une arme précieuse au service de la domination de la bourgeoisie en Grande-Bretagne.

WR, organe de presse du CCI au Royaume-Uni, 3 octobre 2015

 

Géographique: 

  • Grande-Bretagne [1]

Rubrique: 

Campagnes idéologiques

La Ligue Communiste de Tampa et la question du Parti

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Nous publions ici une lettre écrite par le CCI en réponse à un article publié sur le site Internet de la Ligue Communiste de Tampa, un groupe récemment apparu aux Etats-unis (« Pourquoi nous avons besoin d’un Parti mondial »). Dans l’intérêt du débat public entre révolutionnaires, les camarades nous ont demandé de publier notre lettre sur notre site et nous ont informés qu’ils travaillent à une réponse qui sera à son tour publiée sur leur site.

A la Ligue Communiste de Tampa de la part du Courant Communiste International :

« Chers camarades,

Nous suivons votre site avec intérêt. Nous sommes enthousiasmés par l’apparition d’un groupe qui, d’une certaine façon, se définit en accord avec les positions de la Gauche Communiste et qui énonce clairement le besoin pour les révolutionnaires de s’organiser politiquement.

Nous pensons qu’il serait utile d’engager un dialogue politique avec votre groupe et, compte-tenu de l’importance de la question organisationnelle pour les révolutionnaires, nous proposons comme point de départ de notre échange, le texte : Pourquoi nous avons besoin d’un Parti mondial. Nous comprenons que ce texte ne représente pas une déclaration « programmatique » de votre groupe et qu’il peut être l’objet de désaccords parmi vous : c’est une raison de plus, nous pensons, pour vous soumettre nos analyses sur ce texte et contribuer à la discussion.

Comme déjà mentionné, un texte qui appelle à la constitution d’un parti mondial semble aller à contre-courant dans un milieu dominé par l’anarcho-syndicalisme, le conseillisme, la théorie de la communication et toutes les variantes de l’individualisme qui fleurissent dans un monde de plus en plus régi par le principe bourgeois du « chacun pour soi ». L’affirmation assumée du besoin de se réunir et de s’organiser en groupes politiques distincts, non seulement pour les révolutionnaires, mais aussi pour préparer le futur parti révolutionnaire mondial est une position courageuse étant donné le poids énorme de la suspicion qui pèse sur la conception marxiste de l’organisation révolutionnaire. Des medias traditionnels aux anarchistes, l’idéologie dominante nous susurre que les organisations révolutionnaires ne peuvent dépasser le stade de la secte et qu’elles sont inexorablement entachées par l’expérience toxique du stalinisme. Cela ne doit pas nous surprendre, car tout comme la classe ouvrière est « une classe de la société civile qui n’est pas une classe de la société civile », l’organisation révolutionnaire, qui est un produit de celle-ci, est un corps étranger dans la société capitaliste, et ses militants ne doivent pas être rebutés par l’inévitable hostilité qu’ils rencontrent chez les représentants de l’idéologie dominante, sous toutes ses formes. Nous voyons donc un accord de principe se dégager dans le titre de votre article, et dans le thème du texte ainsi que dans les critiques que vous faites sur les arguments des anarcho-syndicalistes et conseillistes contre les organisations politiques et le parti politique. Nous avons quelques désaccords avec les formulations sur la possibilité de former des syndicats « révolutionnaires » mais c’est un problème que nous pourrons traiter plus tard, peut-être dans une discussion sur les « Positions communes » au sein du groupe Tampa.

Tout aussi important (car la classe ouvrière est une classe internationale et sa révolution ne peut vaincre qu’à l’échelle internationale) est le fait que le texte voit le parti comme un parti mondial, et qu’il doit se préparer dès aujourd’hui, à travers un processus de discussions et d’activités partagées au sein des groupes révolutionnaires partout dans le monde. Ainsi, alors que, comme vous le dites, il est parfaitement vrai que « former le parti mondial n’est pas réalisable immédiatement », il est vrai aussi que ce n’est pas un objectif purement abstrait qui se réalisera tout seul dans le futur : ce que les révolutionnaires font et disent aujourd’hui joue un rôle actif dans le processus qui mènera à la formation du parti (ou, négativement dans l’échec à former ce même parti, chose qui est certainement une possibilité et un danger). Cela ne signifie pas que nous soyons nécessairement d’accord sur le type d’organisation que nous devons développer maintenant (nous y reviendrons plus tard).

Tout d’abord, nous voulons relever quelques questions au sujet de conceptions du texte sur le parti qui nous semblent incorrectes. Premièrement, le texte parle de « parti de masse » comme opposé à l’idée de « parti de l’avant-garde » basé sur une « ligne idéologique/théorique serrée imposée aux militants ». De notre point de vue, l’idée d’un parti de masse, qui s’est développée dans le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle était liée à la vision du parti comme une sorte de gouvernement en attente qui aurait pris en mains les rênes de la société, sans doute à la faveur d’élections parlementaires ; des idées similaires ont perduré dans le mouvement révolutionnaire qui a surgi à partir de la social-démocratie officielle pendant la Première Guerre mondiale. L’exemple le plus évident est le parti bolchevique, dans la Révolution russe, qui a pensé que son rôle était de former un gouvernement après avoir remporté la majorité dans les soviets. 

N’êtes-vous pas d’accord avec l’idée que la conception du parti de masse développée au XIXe siècle était liée à la montée de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier ? Que la tentative de construire une base massive aussi vite que possible a conduit à la dilution des principes et à des compromis avec la classe dominante, à la fois dans les partis de la Deuxième Internationale et dans les partis communistes après 1920-21 ? Et nous ajouterons que ce n’était pas un hasard si les principaux adversaires de l’opportunisme dans les deux Internationales appartenaient à des courants qui avaient commencé à élaborer une critique de l’idée de parti de masse : premièrement les bolcheviks, après le fameux débat sur « qui est membre d’une organisation révolutionnaire » au congrès du POSDR en 1903 ; ensuite, les communistes de Gauche en Italie et en Allemagne dans la Troisième Internationale, qui prirent le meilleur du bolchevisme, en argumentant que, dans la nouvelle époque de révolution prolétarienne, le parti devait être constitué de révolutionnaires engagés sur la base d’une adhésion (non « imposée ») à un haut niveau d’unité programmatique. Dans la période allant jusqu’à et même pendant la révolution, une telle organisation serait nécessairement formée autour d’un noyau (une « avant-garde », si vous voulez) du prolétariat.

Nous pensons aussi que l’adhésion du texte à l’idée de parti de masse montre une régression vers les idées sociales-démocrates au sujet des relations entre le parti et les conseils, ou tout au moins à une position très ambigüe sur la prise du pouvoir par le parti. Le texte fait plusieurs références au parti prenant le pouvoir, à l’idée que « les règles du conseil sont essentiellement les règles du parti ». Bien que le danger de substitutionnisme soit identifié, le texte semble voir le principal remède à tout cela dans le fait que le parti « partage le pouvoir avec l’ensemble du mouvement révolutionnaire ainsi qu’avec d’autres tendances révolutionnaires avec lesquelles il peut être allié ».

Pour nous, cette vision n’échappe pas à la vision parlementaire des règles du soviet qui a paralysé le mouvement en 1917. Nous sommes totalement d’accord sur l’idée que le but du parti est de se battre pour son programme1 à l’intérieur des conseils, qui seront un champ de bataille entre différents points de vue politiques qui, tous, représentent en dernière analyse, des intérêts de classe différents ; ces points de vue peuvent aussi renfermer les confusions qui vont encore peser lourdement sur le prolétariat au cours de la révolution. Mais le rôle du parti n’est pas de prendre le pouvoir ou de mélanger sa fonction avec les organes réels du pouvoir : les conseils. N’êtes-vous pas d’accord que la leçon principale à tirer de la Révolution russe est la suivante : l’identification du parti bolchevique à l’État et sa tendance à substituer ses décisions à celles des Conseils a conduit à la dégénérescence non seulement du pouvoir des Soviets mais aussi du parti lui-même ? Nous pensons que la clarté sur cette question est maintenant un point-clé dans la plateforme de l’organisation révolutionnaire et donc finalement dans le parti lui-même. Nous vous renvoyons à une polémique que nous avions avec la CWO dans les années 1970 et serions intéressés par une réponse de votre part sur cette question.

Nous passons à la conception du texte sur le type d’organisation qui doit être construite aujourd’hui pour préparer le terrain pour le parti de demain : comme nous ne voyons pas le parti comme un parti de masse, mais comme une minorité organisée autour d’un programme clair, nous pensons que les organisations qui peuvent servir de pont vers le parti de demain doivent aussi avoir un niveau élevé de cohérence politique et théorique, basé sur une plateforme reconnue qui soit plus que seulement une liste de points élémentaires. Cela ne signifie pas que de telles organisations, pas plus que le futur parti, doivent être monolithiques ; au contraire, une organisation marxiste vivante est celle qui se livre à un débat interne permanent et aussi avec d’autres tendances dans le mouvement ouvrier. Mais nous pensons vraiment que ces organisations sont plus que des cercles de discussion et doivent être imprégnées de ce que Lénine appelait « l’esprit de parti », même si elles ne sont pas le parti. De plus, elles doivent être construites dès le départ sur une base internationale, parce que le futur parti n’est pas (comme cela avait été conçu dans le passé, même dans la Troisième Internationale jusqu’à un certain point) une fédération de sections nationales mais une organisation mondiale unique. De cette manière, l’expérience organisationnelle sera essentielle pour le fonctionnement du futur parti.

Cette vision des organisations actuelles comme un pont vers le futur Parti est fortement influencée par le concept de Fraction tel qu’il a été développé par la Gauche Italienne dans les années trente. La notion de Fraction est, tout d’abord, fondée sur la conviction que les organisations révolutionnaires ne viennent pas de nulle part, mais font partie d’une tradition dans le mouvement ouvrier, tradition sans laquelle elles n’existeraient pas ; cette réalité doit être assimilée en profondeur et en même temps, de façon critique, basée sur les nouveaux enseignements tirés de l’expérience de la lutte prolétarienne et de la pratique des organisations révolutionnaires du passé. Le but de ce travail est de préparer les principes programmatiques et organisationnels qui seront la base du nouveau parti. Nous pensons qu’une des faiblesses du texte sur la question du parti est précisément que, excepté quelques lignes à la fin, il ne fait pas suffisamment référence à l’expérience du passé et, plus important encore, aux tentatives des générations et des organisations révolutionnaires précédentes pour répondre à la question posée dans le texte : comment les révolutionnaires d’aujourd’hui vont ils s’organiser pour préparer le terrain du parti de demain ?

Nous avons récemment réédité ce que nous considérons comme être un texte important sur le Parti, écrit en 1948 par un groupe qui était l’héritier de la tradition de la Gauche italienne : la Gauche Communiste de France. Nous serions là aussi intéressés par vos réactions à ce texte, et aussi par vos réactions à la lecture des commentaires et critiques contenus dans cette lettre. Nous espérons sincèrement que cette lettre sera le point de départ d’une discussion fructueuse entre nous, qui permettra de clarifier les questions non seulement entre nos organisations mais aussi pour le mouvement politique prolétarien en général.

Salutations communistes.

Alf pour le CCI, 22 août 2015

1 En ce qui concerne la question du programme du Parti, les différents commentaires postés par les internautes à la fin de l’article indiquent qu’une certaine confusion a été causée dans le texte par l’idée que les mesures, telles la destruction de l’État bourgeois et la création d’un nouveau pouvoir prolétarien, feraient partie d’un « programme minimum ». Le dernier terme n’évoque-t-il pas le souvenir des anciens partis sociaux-démocrates avec leur programme de revendications à mettre en œuvre au sein de la société capitaliste ? Cependant, nous ne pensons pas que la question de la terminologie soit la plus importante : la vraie question concerne le contenu des mesures (qui nous semble correct) et le fait qu’elles seraient en effet constitutives d’un programme que le parti défend dans les assemblées et dans les conseils.

 

Vie du CCI: 

  • Correspondance avec d'autres groupes [2]

Rubrique: 

Débats

La migration économique et les réfugiés de guerre dans l’histoire du capitalisme

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Pendant des milliers d’années, les gens ont été forcés de fuir la guerre, la persécution, la famine et les catastrophes naturelles telles que la sécheresse, les inondations, les éruptions volcaniques, etc… Mais ces mouvements n’étaient pas un phénomène permanent et ils affectaient le plus souvent une petite partie de la population déjà sédentaire. Avec le début de l’agriculture, la culture des plantes et la domestication des animaux, l’humanité a développé pendant des milliers d’années un mode de vie sédentaire. Sous le féodalisme, les paysans étaient attachés à la terre, et restaient serfs, de la naissance à la mort, sur la terre qui appartenait à leur seigneur. Mais, avec l’apparition du capitalisme, autour des XIVe et XVe siècles, les conditions ont changé radicalement.

Depuis sa période d’ascendance…

Le capitalisme s’est propagé par la conquête, par la violence intense et massive à travers le globe. Tout d’abord en Europe, où le fait de clôturer les terrains communaux a forcé les paysans qui vivaient en autarcie à quitter la terre communale pour s’agglutiner dans les villes à la recherche d’un emploi dans les fabriques. Marx a décrit l’accumulation primitive comme le procès de « la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production… De grandes masses d’hommes ont été soudainement dépouillés de leurs moyens de subsistance et propulsés comme ‘vendeurs d’eux-mêmes’ sur le marché du travail ».1 Cette séparation du paysan d’avec son sol, d’avec ses moyens de production, a signifié le déracinement de millions de personnes. Parce que le capitalisme a besoin de « l’abolition de toutes les lois qui empêchent les travailleurs de se déplacer d’une sphère de la production à une autre et d’une production à une autre ».2

En même temps que le capitalisme en Europe obligeait les paysans à vendre leur force de travail, il a commencé à étendre son règne colonial dans le monde entier. Et, pendant des siècles, les chasseurs d’esclaves ont enlevé des millions de personnes, principalement en Afrique, afin de fournir de la main d’œuvre bon marché pour les plantations et les mines, principalement en Amérique. Lorsque l’esclavage a pris fin, beaucoup d’esclaves travaillant sur les plantations ont été remplacés par des travailleurs sous contrat. Tout au long de son expansion, le capitalisme a déraciné et déplacé des gens, soit en les forçant à quitter leur campagne pour trouver à vendre leur force de travail à un capitaliste, soit en enlevant la force de travail et en la transformant en esclaves bons à échanger sur un autre continent. De la même manière que le capitalisme a besoin d’une mobilité très grande sinon infinie pour ses produits, et du libre accès au marché, il imposa également la plus grande mobilité dans l’accès à la main-d’œuvre. Le capitalisme doit pouvoir mobiliser la force de travail mondiale sans restriction afin d’utiliser toutes les forces productives de la planète (dans les limites imposées par un système de production de plus-value). « Ces forces de travail, cependant, sont la plupart du temps liées aux traditions rigides des formes de production précapitalistes ; le capitalisme doit d’abord les en ‘libérer ‘ avant de pouvoir les enrôler dans l’armée active du capital. Le processus d’émancipation des forces de travail des conditions sociales primitives et leur intégration dans le système de salaire capitaliste sont l’un des fondements historiques indispensables au capitalisme ».3 La mobilité a une signification particulière pour le capitalisme. « Le capitalisme crée nécessairement de la mobilité au sein de la population, chose qui n’était pas requise dans les systèmes économiques précédents, et qui aurait été impossible à mettre en œuvre à une grande échelle ».4

Le prolétariat est ainsi obligé de se déplacer sans cesse, toujours à la recherche d’une occasion, d’un endroit pour vendre sa force de travail. Être un salarié implique d’être obligé de se déplacer sur de longues et de courtes distances, et même de se déplacer dans d’autres pays ou continents, partout où un ouvrier peut vendre sa force de travail. Que ce soit sous des formes violentes ou par « simple » coercition économique, le capitalisme, depuis ses débuts, a exploité la force de travail de l’ensemble de la planète, il a été global. En d’autres termes : la classe ouvrière, de par la nature des conditions du capitalisme, est une classe de migrants, et c’est pourquoi les ouvriers n’ont pas de patrie. Toutefois, les distances que doit parcourir un ouvrier migrant dépendent de la situation économique et d’autres facteurs tels que la famine, la répression ou la guerre.

Tout au long du XIXe siècle, dans la phase ascendante du capitalisme, cette migration avait lieu principalement vers les zones d’expansion économique. La migration et l’urbanisation allaient de pair. Dans de nombreuses villes européennes, au cours des années 1840-1880, la population doublait en 30-40 ans ; en quelques décennies et parfois moins, des petites villes concentrées autour de mines de charbon, de fer ou de nouvelles usines se gonflaient en villes énormes

… jusqu’au XXe siècle

Dans le même temps, alors que le capitalisme est en permanence en proie à des crises économiques, un « surplus » de force de travail grossit la masse de chômeurs à la recherche d’un emploi. Dans la phase ascendante, les crises du capitalisme étaient principalement cycliques. Lorsque l’économie entrait en crise, beaucoup de travailleurs pouvaient émigrer, et, quand une nouvelle phase d’expansion arrivait, l’industrie avait besoin de travailleurs supplémentaires. Des millions d’ouvriers pouvaient émigrer librement, sans restriction majeure (principalement parce que le capitalisme était encore en expansion), particulièrement aux États-Unis. Entre 1820 et 1914, quelque 25,5 millions de personnes en provenance d’Europe ont émigré aux États-Unis ; au total, environ 50 millions ont quitté le continent européen. Mais ces vagues de migrations principalement économiques ont ralenti considérablement avec la Première Guerre mondiale, avec la modification des conditions historiques globales, en particulier lorsque la crise économique (qui jusque-là était conjoncturelle) est devenue durable sinon permanente. De massive et presque sans entraves, la migration a été progressivement filtrée, sélectionnée, de plus en plus difficile, voire illégale. Depuis la Première Guerre mondiale, s’est ouverte une période de contrôles plus stricts aux frontières, pour les migrants économiques.

La décadence du système produit un nombre sans fin de réfugiés de guerre

Pourtant, nous devons distinguer la migration économique et celle pour fait de guerre : chaque réfugié est un migrant, mais chaque migrant n’est pas un réfugié. Un migrant est quelqu’un qui quitte sa région à la recherche d’un travail. Un réfugié est quelqu’un dont la vie est menacée immédiatement et qui se déplace pour trouver un endroit où il sera plus en sécurité.

Les guerres et les pogroms ne sont pas un phénomène nouveau. Toute guerre implique la violence, obligeant les gens à fuir les lieux de combat pour rester en vie. Ainsi, les réfugiés de guerre existent depuis que les guerres existent et les réfugiés de guerre sont apparus bien avant que le capitalisme n’oblige les ouvriers à migrer économiquement. Cependant, la guerre a changé quantitativement et qualitativement avec la Première Guerre mondiale. Jusque-là, le nombre de réfugiés de guerre était relativement faible. Le nombre de victimes de pogroms, tels les pogroms contre les Juifs (en Russie ou ailleurs) était également assez faible. Dans les siècles précédents, le problème des réfugiés était un problème temporaire et limité. Depuis le début du XXe siècle, avec l’avènement de la décadence du capitalisme, à chaque guerre mondiale et, après 1989, avec la multiplication des guerres « locales » et « régionales » sans fin, la question des réfugiés de guerre a pris une autre dimension. Le nombre de réfugiés et de migrants économiques dépend ainsi des conditions historiques, des à-coups de la crise économique et à quel point la guerre se généralise.

Nous prévoyons de publier un certain nombre d’articles sur la question des réfugiés et des migrants, qui vont examiner ces questions sous plusieurs angles. Nous avons déjà publié un article sur la migration et nous avons le projet de revenir sur cette question de manière plus détaillée ultérieurement. Nous commençons cette série avec le développement de la spirale de violence au XXe siècle et ses conséquences qui se traduisent par une fuite en avant dans la guerre, en examinant plus précisément les différentes phases qui vont de la Première à la Seconde Guerre mondiale, et ce que cela a entraîné ; puis, nous examinerons la période qui va de la Guerre Froide à nos jours. Dans un autre article, nous examinerons de plus près la politique de la classe dirigeante et quelles sont les conséquences qui en découlent pour la lutte de la classe ouvrière.

 

1 Karl Marx, Le Capital, volume I, chapitre XXVI, Le secret de l’accumulation primitive.

2 Marx, Le Capital, volume III, chapitre X.

3 Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, chapitre XXVI.

4 Lénine, Le développement du capitalisme en Russie, La ‘mission’ du capitalisme.

 

 

Récent et en cours: 

  • Immigration [3]
  • réfugiés [4]

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Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme

Migrants et réfugiés : victimes du capitalisme (Partie I)

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« Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde (…) à la suite de l'éruption du volcan impérialiste, le rythme de l'évolution a reçu une impulsion si violente qu'à côté des conflits qui vont surgir au sein de la société et à côté des taches qui attendent le prolétariat socialiste dans l'immédiat, toute l'histoire du mouvement ouvrier semble n'avoir été jusqu'ici qu'une époque paradisiaque. » (Rosa Luxemburg Brochure de Junius, 1916)

L'impulsion brutale et violente du capitalisme décadent évoquée par Rosa Luxemburg se vérifie notamment par le sort tragique des populations civiles du XXe siècle soumises à des faits d'une ampleur sans précédent : enfermement dans les camps, déplacements, déportations et liquidations massives. L'effet combiné des guerres, de la crise économique et des conditions de l'oppression dans la décadence capitaliste ont libéré un engrenage irrationnel, une violence aveugle faite de pogromisme, de « nettoyages ethniques » et de militarisation à outrance. Le XXe siècle est bien un des plus barbares de l'histoire !

1914 : une nouvelle ère de violence contre les populations

L'année 1914 et son hystérie chauvine ouvrent une spirale de violences sans précédent. Si, dans les sociétés du passé, les guerres conduisaient à des massacres souvent locaux et à l'oppression, jamais elles ne provoquaient les grands exodes massifs, le parcage des populations et la paranoïa poussant à vouloir à tout prix un contrôle absolu de ces dernières par les États. La guerre moderne est devenue totale. Elle mobilise désormais pendant des années la totalité de la population et la machine économique des pays belligérants, elle réduit à néant des décennies de travail humain, fauche des dizaines de millions de vies, jette dans la famine des centaines de millions d'êtres humains. Ses effets ne sont plus limités aux simples conquêtes, avec leurs cortèges de viols et de pillages, mais aux destructions gigantesques à l’échelle du monde entier. Au déracinement, à l'exode rural provoqués par les rapports sociaux capitalistes, la guerre totale ajoute la mobilisation et la plongée brutale de toute la société civile au service du front ou directement dans les tranchées. Il s'agit d'un véritable saut qualitatif. Les populations, dont une majeure partie de la jeunesse, se retrouvent déplacées de force comme soldats, contraintes de s'affronter dans un bain de sang. Les civils à l'arrière sont saignés à blanc pour l'effort de guerre et les prisonniers des nations ennemies se retrouvent dans les premiers camps. S'il n'existe pas encore durant la Grande Guerre de camps d'extermination, nous pouvons néanmoins déjà parler d'enfermement et de déportations. Tout étranger devient forcément suspect. Au Royaume-Uni, par exemple, des étrangers sont parqués dans le champ de course de Newbury ou sur l'ile de Man. En Allemagne, les prisonniers et les civils sont enfermés dans les camps d’Erfurt, de Munster ou de Darmstadt. En France, 70 camps d'enfermement sont en service de 1914 à 1920 sur le littoral ouest (comme dans la rade de Brest) et dans les départements du sud de l'hexagone. Il s'agissait au départ de bâtiments existants ou de périmètres surveillés et entourés de barbelés. Le transfert d'un camp à l'autre se faisait déjà dans des wagons à bestiaux et toute révolte était matée avec violence. Inutile de préciser que le moindre militant communiste était interné comme le furent par exemple des femmes « compromises avec l'ennemi » et autres « indésirables ». Un camp comme celui de Pontmain permettait d'enfermer des Turcs, des austro-hongrois ou des Allemands (les plus nombreux). Il s’agit d’une préfiguration de l'univers concentrationnaire qui allait se mettre en place dans les années 1930 et atteindre les sommets de la Deuxième Guerre mondiale. Alors qu'étaient encouragés les préjugés xénophobes, les indigènes des contrées lointaines étaient en même temps chassés vers l'Europe par les recruteurs, enrôlés de force et utilisés pour se faire trouer la peau. À partir de 1917-18, sous les ordres de Clemenceau en France, 190 000 Maghrébins seront envoyés au front. 170 000 hommes de l'Afrique de l'Ouest, les célèbres « tirailleurs sénégalais », seront la plupart du temps mobilisés de force. Des Chinois étaient aussi mobilisés par la France et des Britanniques. L'Angleterre enverra au casse-pipe Africains et Hindous (1,5 millions pour le seul sous-continent indien). Les belligérants, comme le montrent également les « divisions sauvages » du Caucase de l'armée russe, fabriqueront de la chair à canon spécialisée, avec tous ces « métèques », pour les entreprises militaires les plus périlleuses. En dehors des soldats déplacés, plus de 12 millions d'Européens seront amenés à fuir la guerre, à devenir des « réfugiés ».

Le génocide des Arméniens et le sort des minorités

Ce fut le cas des populations arméniennes qui subirent une des tragédies les plus marquantes de la guerre, considérée comme le premier véritable génocide du XXe siècle. Au cours du XIXe siècle déjà, la volonté d'émancipation des Arméniens (comme celles des Grecs) allait devenir un des principaux motifs de persécution de la part des Ottomans. Un mouvement politique, celui dit des « jeunes Turcs », s'accommodant d'un puissant nationalisme et de l'idéologie panturque, allait préparer cette terrible catastrophe. Devenu des boucs-émissaires tout désignés durant la guerre, notamment au moment de la défaite contre les Russes, les Arméniens furent la proie d'un massacre préalablement planifié et programmé d’avril 1915 à l'automne 1916. Après avoir arrêté les intellectuels dans un premier temps, le reste de la population arménienne fut systématiquement déporté et décimé en masse par l’États turc. Les femmes et les enfants étaient transportés par bateaux et noyés au large des côtes ou vendus comme esclaves. Le chemin de fer et la ligne vers Bagdad allaient servir à la déportation massive vers le désert ou les camps, dont certains allaient déjà être utilisés à des fin d'extermination. Bon nombre d'Arméniens finissaient par mourir de soif dans le désert de Mésopotamie. Ceux qui purent réchapper au massacre devenaient des réfugiés misérables, comprenant des milliers d'orphelins. Ils allaient constituer une véritable diaspora (un bon nombre se sont par exemple tournés vers les États-Unis où il existe aujourd'hui encore une communauté significative). Tout cela, bien entendu, fut très rapidement oublié par les « grandes démocraties ». Il y eut pourtant plus d'un million d'Arméniens tués !

L'effondrement des derniers grands empires, durant cette guerre terrible, allait générer une multitude de tensions nationalistes aux conséquences également désastreuses pour de nombreuses autres minorités. La formation des États-nations qui s'est achevée avant la Première Guerre mondiale s'accompagna ensuite d'une fragmentation des vieux empires moribonds. Ce fut notamment le cas pour les Empires austro-hongrois et ottoman aux populations bigarrées et réparties comme des mosaïques, entourées de vautours affamés comme l'étaient les puissances impérialistes européennes. En luttant pour leur propre survie, ces empires en ruines, dans un ultime sursaut, se sont mis à fortifier leurs frontières, à déployer des alliances militaires désespérées et à procéder à des échanges de populations, des tentatives d'assimilations forcées générant des divisions accrues et des « nettoyages ethniques ». Le conflit gréco-turc, souvent présenté comme la conséquence d'une réaction « spontanée » des foules turques, fut parfaitement orchestré par le nouvel État naissant et son dirigeant moderne Mustapha Kemal Atatürk. Il allait fonder une nation turque et mener une guerre longue et meurtrière contre les Grecs. Durant ce conflit, les Grecs s'étaient livrés à de véritables pillages, des groupes de civils allant même en bandes jusqu'à incendier les villages turcs et commettre toutes sortes d'atrocités contre leurs habitants. De leur côté, de 1920 à 1923, les forces turques commettaient également toutes sortes d'exactions et de massacres d'une grande cruauté contre les Grecs et contre les Arméniens. Dès le début, on assistait à des transferts de populations, de Grecs de Turquie et vice-versa (1 300 000 Grecs de Turquie contre 385 000 Turcs de Grèce). En 1923, le traité de Lausanne entérinait ces pratiques violentes par tout un ensemble de procédures administratives. Des milliers de Grecs et de Turcs étaient donc expulsés par cet échange officiel et bon nombre d’entre eux sont morts en plein exode.

Plus généralement, dans ces conditions, de tels déplacements et une concentration de populations affaiblies et affamées sur tout le continent, il n'est pas étonnant que des foyers d’infections pathogènes se soient multipliés. L'Europe centrale et orientale fut rapidement touchée par le typhus. Plus spectaculairement, le monde allait être foudroyé par la « grippe espagnole » qui, en se propageant rapidement du fait de la promiscuité occasionnée par la guerre, a fait de 40 à 50 millions de morts. Le pire souvenir avait été auparavant le choléra du XIXe siècle. Il fallait remonter au Moyen-Âge, avec la grande peste d'Occident, pour retrouver des épidémies de si grande ampleur (30% de la population avait été décimée).

Cette réalité barbare n'avait pu voir le jour que parce que la classe ouvrière avait été embrigadée dans le nationalisme et saoulée par le patriotisme. Et c'est face à ces conditions atroces que le prolétariat avait relevé la tête, avait prouvé par sa force que lui seul pouvait mettre fin au carnage en enrayant la machine de guerre. C'est suite aux mutineries de 1917 et à la vague révolutionnaire qui allait débuter en Russie, aux soulèvements ouvriers en Allemagne (révoltes des marins de Kiel en 1918 et soulèvements dans les grandes villes, comme à Berlin) que les principaux belligérants furent contraints de signer l'armistice. Il fallait donc mettre fin au conflit face à la menace d'une révolution mondiale imminente.

La contre-révolution : une véritable chasse à l'homme et l'ouverture d'une chaîne de pogroms

La classe dominante n'avait plus qu'une obsession face aux désertions, à la démobilisation et surtout au risque d'embrasement social : écraser les foyers de la révolution communiste. Pour écraser le prolétariat, une nouvelle vague de violence allait partout se déchaîner. Une haine puissante allait pousser la réaction à encercler la Russie bolcheviste avec les troupes de l'Entente. La terrible guerre civile des « armées blanches » était lancée. Les armées des États capitalistes d'Europe, des États-Unis et du Japon à travers leur guerre contre la classe ouvrière en Russie, tout cela faisait de nombreuses victimes. Un véritable blocus allait provoquer une grande famine en Russie même. Le prolétariat était devenu l'ennemi commun de toutes les puissances capitalistes. Devant la menace prolétarienne, il fallait « coopérer ». Mais contrairement à celle des pays vainqueurs, la bourgeoisie et surtout la petite-bourgeoisie des pays vaincus, comme en Allemagne, allaient développer un sentiment profond, celui d'avoir reçu un « coup de poignard dans le dos », d'avoir été « humiliés » par « l'ennemi de l'intérieur ». Les conditions drastiques du traité de Versailles allaient précipiter la recherche de boucs-émissaires conduisant au développement de l'antisémitisme et au déclenchement d’une véritable chasse à l'homme contre les communistes, eux aussi rendus responsables de tous les maux (comme la chasse ouverte aux Spartakistes). Le point culminant fut celui de la Commune de Berlin en 1919 et sa succession de massacres d'une extrême sauvagerie : « Ainsi couverts, les bouchers se mirent à l'œuvre. Alors que des pâtés de maisons entiers s'effondraient sous le feu de l'artillerie et des mortiers, enterrant des familles entières sous les décombres, d'autres prolétaires tombaient devant leurs habitations, dans les cours d'école, dans les écuries, fusillés, assommés à coups de crosse, transpercés par les baïonnettes, le plus souvent dénoncés par d'anonymes délateurs. Mis dos au mur, seuls, en couples, en groupes de trois et plus ; ou achevés d'un coup de revolver dans la nuque, en pleine nuit, sur les rives de la Spree. Pendant des semaines, le fleuve rejeta des cadavres sur les rives. »1

Les défaites ouvrières successives étaient ponctuées par l'assassinat des grandes figures du mouvement ouvrier dont les plus célèbres étaient Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Dans les années 1920, la répression féroce contre toute forme d'opposition se déploya d'autant plus facilement que la contre-révolution stalinienne, par les expulsions et le meurtre, la création de ses camps de travail et d'internement, les goulags, fera la chasse aux révolutionnaires et emprisonnera de plus en plus systématiquement les groupes et les ouvriers suspectés de « menées séditieuses ».

Dans le cadre de la décadence capitaliste et celui du contexte de cette contre-révolution, la haine du communisme et l'assimilation au Juif apatride allaient alors contribuer à un changement qualitatif des pogroms antisémites. Au XIXe siècle, il y avait déjà eu toute une série de pogroms contre les Juifs, en Russie notamment, suite à l'annexion de la Pologne. Des flambées de violences étaient par exemple récurrentes à Odessa contre les Juifs dans toute la première moitié du XIXe siècle. Entre 1881 et 1884, de violents pogroms aboutissaient à des massacres. Les populations locales étaient incitées et encouragées par les autorités à se livrer aux pillages, viols et assassinats. En 1903, une terrible vague de pogroms frappait la ville de Kichinev, les Juifs étant accusés de façon complétement irrationnelle et obscurantiste de « pratiquer des crimes rituels ». De 1879 à 1914, près de 2 millions de Juifs sont devenus des réfugiés. Au début des années 1920, une nouvelle vague de pogroms allait toucher l'Europe. Durant la guerre civile en Russie, des dizaines de milliers de Juifs étaient massacrés par les « armées blanches », en Ukraine et en Biélorussie, notamment, en particulier celle des troupes de Denikine.2 Durant cette période, les pogroms dans l’ex-empire Russe auraient fait entre 60 000 et 150 000 morts.3

La défaite du prolétariat en Allemagne allait générer des tensions croissantes envers les Juifs, comme un peu partout en Europe, poussant aux premiers exodes. Le programme du NSDAP (le parti nazi) datant du 24 février 1920 pouvait se permettre ainsi de souligner que « pour être citoyen, il faut être de sang allemand, la confession importe peu. Aucun Juif ne peut donc être citoyen ».

Le rôle central de l'État : vers un contrôle totalitaire des populations

Avec la préparation et l'entrée dans la guerre, une nouvelle ère s'était ouverte : celle du capitalisme en déclin et sa tendance universelle au capitalisme d'État. Désormais, chaque État était amené à exercer un contrôle bureaucratique sur l'ensemble de la vie sociale. Au fur et à mesure, les durcissements aux frontières, les contrôles et les exactions contre les populations exilées et les réfugiés se multipliaient au nom des intérêts militaires ou de la sécurité des États. Contrairement à la période qui a précédé la Première Guerre mondiale, les migrations font désormais l'objet de restrictions. C'est à ce moment que se mettent en place les principaux outils administratifs anti-migrants. Les déplacements de populations pendant la guerre ont conduit les États à établir un véritable contrôle policier des identités et à systématiquement suspecter et ficher les étrangers. En France, par exemple : « la création d'une carte d'identité est en 1917 un véritable bouleversement des habitudes administratives et policières. Nos mentalités aujourd'hui ont intégré cet estampillage individuel dont les origines policières ne sont plus perçues comme telles. Il n'est pourtant pas neutre que l'institution de la carte d'identité ait d'abord concerné les étrangers, dans un but de surveillance, et ce en plein état de guerre ».4 D'emblée, les armées ont perçu les déplacements des civils (spontanés ou provoqués) comme une réelle menace, un « encombrement » pour l'activité des troupes et la logistique militaire. Les États ont dès le départ cherché à donner des ordres d'évacuation, instrumentalisant parfois le sort des civils ou réfugiés pour s'en servir d'arme de guerre, comme ce fut le cas lors du conflit gréco-turc. La « solution » qui tendait à se développer et à s'imposer de plus en plus était celle de la multiplication des camps d'enfermement, comme nous l'avons vu plus haut. Lorsque les réfugiés ont dû fuir les zones de combats (comme ce fut le cas des Belges en 1914 face à « l'envahisseur ») bien qu'ils aient pu bénéficier de la solidarité et du travail des associations, bon nombre de civils étaient directement sous la coupe des autorités et terminaient leur pénible exode dans des camps. Les prisonniers étaient répartis par nationalité ou « dangerosité » dans une grande promiscuité. Ce sont les décisions des États défendant leurs sordides intérêts capitalistes, les plus « démocratiques » en tête, qui furent les véritables bourreaux des populations civiles transformées en otages.

Au lendemain de la guerre, après la défaite idéologique et physique du prolétariat, un nouveau pas dans la vengeance allait ouvrir une période préparant un nouveau conflit encore plus barbare et meurtrier. Dans un champ de ruines, les États en Europe étaient dans une situation difficile du fait d'une importante destruction de leur force de travail. Des accords allaient donc permettre de favoriser l'émigration économique. Dans les années 1920, la France a par exemple recruté des immigrés italiens, polonais et tchécoslovaques, prélude à de nouvelles campagnes xénophobes du fait de la crise économique et de la terrible dépression qui allait suivre, juste avant le cours ouvert à une nouvelle guerre mondiale.

WH (28 juin 2015)

L'ouverture d'un deuxième holocauste mondial allait porter la barbarie à des sommets inouïs pour les populations civiles et les réfugiés. Dans une deuxième partie, nous aborderons cette tragédie.

 

1 Fröhlich , Lindau, Schreiner, Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne 1918-1920, Ed. Science marxiste.

2 Suite à ces pogroms, notre camarade MC, par exemple, avait dû s'exiler avec une partie de sa famille pour se réfugier en Palestine (voir Revue internationale n°65 et n°66. 2e et 3e trimestre 1991).

3 Selon Le livre des pogroms, antichambre d'un génocide, sous la direction de Lidia Miliakova.

4 P.J Deschodt et F. Huguenin, La République xénophobe, Ed. JC Lattès)

 

 

Récent et en cours: 

  • Immigration [3]
  • réfugiés [4]

Rubrique: 

Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme

Sylvia Pankhurst: pourquoi les révolutionnaires sont contre le Parti travailliste

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Dans la lutte pour former un Parti communiste en Grande-Bretagne au cours de la vague révolutionnaire de 1917-23, l’aile gauche, dirigée par le petit groupe autour de Sylvia Pankhurst et du Workers’ Dreadnought1, était la plus clair sur le danger que représentait le Parti travailliste pour la révolution ouvrière.

Après quelques hésitations initiales en 1914, le Parti travailliste rejoignit les rangs des « social-chauvins » et devint le partisan de l'impérialisme britannique dans le massacre. Cet extrait d'un article2 écrit par Sylvia Pankhurst en 1920 qualifie toujours le Parti travailliste de « réformiste » plutôt que de parti capitaliste, mais il dénonce très clairement son rôle contre-révolutionnaire dans l'État capitaliste.

En opposition au programme social-patriotique du Parti travailliste, le Workers’ Dreadnought défendit le nécessaire renversement du capitalisme et la dictature de la classe ouvrière à travers les soviets comme une étape vers l'abolition du salariat et l’avènement du communisme.

« Les partis réformistes sociaux-patriotes, comme le Parti travailliste britannique, ont partout aidé les capitalistes à maintenir le système capitaliste, pour l'empêcher de se briser sous le choc de la Grande Guerre qu’il a causé et l'influence croissante de la Révolution russe. Les partis sociaux-patriotiques bourgeois, qu’ils appellent eux-mêmes travaillistes ou socialistes, travaillent partout contre la révolution communiste, et ils sont plus dangereux pour elle que les capitalistes agressifs parce que les réformes qu'ils cherchent à introduire peuvent maintenir le régime capitaliste pendant un certain temps. Lorsque les réformistes sociaux-patriotiques arrivent au pouvoir, ils se battent contre la révolution ouvrière avec une détermination aussi forte que celle affichée par les capitalistes, et même plus efficacement car ils comprennent les méthodes, les tactiques et certains idéaux de la classe ouvrière.

Le Parti travailliste britannique, comme les organisations social-patriotiques d'autres pays, parviendra, avec le développement naturel de la société, inévitablement au pouvoir. Il est nécessaire que les communistes bâtissent les forces qui renverseront les sociaux-patriotes, et dans ce pays nous ne devons ni retarder ni avoir la moindre hésitation face à cette tâche.

Nous ne devons pas dissiper notre énergie en permettant au Parti travailliste de se renforcer ; sa montée en puissance est inévitable. Nous devons nous concentrer sur la construction d’un mouvement communiste qui le vaincra.

Le Parti travailliste formera bientôt un gouvernement ; l'opposition révolutionnaire doit se préparer à l'attaquer. »

Extrait de : Vers un Parti communiste, Workers' Dreadnought, le 21 février 1920.

1 Le Workers' Dreadnought était un journal fondé par le courant de Sylvia Pankhurst et publié entre 1914 et 1924.

2 Traduit par nous de l’anglais.

 

 

Personnages: 

  • Sylvia Pankhurst [5]

Rubrique: 

Campagnes idéologiques

URL source:https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201512/9278/icconline-decembre-2015

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/5/37/grande-bretagne [2] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/correspondance-dautres-groupes [3] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/immigration [4] https://fr.internationalism.org/tag/7/466/refugies [5] https://fr.internationalism.org/tag/30/467/sylvia-pankhurst