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Première Guerre Mondiale - numéro spécial

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100 ans de décadence du capitalisme

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Depuis un siècle, nous nous trouvons à un nouveau carrefour dans l'histoire de l'humanité. La classe révolutionnaire a très tôt déjà et avec une clarté aiguë qualifié cette époque charnière avec la formule: "socialisme ou barbarie". La lucidité de l'analyse marxiste que recèle ce slogan et qui s'exprime en lui, ne doit cependant pas être réduite à une formule creuse. C'est pourquoi, nous tenons à en souligner ici brièvement l'importance historique et la profondeur essentielle. En nous penchant sur les origines obscures et dissimulées du genre humain, nous ne pouvons qu'être stupéfaits et impressionnés par les étapes considérables qui ont permis à l'Homme d'opérer son émergence du monde animal et qui ont suivi cette émergence: les langues, l'écriture, les danses, l'architecture, la production d'une profusion de biens, sa capacité à se référer à la diversité et à la profondeur des besoins moraux, culturels, intellectuels et à la valeur de ces besoins, tout cela reflétant une richesse culturelle et une accélération de l'histoire qui nous fait frémir. Mais si nous portons notre attention sur les différentes époques de l'histoire humaine, nous devons aussi reconnaître qu'il n'y pas eu, et qu'il n'y a pas de développement continu et progressif. Encore plus dramatiquement, après l'avènement des sociétés de classes et la naissance des grandes "cultures" nous devons conclure que presque toutes ces dernières ont irrémédiablement disparu et que seules quelques-unes se sont transformées en quelque chose de nouveau. Nous constatons de nombreuses époques de régression culturelle et d'oubli des acquis, généralement accompagnées d'un abrutissement moral des hommes et de la brutalisation énorme des rapports humains. A la base des progrès accomplis par l'espèce humaine réside sa capacité à transformer la nature en vue de la satisfaction de ses besoins, en premier lieu matériels, et dans sa capacité à améliorer et développer ses moyens et techniques de production, ce que Marx appelle les "forces productives". C'est fondamentalement le degré de développement de ces forces productives et la division du travail qu'elles impliquent qui déterminent la façon dont s'organise la société pour les mettre en œuvre, les "rapports de production". Lorsque ces derniers constituent le cadre le plus adéquat au développement des premières, la société connaît un épanouissement, non seulement sur le plan matériel mais aussi sur le plan culturel et moral. Mais lorsque ces rapports de production deviennent une entrave à la poursuite du développement des forces productives, la société connaît des convulsions croissantes et se trouve menacée par la barbarie. Pour ne prendre qu'un exemple historique: un des piliers de l'Empire romain était l'exploitation des esclaves, notamment pour les travaux agricoles, mais lorsque de nouvelles techniques agricoles ont fait leur apparition, elles ne pouvaient être mises en œuvre par des producteurs ayant un statut de bétail ce qui constitue une des causes de la décadence et de l'effondrement de cet Empire.

Aujourd'hui, nous pouvons voir l'éclat des grands bonds culturels,1 de la révolution néolithique,, jusqu'à la Renaissance, l'Humanisme et la Révolution russe comme un prélude à la révolution mondiale. Ces bonds culturels sont à chaque fois le résultat de longues périodes de lutte, où les nouveaux rapports sociaux devaient triompher des anciens. Ces grands bonds culturels nous portent vers le prochain saut: la première socialisation mondiale consciente, le socialisme ! Le marxisme, la théorie dont s'est doté le prolétariat dans son combat contre le capitalisme, a la capacité de porter un regard lucide et non mystifié sur l'histoire et de reconnaître les grandes tendances de celle-ci. Cela ne signifie pas qu'il peut lire le futur dans une boule de cristal. Nous ne pouvons pas prédire quand se produira la révolution mondiale, ni même si elle pourra effectivement avoir lieu. Cependant, nous devons défendre et comprendre en profondeur, contre toutes les résistance et incompréhensions qui affectent même certains révolutionnaires, l'énorme importance historique que constitue l'entrée du capitalisme dans sa décadence. L'alternative devant laquelle nous nous trouvons depuis 100 ans peut se résumer ainsi: soit effectuer le prochain saut social et culturel, le socialisme soit la barbarie. La gravité de cette alternative est plus dramatique qu'à n'importe quelle époque connue jusqu'à aujourd'hui du fait que l'accroissement des contradictions entre les forces productives et les rapports de production ouvre la possibilité non seulement du déclin social et culturel, mais de la destruction totale de l'espèce humaine. Pour la première fois dans l'histoire, la question de l'existence-même de l'espèce humaine est en cause dans la décadence d'un mode de production. En même temps, il existe des possibilités historiques immenses pour un développement ultérieur: l'entrée dans la "véritable" histoire consciente de l'humanité. Le modèle capitaliste de socialisation est celui qui a connu la plus grande réussite dans l'histoire de l'humanité. Le capitalisme a absorbé en lui tous les milieux culturels des autres sociétés (pour autant qu'il ne les ait pas détruits) et a créé pour la première fois une société mondiale. La forme centrale de l'exploitation est le travail salarié, permettant l'appropriation et l'accumulation du surtravail dont l'appropriation gratuite du travail coopératif énormément productif, du travail associé, socialisé. C'est ce qui explique l'incomparable explosion technique et scientifique liée à l'histoire de la montée du capitalisme. Mais l'une des particularités de la socialisation capitaliste c'est qu'elle s'est réalisée de façon inconsciente, déterminée par des lois qui, si elle sont l'expression de rapports sociaux déterminés, l'échange force de travail contre salaire, entre les producteurs et les détenteurs des moyens de production, se présentent comme "naturelles", "immuables" et donc extérieures à toute volonté humaine.. C'est dans cette vision de la réalité mystifiée, réifiée, où les être humains et les rapports entre eux deviennent des "choses", que l'augmentation considérable des ressources matérielles, des forces productives apparait comme un produit du capital et non comme le produit du travail humain. Cependant, avec la conquête du monde, il s'avère que la terre est ronde et finie. Le marché mondial est créé (après la destruction des formes alternatives de production, telles que la production textile chinoise, indienne et ottomane). Même si le succès du mode de production capitaliste constitue une étape progressive dans l'histoire humaine, le saut de la révolution industrielle signifie pour la majorité de la population du centre du capitalisme la destruction des formes de vie existant précédemment ainsi qu'une exploitation féroce.alors que dans de grandes parties du reste du monde, il signifie les épidémies, la faim et l'esclavage. Le capitalisme est sans doute le rapport d'exploitation le plus moderne, mais il est finalement tout aussi parasite que ses prédécesseurs. Pour maintenir en marche la machine de l'accumulation, la socialisation capitaliste nécessite toujours plus de matières premières et de marchés, de même qu'il doit pouvoir compter sur une réserve d'êtres humains contraints de vendre leur force de travail pour survivre. C'est pour cela que sa victoire sur les autres modes de production passait par la ruine et la famine des anciens producteurs.

Le capitalisme se présente comme l'objectif et l'apogée du développement humain. Selon son idéologie, il n'y aurait rien en dehors de lui. Pour ce faire, cette idéologie doit occulter deux choses: d'une part que le capitalisme dépend historiquement au plus haut degré des rapports de production et du milieu extra-capitalistes, d'autre part que la socialisation capitaliste, comme toutes les formes qui l'ont précédée dans l'histoire de l'humanité, n'est qu'une étape dans le processus du devenir conscient de l'humanité. La force motrice de l'accumulation produit en permanence des contradictions internes, qui se déchargent de façon éruptive dans les crises. Dans la phase ascendante du capitalisme, ces crises étaient surmontées par la destruction du capital excédentaire et la conquête de nouveaux marchés. Le nouvel équilibre s'accompagnait d'une nouvelle extension des rapports sociaux capitalistes, mais avec le partage du marché mondial entre les puissances centrales du capitalisme, celui-ci atteint, dans les relations mondiales, une limite. A ce moment-là, les grands États nationaux ne peuvent poursuivre leur conquête du monde qu'en se trouvant face à face  ; le gâteau étant entièrement partagé, chacun ne pouvait accroitre sa propre part de celui-ci qu'en réduisant celle des autres. Les États développent leurs armements et fondent l'un sur l'autre dans la première guerre mondiale. Les forces productives enchainées par les rapports de production historiquement dépassés se retournent dans la boucherie mondiale en force destructrice dotée d'un potentiel de destruction incroyable. Avec l'entrée du capitalisme dans sa décadence, la guerre devient une guerre de matériels soumettant l'essentiel de la production aux besoins militaires. La machine aveugle de destruction et d'anéantissement entraîne le monde entier dans l'abîme. Bien avant 1914, la gauche de l'Internationale socialiste, les forces révolutionnaires autour de Rosa Luxemburg et de Lénine, ont pris en main de toutes leurs forces la lutte contre la menace du massacre impérialiste. Le marxisme vivant, c'est-à-dire le véritable marxisme, qui n'est pas enfermé dans des dogmes et des formules toutes faites valables de tout temps, a reconnu qu'il ne s'agissait pas d'une nouvelle guerre entre les États-nations, semblable aux précédentes, mais que celle-ci marquait l'entrée dans la décadence du capitalisme. Les marxistes savaient que nous étions à une croisée des chemins historique (où nous nous trouvons toujours), qui menace pour la première fois de devenir une lutte pour la survie de l'espèce entière. L'entrée du capitalisme dans sa décadence il y a 100 ans est irréversible, mais cela ne signifie pas l'arrêt des forces productives. En réalité, ces forces sont tellement entravées et comprimées par la seule logique de l'exploitation capitaliste que le développement de la société est aspiré dans un tourbillon de plus en plus barbare. Seule la classe ouvrière est capable de donner à l'histoire une direction différente et de construire une nouvelle société. Avec une brutalité inimaginable jusqu'alors nous avons connu la tendance pure de la barbarie capitaliste après la défaite du soulèvement révolutionnaire des années 1917-23. Le cours à une autre guerre mondiale était ouvert, les hommes ont été réduits à des numéros et des matricules, enfermés dans des camps en vue d'une exploitation meurtrière ou de leur assassinat pur et simple. Les meurtres de masse staliniens ont été surpassés par la folie exterminatrice des nazis mais la bourgeoisie "civilisée" elle-même n'a pas voulu rater ce rendez-vous de la barbarie: ce fut l'utilisation de la bombe atomique "démocratique" rasant deux villes deux villes du Japon et infligeant aux survivants d'horribles souffrance. La machine de l'État capitaliste n'a « appris » de l'histoire que dans la mesure où elle s'interdit à elle-même l'autodestruction (la bourgeoisie ne va pas tout simplement se suicider pour laisser la scène de l'histoire au prolétariat), mais c'est seulement le retour de la classe ouvrière après 1968 qui offre une garantie contre le cours ouvert à la guerre. Cependant, si la classe ouvrière a pu barrer le chemin d'un nouvel holocauste mondial, elle n'a pu, pour autant imposer sa propre perspective. Dans cette situation, où aucune des deux classes déterminantes de la société ne pouvait apporter de réponse décisive à une crise économique irréversible et de plus en plus profonde, la société a connu de façon croissante un véritable pourrissement sur pieds, une décomposition sociale croissante rendant encore plus difficile l'accession du prolétariat à une claire conscience de sa perspective historique, une perspective qui était largement répandue dans ses rangs il y a un siècle.

Il y a cent ans et depuis lors, la classe ouvrière a été confrontée à une tâche historique énorme. La classe du travail associé, la classe ouvrière, en tant que porteuse de l'ensemble de l'histoire de l'humanité, en tant que classe centrale dans la lutte pour l'abolition des classes, doit s'élèver contre cette barbarie. Dans la lutte contre la barbarie nihiliste et amorale du capitalisme, elle est l'incarnation de l'humanité prenant conscience d'elle-même. Elle est la force productive encore enchaînée de l'avenir. Elle recèle en elle le potentiel d'un nouveau bond culturel. Dans la lutte contre l'entrée en décadence du capitalisme toute une génération de révolutionnaires est apparue au plan mondial pour opposer à la socialisation dénaturée et réifiée du capitalisme l'association consciente de la classe ouvrière – guidée par le phare de l'Internationale Communiste.

Avec la révolution russe, elle a pris en main la lutte pour la révolution mondiale. Cette grande tâche d'assumer sa responsabilité pour l'humanité reste toujours pour nous, près de 100 ans après, électrisante et enthousiasmante. Cela montre que même face à la menace d'abrutissement s'élève une indignation morale au cœur de la classe ouvrière, qui est encore une boussole pour nous aujourd'hui. La classe ouvrière souffre avec l'ensemble de la société sous le fardeau de la décadence. L'atomisation et l'absence de perspective attaquent notre propre identité. Dans les confrontations à venir, la classe ouvrière démontrera si elle est capable de reprendre à nouveau conscience de sa tâche historique. C'est peut-être une courte étape historiquement que de passer de l'indignation morale à la politisation de toute une génération. Un nouveau bond culturel dans l'histoire de l'humanité est possible et indispensable, c'est ce que nous enseigne l'histoire vivante.

CCI


1Soyons clair que nous regroupons sous le terme de "culture" tout ce qui fait une société donnée: sa façon de se reproduire matériellement, mais aussi l'ensemble de sa production artistique, scientifique, technique, et morale.

 

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Editorial

L'art et la propagande

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La vérité et la mémoire

Une visite à l'exposition d'artistes de guerre britanniques, "La vérité et à la mémoire", qui s'est tenu au Musée de Guerre Impérial de Londres en 2014, suscite des réflexions concernant la relation complexe entre l'art, la politique et la propagande.

Pour commencer, il y a un contraste saisissant entre les peintures de "La vérité et la mémoire" et l'exposition spéciale conventionnelle du rez-de-chaussée dédiée à la Première Guerre mondiale 1. Là où l'art est brut, poignant, l'exposition spéciale conventionnelle du musée est insipide et incolore. Dans les juxtapositions d'uniformes militaires, d'armes, les reproductions d'affiches de propagande – un film montrant des champs boueux – il n'y a rien qui soit à même de choquer même le spectateur le plus sensible. Il y a des casques et des vestes destinées aux visiteurs pour être essayées ou pour prendre des selfies, mais il ne faut surtout pas rappeler ce que cette guerre fut vraiment, l'horreur et la puanteur des cadavres dans les tranchées. La Première Guerre mondiale a été assainie et empaquetée pour la consommation touristique et il semble peu probable que ceux qui visitent l'exposition du rez-de-chaussée apprendront beaucoup ; ils n'apprendront en fait rien du tout.

Ce n'est peut-être pas étonnant si l'exposition sur la Première Guerre mondiale, impossible à rater au rez-de-chaussée, est remplie par une file d'attente de familles, tandis que l'exposition sur l'art de guerre, discrètement cachée au troisième étage derrière des portes vitrées opaques, est presque vide. Cette exposition se divise en deux parties, situées sur les côtés opposés du musée : une partie appelée "La vérité" expose des peintures produites pendant le conflit, surtout par des artistes employés par le Bureau de Propagande de Guerre britannique et qui, dans certains cas, servaient en tant que soldat ; l'autre partie, appelée "la Mémoire", contient des peintures produites après la guerre, certaines officielles, d'autres non. Il faut dire que cette section est de loin la moins intéressante, artistiquement et pour ce qu'elle a à dire de la guerre elle-même. Les images sont, pour la plupart, immobiles et presque paisibles ; elles semblent éloignées de la réalité, manquant de réalisme, comme si tant l'artiste que les spectateurs – et certainement l'État – ne voulaient pas se rappeler, mais oublier, ou au moins gommer le souvenir en reléguant prudemment la guerre dans le passé. Seules deux toiles nous frappent avec force. Une, "Une batterie bombardée" de Percy Wyndham Lewis (qui a servi dans l'artillerie) montre les soldats s'affairant sous le feu, réduits à des personnages filiformes semblables à la machine, tandis que ceux qui sont extérieurs à la zone dangereuse sont détachés, indifférents.

L'autre toile, "A l’assaut" par John Nash (le frère de l'artiste beaucoup plus connu Paul Nash) évoque la futilité des assauts sans fin qui se sont soldés par des dizaines de milliers de morts et un résultat militaire nul ; il y a quelque chose d'affreux dans la marche désespérée des soldats vers la mort certaine, d'autant plus quand nous savons que l'objet de sa toile est une attaque menée par sa propre unité, les 1st Artists Rifles, qui se termina en ne laissant guère un seul homme vivant ou indemne.

On est enclin à penser qu'après la guerre, pour la plupart, les gens ont voulu oublier ou, au moins, retourner à la vie en laissant la guerre derrière eux. À penser aussi que les gouvernements étaient pour le moins heureux qu'il en soit ainsi parce que la Première Guerre mondiale avait discrédité – aux yeux de beaucoup - la société capitaliste et les gouvernements qui l'ont assumée.

Société, idéologie, recherche de la vérité

Plus que n'importe quelle société de classes l'ayant précédée, la société bourgeoise a une relation paradoxale à la vérité. Ceci est dû à deux facteurs : d'une part les conditions et les besoins de la production industrielle ; d'autre part les caractéristiques spécifiques de domination de classe bourgeoise.

Le capitalisme est le premier mode de production qui ne peut pas vivre sans constamment révolutionner et bouleverser le procès de production à travers la mise en œuvre d'innovations scientifiques et techniques. Au début, alors que la société bourgeoise commence à apparaître au sein de sa coquille féodale, ce n'est pas immédiatement visible : En Angleterre l'industrie textile de la laine au 13ème siècle commence à rompre ses liens contraignants avec le système des guildes féodales, mais la technologie demeure en grande partie inchangée. La révolution est sociale, pas encore technique, basée sur les nouvelles façons d'organiser la production et le commerce. Au 17ème siècle, la science expérimentale a pour but de contribuer à l'amélioration de la production et, au 18ème siècle, la recherche scientifique sur la nature est appliquée à l'industrie et devient une force productive à part entière. Aujourd'hui, la mécanique quantique et la théorie de relativité peuvent sembler abstruses et même bizarres – néanmoins, une multitude de produits dans l'utilisation quotidienne dépendent de leurs résultats.

Le capitalisme dépend donc de la science. Mais la science elle-même repose sur deux piliers : la supposition qu'un monde existe indépendant de la pensée, qu'elle soit humaine ou divine ; et la conviction qu'il est possible de comprendre ce monde matériel à travers la recherche et le libre débat 2. Une condition préalable pour le développement du capitalisme et de la société bourgeoise est donc la victoire de Copernic et de Galilée sur l'Église catholique et l'Inquisition : on ne peut pas permettre à l'Église catholique de maintenir son monopole de la pensée.

L'autorité de classe sous le capitalisme est aussi unique. En effet, la classe bourgeoise est la première dans l'histoire à feindre que sa domination de classe n'existe pas, la première à justifier sa propre autorité en la basant sur "la volonté du peuple". La société bourgeoise est donc la plus hypocrite de l'histoire.

Pourtant, s'il n'y avait que cela, une telle domination ne survivrait pas longtemps. La bourgeoisie domine, mais cela ne doit pas se voir ; son hypocrisie doit être sincère. La recherche de la vérité ne peut pas non plus être limitée au domaine de la science, sans embrasser la sphère sociale et artistique, car la science et l'art ne sont pas deux mondes séparés, ils ne sont pas du tout fondés sur des qualités antithétiques ou même différentes de l'esprit humain. Ainsi la bourgeoisie est contrainte de laisser libre cours à la recherche de la vérité autant dans le domaine artistique que dans le domaine scientifique, sous peine de laisser l'avantage à ses concurrents. Ce furent les États-Unis, pas l'Allemagne nazie, qui a réussi dans la production de la bombe atomique.

Il y a une autre caractéristique nouvelle de la société capitaliste : pour la première fois, la classe révolutionnaire est une classe exploitée. Plus important encore, cette classe exploitée est une classe cultivée. Pour la première fois, la classe exploitée doit être instruite pour s'adapter aux complexités de la production capitaliste : les travailleurs doivent pouvoir lire et écrire, prendre en charge de plus en plus des tâches techniques et sociales complexes.

Le capitalisme lui-même instruit et forme la masse des travailleurs dans les compétences nécessaires, à la maîtrise de l'organisation sociale. Ce faisant il les rend aptes à se revendiquer de l'héritage de la connaissance artistique, scientifique et technique de toute l'humanité et de ses réalisations qu'ils utiliseront pour satisfaire les besoins humains, y compris les besoins culturels humains. Plus encore : dans ce qu'elle a montré de meilleur d'elle-même, la classe des prolétaires ne s'est jamais satisfaite des restes de la table de la culture bourgeoise, elle a voulu comprendre cette culture et la faire sienne. "Le marxisme a acquis une impor­tance historique en tant qu'idéologie du prolétariat révolutionnaire du fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, il a - bien au contraire - assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires" 3.

Plus la présence de cette classe cultivée, révolutionnaire et exploitée est importante dans la société, moins la bourgeoisie est à même de s'appuyer seulement sur le mensonge et la répression. Ce n'est que dans des régimes où les ouvriers ont été écrasés - les régimes comme l'Allemagne nazie ou l'URSS staliniste – qu'il est possible à la propagande de ne compter idéologiquement que sur le knout.

La classe dirigeante britannique, peut-être plus que n'importe quelle autre, est consciente de cette situation étrange, changeante et contradictoire ; elle est consciente qu'elle doit développer sa propagande dans deux directions. Nous sommes presque tentés de répondre au célèbre dicton de Winston Churchill selon lequel, "En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu'elle devrait toujours être assistée par un garde du corps de mensonges" en le retournant : "les mensonges sont si précieux qu'ils doivent être entourés par un garde du corps de vérité".

L'art et la propagande

"Le vent d'est se lève, Watson." "Je ne crois pas, Holmes. Il fait très chaud." "Cher vieux Watson ! Vous êtes le seul point fixe d’une époque changeante. Un vent d’est se lève néanmoins : un vent comme il n’en a jamais soufflé sur l’Angleterre. Il sera froid et aigre, Watson ; bon nombre d’entre nous n’assisteront pas à son accalmie. Mais c’est toutefois le vent de Dieu; et une nation plus pure, meilleure, plus forte surgira à la lumière du soleil quand la tempête aura passé." 4

Ces mots proviennent de la toute fin de la dernière nouvelle de "Sherlock Holmes", Son dernier coup d’archet, par Arthur Conan Doyle, dans laquelle Holmes déjoue un maître espion allemand juste avant l'éruption de la guerre. Le Holmes fictif ne fait ici que répercuter des sentiments qui ont été exprimés par des personnages réels lors de l'éclatement de la guerre : Collins-Baker, le Conservateur à la Galerie nationale, écrivant en août 1914, a cru que l'art tirerait profit "d'une guerre purificatrice" 5 et ceci n'était pas un point de vue rare dans l'establishment britannique qui espérait que la guerre "régénérerait" l'art et la société et en les débarrassant des perturbations à la fois du Cubisme, du Modernisme, et de tout ce qui constituait une offense au prétendu "bon goût".

Des guerres précédentes avaient été célébrées "avec réalisme" et patriotisme comme appartenant à une série d'engagements héroïques, comme cela avait été le cas avec la Guerre de Crimée par exemple.

Sans aucun doute, l'aile réactionnaire de la classe dirigeante britannique et son entreprise artistique s'attendaient à ce qu'une telle sorte de peinture étouffe les influences étrangères, décadentes et corruptrices. Mais celle-ci s'est révélée être un genre mourant. Comme nous entrons dans l'exposition une illustration de cela s'offre symboliquement à nous, avec le "2e bataillon des "Ox & Bucks" battant la Garde prussienne à Nonne Bosschen" de William Barnes Wollen.

En effectuant un pas dans la pièce suivante, nous nous trouvons dans un monde totalement différent et ici nous voulons nous centrer sur l'évolution de deux artistes qui ont suivi des directions diamétralement opposées du point de vue artistique, comme conséquence de leur expérience de guerre : CRW Nevinson et William Orpen.

Nevinson avait 25 ans quand la guerre a éclaté. Il rejoint alors "l'Unité d'Ambulance des Amis" montée par les Quakers ; il a été profondément choqué par cette expérience qui, de façon évidente, a éclairé son art. En 1914, il est déjà un peintre paysagiste reconnu ; il est lié au Mouvement Futuriste italien, particulièrement avec le peintre Marinetti qui, plus tard, allait devenir un partisan de Mussolini. En 1914, Marinetti avait déclaré "Nous voulons glorifier la guerre - la seule hygiène du monde" (un sentiment qu'il partageait avec un Catholique tel que le poète Hilaire Belloc, par exemple, et d'autres comme ceux que nous avons cité ci-dessus, et pourtant il n'y a aucune trace de glorification de la guerre dans le travail de Nevinson. Au contraire, Nevinson déclarait en 1915 que, "Contrairement à mes amis Futuriste italiens, je ne glorifie pas la guerre en elle-même, je ne peux non plus accepter la doctrine selon laquelle la guerre est seule source de santé (…) Dans mes représentations (…) J'ai essayé d'exprimer l'émotion produite par la laideur et la grisaille apparentes de la guerre moderne" 6. En 1915, il disait dans le Daily Express : "notre technique Futuriste est le seul moyen possible pour exprimer la grossièreté, la violence et la brutalité des émotions perçues et ressenties sur les champs de bataille actuellement en Europe". Nevinson utilise ces techniques Futuristes de juxtaposition de surfaces planes et de coloration sombre pour montrer l'homme réifié et déshumanisé, transformé en un accessoire de la machine dans une guerre qui a été mécanisée plus que jamais auparavant : sa peinture "La mitrailleuse" (1915) symbolise cette démarche artistique. Dans "Le retour aux tranchées", les soldats ont presque été transformés eux-mêmes en machines.

Nevinson a entièrement destiné son art en vue d'en faire un acte d'accusation de la guerre et de ses motivations. À propos de sa peinture "La Patrie" (1916) il a écrit "je considère cette toile, tout à fait indépendamment de comment elle est peinte, comme l'expression d'une perspective absolument NOUVELLE sur le soi-disant "sacrifice" que constitue la guerre. C'est le dernier mot sur "l'horreur de guerre" pour les générations à venir" 7.

Les peintures de Nevinson ont été bien reçues quand il les a exposées en novembre 1916, malgré le fait que son style moderne et "étranger" constituait l'illustration de tout ce que le côté le plus patriotique et réactionnaire de la société britannique abhorrait. Mais après deux ans de guerre, la fatigue et la désillusion qu'elle engendrait s'installaient et la critique féroce de Nevinson captait l'opinion mieux que la propagande gouvernementale officielle. Les principaux critiques ont accepté que "des méthodes modernes devenaient nécessaire pour dépeindre la guerre moderne" et même le Times a vu dans son travail "un cauchemar de non réalité insistante, fausse mais réelle, quelque chose qui arrive certainement, mais auquel notre raison ne consentira pas". 8

Une autre peinture qui a fait sensation quand elle a été exposée en 1916 était "Les Kensingtons à Laventie" d'Eric Kennington. Cette peinture montre sa propre unité peu avant que lui-même ait été blessé (Kennington apparaît à l'arrière-plan sur la gauche portant un passe-montagne et un casque).

La réception enthousiaste suscitée par le travail de Kennington et de Nevinson était en grande mesure due à la perception par le public de ces peintures comme étant plus véridiques, plus crédibles, que les dessins produits sur la base des photographies ou de comptes rendus de deuxième main dans les magazines illustrés : d'abord, parce qu'ils reflétaient une réalité que les gens savaient être beaucoup plus près de la vérité, tant visuellement qu'au niveau des émotions, ensuite parce que les artistes étaient, ou avaient été, des soldats avec l'expérience réelle de la première ligne.

Ces peintures ont été toutes produites avant que Nevinson ou Kennington aient été employés comme artistes de guerre par le Département Britannique d'Informations. Celui-ci était le successeur du Bureau de Propagande de Guerre, qui avait été secrètement mis en place en août 1914 et s'était initialement concentré sur l'écrit, faisant monter des auteurs devenus célèbres comme John Buchan et HG Wells, afin de soutenir l'effort de guerre britannique. Un des premiers efforts du Bureau portait sur "le Rapport sur les présumées atrocités allemandes" (aussi connu sous le nom Rapport Bryce), qui accusait l'armée allemande de crimes de guerre contre des civils après l'invasion de la Belgique. Avant mai 1916, le président du Bureau, le député du parti libéral Charles Masterman, un allié du Premier ministre Lloyd George, décida de répondre à la demande de dessins pour la presse illustrée en recrutant le célèbre artiste Muirhead Bone (qui avait fait fortement pression en faveur de la mise en place d'un projet officiel d'Artistes de Guerre), lequel fut envoyé pour visiter le front avec une commission honoraire. Les croquis qu'il a fournis, malgré leur excellence graphique, sont insipides et sans vie comparés avec l'évidente émotion à l'état brut dans l'art de Nevinson.

Même son "Cimetière de soldats" est à peine plus exaltant que l'image d'un cimetière de campagne.

C'est indubitablement ce qui avait incité le Ministère de l'Information à s'ouvrir jusqu'à des artistes plus jeunes, particulièrement ceux servant sur le front dont le public accepterait le travail comme plus authentique. En même temps, faire entrer des artistes sous l'égide du Ministère signifiait que leurs travaux seraient soumis à la censure militaire. Au moment où sa seconde exposition - qui fut un énorme succès - s'ouvrait en 1918, Nevinson semble être arrivé à la conclusion que seul un retour au réalisme était adéquat pour exprimer son horreur de la guerre, comme nous pouvons le voir dans le tableau ironiquement intitulé "Les chemins de la Gloire" - un titre utilisé en 1957 par Stanley Kubrick pour son célèbre film contre la guerre où Kirk Douglas tenait le rôle principal.

L'ironie du titre n'est que trop évidente quand nous voyons les cadavres face contre terre dans la boue, déjà gonflés par la décomposition.

Si le travail précédent de Nevinson a montré l'homme déshumanisé, réduit au statut d'une machine, incorporé dans la machine, on pourrait se demander s'il a senti le besoin de s'échapper de l'esthétique, même une esthétique de la machine, pour montrer la vraie horreur de ce que la guerre faisait non pas aux machines, mais aux êtres humains réels, faits de chair et de sang, avec lesquels nous pouvons nous identifier et avoir de la sympathie - quelque chose que nous ne pouvons pas faire avec une machine.

Le tableau a été interdit par les autorités. Nevinson l'a quand même accroché à l'exposition, barré d'un grand ruban où était inscrit le mot "Censuré".

Paul Nash, un autre artiste de guerre qui devait devenir un des peintres paysagistes britanniques les mieux connus du 20e siècle, a fait des remarques amères sur son emploi en tant qu'artiste de guerre : "je ne suis plus un artiste. Je suis un messager qui ramènera l'expression des hommes qui se battent à ceux qui veulent que la guerre continue pour toujours. Faible, inintelligible sera mon message, mais il aura une vérité amère et puisse-t-il brûler leurs âmes maudites". Et le public ne pouvait sûrement pas échapper aux implications de cette peinture intitulée "Nous construisons un nouveau monde".

La vérité a ses droits

Tandis que Nevinson passait du moderniste au traditionnel, un autre artiste très différent se déplaçait presque dans la direction opposée. William Orpen avait presque 40 ans lorsque la guerre a éclaté et il était même alors un portraitiste de la haute société fortunée. Envoyé en France comme artiste de guerre avec le rang de commandant, il a été raillé par certains pour sa situation privilégiée et sûre, bien loin de n'importe quelle expérience de combat et, en effet, les tous premiers portraits qu'il a produits pourraient aisément servir d'images de propagande en directions des troupes britanniques, particulièrement les pilotes présentés par la presse et les machines de propagande comme les nouveaux "chevaliers à l'armure brillante" de la guerre moderne.

Son portrait du jeune Lieutenant pilote Rhys Davids, tué peu après dans un combat aérien, a été très reproduit.

On a aussi largement loué les portraits d'Orpen des généraux Haig et Trenchard et l'artiste aurait pu s'attacher simplement à continuer à faire plus dans le même genre, mais ce ne fut pas le cas 9. Au contraire, il a été de plus en plus perturbé par les conséquences de la guerre, tant sur les soldats que sur les civils qu'elle concernait, et avec le temps, il s'est de plus en plus tourné vers des peintures qui parfois s'approchent d'un surréalisme à la Dali.

Nous savons qu'il avait été choqué de voir des jeunes prostituées françaises racoler à une cérémonie d'enterrement. C'est peut-être cela qui a inspiré son "Adam et Ève à Péronne".

Cette toile a quelque chose de presque pornographique. Ici il n'y a aucune perte d'innocence  – celle-ci est déjà partie depuis longtemps, perdue dans les décombres de guerre que nous voyons à l'arrière-plan. Le foulard modeste d'Eve contraste curieusement avec son décolleté plongeant et avec l'expression d'un certain cynisme sur son visage, tandis que l'indifférence ennuyée du jeune soldat suggère quelqu'un qui a tant vu la mort qu'il est devenu indifférent à la vie.

Le même soldat apparaît dans "La femme folle de Douai" qui dépeint une scène, à laquelle Orpen avait assisté, d'une femme violée peu de temps avant par des soldats allemands qui se battaient en retraite. Ici il apparaît également indifférent au viol, à la tragédie de la victime et au cadavre enterré à la hâte dont le pied dépasse de sa tombe au premier plan.

Cachée dans une pièce à l'arrière de l'exposition se trouve une série de sept gravures de Percy Delf Smith, qui était un artilleur dans les Royal Marines sur le front.

Là où certaines des images d'Orpen reprennent des thèmes de Goya (par exemple, "Le Bombardement, la Nuit"), Smith retourne aux images de la société médiévale décadente avec ses représentations de mort omniprésentes. Ceux-ci sont certainement parmi les tableaux les plus choquants de l'exposition.

Dans "La Mort effrayée", même la Mort recule devant le massacre, incarné par deux bottes encore habitées de morceaux de jambes, tandis que "la Mort intoxiquée" représente une parodie de danse où la Mort cabriole de façon délirante derrière un soldat sur le point d'embrocher un ennemi sur sa baïonnette.

Cela semble assez naturel de vouloir, de presque attendre même, des artistes qui nous émeuvent par leur esprit critique qu'ils partagent nos idées. Naturel, mais profondément erroné. Les artistes qui figurent dans ce texte - et auxquels nous pourrions ajouter des poètes comme Wifred Owen et Siegried Sassoon et les expressionnistes allemands comme Otto Dix ou Käthe Kollwitz - ont été profondément révoltés par la guerre, et plusieurs d'entre eux ont souffert de dépressions nerveuses à différents degrés de gravité à la fin de la guerre. Mais, aucun d'entre eux, n'était en rien sensible à un point de vue politique prolétarien ; dans quelques cas ils n'étaient même pas des gens particulièrement sympathiques.

Nous oublions parfois que les grands maîtres que nous admirons aujourd'hui n'étaient pas seuls, au contraire (à de rares exceptions près) ils étaient les plus grands représentants d'un effort dans lequel beaucoup ont été impliqués. Et quand les artistes se détachent du commun des personnes qui les entoure, quand leur art atteint les hauteurs qui continuent à nous toucher aujourd'hui alors que tant de contemporains de moindre envergure ont été oubliés, alors ils nous communiquent, d'une façon ou d'une autre, quelque chose qui va au-delà de l'artiste lui-même. En de tels moments, l'artiste est à l'écoute de quelque chose dans l'atmosphère sociale, quelque chose qui n'est pas très souvent explicite. Est-ce vraiment un hasard si certains des actes d'accusation les plus cuisants contre la guerre avaient été produits la même année - et auraient presque pu servir d'illustrations dans la Brochure de Junius de Rosa Luxemburg. Dans la Brochure de Junius, Rosa Luxembourg écrit : "Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment." N'est-ce pas précisément ceci qui parvient à nous atteindre depuis les tableaux du Musée de Guerre Impérial ? Et, n'est-ce pas précisément parce qu'il a existé, quelque part, un esprit capable de Junius et un mouvement ouvrier ensanglanté et trahi, mais toujours vivant et capable de prendre en charge et de transformer dans l'action sociale les idées de Junius, qu'il pourrait aussi exister un esprit critique artistique capable de parler non pas à la conscience, comme le faisait Luxembourg, mais directement aux émotions (comme pouvait le faire également Luxembourg). De cette manière, ils parlent à quelque chose de constant dans la nature humaine, quelque chose de vraiment humain (comme Marx aurait pu dire) qui ne peut que réagir face au dégoût qu'inspire la monstrueuse machine de mort que le capitalisme était devenu.

Où est l'art de la Seconde Guerre mondiale ?

Le contraste suivant est saisissant. Tandis que la Première Guerre mondiale a produit certains des plus grands peintres du 20e siècle en Grande Bretagne, sans parler de certaines expressions artistiques les plus remarquables en Allemagne, rien de pareil ne peut être dit de la Seconde Guerre mondiale qui n'a produit absolument rien de comparable.

En partie, cela a été le résultat de l'évolution technologique. Quand les magazines illustrés comme le célèbre Picture Post visèrent à montrer la guerre en images, ils se sont tournés moins vers les artistes que vers les photographes et, en particulier, la nouvelle race de photographes de guerre comme le grand Robert Capa. De façon plus importante encore, la classe dirigeante des deux côtés du conflit avait une compréhension beaucoup plus grande de l'importance de la propagande. Le régime Nazi a exercé un contrôle de l'État sur la production artistique, dénonçant l'Expressionnisme comme étant de "l'art dégénéré" : Otto Dix, quoiqu'il soit resté en Allemagne, s'est enfermé dans un exil auto-imposé, tant personnel qu'artistique, et le grand ennemi de la guerre capitaliste et de la corruption sociale a passé ses dernières années en peignant de manière inoffensive quoique de façon techniquement irréprochable, des portraits comme "Nelly comme Flore" en 1940.

Hitler était un grand admirateur de la propagande de guerre britannique et les Anglais eux-mêmes n'ont pas perdu de temps, quand la guerre a commencé, pour installer un "Comité consultatif d'Artistes de Guerre" subordonné au Ministère de l'Information. Il suffit de comparer "La Bataille de Grande-Bretagne", presque lyrique, de Paul Nash avec son "Nous faisons un nouveau monde" pour voir que l'esprit critique du dernier a complètement disparu.

Ou de nouveau, comparez la peinture de 1943 d'Alfred Thomson d'un aviateur blessé recevant des soins, avec la description de la Première Guerre mondiale de Nevinson d'une scène à l'hôpital dans "La Patrie". Ici nous avons une image d'un calme paisible, très loin de l'agonie et l'angoisse de l'hôpital de campagne.

L'esprit critique n'avait pas complètement disparu. Certains des artistes américains de combat qui figurent sur le site PBS 10 "They drew fire" - et sans aucun doute il est significatif que ces hommes ont été confrontés à la terreur de guerre – ont produit un art qui fait écho à l'horreur vécue par les combattants de la Première Guerre mondiale.

Sur un croquis, l'artiste Howard Brodie a écrit : "Mon souvenir le plus bouleversant de toute la guerre concerne la Bataille des Ardennes, quand des allemands se faisant passer pour des G.I. ont infiltré nos lignes. J'ai entendu dire que nous allions exécuter trois d'entre eux … Un homme sans défense est entièrement différent d'un homme dans l'action. Voir ces trois jeunes hommes délibérément réduits à des cadavres tremblants devant mes yeux m'a réellement brûlé dans mon être. C'est le seul de mes dessins ayant été censuré. Toute la couverture de l'exécution a été censurée".

Et il n'y a certainement rien de glorieux à propos de "L'aide à un homme blessé" (Eby avait servi dans un équipage ambulancier pendant la Première Guerre mondiale).

L'engagement des États-Unis dans la Première Guerre mondiale avait été relativement mineur, l'implication de l'ensemble la population dans le combat y avait été incomparablement moins importante que dans les pays européens et beaucoup moins importante que durant la Seconde Guerre mondiale. Peut-être pouvons-nous expliquer le puissant impact des tableaux précédents par la naïveté de la classe ouvrière américaine qui, bien qu'elle ait dû affronter dans ses luttes une des fractions les plus brutales de la classe capitaliste, devait encore faire l'expérience de la barbarie folle de la guerre moderne grandeur nature.

Ces images crues de la brutalité de la guerre - et la folie qu'elle inflige à des êtres humains que nous voyons nous fixer depuis les yeux de "l'homme blessé" d'Eby - révèlent une recherche honnête de la vérité artistique, qui montre que l'intégrité et l'humanité ont continué à survivre même au cœur de barbarie. Mais comparé aux œuvres inspirées par la Première Guerre mondiale il y a quelque chose qui manque : un sentiment de critique sociale plus large qui va au-delà de la réaction individuelle aux événements éprouvés individuellement. Marx avait tort lorsqu'il disait que seuls de mauvais artistes mettent des titres à leurs peintures (le plus grand des peintres paysagistes britanniques, William Turner, a non seulement donné de longs titres à ses œuvres, mais il les accompagnait parfois avec des lignes de sa propre poésie) et des titres comme "les Chemins de la gloire" ou "Nous faisons un nouveau monde" soulignent pour nous la protestation plus large de l'artiste contre la guerre, ses causes et ses conséquences.

À cause du "réalisme socialiste", la peinture russe de la Seconde Guerre mondiale était tout sauf réaliste et, durant la Guerre de Corée, les principes du réalisme socialiste semblent avoir été appliqués avec autant d'enthousiasme par les américains que par le chinois.

Le Viêt-Nam : L'art contre la guerre

Ce n'est qu'avec la Guerre du Viêt Nam que l'art revient vraiment à une attaque critique contre la guerre et, ici, c'est un art d'une nouvelle sorte qui vient sur le devant de la scène : la photographie.

La photographie et la peinture relèvent de compétences techniques très différentes : là où le peintre esquisse pour préparer un travail final, le photographe prendra des centaines, parfois même des milliers de clichés. Là où le peintre incrémente son travail, petit à petit, cernant la vérité en ajoutant de la peinture, le photographe rejette, pour aboutir à seul cliché, celui qui incarne le mieux l'événement, la scène ou le visage qu'il essaie de représenter. Et bien sûr, la photographie en noir et blanc implique en particulier un travail subtil avec des produits chimiques dans la chambre noire pour approfondir l'ombre, accentuer et centrer l'attention sur l'essentiel.

À leur plus haute expression, la peinture et la photographie, comme tout l'art, peuvent tous deux exprimer une recherche de la vérité. Et effectivement nous avons des images les plus emblématiques de la Guerre du Viêt Nam, comme la photo de Trang Bang par le photographe vietnamien Nick Ut après l'attaque au napalm du 8 juin, en 1972. Aucune œuvre de la Première Guerre mondiale n'a peint mieux que cette photo l'horreur pure, la barbarie et par-dessus tout l'absurdité de cette guerre.

Nick Ut était un photographe de l'Associated Press, une coopérative d'informations à but non lucratif fondée pendant la Guerre au Mexique de 1846, qui a produit une grande partie du meilleur - le plus émotionnellement vrai – des photos qui sont sorties de la Guerre du Viêt Nam 11. La guerre elle-même venait à un moment très spécifique et a été, à certains égards, unique dans les annales de photographie de guerre. Tout d'abord, elle était "la première guerre dans laquelle les journalistes étaient régulièrement accrédités pour accompagner des forces militaires, non encore soumis à la censure." 12 Ce fut une leçon que les États-Unis, en particulier, allaient apprendre pour des guerres futures. Les Guerres du Golfe, par exemple, ont été rigoureusement censurées avec la vérification systématique des reportages télé avant qu'il ne soient envoyés. Tous ces rapports "en direct" étaient en direct seulement dans le sens où ils arrivaient sur les écrans seulement quelques minutes après avoir été émis alors que le censeur militaire avait déjà vérifié leur contenu au fil de l'eau. Dans de telles conditions, beaucoup de journalistes ont appris à se censurer.

Les clichés d'Ut comme la photo d'Art Greenspon représentant des soldats américains qui attendent un hélicoptère pour évacuer le blessé, sont plus qu’une simple photographie de guerre racontant une histoire saisissante, ils sont aussi une forme de critique sociale. Bien qu'il y ait relativement peu de photos de troupes du Viêt-Cong autres que des prisonniers, il n'existe pas de doute concernant qui sont les victimes principales de la guerre : les civils tout d'abord, bien sûr, mais aussi les "grunts", ainsi que les conscrits G.I. américains ont été appelés pour les distinguer des "lifers" (terme qui désigne les soldats et officiers de carrière engagés à vie), et bien sûr l'armée vietnamienne du Sud et le Viêt-Cong avaient leurs équivalents : dans leur grande majorité, c'était les conscrits, les ouvriers en uniformes qui étaient envoyés dans les situations les plus dangereuses sur les lignes de front.

Si cette forme de critique sociale était possible, ce n'est pas seulement parce que l'armée américaine n'avait pas encore appris la censure. Une image, qu'elle soit une toile ou une photographie, est toujours un moyen de communiquer. L'artiste communique sa vérité, mais il ne peut le faire que si la vérité est aussi écoutée, si dans la société il existe ceux qui sont capables d'entendre et comprendre cette vérité. Ceux qui regardent l'art font aussi partie de sa signification. Ce n'est donc pas un hasard si ces photographies viennent de 1968 et 1972, de la Guerre du Viêt Nam et pas de celle de Corée (tout comme ce n'est pas un hasard si M.A.S.H., un film satirique sur la Guerre de Corée, a été réalisé seulement en 1970), car ceci est la période où les 30 Glorieuses tirent à leur fin, marquée par le renouveau de la lutte de classe qui trouve son expression la plus importante en mai 68 en France.

"L'esprit de l'époque", le Zeitgeist, peut sembler une notion insaisissable, nébuleuse. Pourtant quand nous considérons cette production artistique qui est née de guerres auxquelles il a été mis un terme du fait de l'action de la classe ouvrière, alors qu'elle se révoltait directement contre la guerre elle-même (la Première Guerre mondiale) ou encore parce que les ouvriers révoltés contre les effets de la crise, dont la guerre faisait partie, ont de plus en plus refusé de se battre sous l'uniforme (la Guerre du Viêt Nam), il nous semble clair qu'un tel art n'était possible que parce que dans la société il existe une classe ouvrière aux "chaînes radicales", une classe qui est historiquement opposée à l'état présent de société, même si les ouvriers eux-mêmes n'en sont pas conscients, et beaucoup moins encore les artistes.

Balzac, comme le disait Engels, est allé au-delà de ses propres préjugés de classe en représentant sincèrement ce qu'il voyait. Ainsi les artistes de la Première guerre mondiale nous apportent quelque chose qui va au-delà de ce qu'eux-mêmes étaient parce, sous la surface des choses, ils ont cerné la vérité. La relation entre l'expression artistique dans le capitalisme et la révolte contre celui-ci, n'est en aucun cas une mécanique. L'art n'est pas grand parce qu'il est socialiste. Comme la science, l'art a sa propre dynamique et la première responsabilité de l'artiste est d'être fidèle vis-à-vis de lui-même. On est tenté de paraphraser ce qu'Engels dit de la science : ".... plus il est impitoyable et désintéressée, plus [l’art] est en harmonie avec les intérêts des travailleurs."13

Jens, 27/02/2015


1 La topographie du Musée a sa propre signification. L'exposition sur la Première Guerre mondiale se trouve immédiatement, au rez-de-chaussée, dans une galerie spectaculaire hébergeant des avions et les originaux des missiles V1 et V2 de la Deuxième Guerre mondiale. Les artistes de guerre de l'exposition "La vérité et la mémoire" sont logés beaucoup plus discrètement, dans deux galeries sur les côtés opposés du troisième étage.

2 Le destin de la production agricole de l'URSS Staliniste, comme produit de l'imposition idéologique des théories de Lysenko de l'évolution est un contre-exemple. Et bien sûr, le fait que le monde scientifique échoue souvent à vivre en accord avec cette nécessité ne l'infirme en aucune façon.

3 8 octobre 1920, Lé­nine, De la culture prolétarienne.

4 https://www.ebooksgratuits.com/pdf/conan_doyle_dernier_coup_archet_im.pdf [2]

5 Voir Paul Gough, A terrible beauty, Sansom & Co., 2010, p17.

6 Citation tirée des cartons de présentation généralement pertinents qui annoncent les expositions.

7 Cité dans cette revue intelligente et utile [3] du livre de Paul Gough à propos des artistes de guerre britanniques, A terrible beauty [Une terrible beauté].

8 Extrait d'un carton de présentation.

9 C'est également significatif qu'il ait fait don de sa collection entière de peintures de guerre au Musée de Guerre Impérial, estimant qu'il serait immoral de profiter financièrement de peindre une guerre où tant de gens ont souffert.

10https://www.pbs.org/theydrewfire/ [4]

11 Voir l'article du New York Times [5].

12 Voir l'article cité précédemment.

13 Engels, “Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique”

 

Personnages: 

  • Wyndham Lewis [6]
  • Paul Nash [7]
  • William Orpen [8]
  • CRW Nevinson [9]

Evènements historiques: 

  • Première guerre mondiale [10]

Rubrique: 

Première Guerre mondiale

1914: le début de la saignée

  • 8135 lectures
[11]

2014: une année d'oubli

Aujourd'hui, on appelle encore "Grande Guerre" celle qui débuta en août 1914. Pourtant, la Seconde guerre mondiale fit plus de deux fois plus de victimes. Et que dire des guerres sans fin qui, depuis 1945, ont répandu plus de morts et causé davantage de destructions encore.

Pour comprendre pourquoi la guerre de 14-18 est toujours "La Grande Guerre", il suffit de visiter n'importe quel village en France, même le plus isolé, perdu dans les prairies alpines : des familles entières sont là dont les noms sont inscrits sur un marbre commémoratif- des frères, des pères, des oncles, des fils. Ces témoins muets de l'horreur se trouvent non seulement dans les villes et les villages des nations belligérantes européennes, mais jusqu'à l'autre bout du monde : dans le petit hameau de Ross sur l'île australienne de Tasmanie, le mémorial porte les noms de 16 morts et de 44 survivants, qu'on présume issus de la campagne de Gallipoli.

Pendant deux générations après la fin de la guerre, 1914-1918 était synonyme d'un carnage insensé, impulsé par la stupidité aveugle et irréfléchie d'une caste aristocratique dominante, par l'avidité sans bornes des impérialistes, des profiteurs de guerre et des fabricants d'armes. Malgré toutes les cérémonies officielles, toutes les gerbes déposées devant les monuments aux morts et (en Grande Bretagne), le port symbolique de coquelicots à la boutonnière le jour de la commémoration annuelle, cette vision de la Première Guerre mondiale est passée dans la culture populaire des nations belligérantes. En France, le roman autobiographique de Gabriel Chevalier, La Peur, publié en 1930, a connu un succès énorme au point où le livre fut interdit par les autorités. En 1937, le film anti-guerre de Jean Renoir, La Grande Illusion, était projeté sans interruption au cinéma Marivaux de 10 heures jusqu'à 2 heures du matin, battant tous les records d'entrées ; à New York, il est resté 36 semaines à l'affiche.1

Dans l’Allemagne des années 1920, les dessins satiriques de George Grosz descendaient en flammes les généraux, les politiciens et ceux qui avaient profité de la guerre. Le livre de Remarque A l'Ouest, rien de nouveau (Im Westen Nichts Neues) fut publié en 1929 : 18 mois après sa publication, on en avait vendu 2,5 millions d'exemplaires traduits en 22 langues ; la version cinématographique de Universal Studios en 1930 connaissait un succès retentissant aux Etats-Unis, où elle gagna l’Oscar du meilleur film.2

En se désagrégeant, l'Empire austroe-hongrois légua au monde un des plus grands romans anti-guerre : Le brave soldat Chweik (Osudy dobrélo vojáka Švejk za světové války) de Jaroslav Hašek, publié en 1923 et depuis lors traduit en 58 langues – plus que toute autre œuvre en langue tchèque.

Le dégoût provoqué par la mémoire de la Première Guerre mondiale a survécu à la saignée encore plus terrible de la Deuxième. Comparée aux horreurs d'Auschwitz et d’Hiroshima, la barbarie du militarisme prussien et de l'oppression tsariste - pour ne pas parler du colonialisme français ou britannique - qui avaient servi de justification à la guerre en 1914, pouvaient sembler presque insignifiants et de ce fait, le massacre dans les tranchées semblait encore plus absurde et monstrueux : on pouvait ainsi présenter la Deuxième Guerre mondiale comme, sinon une "bonne" guerre, au moins une "guerre juste" et nécessaire. Cette contradiction n’est nulle part plus flagrante qu'en Grande-Bretagne, où toute une série de films exaltant la "juste cause" dans le pur style patriotard (Dambusters en 1955, 633 Squadron en 1964, etc.) passaient aux écrans de cinéma pendant les années 1950 et 60, alors qu'en même temps les écrits anti-guerre des "poètes de la guerre" Wilfred Owen, Siegfried Sassoon, et Robert Graves faisaient partie du cours obligatoire pour les collégiens.3 Peut-être que la plus grande oeuvre de Benjamin Britten, le compositeur britannique le plus célèbre du 20e siècle, est son Requiem de Guerre (1961) qui mit en musique la poésie de Owen, alors que l'année 1969 a vu la sortie de deux films très différents : dans le genre patriotique Battle of Britain, et la satire mordante Oh What a Lovely War! qui réalise une dénonciation musicale de la Première Guerre mondiale en se servant des chansons créées par les soldats dans les tranchées.

Deux générations plus tard, nous nous trouvons à la veille du 100e anniversaire de l'éclatement de la guerre (le 4 août 1914). Étant donné l'importance des anniversaires à chiffre rond et encore plus des centenaires, de grands préparatifs sont en cours pour commémorer ("fêter" n'est guère le mot qui convient) la guerre. En France et en Grande Bretagne, des budgets de plusieurs dizaines de millions en euros ou en sterling ont été alloués ; en Allemagne, pour des raisons évidentes, les préparatifs sont plus discrets et n'ont pas reçu de bénédiction gouvernementale.4

“Qui paie les violons, choisit la musique” : alors que vont recevoir les classes dominantes en échange des dizaines de millions qu'elles ont dépensés afin de “commémorer la Guerre”?

Si nous regardons les sites web des organismes responsables de la commémoration (en France, un organisme spécial a été mis en place par le gouvernement, en Grande-Bretagne - de façon assez appropriée – il s’agir de l’Imperial War Museum) la réponse semble assez claire : ils achètent un des rideaux de fumée idéologique les plus coûteux de l'histoire. En Grande-Bretagne, l'Imperial War Museum se donne pour tâche de récolter les histoires des individus qui ont vécu la guerre afin de les transformer en podcast.5 Le site web du Centenary Project (1914.org) nous propose des événements d'une importance aussi cruciale que l'exhibition du revolver utilisé pendant la Guerre par JRR Tolkien” (sans blague - on suppose que le but est de surfer sur le succès des films "Le Seigneur des Anneaux" tirés des livres dont Tolkien était l'auteur) ; la commémoration d'un dramaturge du Surrey, la collecte par le Musée des Transports de Londres de l’'histoire des bus pendant la Grande Guerre (non mais vraiment !) ; à Nottingham “un grand programme d'événements et d'activités (...) mettront en lumière comment le conflit catalysa des changements sociaux et économiques immenses dans les communautés de Nottinghamshire”. La BBC a produit un "documentaire innovant": "La Première Guerre mondiale vue d'en haut" avec des photos et des films tirés à partir des ballons captifs de l'artillerie. On rendra hommage aux pacifistes par des commémorations sur les objecteurs de conscience. En somme, nous allons être noyés dans un océan de futilités. Selon le Directeur Général de l’Imperial War Museum, “notre ambition est que beaucoup plus de gens comprendront que vous ne pouvez pas comprendre le monde aujourd'hui sans comprendre les causes, le cours, et les conséquences de la Première Guerre mondiale”6 et nous sommes d'accord à 100% avec cela. Mais en réalité, tout est fait - y compris par l'honorable Directeur Général pour nous empêcher de comprendre ses véritables causes et ses réelles conséquences.

En France, le site du centenaire affiche le très officiel Rapport au Président de la République pour commémorer la Grande Guerre daté de septembre 20117 et qui commence avec ces mots du discours du Général de Gaulle lors du cinquantenaire de la guerre en 1964 : "« Le 2 août 1914, jour de la mobilisation, le peuple français tout entier se mit debout dans son unité. Cela n’avait jamais eu lieu. Toutes les régions, toutes les localités, toutes les catégories, toutes les familles, toutes les âmes, se trouvèrent soudain d’accord. En un instant, s’effacèrent les multiples querelles, politiques, sociales, religieuses, qui tenaient le pays divisé. D’un bout à l’autre du sol national, les mots, les chants, les larmes et, par-dessus tout, les silences n’exprimèrent plus qu’une seule résolution". Dans le rapport lui-même nous lisons que "S’il suscitera l’effroi des contemporains face à la mort de masse et aux immenses sacrifices consentis, le Centenaire fera également parcourir un frisson sur la société française, rappelant l’unité et la cohésion nationale affichée par les Français dans l’épreuve de la Première Guerre mondiale". Il paraît donc peu probable que la bourgeoisie française ait l'intention de nous parler de la répression policière brutale des manifestations ouvrières contre la guerre pendant juillet 1914, ni du notoire Carnet B (la liste tenue par le gouvernement des militants anti-militaristes socialistes et syndicalistes à arrêter et interner ou à envoyer au front dès l'éclatement de la guerre – les Britanniques avaient leurs propres équivalents), et encore moins des circonstances de l'assassinat du dirigeant socialiste anti-guerre Jean Jaurès à la veille du conflit ou des mutineries dans les tranchées8...

Comme toujours, les propagandistes peuvent compter sur le soutien de Messieurs les doctes universitaires pour fournir en matériel leurs documentaires et interviews. Nous prendrons ici un seul exemple qui nous semble emblématique : The Sleepwalkers, par l'historien Christopher Clark de l'université de Cambridge, publié en 2012 puis en 2013 en livre de poche, et déjà traduit en français (Les Somnambules) et en allemand (Die Schlafwandler).9 Clark est un empiriste sans complexe, son introduction annonce très clairement son intention : "Ce livre (…) traite moins de pourquoi la guerre a eu lieu que de comment elle est arrivée. Les questions du pourquoi et du comment sont inséparables dans la logique, mais elles nous mènent dans des directions différentes. La question du comment nous invite à regarder attentivement les séquences d'interactions qui ont produit certains résultats. La question du pourquoi, par contre, nous invite à partir à la recherche de causes éloignées et catégoriques : l'impérialisme, le nationalisme, les armements, les alliances, la finance, les idées d'honneur national, les mécanismes de la mobilisation".10 Ce qui manque dans la liste de Clark est, bien évidemment, le capitalisme. Serait-il possible que le capitalisme soit générateur de guerres ? Serait-il possible que la guerre ne soit pas seulement "la politique par d'autres moyens", pour reprendre l'expression bien connue de von Clausewitz, mais plutôt l'expression ultime de la concurrence inhérente au mode de production capitaliste ? Oh que non, que non, jamais de la vie ! Clark donc, s'adonne à nous livrer "les faits" sur le chemin de la guerre, ce qu'il fait avec une immense érudition et dans le moindre détail, jusqu'à la couleur des plumes d'autruche sur le casque de Franz-Ferdinand le jour de son assassinat (elles étaient vertes). Si quelqu'un avait pris la peine de noter la couleur des culottes de son assassin Gavrilo Princip ce jour-là, ce serait aussi dans ce livre.

La longueur du livre, sa maîtrise du détail, rend une omission d'autant plus remarquable. Malgré le fait qu'il consacre des sections entières à la question de "l'opinion publique", Clark n'a absolument rien à dire à propos de la seule partie de "l'opinion publique" qui importait vraiment : la position adoptée par la classe ouvrière organisée. Clark cite longuement des journaux comme le Manchester Guardian, le Daily Mail, ou Le Matin, et bien d'autres depuis longtemps tombés dans un oubli bien mérité, mais il ne cite même pas une seule fois ni le Vorwärts, ni L'Humanité (les journaux respectivement des partis socialistes allemand et français), ni La Vie Ouvrière, l'organe quasi-officiel de la CGT française,11 ni La Bataille Syndicaliste. Ce n'était pas des publications mineures ! Le Vorwärts n'était qu'un parmi les 91 quotidiens du SPD avec une diffusion totale de 1,5 million d'exemplaires (à titre de comparaison, le Daily Mail revendiquait une diffusion de 900 000),12 et le SPD lui-même était le plus grand des partis politiques allemands. Clark mentionne le congrès d’Ièna en 1905 où le SPD refusa d'appeler à la grève générale en cas de guerre, mais il n'y a pas un mot sur les résolutions contre la guerre adoptées aux congrès de l'Internationale Socialiste à Stuttgart (1907) et à Bâle (1912). Le seul dirigeant du SPD à mériter de se trouver dans le livre est Albert Südekum, un personnage relativement mineur à la droite du SPD, dont le rôle de figurant rassure le chancelier allemand Bethmann-Hollweg le 28 juillet, soulignant que le SPD ne s'opposera pas à une guerre "défensive".

A propos de la lutte entre gauche et droite dans le mouvement socialiste et plus largement ouvrier, c'est le silence. A propos du combat politique de Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht, Anton Pannekoek, Herman Gorter, Domela Nieuwenhuis, John MacLean, Vladimir Ilyich Lénine, Pierre Monatte, et tant d'autres, c'est encore le silence. A propos de l'assassinat de Jean Jaurès, silence toujours, rien que du silence...

Évidemment, les prolétaires ne peuvent compter sur l'historiographie bourgeoise pour comprendre vraiment les causes de la Grande Guerre. Tournons-nous donc plutôt vers deux militants remarquables de la classe ouvrière : Rosa Luxembourg, sans aucun doute la plus grande théoricienne de la Social-Démocratie allemande et Alfred Rosmer, un militant fidèle de la CGT française d'avant-guerre. En particulier, nous allons nous baser sur La Crise dans la Social-Démocratie de Rosa Luxembourg (mieux connu sous le nom de Brochure de Junius13) et Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale.14 Les deux œuvres sont très différentes : la brochure de Luxembourg fut écrite en prison en 1916 (elle ne bénéficia d'aucun accès privilégié aux bibliothèques et archives gouvernementales, la puissance et clarté de son analyse en est d'autant plus impressionnante) ; le premier tome15 de l’œuvre de Rosmer, où il traite de la période qui mena à la guerre, fut publié en 1936 et il est le fruit à la fois de son dévouement minutieux à la vérité historique et de sa défense passionnée des principes internationalistes.

La Première Guerre mondiale : son importance et ses causes

On pourrait nous demander si tout cela a vraiment de l'importance. C'était il y a bien longtemps, le monde a changé, que pouvons-nous vraiment apprendre de ces écrits d'un autre âge ?

Nous répondrions que comprendre la Première Guerre mondiale est primordial pour trois raisons.

D'abord, parce que la Première Guerre a ouvert une nouvelle époque : nous vivons toujours dans un monde formé par les conséquences de cette guerre.

Ensuite, parce que les causes sous-jacentes de la guerre sont toujours présentes et opérationnelles : il y a un parallèle on ne peut plus clair entre la montée de la nouvelle puissance allemande avant 1914, et la montée de la Chine aujourd'hui.

Enfin – et c'est peut-être le plus important parce que c'est cela que les propagandistes du gouvernement et les historiens aux ordres veulent surtout nous cacher – il n'y a qu'une seule force capable de mettre fin à la guerre impérialiste : la classe ouvrière mondiale. Comme le dit Rosmer : "les gouvernements savent bien qu'ils ne peuvent se lancer dans la dangereuse aventure qu'est la guerre – et surtout cette guerre – qu'à la condition d'avoir derrière eux la quasi-unanimité de l'opinion et, en particulier, de la classe ouvrière ; pour cela, il faut la tromper, la duper, l'égarer, l'exciter."16 Luxembourg cite la phrase de von Bülow, qui disait que c'était essentiellement par crainte de la social-démocratie que l'on s'efforçait autant que possible de différer toute guerre" ; elle cite également le Vom Heutigen Krieg du Général Bernhardi : "Si de grandes masses échappent au contrôle du haut commandement, si elles sont prises de panique, si l'intendance fait défaut sur une grande échelle, si l'esprit d'insubordination s'empare des troupes, dans ce cas, de telles masses non seulement ne sont plus capables de résister à l'ennemi, mais elles deviennent un danger pour elles-mêmes et pour le commandement de l'armée ; elles font sauter les liens de la discipline, troublent arbitrairement le cours des opérations et placent ainsi le haut commandement devant des tâches qu'il n'est pas en mesure d'accomplir". Et Luxembourg continue : "Des politiciens bourgeois et des experts militaires considéraient donc la guerre moderne menée avec des armées de masse comme un 'jeu risqué', et c'était là la raison essentielle qui pouvait faire hésiter les maîtres actuels du pouvoir à déclencher la guerre et les amener à tout faire pour qu'elle s'achève rapidement au cas où elle éclaterait. L'attitude de la social-démocratie au cours de la guerre actuelle (...) a dissipé leurs inquiétudes, elle a abattu les seules digues qui s'opposaient au torrent déchaîné du militarisme (...) Et ainsi, ces milliers de victimes qui tombent depuis des mois et dont les corps couvrent les champs de bataille, nous les avons sur la conscience."17

Le déclenchement d'une guerre impérialiste mondiale et généralisée (nous ne parlons pas ici des conflits localisés, même des conflits majeurs comme les guerres de Corée ou du Vietnam) est déterminé par deux forces qui s'affrontent : la poussée vers la guerre, vers une nouvelle division du monde entre les grandes puissances impérialistes, et la lutte pour la défense de leur propre existence par les masses laborieuses qui doivent fournir à la fois la chair à canon et l'armée industrielle sans laquelle la guerre moderne est impossible. La Crise dans la Social-Démocratie, et surtout dans sa fraction la plus puissante, la social-démocratie allemande – une crise qui est systématiquement passée sous silence par les historiens universitaires aux ordres – est donc le facteur critique qui a rendu la guerre possible en 1914.

Nous y reviendrons plus en détail dans un article ultérieur, mais ici nous nous proposons de reprendre l'analyse de Luxembourg des rivalités et alliances mouvantes qui ont poussé les grandes puissances inexorablement vers la saignée de 1914.

"Deux lignes de force de l'évolution historique la plus récente conduisent tout droit à la guerre actuelle. L'une part de la période de la constitution des « États nationaux », c'est-à-dire des États capitalistes modernes ; elle a pour point de départ la guerre de Bismarck contre la France. La guerre de 1870, qui, suite à l'annexion de l'Alsace-Lorraine, avait jeté la République française dans les bras de la Russie, provoqué la scission de l'Europe en deux camps ennemis et inauguré l'ère de la folle course aux armements, a apporté le premier brandon au brasier mondial actuel (…) Ainsi, la guerre de 1870 a eu comme conséquences : en politique extérieure, d'amener le regroupement politique de l'Europe autour de l'axe formé par l'opposition franco-allemande ; et dans la vie des peuples européens, d'assurer la domination formelle du militarisme. Cette domination et ce regroupement ont cependant donné ensuite à l'évolution historique un tout autre contenu.

La deuxième ligne de force qui débouche sur la guerre actuelle et confirme avec tant d'éclat la prédiction de Marx18 découle d'un phénomène à caractère international que Marx n'a plus connu : le développement impérialiste de ces vingt-cinq dernières années".19

Les trente dernières années du 19e siècle ont donc vu une expansion rapide du capitalisme à travers le monde, mais aussi l'émergence d'un capitalisme nouveau, dynamique, en expansion et plein de confiance, au cœur même de l'Europe : l'Empire allemand, déclaré dans le palais de Versailles en 1871 après la défaite française lors de la guerre franco-prussienne, dans laquelle la Prusse est entrée comme la plus grande puissance parmi une multiplicité de principautés et de petits États allemands, pour en émerger comme le composant dominant d'une Allemagne nouvelle et unifiée.

"(…) l'on pouvait prévoir", continue Luxembourg, "dès lors que ce jeune impérialisme, plein de force, qui n'était gêné par aucune entrave d'aucune sorte, et qui fit son apparition sur la scène mondiale avec des appétits monstrueux, alors que le monde était déjà pour ainsi dire partagé, devait devenir très rapidement le facteur imprévisible de l'agitation générale".20

Par une de ces bizarreries de l'histoire qui nous permettent de prendre une seule date comme symbole d'une modification de la dynamique de l'histoire, l'année 1898 fut témoin de trois événements qui marquèrent un tel changement.

Le premier était "l'Incident de Fachoda", une confrontation tendue entre les troupes françaises et britanniques qui se disputaient le contrôle du Soudan. A l'époque, il semblait y avoir un vrai danger de guerre entre ces deux pays pour le contrôle de l’Égypte et du canal de Suez, ainsi que pour la domination de l'Afrique. En fin de compte, l'incident s'est terminé par une amélioration des rapports franco-britanniques, formalisée en 1904 avec "l'Entente Cordiale", une tendance de plus en plus marquée pour la Grande-Bretagne de soutenir la France contre une Allemagne que tous les deux voyaient comme une menace. Les deux "Crises marocaines" de 1905 et 191121 montrèrent que dorénavant la Grande-Bretagne s'opposerait aux ambitions allemandes en Afrique du Nord (elle était néanmoins prête à laisser quelques miettes à l'Allemagne : les possessions coloniales du Portugal).

Le deuxième événement était la prise par l'Allemagne du port chinois de Tsingtao (aujourd'hui Qingdao),22 ce qui annonçait l'arrivée de l'Allemagne sur la scène impérialiste en tant que puissance aux aspirations mondiales et non plus seulement européennes – une Weltpolitik, comme on disait en Allemagne à l'époque.

Il est donc assez opportun que l'année 1898 voit également la mort d'Otto von Bismarck, le grand chancelier qui avait guidé l'Allemagne à travers son unification et son industrialisation rapide. Bismarck s'était toujours opposé au colonialisme et à la construction navale, son principal souci sur le plan de la politique étrangère étant d'empêcher l'émergence d'une alliance anti-germanique parmi les autres puissances jalouses – ou inquiètes – face à la montée de l'Allemagne. Mais au tournant du siècle, l'Allemagne était devenue une puissance industrielle de premier ordre, surpassée par les seuls États-Unis, avec les ambitions mondiales qui allaient avec. Luxembourg cite le ministre des Affaires Étrangères d'alors, von Bülow, dans un discours du 11 décembre 1899 : "Si les Anglais parlent d'une Greater Britain, si les Français parlent d'une Nouvelle France, si les Russes se tournent vers l'Asie, de notre côté nous avons la prétention de créer une Grösseres Deutschland... Si nous ne construisions pas une flotte qui soit capable de défendre notre commerce et nos compatriotes à l'étranger, nos missions et la sécurité de nos côtes, nous mettrions en danger les intérêts les plus vitaux du pays. Dans les siècles à venir, le peuple allemand sera le marteau ou l'enclume". Et Luxembourg fait la remarque : "Si on retire les fleurs de rhétorique de la défense des côtes, des missions et du commerce, il reste ce programme lapidaire : pour une Plus Grande Allemagne, pour une politique du marteau à l'égard des autres peuples."23

Au début du 20e siècle, se donner une Weltpolitik exigeait une marine à la hauteur de ses ambitions. Luxembourg montre on ne peut plus clairement que l'Allemagne n'avait aucun besoin économique pressant pour une marine : personne n'allait lui arracher ses possessions en Afrique ou en Chine. La marine était surtout une question de "standing" : pour pouvoir continuer son expansion l'Allemagne devait être vue comme une puissance sérieuse, une puissance avec laquelle il fallait compter, et pour cela une "flotte offensive de première qualité" était un pré-requis. Dans les mots inoubliables de Luxembourg, celle-ci était "une provocation qui visait non seulement la classe ouvrière allemande, mais tous les autres États capitalistes, un poing brandi vers aucun État en particulier, mais vers tous à la fois".

Le parallèle entre la montée de l'Allemagne au tournant des 19e et 20e siècles, et celle de la Chine cent ans plus tard, est évident. Comme celle de Bismarck, la politique étrangère de Deng Xiaoping s'efforçait de n'inquiéter ni les voisins de la Chine, ni la puissance hégémonique mondiale, les États-Unis. Mais avec sa montée au statut de deuxième puissance économique mondiale, le "standing" de la Chine exige qu'elle puisse, au minimum, contrôler ses frontières et protéger ses voies maritimes : d'où son programme de construction navale, de sous-marins et d'un porte-avions, avec sa déclaration récente d'une zone d'identification de la défense aérienne (ADIZ) couvrant les îles Senkaku/Diaoyu.

Ce parallèle n'est pas, bien sûr, une identité, pour deux raisons en particulier : d'abord, l'Allemagne du début du 20e siècle était non seulement la deuxième puissance industrielle après les États-Unis, elle était aussi à l'avant-garde du progrès technique et de l'innovation (comme on peut en juger, par exemple, au nombre de prix Nobel allemands et de l'innovation allemande dans les industries sidérurgiques, électriques, et chimiques) ; deuxièmement, l'Allemagne avait la capacité de transporter sa force militaire partout dans le monde.

Tout comme les États-Unis aujourd'hui se doivent de s'opposer à la menace chinoise à l'égard de son propre "standing" et la sécurité de ses alliés (le Japon, la Corée du Sud et les Philippines en particulier), la Grande- Bretagne aussi ne pouvait que voir une menace dans la montée de la marine militaire allemande, et pire encore une menace existentielle contre l'artère maritime vitale de la Manche et ses propres défenses côtières.24

Cependant, quelles que soient ses ambitions navales, la direction naturelle pour l'expansion d'une puissance terrestre comme l'Allemagne était vers l'Est, plus spécifiquement vers l'Empire ottoman en décomposition ; cela était d'autant plus vrai lorsque ses ambitions en Afrique et en Méditerranée occidentale se trouvaient bloquées par les français et les britanniques. L'argent et le militarisme allaient main dans la main, et le capital allemand a afflué en Turquie,25 jouant des coudes avec ses concurrents britanniques et français. Une grande partie de ce capital était voué au financement de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad : en réalité, il s'agissait d'un réseau de voies ferrées qui devait relier Berlin à Constantinople, puis au sud de l'Anatolie, la Syrie, et Bagdad, mais aussi la Palestine, le Hedjaz et La Mecque. A une époque où le mouvement des troupes dépendait des chemins de fer, cela donnerait la possibilité à l'armée turque, équipée avec des armes allemandes et entraînée par des militaires allemands, d'envoyer des troupes qui menaceraient à la fois la raffinerie britannique d'Abadan (en Perse, aujourd'hui l'Iran),26 et le contrôle britannique de l’Égypte, du canal de Suez : voici encore une menace allemande directe envers les intérêts stratégiques de la Grande-Bretagne. Pendant une grande partie du 19e siècle, l'expansion russe en Asie Centrale, qui faisait peser une menace sur la frontière perse et sur l'Inde, était le principal danger pour la sécurité de l'Empire britannique ; la défaite de la Russie par le Japon en 1905 avait refroidi ses ardeurs orientales au point qu'en 1907 une convention anglo-russe pouvait – provisoirement du moins – résoudre les disputes entre les deux pays en Afghanistan, en Perse, et au Tibet. L’Allemagne était maintenant le rival à affronter.

Inévitablement, la politique orientale de l'Allemagne lui donnait un intérêt stratégique dans les Balkans, le Bosphore et les Dardanelles. Le fait que la voie du chemin de fer entre Berlin et Constantinople devait passer par Vienne et Belgrade faisait que le contrôle, ou du moins la neutralité de la Serbie, devenait du coup d'une grande importance stratégique pour l'Allemagne. Ceci à son tour la mettait en conflit avec un pays qui – du temps de Bismarck – avait été le bastion de la réaction et de la solidarité autocratique, donc l'allié principal de la Prusse et de l'Allemagne impériale : la Russie.

Depuis la règne de la Grande Catherine, la Russie s'était établie (dans les années 1770) comme puissance dominante de la Mer Noire, évinçant les Ottomans. Le commerce de plus en plus important de l'industrie et de l'agriculture russes dépendait de la liberté de navigation dans le détroit du Bosphore. L'ambition russe visait les Dardanelles et le contrôle du trafic maritime entre la Mer Noire et la Méditerranée (les visées russes sur les Dardanelles avaient déjà mené à la guerre avec la Grande-Bretagne et la France en Crimée en 1853). Luxembourg résume ainsi la dynamique au sein de la société russe qui impulsait sa politique impérialiste : "Dans les tendances conquérantes du régime tsariste s'exprime, d'une part, l'expansion traditionnelle d'un Empire puissant dont la population comprend aujourd'hui 170 millions d'êtres humains et qui, pour des raisons économiques et stratégiques, cherche à obtenir le libre accès des mers, de l'océan Pacifique à l'est, de la Méditerranée au sud, et, d'autre part, intervient ce besoin vital de l'absolutisme : la nécessité sur le plan de la politique mondiale de garder une attitude qui impose le respect dans la compétition générale des grands États, pour obtenir du capitalisme étranger le crédit financier sans lequel le tsarisme n'est absolument pas viable (…) Toutefois, les intérêts bourgeois modernes entrent toujours davantage en ligne de compte comme facteur de l'impérialisme dans l'Empire des tsars. Le jeune capitalisme russe, qui sous le régime absolutiste ne peut naturellement pas parvenir à un épanouissement complet et qui, en gros, ne peut quitter le stade du système primitif de vol, voit cependant s'ouvrir devant lui un avenir prodigieux dans les ressources naturelles immenses de cet Empire gigantesque (…) C'est parce qu'elle pressent cet avenir et qu'elle est, pour ainsi dire par avance, affamée d'accumulation, que la bourgeoisie russe est dévorée par une fièvre impérialiste violente, et qu'elle manifeste avec ardeur ses prétentions dans le partage du monde".27 La rivalité entre l'Allemagne et la Russie pour le contrôle du Bosphore trouva donc inéluctablement son point névralgique dans les Balkans, où la montée de l'idéologie nationaliste caractéristique d'un capitalisme en voie de développement créait une situation de tension permanente et de guerre sanglante intermittente entre les trois États s'étant dégagés de l'Empire ottoman en décomposition : la Grèce, la Bulgarie et la Serbie. Ces trois pays se sont alliés contre les Ottomans dans la Première Guerre des Balkans, puis se sont battus entre eux pour le partage du butin – en particulier en Albanie et en Macédoine – lors de la Deuxième Guerre des Balkans.28

La montée de ces nouveaux États nationaux agressifs dans les Balkans ne pouvait guère laisser indifférent l'autre empire déclinant de la région : l'Autriche-Hongrie. Pour Luxembourg, "la monarchie habsbourgeoise n'est pas une organisation politique d'État bourgeois, mais seulement un trust unissant par des liens assez lâches quelques coteries de parasites sociaux qui veulent se remplir les poches en exploitant au maximum les ressources du pouvoir tant que la monarchie tient encore debout", et l'Autriche-Hongrie se trouvait constamment sous la menace des nouvelles nations qui l'entouraient et qui toutes étaient composées des mêmes ethnies que certaines parties de l'Empire : d'où l'annexion par l'Autriche-Hongrie de la Bosnie-Herzégovine, afin d'empêcher la Serbie de se frayer un accès à la Méditerranée.

En 1914, la situation en Europe ressemblait à un cube de Rubik mortel, ses différentes pièces si étroitement imbriquées qu'en déplacer une devait nécessairement les déplacer toutes.

Les somnambules éveillés

Est-ce que cela veut dire que les classes dominantes, les gouvernements, ne savaient pas ce qu'ils faisaient ? Que – selon le titre du livre de Christopher Clark, Les Somnambules – ils sont, d'une certaine manière, entrés en guerre par accident, que la Première Guerre Mondiale n'était qu'une terrible erreur ?

Nullement. Certes, les forces historiques que décrit Luxembourg, dans ce qui est probablement l'analyse la plus profonde jamais écrite de l'entrée en guerre, tenait la société en tenaille : dans ce sens, la guerre était le résultat des rivalités impérialistes imbriquées. Mais les situations historiques appellent au pouvoir des hommes qui leur sont assortis et les gouvernements qui menèrent l'Europe et le monde à la guerre savaient très bien ce qu'ils faisaient, l'ont fait délibérément. Les années du tournant du siècle jusqu'à l'éclatement de la guerre étaient marquées par des alertes à répétition, chacune plus grave que la précédente : la crise de Tanger en 1905, l'incident d'Agadir en 1911, la Première et la Deuxième Guerre des Balkans. Chacun de ces incidents poussait plus en avant la fraction pro-guerre de chaque bourgeoisie, attisait le sentiment que la guerre était, de toutes façons, inévitable. Le résultat en était une course aux armements insensée : l'Allemagne lança son programme de construction navale et la Grande-Bretagne la suivit ; le France augmenta la durée du service militaire à trois ans ; des emprunts français énormes financèrent la modernisation des chemins de fer russes conçus pour transporter les troupes vers son front occidental, ainsi que la modernisation de la petite mais efficace armée serbe. Toutes les puissances continentales augmentèrent le nombre d'hommes sous les drapeaux.

De plus en plus convaincus que la guerre était inévitable, la question pour les gouvernements européens devenait tout simplement celle du "quand ?". Quand les préparatifs de chacun seraient-ils à leur maximum par rapport à ceux de leurs rivaux ? Parce que cela serait le "bon" moment pour la guerre.

Si Luxembourg voyait dans l'Allemagne le nouveau "facteur imprévisible" de la situation européenne, cela veut-il dire que les puissances de la Triple Entente (la Grande-Bretagne, la France et la Russie) n'étaient que les victimes innocentes de l’agression expansionniste allemande ? C'est la thèse de certains historiens révisionnistes aujourd'hui : non seulement que la lutte contre l'expansionnisme allemand était justifiée en 1914, mais qu'au fond, 1914 n'était que le précurseur de la "bonne guerre" de 1939. Cela est indubitablement vrai, mais les pays de la Triple Entente étaient tout, sauf des victimes innocentes. Et l'idée que seule l'Allemagne était "expansionniste" est risible quand nous comparons la taille de l'Empire britannique – le fruit de l'agression expansionniste britannique – avec celui de l'Allemagne : bizarrement, cela ne semble jamais traverser l'esprit des historiens anglais apprivoisés.29

En réalité, la Triple Entente préparait depuis des années une politique d'encerclement de l'Allemagne (tout comme les États-Unis ont développé une politique d'encerclement de l'URSS pendant la Guerre Froide et essaie de faire aujourd'hui de même avec la Chine). Rosmer montre ceci avec une limpidité inexorable, sur la base des correspondances secrètes entre les ambassadeurs belges des différentes capitales européennes.30

En mai 1907, l'ambassadeur à Londres écrivait : "Il est évident que l'Angleterre officielle poursuit une politique sourdement hostile, qui tend à aboutir à l'isolement de l'Allemagne, et que le roi Edouard n'a pas hésité à mettre son influence personnelle au service de cette idée".31 En février 1909, nous avons des nouvelles de l'ambassadeur à Berlin : "Le roi d'Angleterre affirme que la conservation de la paix a toujours été le but de ses efforts ; c'est ce qu'il n'a pas cessé de dire depuis le début de la campagne diplomatique qu'il a menée à bonne fin, dans le but d'isoler l'Allemagne ; mais on ne peut pas s'empêcher de remarquer que la paix du monde n'a jamais été plus compromise que depuis que le roi d'Angleterre se mêle de la consolider".32 De Berlin à nouveau, nous lisons en avril 1913 : "L'arrogance et le mépris avec lesquels ces derniers [les Serbes] reçoivent les réclamations du cabinet de Vienne ne s'expliquent que par l'appui qu'ils croient trouver à Saint-Pétersbourg. Le chargé d'affaires de Serbie disait ici récemment que son gouvernement ne serait pas allé de l'avant depuis six mois, sans tenir compte des menaces autrichiennes, s'il n'avait pas été encouragé par le ministre de la Russie, Monsieur Hartwig...".33

En France, le développement conscient d'une politique agressive et chauvine était parfaitement clair pour l'ambassadeur belge à Paris (janvier 1914) : "J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que ce sont MM Poincaré, Delcassé, Millerand et leurs amis qui ont inventé et poursuivi la politique nationaliste, cocardière et chauvine dont nous avons constaté la renaissance (…) J'y vois le plus grand péril qui menace aujourd'hui la paix de l'Europe (…) parce que l'attitude qu'a prise le cabinet Barthou est, selon moi, la cause déterminante d'un surcroît de tendances militaristes en Allemagne".34

La réintroduction par la France d'un service militaire de trois ans n'était pas une politique de défense, mais un préparatif délibéré à la guerre. Voici de nouveau l'ambassadeur à Paris (juin 1913) : "Les charges de la nouvelle loi seront tellement lourdes pour la population, les dépenses qu'elle entraînera seront tellement exorbitantes, que le pays protestera bientôt, et la France se trouvera devant ce dilemme: une abdication qu'elle ne pourra souffrir ou la guerre à brève échéance".35

Comment déclarer la guerre

Deux facteurs entraient en ligne de compte dans les calculs des hommes d’État et des politiciens dans les années qui menèrent à la guerre : d'abord, l'évaluation de leurs propres préparatifs militaires et de ceux de leurs adversaires, la seconde – tout aussi importante, même dans la Russie tsariste et autocratique – était la nécessité de paraître devant le monde et devant leurs propres populations, surtout les ouvriers, comme le parti offensé, agissant uniquement pour se défendre. Tous les pouvoirs voulaient entrer dans une guerre que quelqu'un d'autre avait provoquée : "Le jeu consiste à amener l'adversaire à accomplir un acte qu'on pourra exploiter contre lui ou à mettre à profit une décision déjà prise".36

L'assassinat de Franz-Ferdinand, l'étincelle qui mis le feu aux poudres, n'était pas l'œuvre d'un individu isolé : Gavrilo Princip tira le coup mortel, mais il n'était qu'un membre d'un groupe d'assassins organisé et armé par un des réseaux entretenus par les groupes serbes ultra-nationalistes "La Main Noire" et Narodna Odbrana ("La Défense nationale"), qui formaient presque un État dans l’État et dont les activités étaient certainement connues du gouvernement serbe et plus particulièrement de son premier ministre, Nicolas Pasič. La Serbie entretenait des rapports étroits avec la Russie et n'aurait jamais entrepris une telle provocation si elle n'avait pas été assurée du soutien russe contre une réaction de l'Autriche-Hongrie.

Pour le gouvernement de l'Autriche-Hongrie, l'occasion de mettre la Serbie au pas n'était que trop belle.37 L'enquête policière n'avait guère de mal à pointer la Serbie du doigt et les Autrichiens comptaient sur le choc provoqué parmi les classes dirigeantes européennes pour en obtenir le soutien, ou du moins la neutralité, lorsqu'ils s'attaquèrent à la Serbie. Et en effet, l'Autriche-Hongrie n'avait pas d'autre choix que d'attaquer ou d'humilier la Serbie : faire moins aurait apporté un coup dévastateur à son "standing" et son influence dans la région critique des Balkans, la laissant complètement à la merci de son rival russe.

Pour le gouvernement français, une "guerre des Balkans" était le scénario idéal pour lancer une attaque contre l'Allemagne : si l'Allemagne pouvait être poussée dans une guerre pour défendre l'Autriche-Hongrie, et la Russie accourir à la défense des Serbes, la mobilisation française pourrait être dépeinte comme une mesure de défense préventive contre le danger d'une attaque allemande. Mieux encore, il était très peu probable que l'Italie, en principe un allié de l'Allemagne mais avec ses intérêts propres dans les Balkans, entrerait en guerre pour défendre la position de l'Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine.

Étant donnée l'alliance à laquelle elle faisait face, l'Allemagne se trouvait en position de faiblesse, avec comme seul allié l'Autriche-Hongrie, ce "tas de décomposition organisée" pour reprendre l'expression de Luxembourg. Les préparatifs militaires en France et en Russie, le développement de leur Entente avec la Grande-Bretagne, amenèrent les stratèges allemands à la conclusion qu'il vaudrait mieux se battre tôt, avant que leurs adversaires ne soient entièrement préparés, que tard. D'où la remarque suivante en 1914 : "Il faut absolument que si le conflit [entre la Serbie et l'Autriche-Hongrie] s'étend (...,) ce soit la Russie qui en porte la responsabilité".38

La population britannique n’était pas chaude pour partir en guerre pour défendre la Serbie, ni même la France. La Grande-Bretagne aussi avait besoin d'un "prétexte, pour surmonter une partie importante de son opinion publique. L’Allemagne lui en fournit un, excellent, en lançant ses armées à travers la Belgique." Rosmer cite la Tragedy of Lord Kitchener du Viscount Esher, à cet effet : "L'épisode belge fut un coup de fortune qui vint à point donner à notre entrée dans la guerre le prétexte moral nécessaire pour préserver l'unité de la nation, sinon celle du gouvernement".39 En réalité, cela faisait des années que les plans britanniques pour une attaque contre l'Allemagne, préparés depuis longue date en collaboration avec les militaires français, prévoyaient la violation de la neutralité belge...

Tous les gouvernements des pays belligérants devaient donc tromper leur "opinion publique" en lui faisant croire qu'une guerre qu'ils préparaient et cherchaient depuis des années leur avait été imposée. L'élément critique de cette "opinion publique" était la classe ouvrière organisée, avec ses syndicats et ses partis socialistes, qui depuis des années déclamaient clairement leur opposition à la guerre. Le facteur principal ouvrant la route à la guerre était donc la trahison de la social-démocratie et son soutien accordé à ce que la classe dominante appela de façon mensongère une "guerre défensive".

Les causes sous-jacentes de cette trahison monstrueuse du devoir internationaliste le plus élémentaire de la social-démocratie fera l'objet d'un article prochain. Il suffit de dire ici que la prétention de la bourgeoisie française aujourd'hui que "en un instant, s’effacèrent les multiples querelles, politiques, sociales, religieuses, qui tenaient le pays divisé" est un mensonge éhonté. Au contraire, l'histoire des jours précédant l’éclatement de la guerre racontée par Rosmer est celle de manifestations constantes contre la guerre, brutalement réprimées par la police. Le 27 juillet, la CGT appela à une manifestation, et "de 9 heures à minuit (…), une foule énorme a déferlé sans cesse sur les boulevards. D'énormes forces de police avaient été mobilisées (…) Mais les ouvriers qui descendent des faubourgs sur le centre sont si nombreux que la tactique policière [de séparer les manifestants en petits groupes] aboutit à un résultat imprévu : on a bientôt autant de manifestations que de rues. Les violences et les brutalités policières ne peuvent avoir raison de la combativité de cette foule ; toute la soirée, le cri de 'A bas la guerre !' résonnera de l'Opéra jusqu'à la Place de la République".40 Les manifestations continuèrent le jour suivant, s'étendant aux principales villes des provinces.

La bourgeoisie française avait encore un autre problème : l'attitude du dirigeant socialiste Jean Jaurès. Jaurès était un réformiste, à un moment de l'histoire où le réformisme se trouvait coincé entre la bourgeoisie et le prolétariat, mais il était profondément attaché à la défense de la classe ouvrière (c'était justement pour cela que son influence parmi les ouvriers était très grande) et passionnément opposé à la guerre. Le 25 juillet, lorsque la presse rapporte le rejet par la Serbie de l'ultimatum austro-hongrois, Jaurès devait parler devant un meeting électoral à Vaise, près de Lyon : son discours était centré non pas sur l'élection mais sur l'épouvantable danger de guerre. "Jamais, depuis quarante ans l'Europe n'a été dans une situation plus menaçante et plus tragique (…) Nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes, à l'heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l'Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu'ils pourront tenter".41

Au départ, Jaurès a cru aux assurances frauduleuses du gouvernement français selon lesquelles ce dernier oeuvrait pour la paix, mais le 31 juillet, il avait perdu ses illusions et au Parlement appela de nouveau les ouvriers à faire tout leur possible pour s'opposer à la guerre. Rosmer raconte : "le bruit court-il que l'article qu'il va écrire tout à l'heure pour le numéro de samedi de L'Humanité sera un nouveau 'J'accuse !'42 dénonçant les intrigues et les mensonges qui ont mis le monde au seuil de la guerre. Dans la soirée (…) il conduit une délégation du groupe socialiste au Quai d'Orsay. [Le Ministère des Affaires Etrangères] Viviani n'est pas là. C'est le sous-secrétaire d’État qui reçoit la délégation. Après avoir écouté Jaurès, il lui demande ce que comptent faire les socialistes en face de la situation : 'Continuer notre campagne contre la guerre !', répond Jaurès. A quoi Abel Ferry réplique : 'C'est ce que vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue !'.43 Deux heures plus tard, quand Jaurès va regagner son bureau de L'Humanité pour écrire l'article redouté, l'assassin Raoul Villain l'abat ; deux balles de revolver tirées à bout portant ont provoqué une mort presque immédiate".44

Décidément, la classe bourgeoise française ne laissait rien au hasard, afin de s'assurer "l'unité et la cohésion nationales" !

Pas de guerre sans les ouvriers

Lorsque sont déposées les gerbes et quand les grands de ce monde s'inclinent devant le soldat inconnu lors des commémorations, que nos dirigeants se paient des millions d'euros ou de livres, lorsque le clairon sonne pour les morts à la fin des cérémonies solennelles, lorsque les documentaires déferlent sur les écrans de télévision et les doctes historiens nous racontent toutes les causes de la guerre, sauf celles qui comptent vraiment, tous les facteurs qui auraient été sensés l'empêcher, sauf ceux qui aurait vraiment pu peser dans la balance, les prolétaires du monde entier, eux, ont besoin de se souvenir.

Qu'ils se souviennent que la cause de la Première Guerre mondiale n'était pas le hasard historique, mais les rouages impitoyables du capitalisme et de l’impérialisme, que la Grande Guerre a ouvert une nouvelle période de l'histoire, une "époque de guerres et de révolutions" comme le disait l'Internationale Communiste. Cette période est toujours avec nous aujourd'hui, et les mêmes forces qui ont poussé le monde dans la guerre en 1914 sont aujourd'hui responsables des massacres sans fin au Moyen-Orient et en Afrique, alimentant des tensions toujours plus dangereuses entre la Chine et ses voisins dans la Mer de la Chine du Sud.

Qu'ils se souviennent que la guerre ne peut être menée sans ouvriers, comme chair à canon et chair à usine. Qu'ils se souviennent que les classes dominantes doivent s'assurer l'unité pour la guerre et qu'ils ne s'arrêteront à rien pour l'obtenir, depuis la répression brutale jusqu'au meurtre sanglant.

Qu'ils se souviennent que ce sont les mêmes partis "socialistes" qui aujourd'hui se mettent à la tête de toute campagne pacifiste et humanitaire, qui ont trahi la confiance de leurs aïeux en 1914, les laissant désorganisés et sans défense face à la machine de guerre capitaliste.

Qu'ils se souviennent, enfin, que si la classe dominante devait faire un tel effort afin de neutraliser le prolétariat en 1914, c'est parce que seul le prolétariat peut dresser une barrière fiable face à la guerre. Seul le prolétariat mondial porte en lui-même l'espoir de renverser le capitalisme et le danger de guerre, une fois pour toutes.

Il y a cent ans, l'humanité se tenait devant un dilemme dont la solution reste entre les mains du seul prolétariat : socialisme ou barbarie. Ce dilemme est encore devant nous aujourd'hui.

Jens


1Il est ironique de voir que le titre du film est tiré d'un livre d'avant-guerre écrit par l'économiste britannique Norman Angell, qui argumentait le fait que la guerre entre les puissances capitalistes avancées était devenue impossible parce que leurs économies étaient trop étroitement intégrées et interdépendantes - précisément le même genre d'argumentation que nous pouvons entendre aujourd'hui à propos de la Chine et des États-Unis.

2Il va sans dire que, comme toutes les œuvres que nous avons mentionnées ici, A l'ouest, rien de nouveau fut interdit par les Nazis après 1933. Il fut également interdit entre 1930 et 1941 par la censure australienne.

3Il est frappant par contre, que le plus célèbre des poètes de guerre patriotique anglais, Rupert Brooke, n'a jamais connu le combat puisqu'il est mort de maladie en route vers l'assaut sur Gallipoli.

4 Ceci a été l'objet d'une certaine polémique dans la presse allemande.

5Projet très louable en lui-même sans doute, mais qui ne contribuera pas à grand chose pour la compréhension des raisons de la Grande Guerre.

6 www.iwm.org.uk/centenary [12]

7“Commémorer la Grande Guerre (2014-2020) : propositions pour un centenaire international” par Joseph Zimet de la “Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives”, centenaire.org/sites/default/files/references-files/rapport_jz.pdf.

8Il est frappant de voir que la grande majorité des exécutions pour désobéissance militaire dans l'armée française ont eu lieu pendant les premiers mois de la guerre, ce qui suggère un manque d'enthousiasme qui devait être tué dans l'oeuf d'emblée. (Cf. le rapport au Ministre auprès des Anciens Combattants Kader Arif d'octobre 2013) :

https://centenaire.org/sites/default/files/references-files/rapport_fusi... [13]

9Cela vaut la peine de mentionner ici le fait que le titre Les Somnambules est tiré de la trilogie du même nom écrite par Hermann Broch en 1932. Broch est né en 1886 à Vienne, dans une famille juive, mais s'est converti en 1909 au catholicisme. En 1938, après l'annexion de l'Autriche il fut arrêté par la Gestapo. Cependant, grâce à l'aide d'amis (parmi lesquels James Joyce, Albert Einstein et Thomas Mann), il a pu émigrer aux Etats-Unis où il vécut jusqu'à sa mort en 1951. Die Schlafwandler raconte l'histoire de trois individus respectivement au cours des années 1888, 1905 et 1918, et examine les questions posées par la décomposition des valeurs et la subordination de la moralité aux lois du profit.

10La traduction de l'anglais est de nous.

11Voir notre article "L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914", dans la Revue internationale n°120 : https://fr.internationalism.org/rint/120_cgt [14]

12Cf. Hew Strachan, The First World War ,volume 1

13https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/index.html [15]

14Éditions d'Avron, mai 1993.

15Le deuxième tome fut publié après la Deuxième Guerre mondiale. Il est bien plus abrégé, puisque Rosmer a dû fuir Paris pendant l'occupation nazie et ses archives furent saisies et détruites pendant la guerre.

16Rosmer, p84.

17Brochure de Junius, chapitre "La fin de la lutte des classes"

18Luxembourg cite ici une lettre de Marx au Braunschweiger Ausschuss : "Celui qui n'est pas complètement assourdi par le tapage de l'heure présente, et qui n'a pas intérêt à assourdir le peuple allemand, doit comprendre que la guerre de 1870 donnera naissance à une guerre entre la Russie et l'Allemagne aussi nécessairement que celle de 1866 a amené celle de 1870. Nécessairement et inéluctablement, sauf au cas improbable du déclenchement préalable d'une révolution en Russie. Si cette éventualité improbable ne se produit pas, alors la guerre entre l'Allemagne et la Russie doit dès maintenant être considérée comme un fait accompli. Que cette guerre soit utile ou nuisible, cela dépend entièrement de l'attitude actuelle des vainqueurs allemands. S'ils prennent l'Alsace et la Lorraine, la France combattra contre l'Allemagne aux côtés de la Russie. Il est superflu d'en indiquer les conséquences funestes".

19https://marxists.org/francais/luxembur/junius/rljcf.html [16]

20Idem.

21La première crise marocaine de 1905 fut provoquée par une visite du Kaiser à Tanger, soi-disant pour soutenir l'indépendance marocaine, en réalité pour y contrer l'influence française. La tension militaire était au plus haut point : la France annula les permissions militaires et avança ses troupes à la frontière allemande, alors que l'Allemagne commençait à rappeler les réservistes sous les drapeaux. En fin de compte, les Français cédèrent et acceptèrent la proposition allemande d'une Conférence internationale, tenue à Algésiras en 1906. Mais les allemands y ont eu un choc : ils se sont trouvés abandonnés par toutes les puissances européennes, plus particulièrement par les Britanniques, ne trouvant de soutien qu'auprès de l'Autriche-Hongrie. La deuxième crise marocaine survint en 1911 lorsqu'une révolte contre le sultan Abdelhafid donna à la France un prétexte pour l'envoi de troupes au Maroc sous couvert d'y protéger les citoyens européens. Les Allemands, quant à eux, ont profité du même prétexte pour envoyer la canonnière Panther dans le port atlantique d'Agadir. Les Britanniques y voyaient le prélude de l'installation d'une base navale allemande sur la côte atlantique, menaçant directement Gibraltar. Le discours de Lloyd George au Mansion House (cité par Rosmer) fut une déclaration de guerre à peine voilée si l'Allemagne ne cédait pas. En fin de compte, l'Allemagne reconnut le protectorat français au Maroc, et reçut en échange quelques marécages à l'embouchure du Congo.

22Les Allemands y établirent la brasserie qui fabrique aujourd'hui la bière "Tsingtao".

23Brochure de Junius, idem.

24L'idée émise par Clark, mais aussi par Niall Fergusson dans The Pity of War, que l'Allemagne est restée loin derrière la Grande-Bretagne dans la course aux armements maritimes, est absurde : contrairement à la marine allemande, la marine britannique devait protéger un commerce mondial, et on voit difficilement comment la Grande-Bretagne pouvait ne pas se sentir menacée par la construction d'une flotte puissante stationnée à moins de 800 kilomètres de sa capitale et encore plus prêt de ses côtes.

25Bien que, dans les textes européens de l'époque, les termes "Turquie" et "Empire ottoman" sont identiques, il est important de se rappeler que le dernier terme est le plus approprié : au début du 19e siècle, l'Empire ottoman couvrait non seulement la Turquie mais aussi ce qu'aujourd'hui sont la Libye, la Syrie, l'Irak, la péninsule d'Arabie, plus une grande partie de la Grèce et des Balkans.

26Cette raffinerie était importante surtout pour des raisons militaires : la flotte britannique venait d'être convertie au fuel à la place du charbon, et alors que la Grande-Bretagne possédait du charbon en abondance, elle n'avait pas de pétrole. La recherche du pétrole en Perse fut impulsée avant tout par les besoins de la Marine Royale de s'assurer de ses fournitures en fuel.

27Junius, Chapitre 4

28La Première Guerre des Balkans éclata en 1912 lorsque les membres de la Ligue des Balkans (la Serbie, la Bulgarie et le Monténégro) s'attaquèrent à l'Empire ottoman avec le soutien tacite de la Russie. Bien qu'elle ne fasse pas partie de la Ligue, la Grèce s'est joint aux combats, à la fin desquels les armées ottomanes se trouvaient battues sur toute la ligne : l'Empire ottoman se trouvait privé pour la première fois en 500 ans de la plupart de ses territoires européens. La Deuxième Guerre des Balkans éclata immédiatement après, en 1913, lorsque la Bulgarie s'attaqua à la Serbie qui avait occupé, avec la connivence de la Grèce, une grande partie de la Macédoine qui avait été promise à la Bulgarie.

29 https://www.theguardian.com/commentisfree/2013/jun/17/1914-18-not-futile... [17]

30Ces documents furent saisis par les Allemands qui en publièrent de longs extraits après la guerre. Comme Rosmer le signale : "Les appréciations des représentants de la Belgique à Berlin, Paris et Londres, ont une valeur particulière. La Belgique est neutre. Ils ont donc plus de liberté d'esprit que les partisans pour apprécier les événements ; de plus, ils n'ignorent pas qu'en cas de guerre entre les deux grands groupes de belligérants leur petit pays courra de grands risques, notamment de servir de champ de bataille" (Ibid, p68).

31Ibid, p69.

32Ibid, p70.

33Ibid, p70.

34Ibid, p73.

35Ibid, p72.

36Ibid, p87.

37D'ailleurs, le gouvernement austro-hongrois avait déjà essayé de mettre la pression sur la Serbie en divulguant à l'historien Heinrich Friedjung des documents frauduleux censés témoigner d'un complot serbe contre la Bosnie-Herzégovine (cf, Clark, p. 88, édition Kindle).

38Cité par Rosmer, p. 87, à partir de documents allemands publiés après la guerre.

39Rosmer, p. 87.

40Rosmer, p. 102

41Ibid, p. 84.

42Une référence à l'attaque dévastatrice portée par Emile Zola contre le gouvernement pendant l'affaire Dreyfus.

43Rosmer, p. 91. La conversation est rapportée dans la biographie de Jaurès de Charles Rappoport et confirmée dans les propres papiers d’Abel Ferry. (cf. Alexandre Croix, Jaurès et ses détracteurs, Éditions Spartacus, p. 313.

44Jaurès fut tué alors qu'il mangeait au Café du Croissant, en face des bureaux de L'Humanité. Raoul Villain présentait beaucoup de similarités avec Gavrilo Princip : instable, émotionnellement fragile, s'adonnant au mysticisme politique ou religieux – en somme, exactement le genre de personnage que les services secrets utilisent comme provocateur qu'on peut sacrifier sans état d'âme. Après le meurtre, Villain était arrêté et passa la guerre dans la sécurité, sinon le confort, d'une prison. A son procès il fut relâché, et Mme Jaurès se voyait obligée de payer les frais de justice.

 

Personnages: 

  • Rosa Luxemburg [18]
  • Christopher Clark [19]
  • Viviani [20]
  • Abel Ferry [21]
  • Albert Südekum [22]
  • Alfred Rosmer [23]
  • Bethman-Hollweg [24]
  • Bismarck [25]
  • Jean Jaurès [26]
  • Raymond Poincaré [27]
  • Gavrilo Princip [28]
  • von Bülow [29]
  • Wilfred Owen [30]
  • Jaroslav Hasek [31]

Evènements historiques: 

  • Première guerre mondiale [10]
  • Chemin de fer de Baghdad [32]
  • Guerres des Balkans [33]
  • Incident de Fashoda [34]
  • Crise marocaine [35]
  • Empire ottoman [36]
  • Tsingtao [37]

Questions théoriques: 

  • Guerre [38]

Rubrique: 

Première Guerre Mondiale

Le chemin vers la trahison de la Social-démocratie allemande

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De tous les partis de la 2ème Internationale, le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) était de loin le plus puissant. En 1914, le SPD comptait plus de 1 million de membres et il avait gagné plus de 4 millions de voix lors des élections législatives de 1912  1  : c'était, en fait, le seul parti de masse en Allemagne et le plus grand parti au Reichstag – bien que sous le régime autocratique impérial du Kaiser Guillaume  II, il n'ait eu aucune chance de réellement former un gouvernement.

Pour les autres partis de la 2ème internationale, le SPD était le parti de référence. Karl Kautsky  2, rédacteur en chef de la Neue Zeit, la revue théorique du parti, était reconnu comme étant le "pape du marxisme", le théoricien phare de l'Internationale. Lors du Congrès de 1900 de l'Internationale, Kautsky a rédigé la résolution condamnant la participation du socialiste français Millerand dans un gouvernement bourgeois et, au Congrès de Dresde du SPD de 1903, sous la direction de son président August Bebel  3, il a condamné les théories révisionnistes d'Eduard Bernstein et réaffirmé les objectifs révolutionnaires du SPD. Lénine avait fait l'éloge de "l'esprit de parti" du SPD et de son immunisation face aux petites animosités personnelles comme celles qui avaient conduit les Mencheviks à provoquer la scission dans le POSDR (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie) après son Congrès de1903  4. Enfin et surtout, la suprématie théorique et organisationnelle du SPD était clairement couronnée de succès sur le terrain  : aucun autre parti de l'Internationale ne pouvait revendiquer, même de loin, des succès électoraux comme ceux du SPD et, s'agissant de l'organisation syndicale, seuls les britanniques pouvaient rivaliser avec les allemands quant au nombre et à la discipline de leurs membres.

"Pendant les congrès, au cours des sessions du bureau de l'Internationale socialiste, tout était suspendu à l'opinion des Allemands. En particulier lors des débats sur les problèmes posés par la lutte contre le militarisme et sur la question de la guerre, la position de la social-démocratie allemande était toujours déterminante. "Pour nous autres Allemands, ceci est inacceptable" suffisait régulièrement pour décider de l'orientation de l'Internationale. Avec une confiance aveugle, celle-ci s'en remettait à la direction de la puissante social-démocratie allemande tant admirée  : elle était l'orgueil de chaque socialiste et la terreur des classes dirigeantes dans tous les pays."  5

Par conséquent, il était évident, alors que les nuages de la guerre avaient commencé à s'accumuler durant le mois de juillet 1914, que l'attitude de la social-démocratie allemande serait cruciale pour décider de l'issue de cette situation. Les travailleurs allemands –  les grandes masses organisées au sein du parti et des syndicats pour l’existence desquels ils avaient mené de durs combats  – se trouvaient dans une position où ils étaient les seuls à pouvoir faire pencher la balance  : la résistance, la défense de l'internationalisme prolétarien, ou la collaboration de classe et la trahison, et des années de massacre, les plus sanglantes que l'humanité ait jamais connues.

"Et à quoi avons-nous assisté en Allemagne au moment de la grande épreuve historique  ? À la chute la plus catastrophique, à l'effondrement le plus formidable. Nulle part l'organisation du prolétariat n'a été mise aussi totalement au service de l'impérialisme, nulle part l'État de siège supporté avec aussi peu de résistance, nulle part la presse autant bâillonnée, l'opinion publique autant étranglée, la lutte de classe économique et politique de la classe ouvrière aussi totalement abandonnée qu'en Allemagne."  6

La trahison de la social-démocratie allemande a provoqué un tel choc pour les révolutionnaires que lorsque Lénine a lu dans le Vorwärts  7 que la fraction parlementaire du SPD avait voté les crédits de guerre, il a pensé d'abord que ce numéro du journal était un faux confectionné par la propagande "noire" du gouvernement impérial. Comment un tel désastre avait-il été possible  ? Comment, le fier et puissant SPD avait-il pu, en quelques jours, renier ses promesses les plus solennelles, se transformer, du jour au lendemain, de joyau de l'Internationale ouvrière en arme la plus puissante de l'arsenal guerrier de la classe dirigeante  ?

En tentant de répondre à cette question, il peut sembler paradoxal de se concentrer en grande partie dans cet article sur les écrits et les actions d'un nombre relativement restreint d'individus  ; après tout, le SPD et les syndicats étaient des organisations de masse, capables de mobiliser des centaines de milliers de travailleurs. Toutefois, il est justifié de procéder ainsi parce que des individus comme Karl Kautsky ou Rosa Luxemburg représentaient des tendances définies au sein du parti. En ce sens, leurs écrits exprimaient des tendances politiques avec lesquelles des masses de militants et de travailleurs –  demeurés anonymes dans l'histoire  - s'identifiaient. Il est également nécessaire de tenir compte des biographies politiques de ces personnalités si l'on veut comprendre le poids qu'elles avaient dans le parti. August Bebel, Président du SPD de 1892 jusqu'à sa mort en 1913, était l'un des fondateurs du parti et il fut emprisonné, en même temps que Wilhelm Liebknecht, également député au Reichstag, pour son refus de soutenir la guerre de la Prusse contre la France en 1870. Kautsky et Bernstein avaient tous deux été contraints à l'exil à Londres par les lois anti-socialistes de Bismarck, où ils avaient travaillé sous la direction d'Engels. Le prestige et l'autorité morale que cela leur avait donnés dans le parti étaient immenses. Même Georg von Vollmar, l'un des leaders réformistes de l’Allemagne du Sud, s'était tout d'abord fait connaître comme appartenant à l'aile gauche et comme un organisateur dynamique et talentueux dans la clandestinité, ayant connu des peines d'emprisonnement répétées.

C'était donc une génération qui s'était politisée durant la guerre franco-allemande et la Commune de Paris, au cours d'années de propagande clandestine et d'agitation sous la férule des lois anti-socialistes de Bismarck (1878-1890). D'une trempe très différente étaient des hommes comme Gustav Noske, Friedrich Ebert ou Philipp Scheidemann, tous membres de l'aile droite de la fraction parlementaire du SPD, qui ont voté les crédits de guerre en 1914 et ont joué un rôle clé dans la répression de la révolution allemande de 1919 – et dans l'assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht par les Corps Francs. A l’image de Staline plus tard, il s'agissait d'hommes d'appareil, travaillant dans les coulisses plutôt que participant activement au débat public, des représentants d'un parti qui, en grandissant, tendait à ressembler et à s'identifier de plus en plus à l'État allemand dont la chute était pourtant toujours l'objectif officiel.

La gauche révolutionnaire avait pris ses distances avec la tendance grandissante au sein du parti à faire des concessions à la "politique pratique". De façon frappante elle était en grande partie composée d'étrangers et de jeunes (à l'exception notable du vieux Franz Mehring). Mis à part le hollandais Anton Pannekoek et le fils de Wilhelm Liebknecht, Karl, des hommes comme Parvus, Radek, Jogiches, Marchlewski, venaient tous de l'empire russe et s'étaient forgés comme militants dans les conditions difficiles de l'oppression tsariste. Et bien sûr, la figure de gauche la plus exceptionnelle était Rosa Luxemburg, elle qui était un «  outsider  » dans le parti allemand sur tous les plans possibles  : jeune, femme, polonaise, juive et, peut-être pire que tout du point de vue de certains dirigeants allemands, elle dominait intellectuellement et théoriquement les autres leaders du parti, lesquels ne lui arrivaient pas à la cheville.

La fondation du SPD

Le SAP (Parti ouvrier allemand) qui deviendra le SPD, fut fondé en 1875 à Gotha, par la fusion de deux partis socialistes  : le SDAP (Parti ouvrier social-démocrate - Sozialdemokratische Arbeiterpartei)  8, dirigé par Wilhelm Liebknecht et August Bebel, et l'ADAV (Association des travailleurs allemands - Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein) initialement fondée par Ferdinand Lassalle en 1863.

La nouvelle organisation avait donc deux origines très différentes. Le SDAP n'avait que six ans d'existence lors de la fusion. Grâce à la relation de longue date de Liebknecht avec Marx et Engels, ces derniers apportèrent une contribution importante au développement du SDAP - même si Liebknecht n'était en rien un théoricien, il joua un rôle important dans l'introduction des idées de Marx chez des hommes comme Bebel et Kautsky. En 1870, le SDAP adopta une ligne résolument internationaliste contre la guerre d'agression de la Prusse contre la France. Ainsi à Chemnitz, une réunion de délégués représentant 50  000 ouvriers saxons, avait adopté à l'unanimité une résolution en ce sens  : "Au nom de la démocratie allemande, et spécialement des ouvriers du Parti social-démocrate, nous déclarons que la guerre actuelle est exclusivement dynastique... Nous sommes heureux de saisir la main fraternelle que nous tendent les ouvriers de France. Attentifs au mot d'ordre de l'Association internationale des Travailleurs  : Prolétaires de tous les pays unissez-vous  ! Nous n'oublierons jamais que les ouvriers de tous les pays sont nos amis et les despotes de tous les pays, nos ennemis  !"  9

L'ADAV, en revanche, était restée fidèle à la position de son fondateur, Lassalle, opposé à la grève et convaincu que la cause des travailleurs pourrait avancer au moyen d'une alliance avec l'État bismarckien et, plus généralement, grâce aux recettes du "socialisme d'État"  10. Pendant la guerre franco-prussienne, l'ADAV est restée pro-allemande, son Président d'alors, Mende, allant jusqu'à réclamer que la France paie des réparations de guerre qui soient utilisées pour créer des ateliers nationaux pour les travailleurs allemands  11.

Marx et Engels furent profondément critiques envers le programme adopté lors de la fusion. Cependant les notes marginales de Marx sur ce programme n'ont été rendues publiques que bien plus tard  12, Marx estimant en effet que "Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes"  13. Bien qu'ils se soient abstenus de critiquer ouvertement le nouveau parti, ils firent clairement part de leur point de vue à ses dirigeants et, écrivant à Bebel, Engels soulignait deux points faibles qui, pour n'avoir pas été pris en compte, allaient semer les graines de la trahison de 1914  :

-  "le principe de l'internationalisme du mouvement ouvrier est, dans la pratique, complètement abandonné pour le présent, et cela par des gens qui, cinq ans durant et dans les circonstances les plus difficiles, ont défendu hautement ce principe de la façon la plus digne d'éloges. Le fait que les ouvriers allemands sont aujourd'hui à la tête du mouvement européen repose avant tout sur l'attitude vraiment internationale qu'ils ont eue pendant la guerre  ; il n'y a pas d'autre prolétariat qui se serait aussi bien conduit. Et c'est aujourd'hui, où partout à l'étranger les ouvriers affirment ce principe avec la même vigueur et où les gouvernements font tous leurs efforts pour l'empêcher de se manifester dans une organisation, qu'ils devraient l'abandonner  ?"

-  "la seule revendication sociale que le programme fasse valoir est l'aide lassalienne de l'État, présentée sous la forme la moins voilée et telle que Lassalle l'a volée chez Buchez. Et cela, après que Bracke ait prouvé tout le néant d'une pareille revendication  ; après que presque tous, sinon tous les orateurs de notre Parti aient été obligés, dans leur lutte contre les lassalliens, de la combattre  ! Notre parti ne pouvait pas tomber plus bas dans l'humiliation. L'internationalisme descendu au niveau d'Armand Goegg, le socialisme à celui du républicain-bourgeois Buchez, qui opposait cette revendication aux socialistes pour les combattre  !"  14

Ces failles dans la pratique politique n'étaient guère surprenantes étant donné l'assise théorique éclectique du nouveau parti. Quand Kautsky fonda la Neue Zeit en 1883, il avait l'intention qu'elle soit "publiée comme un organe marxiste se fixant la tâche de relever le faible niveau théorique de la social-démocratie allemande, de détruire le socialisme éclectique et de faire remporter la victoire au programme marxiste"  ; il écrivait à Engels  : "J'ai peut-être réussi mes tentatives pour faire de la Neue Zeit le point de ralliement de l'école marxiste. Je gagne la collaboration de nombreuses forces marxistes, tandis que je me débarrasse de l'éclectisme et du Rodbertussianisme".  15

Dès le départ, y compris au cours de son existence clandestine, le SDAP constitua donc un champ de bataille entre des tendances théoriques contradictoires – comme c'est la norme dans toute organisation prolétarienne en bonne santé. Mais, suivant les mots de Lénine, "sans théorie révolutionnaire, pas de pratique révolutionnaire", et ces différentes tendances, ou visions de l'organisation et de la société, devaient avoir des conséquences très pratiques.

Au milieu des années 1870, le SDAP regroupait quelque 32  000 membres dans plus de 250 districts et, en 1878, le chancelier Bismarck imposa une loi "anti-socialiste" en vue de paralyser l'activité du parti. Des dizaines de journaux, les réunions, les organisations furent interdits, et des milliers de militants envoyés en prison ou soumis à des amendes. Mais la détermination des socialistes resta intacte face à la loi anti-socialiste. L'activité du SDAP prospéra dans les conditions de semi-illégalité. Être mis hors la loi contraignit le parti et ses membres à s'organiser hors des circuits de la démocratie bourgeoise – même la démocratie limitée de l'Allemagne bismarckienne – et à développer une forte solidarité contre la répression policière et la surveillance permanente de l'État. En dépit du harcèlement policier constant, le parti réussit à maintenir sa presse et à augmenter la circulation de celle-ci, au point où le journal satirique Der wahre Jacob (fondé en 1884) comptait à lui seul 100  000 abonnés.

Malgré les lois anti-socialistes, une activité publique était encore accessible au SDAP  : il était encore possible pour les membres du SDAP de participer aux élections au Reichstag en tant que candidats indépendants non affiliés. C'est pourquoi une grande partie de la propagande du parti fut centrée autour des campagnes électorales aux niveaux national et local. Cela peut expliquer à la fois le principe selon lequel la fraction parlementaire devait rester strictement subordonnée aux congrès du parti et à l'organe central du parti, le Vorstand  16, et le poids croissant de la fraction parlementaire dans le parti alors que son succès électoral augmentait.

Bismarck menait la politique classique de la "carotte et du bâton". Alors qu'il empêchait les travailleurs de s'organiser, l'État impérial cherchait à couper l'herbe sous le pied des socialistes en instaurant, à partir de 1883, des primes d'assurance sociale en cas de chômage, de maladie ou de départ à la retraite, et cela une bonne vingtaine d'années avant l'instauration, en France, de la Loi sur les pensions des travailleurs et des paysans (1910) et, en Grande-Bretagne, de la Loi sur l'assurance nationale (1911). À la fin des années 1880, environ 4,7 millions de travailleurs allemands recevaient des indemnités de la sécurité sociale.

Pas plus les lois anti-socialistes que l'introduction de la sécurité sociale n'eurent l'effet escompté, à savoir un affaiblissement du soutien dont jouissait la social-démocratie. Au contraire, entre 1881 et 1890, le résultat électoral du SDAP passa de 312  000 à 1  427  000 voix, faisant de lui le plus grand parti en Allemagne. En 1890, le nombre de ses membres atteignait 75  000 et quelques 300  000 travailleurs avaient rejoint les syndicats. En 1890, le chancelier Bismarck fut limogé par le nouvel Empereur Guillaume  II et les lois anti-socialistes furent abrogées.

Au sortir de la clandestinité, le SDAP fut refondé en tant qu'organisation légale, le SPD (Parti social-démocrate allemand  - Sozialdemokratische Partei Deutschlands), lors de son congrès d'Erfurt en 1891. Le Congrès adopta un nouveau programme, et bien qu'Engels ait considéré le programme d'Erfurt comme constituant une amélioration par rapport à son prédécesseur de Gotha, il jugea néanmoins nécessaire d'attaquer la tendance à l'opportunisme  : "Mais, de toute façon, les choses doivent être poussées en avant. Combien cela est nécessaire, c'est ce que prouve précisément aujourd'hui l'opportunisme qui commence à se propager dans une grande partie de la presse social-démocrate. Dans la crainte d'un renouvellement de la loi contre les socialistes ou se souvenant de certaines opinions émises prématurément du temps où cette loi était en vigueur, on veut maintenant que le Parti reconnaisse l'ordre légal actuel en Allemagne comme pouvant suffire à faire réaliser toutes ses revendications par la voie pacifique (…) Une pareille politique ne peut, à la longue, qu'entraîner le Parti dans une voie fausse. On met au premier plan des questions politiques générales, abstraites, et l'on cache par-là les questions concrètes les plus pressantes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique, viennent d'elles-mêmes s'inscrire à l'ordre du jour. Que peut-il en résulter, sinon ceci que, tout à coup, au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que sur les points décisifs, il régnera la confusion et l'absence d'unité, parce que ces questions n'auront jamais été discutées  ? (…) Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l'avenir du mouvement que l'on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l'opportunisme. Or, l'opportunisme "honnête" est peut-être le plus dangereux de tous."  17

Engels a fait preuve ici d’une remarquable prescience  : les déclarations publiques d'intention révolutionnaire devaient se révéler impuissantes sans un plan d'action concret pour les sauvegarder. En 1914, le parti s'est en effet retrouvé "tout à coup pris au dépourvu".

Néanmoins, le slogan officiel du SPD restait  : "Pas un homme ni un sou pour ce système", et ses députés au Reichstag refusaient systématiquement tout soutien aux budgets publics, en particulier les dépenses militaires. Cette opposition de principe à tout compromis de classe demeurait une possibilité au sein du système parlementaire parce que le Reichstag n'avait aucun pouvoir réel. Le gouvernement de l'Empire allemand de Guillaume était autocratique, peu différent de celui de la Russie tsariste  18, et l'opposition systématique du SPD n'avait en fait aucune conséquence pratique immédiate.

Dans le sud de l'Allemagne, les choses étaient différentes. Là, le SPD local, sous la direction d'hommes comme Vollmar, affirmait qu'il existait des "conditions particulières" et que si le SPD ne votait pas de façon significative dans les élections des Länder et ne se dotait pas d'une politique agraire faisant appel à la petite paysannerie, il serait voué à l'impuissance et à l'inutilité. Cette tendance apparut dès que le parti fut légalisé lors du Congrès d'Erfurt de 1891 et, dès lors, les députés SPD des parlements provinciaux de Wurtemberg, Bavière et Bade votèrent en faveur de budgets gouvernementaux.  19

La réaction du parti à cette attaque directe contre sa politique, exprimée de façon répétée dans les résolutions des congrès, fut de laisser la question sous le tapis. Une tentative de Vollmar de proposer un programme agraire spécial fut rejetée par le Congrès de Francfort de 1894 mais le même Congrès rejeta également une résolution interdisant le vote de tout député SPD en faveur de n'importe quel budget gouvernemental. On considérait que tant que la politique réformiste pouvait être limitée à "l'exception" du Sud de l'Allemagne, elle pouvait être tolérée.  20

La légalité sape l'esprit de combat du SPD

L'expérience par la classe ouvrière d'une dizaine d'années de semi-illégalité allait rapidement être minée par le poison de la démocratie. Par leur nature même, la démocratie bourgeoise et l'individualisme qui va de pair, sapent les tentatives du prolétariat pour développer une vision de lui-même comme classe historique avec sa propre perspective antagonique à celle de la société capitaliste. Parce qu'elle divise la classe ouvrière en une simple masse de citoyens atomisés, l'idéologie démocratique est un coin inséré en permanence dans la solidarité ouvrière. Au cours de cette période, les succès électoraux du parti, tant en termes de voix que de sièges au Parlement, augmentaient rapidement tandis que de plus en plus de travailleurs étaient organisés dans les syndicats et se trouvaient en mesure d'améliorer leurs conditions matérielles. La puissance politique grandissante du SPD et la force de la classe ouvrière industrielle organisée donnèrent naissance à un nouveau courant politique qui commença à théoriser l'idée que, non seulement il était possible de construire le socialisme au sein du capitalisme, d'œuvrer vers une transition progressive sans qu'il soit nécessaire de renverser le capitalisme par une révolution, mais encore que le SPD devrait avoir une politique étrangère expansionniste spécifiquement allemande  : ce courant se cristallisa en 1897 autour de la Sozialistische Monatshefte, une revue hors du contrôle du SPD, dans des articles de Max Schippel, Wolfgang Heine et Heinrich Peus.21

Cette situation inconfortable, mais supportable, explosa en 1898 avec la publication des Préconditions du socialisme et les tâches de la social-démocratie (Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie) de Eduard Bernstein. La brochure de Bernstein expliquait ouvertement ce que lui et d'autres avaient suggéré depuis un certain temps  : "pratiquement parlant, écrivait-il en 1896 à Kautsky, nous ne sommes qu'un parti radical  ; nous ne faisons que ce que font tous les partis bourgeois radicaux, si ce n'est que nous le dissimulons sous un langage entièrement disproportionné à nos actions et à nos moyens"  22. Les positions théoriques de Bernstein attaquaient les fondements mêmes du marxisme en ce sens qu'il rejetait le caractère inévitable du déclin du capitalisme et de son effondrement final. En se fondant sur la prospérité en plein essor des années 1890, couplée avec la rapide expansion colonialiste du capitalisme à travers la planète, Bernstein faisait valoir que le capitalisme avait surmonté sa tendance vers des crises auto-destructives. Dans ces conditions, le but n'était rien, le mouvement était tout, la quantité devait prévaloir sur la qualité, l'antagonisme entre l'État et la classe ouvrière devait pouvoir être surmonté  23. Bernstein proclamait ouvertement que le principe fondamental du Manifeste communiste, selon lequel les travailleurs n'ont pas de patrie, était "obsolète". Il appelait les travailleurs allemands à apporter leur soutien à la politique coloniale de l'Empereur en Afrique et en Asie.  24

En réalité, toute une époque, celle de l'expansion et de l'ascension du système capitaliste, tirait à sa fin. Pour les révolutionnaires, de telles périodes de profonde transformation historique posent toujours un défi majeur puisqu'ils doivent analyser les caractéristiques de la nouvelle période et développer un cadre théorique pour comprendre les changements fondamentaux en cours, mais aussi adapter leur programme, si nécessaire, tout en continuant à défendre le même objectif révolutionnaire.

L'expansion rapide du capitalisme à travers le globe, son développement industriel massif, la nouvelle fierté de la classe dirigeante et son positionnement impérialiste, tout cela faisait penser au courant révisionniste que le capitalisme durerait toujours, que le socialisme pourrait être introduit à partir du capitalisme, et que l'État capitaliste pourrait servir les intérêts de la classe ouvrière. L'illusion d'une transition pacifique montrait que les révisionnistes étaient devenus les prisonniers du passé, incapables de comprendre qu'une nouvelle période historique se profilait à l'horizon  : la période de décadence du capitalisme et de l'explosion violente de ses contradictions. Leur incapacité à analyser la nouvelle situation historique et la théorisation du caractère "éternel" des conditions du capitalisme à la fin du 19e siècle signifiaient aussi que les révisionnistes étaient incapables de voir que les anciennes armes de la lutte, le parlementarisme et la lutte syndicale, n'étaient plus utilisables. La polarisation sur le travail parlementaire comme axe de l'activité du parti, l'orientation en faveur de la lutte pour des réformes au sein du système, l'illusion d'un "capitalisme exempt de crises" et sur la possibilité d'introduire le socialisme pacifiquement dans le capitalisme, montraient fait que'une grande partie de la direction du SPD s'était identifiée avec le système. Le courant ouvertement opportuniste au sein du parti exprimait une perte de confiance dans la lutte historique du prolétariat. Après des années de luttes défensives pour le programme "minimum", l'idéologie démocratique bourgeoise avait pénétré dans le mouvement ouvrier. Cela signifiait que l'existence et les caractéristiques des classes sociales étaient mises en cause, qu'une vision individualiste avait tendance à dominer et à dissoudre les classes dans "le peuple". L'opportunisme jetait par-dessus bord la méthode marxiste d'analyse de la société en termes de lutte des classes et de contradictions de classe  ; en fait, l'opportunisme signifiait l'absence de toute méthode, de tout principe et l'absence de toute théorie.

La gauche contre-attaque

La réaction de la direction du parti au texte de Bernstein fut d'en minimiser l'importance (le Vorwärts l'accueillit comme une "stimulante contribution à débattre", déclarant que tous les courants au sein du parti devraient être libres d'exprimer leurs opinions), tout en regrettant, en privé, que de telles idées soient exprimées ouvertement. Ignaz Auer, le secrétaire du parti, écrivait à Bernstein  : "Mon cher Ede, on ne prend pas formellement la décision de faire les choses que vous suggérez, on ne dit pas ces choses, on les fait simplement".  25

Au sein du SPD, l'opposition la plus déterminée à Bernstein venait des forces qui n'avaient pas été habituées à la longue période de légalité ayant suivi la fin des lois anti-socialistes. Ce n'est pas par hasard si les opposants les plus clairs et les plus virulents au courant de Bernstein étaient des militants d'origine étrangère et, plus précisément, de l'Empire russe. Parvus, d'origine russe, qui avait émigré en Allemagne dans les années 1890 et qui, en 1898, travaillait comme rédacteur en chef de la presse du SPD à Dresde, le Sächsische Arbeiterzeitung  26, lança une attaque enflammée contre les idées de Bernstein et fut soutenu par la jeune révolutionnaire, Rosa Luxemburg, qui avait émigré en Allemagne en mai 1898 et avait connu la répression en Pologne. Dès qu'elle s'installa en Allemagne, Rosa Luxemburg commença à mener la lutte contre les révisionnistes avec son texte Réforme sociale ou révolution rédigé en 1898-99 (dans lequel elle présente la méthode de Bernstein, réfute l'idée de l'établissement du socialisme par le biais de réformes sociales, dénonce la théorie et la pratique de l'opportunisme). Dans sa réponse à Bernstein, elle souligne que la tendance réformiste avait pris son plein essor depuis l'abolition des lois anti-socialistes et la possibilité de travailler légalement. Le socialisme d'État de Vollmar, l'approbation du budget bavarois, le socialisme agraire Sud-allemand, les propositions de compensations de Heine, la position de Schippel sur les douanes et la milice constituaient les éléments d'une pratique opportuniste grandissante. Elle soulignait le dénominateur commun de ce courant  : l'hostilité à l'égard de la théorie  : "Ce qui distingue [toutes les tendances opportunistes au sein du parti] en surface  ? L'aversion de la "théorie" et cela est naturel étant donné que notre théorie, c'est-à-dire les bases du socialisme scientifique, assigne à notre activité pratique des tâches claires et des limites, tant en ce qui concerne les objectifs à atteindre que les moyens à utiliser et enfin la méthode de la lutte. Naturellement ceux qui ne veulent que courir après les réalisations pratiques développent rapidement un désir de se libérer, c'est-à-dire de séparer la pratique de la théorie."  27

Pour elle, la première tâche des révolutionnaires était de défendre le but final. "Le mouvement comme tel sans lien avec l'objectif final, le mouvement comme but en soi n'est rien, l'objectif final, c'est ce qui compte."  28

Dans un texte de 1903, Stagnation et progrès du marxisme, Rosa Luxemburg considère l'insuffisance théorique de la social-démocratie en ces termes  : "l'effort scrupuleux pour rester "dans les limites du marxisme" a parfois été aussi désastreux pour l'intégrité du processus de pensée que l'autre extrême – le désaveu complet de la perspective marxiste et la détermination de manifester "l'indépendance de la pensée" face à tous les dangers".

En attaquant Bernstein, Luxemburg exigeait également que l'organe de presse central du parti défendît les positions décidées par les congrès du parti. Lorsqu'en mars 1899, le Vorwärts répondit que la critique par Luxemburg de la position de Bernstein (dans un article intitulé "Vains espoirs" - Eitle Hoffnungen) était injustifiée, celle-ci répliqua que le Vorwärts "se trouve dans la situation confortable de ne jamais courir le risque d'avoir une opinion erronée ou de changer d'avis, un péché qu'il aime à trouver chez les autres, tout simplement parce qu'il n'a jamais défendu ni ne défend jamais aucune opinion".29

Continuant dans la même veine, elle écrivait  : "il y a deux sortes de créatures organiques  : celles qui ont une colonne vertébrale et qui peuvent marcher debout, parfois même courir  ; et il y en a d'autres qui n'ont aucune colonne vertébrale et ne peuvent donc que ramper et bidouiller", À ceux qui voulaient que le parti abandonne toute position programmatique et tout critère politique, elle répondit lors de la Conférence du parti à Hanovre en 1899  : "si cela signifie que le parti – au nom de la liberté de critique – ne doit pas prendre position ni le déclarer au moyen d'un vote à la majorité, nous ne défendons pas cette position. Nous devons donc protester contre cette idée, parce que nous ne sommes pas un club de discussion mais un parti de combat politique, qui doit défendre certaines visions fondamentales."  30

Le marais vacille

Entre l'aile gauche déterminée, autour de Rosa Luxemburg, et la droite défendant les idées de Bernstein et la révision des principes, il y avait un "marais", que Bebel décrit dans les termes suivants lors du Congrès de Dresde de 1903  : "c'est toujours la même vieille et éternelle lutte entre une gauche et une droite et, entre les deux, le marais. Ce sont des éléments qui ne savent jamais ce qu'ils veulent ou plutôt qui ne disent jamais ce qu'ils veulent. Ce sont les Monsieur-je-sais-tout qui, habituellement, écoutent d'abord pour voir qui dit quoi, ce qui est dit ici et là. Ils sentent toujours où se trouve la majorité et ils rejoignent habituellement la majorité. Nous avons aussi ce genre de gens dans le parti (...) l'homme qui défend sa position ouvertement, au moins je sais où il se trouve  ; au moins je peux me battre avec lui. Ou il gagne ou c'est moi, mais les éléments paresseux qui esquivent toujours et évitent toujours une décision claire, qui toujours disent "nous sommes tous d'accord, oui nous sommes tous frères", ce sont les pires. Je les combats le plus durement."  31

Ce marais, incapable de prendre une position claire, vacillait entre ceux qui étaient clairement révisionnistes, la droite, et la gauche révolutionnaire. Le centrisme est l'un des visages de l'opportunisme. Il se positionne toujours entre les forces antagonistes, entre les courants réactionnaires et les courants radicaux, il tente de concilier les deux. Il évite la confrontation ouverte des idées, il fuit le débat, il estime toujours que "un côté n'a pas complètement raison", mais que "l'autre côté n'a pas tout à fait raison non plus". Il considère le débat politique avec des arguments clairs et un ton polémique comme "exagéré", "extrémiste", "troublant", voire "violent". Il pense que la seule façon de maintenir l'unité, afin de préserver l'organisation, est de permettre à toutes les tendances politiques de coexister, y compris celles dont les objectifs sont en contradiction directe avec ceux de l'organisation. Il répugne à prendre en charge ses responsabilités et à se positionner. Le centrisme dans le SPD avait tendance à s'allier avec réticence avec la gauche, tout en regrettant "l'extrémisme" et la "violence" de celle-ci et à empêcher effectivement que soient prises des mesures fermes – telles que l'expulsion des révisionnistes du parti  – et que soit préservée la nature révolutionnaire du parti.

Rosa Luxemburg, au contraire, considérait que la seule façon de défendre l'unité du parti en tant qu'organisation révolutionnaire était d'insister sur l'exposition la plus complète et la discussion publique des points de vue opposés.

"En dissimulant les contradictions par "l'unité" artificielle de vues incompatibles, les contradictions ne peuvent qu'atteindre un sommet, jusqu'à ce qu'elles explosent violemment tôt ou tard dans une scission (...) Ceux qui mettent en avant les divergences de vue, et combattent les opinions divergentes, travaillent à l'unité du parti. Mais ceux qui dissimulent les divergences travaillent à une réelle scission dans le parti."  32

Le summum du centrisme à ce moment de la vie du SPD et son plus prestigieux représentant était Karl Kautsky.

Lorsque Bernstein commença à développer son point de vue révisionniste, Kautsky resta silencieux, au début, préférant ne pas s'opposer à son vieil ami et camarade en public. Il ne voyait pas non plus à quel point les théories révisionnistes de Bernstein sapaient les fondements révolutionnaires sur lesquels le parti avait été construit. Comme l'a souligné Luxemburg, dès lors qu'on accepte l'idée que le capitalisme peut durer éternellement, qu'il n'est pas voué à s'effondrer en raison de ses propres contradictions internes, on est inévitablement conduit à abandonner le but révolutionnaire  33. L'échec de Kautsky– comme de la plus grande partie de la presse du parti – était un signe évident de la perte de l'esprit de combat dans l'organisation  : le débat politique n'était plus une question de vie ou de mort pour la lutte des classes, il était devenu une préoccupation académique d'intellectuels spécialistes.

L'arrivée de Rosa Luxemburg à Berlin en 1898 (de Zürich où elle venait de terminer avec brio ses études avec une thèse de doctorat sur le développement économique de la Pologne) et ses réactions aux théories de Bernstein, devaient jouer un rôle majeur dans l'attitude de Kautsky.

Lorsque Luxemburg, prenant conscience des hésitations de Bebel et de Kautsky et de leur refus de combattre les vues de Bernstein, critiqua cette attitude dans une lettre à Bebel  34. Elle demanda pourquoi ils n'insistaient pas pour répondre énergiquement à Bernstein et, en mars 1899, après qu'elle eut commencé la série d'articles qui allait devenir plus tard la brochure Réforme sociale ou révolution, elle rapporta à Jogiches  : "quant à Bebel, dans une conversation avec Kautsky, je me suis plainte qu'il ne se lève pas ni ne se batte. Kautsky m'a dit que Bebel avait perdu son dynamisme, qu'il avait perdu sa confiance en lui-même et n'avait plus aucune énergie. Je le grondai à nouveau et lui demandai  : 'pourquoi ne l'inspirez-vous pas, ne lui apportez-vous pas des encouragements et de l'énergie  ?' Kautsky a répondu  : 'vous devriez le faire, allez parler à Bebel, vous devriez l'encourager'  ". Quand Luxemburg demanda à Kautsky pourquoi lui n'avait pas réagi, il répondit  : "Comment puis-je m'impliquer dans des rassemblements et des réunions maintenant, alors que je suis pleinement engagé dans la lutte parlementaire, cela signifie seulement qu'il y aura des affrontements, et où cela mènerait-il  ? Je n'ai ni le temps ni l'énergie pour cela."  35

En 1899, dans Bernstein et le programme social-démocrate – une anti-critique (Bernstein und das sozialdemokratische Programm - Eine Antikritik), Kautsky s'exprima finalement contre les idées de Bernstein sur la philosophie marxiste et l'économie politique ainsi que sur ses vues sur le développement du capitalisme. Mais, néanmoins, il salua le livre de Bernstein comme étant une précieuse contribution au mouvement, s'opposa à l'idée de son expulsion du parti et évita de dire que Bernstein était en train de trahir le programme marxiste. Bref, comme Rosa Luxemburg le conclut, Kautsky voulait éviter toute contestation de la routine plutôt confortable de la vie du parti ainsi que la nécessité de critiquer son vieil ami en public. Comme Kautsky lui-même l'admit en privé à Bernstein  : "Parvus et Luxemburg avaient déjà bien saisi la contradiction de votre point de vue avec nos principes programmatiques, alors que je ne voulais pas encore l'admettre et croyais fermement que tout cela était un malentendu (...) C'était mon erreur, je n'étais pas aussi perspicace que Parvus et Luxemburg qui, déjà à l'époque, avaient flairé la ligne de pensée de votre brochure."  36 En fait, dans le Vorwärts, Kautsky minimisait et banalisait l'attaque constituée par la nouvelle théorie révisionniste de Bernstein, disant qu'elle avait été amplifiée hors de toute proportion, d'une manière typique de l'"imagination absurde" d'une mentalité de petit-bourgeois.  37

Loyauté aux amis ou à la classe  ?

Par fidélité à son vieil ami, Kautsky estima qu'il devait s'excuser auprès de Bernstein en privé, écrivant  : "Il aurait été lâche de rester silencieux. Je ne crois pas que je vous aie fait du mal maintenant que j'ai parlé. Si je n'avais pas dit à August Bebel que je répondrai à votre déclaration, il l'aurait fait lui-même. Vous pouvez imaginer ce qu'il aurait dit, connaissant son tempérament et son insensibilité"  38. Cela signifiait qu'il préférait rester muet et aveugle face à son vieil ami. Il réagit contre son gré et seulement après y avoir été contraint par la gauche. Plus tard, il admit qu'il avait "péché" en permettant à son amitié avec Bernstein de dominer son jugement politique  : "Dans ma vie, j'ai péché seulement une fois par amitié, et je regrette encore ce péché à ce jour. Si je n'avais pas tant hésité avec Bernstein, et si je l'avais confronté dès le début avec la netteté nécessaire, j'aurais pu épargner au parti de nombreux problèmes désagréables."  39 Toutefois, cet "aveu" est sans valeur tant qu'il ne va pas à la racine du problème. Bien qu'il ait confessé son "péché", Kautsky ne donna jamais une explication politique plus profonde, donnant les raisons pour lesquelles une telle attitude, basée sur l'affinité personnelle plutôt que sur les principes politiques, était un danger pour une organisation politique. En réalité, cette attitude l'amena à accorder aux révisionnistes une "liberté d'opinion" illimitée au sein du parti. Comme Kautsky le dit à la veille du Congrès du parti de Hanovre  : "En général, il faut laisser à chaque membre du parti la possibilité de décider s'il partage encore les principes du parti ou non. En excluant une personne, nous agissons seulement contre ceux qui portent atteinte au parti  ; personne n'a encore été exclu du parti à cause de critiques raisonnables, parce que notre parti a toujours hautement apprécié la liberté de discussion. Même si Bernstein n'avait pas mérité tant d'estime pour sa participation dans notre lutte, et pour le fait qu'il a dû s'exiler en raison de ses activités de parti, nous n'envisagerions quand même pas de l'exclure."  40

La réponse de Rosa Luxemburg était claire. "Si grand que soit notre besoin d'autocritique et si larges que soient les limites que nous lui traçons, il doit cependant exister un minimum de principes constituant notre essence et notre existence même, le fondement de notre coopération en tant que membres d'un parti. Dans nos propres rangs, la 'liberté de critique' ne peut pas s’appliquer à ces principes, peu nombreux et très généraux, justement parce qu'ils sont la condition préalable de toute activité dans le Parti, et par conséquent aussi de toute critique exercée à l'endroit de cette activité. Nous n'avons pas à nous boucher les oreilles lorsque ces principes mêmes sont critiqués par quelqu'un qui se trouve en dehors de notre Parti. Mais aussi longtemps que nous les considérons comme le fondement de notre existence en tant que parti, nous devons y demeurer attachés et ne pas les laisser ébranler par nos membres. À ce sujet, nous ne pouvons accorder qu'une liberté  : celle d’appartenir ou de ne pas appartenir à notre Parti".  41

L'implication logique de "l'absence de position" de Kautsky, c'est que tout le monde pourrait rester au sein du parti et défendre ce qui lui plaît, que le programme est édulcoré, que le parti devient un "melting pot" d'opinions différentes et non le fer de lance d'une lutte déterminée. L'attitude de Kautsky montra qu'il préférait la fidélité à un ami à la défense des positions de classe. Dans le même temps, il voulut adopter la posture d'un "expert" théorique. Il est vrai qu'il avait écrit quelques livres très importants et précieux (voir ci-dessous), et qu'il jouissait de l'estime d'Engels. Mais, comme Luxemburg le relève dans une lettre à Jogiches  : "Karl Kautsky se limite à la théorie"  42. Préférant s'abstenir de toute participation à la lutte pour la défense de l'organisation et de son programme, Kautsky perdit progressivement toute attitude de combat, et cela signifiait qu'il plaçait ce qu'il considérait comme ses obligations envers ses amis au-dessus de toute obligation morale envers son organisation et ses principes. Cela conduisit à ce que la théorie soit détachée de l'action pratique et concrète  : par exemple, le précieux travail de Kautsky sur l'éthique, en particulier le chapitre sur l'internationalisme, n'était pas soudé à une défense sans faille de l'internationalisme dans l'action.

Il y a un contraste saisissant entre l'attitude de Kautsky vis-à-vis de Bernstein et celle de Rosa Luxemburg vis-à-vis de Kautsky. À son arrivée à Berlin, Luxemburg entretenait des relations étroites avec Kautsky et sa famille. Mais rapidement elle sentit que la grande estime que la famille de Kautsky lui démontrait devenait un fardeau. Déjà en 1899 elle se plaignait à Jogiches  : "Je commence à fuir leurs belles paroles. Les Kautsky me considèrent comme faisant partie de leur famille." (11/12/1899). "Je ressens toutes ces marques d'affection (il est très bien intentionné envers moi, je peux le voir), comme un fardeau terrible, au lieu d'un plaisir. En fait, toute amitié mise en place dans l'âge adulte et plus encore quand elle est basée sur l'appartenance au parti, est un fardeau  : elle vous impose certaines obligations, elle est une contrainte, etc. Et justement ce côté de l'amitié est un handicap pour moi. Après la rédaction de chaque article, je me demande  : ne sera-t-il pas déçu, cela ne va-t-il pas refroidir notre amitié  ?"  43. Elle était consciente des dangers d'une attitude fondée sur des affinités, où les considérations d'obligation personnelle, d'amitié ou des goûts communs, obscurcissent le jugement politique du militant mais, aussi, ce que nous pourrions appeler son jugement moral quant à savoir si une ligne d'action est conforme aux principes de l'organisation  44. Luxemburg osait néanmoins confronter Kautsky ouvertement  : "J'ai eu une dispute de fond sur la manière d'aborder les choses avec Kautsky. Il m'a dit en conclusion que je penserai comme lui dans vingt an, ce à quoi j'ai répondu que si c'était le cas, c'est que je serai un zombie dans 20 ans."  45

Lors du Congrès de Lübeck en 1901, Luxemburg fut accusée de déformer les positions des autres camarades, une accusation qu'elle estima diffamatoire et pour laquelle elle exigea une clarification publique. Dans ce but, elle soumit une déclaration pour publication dans le Vorwärts  46. Mais Kautsky, au nom de la Neue Zeit, l'exhorta à retirer sa demande de publication. Elle répondit à Kautsky  : "Bien sûr, je suis prête à renoncer à publier ma déclaration dans la Neue Zeit, mais permettez-moi d'ajouter quelques mots d'explication. Si j'étais un de ceux qui, sans considération pour personne, protégeait mes droits et mes intérêts  – et ils sont légion dans notre parti – ou plutôt ils sont tous comme ça – j'insisterais naturellement pour la publication, parce que vous-même, en tant que rédacteur en chef, vous admettez que vous avez certaines obligations envers moi dans cette affaire. Mais, tout en admettant cette obligation, vous placez en même temps un revolver d'exhortation et de demande amicales sur mon cœur et me demandez de ne pas faire usage de cette obligation et donc de ne pas défendre mes droits. Eh bien je suis écœurée à l'idée de devoir insister sur ces droits si ceux-ci ne sont accordés qu'au milieu de soupirs et de grincements de dents et quand les gens, non seulement me saisissent par le bras dans l'espoir que je me "défende" moi-même, mais cherchent en plus à me réduire en bouillie, dans l'espoir que je serai ainsi convaincue de renoncer à mes droits. Vous avez gagné ce que vous cherchez, vous êtes libre de toute obligation envers moi dans cette affaire.

Mais il semblerait que vous agissez dans l'illusion que c'est uniquement par amitié et dans mon intérêt. Permettez-moi de détruire cette illusion. En tant qu'ami, vous auriez dû me dire  : 'je vous conseille à tout prix et sans condition de défendre votre honneur comme rédacteur, car des écrivains plus grands (...) comme Marx et Engels, ont écrit des brochures entières, mené des guerres de plume sans fin, lorsque quelqu'un osait les accuser de falsification. Vous d'autant plus, comme jeune écrivain ayant beaucoup d'ennemis, devez chercher à obtenir entière satisfaction...' Voilà ce que vous auriez dû me conseiller en tant qu'ami.

L'ami, cependant, a été rapidement relégué au second plan par le rédacteur en chef de la Neue Zeit, et ce dernier n'a qu'un souhait depuis le Congrès du parti [de Lübeck]  ; il veut la paix, il veut montrer que la Neue Zeit a appris les manières après avoir reçu une raclée, elle a appris à fermer la bouche  47. Et c'est pour de telles raisons que les droits essentiels d'un rédacteur en chef adjoint et collaborateur régulier... doivent être sacrifiés. Permettons qu'un collaborateur de la Neue Zeit  - qui ne fait certainement pas le pire travail – avale même une accusation publique de falsification pourvu que la paix et le calme soient maintenus  ! Voilà comment les choses sont, mon ami  ! Et maintenant avec les meilleures salutations, votre Rosa".  48

Ici, nous voyons une révolutionnaire jeune, déterminée, et une femme de surcroît, qui déclare que l'autorité d'un "ancien", l'autorité "orthodoxe", expérimentée, devrait assumer sa responsabilité personnelle. Kautsky répondit à Luxemburg  : "Vous voyez, nous ne devrions pas contrarier les gens de la fraction parlementaire, nous ne devrions pas laisser l'impression qu'on les prend de haut. Si vous souhaitez leur faire une suggestion, il est préférable de leur envoyer une lettre privée, qui sera beaucoup plus efficace"  49. Mais Rosa Luxemburg tentait de "ranimer" l'esprit combatif chez lui  : "Vous devez vraiment vous battre avec les tripes et dans la joie, et non comme s'il s'agissait d'un intermède ennuyeux  ; le public est toujours sensible à l'état d'esprit combatif et la joie du combat donne de la résonance à la controverse, et assure la supériorité morale"  50. Cette attitude de ne pas vouloir déranger le cours normal de la vie du parti, de ne pas prendre position dans le débat, de ne pas pousser à la clarification des divergences, de fuir le débat et de tolérer les révisionnistes, éloignait de plus en plus Rosa Luxemburg et montrait au grand jour à quel point la perte de la combativité, de la morale, la perte de conviction, de détermination, étaient devenues la caractéristique dominante de l'attitude de Kautsky  : "Je viens de lire son [article] "Nationalisme et internationalisme" et c'était horrible et donnait la nausée. Bientôt je ne serai plus capable de lire un seul de ses écrits. J'ai l'impression qu'une toile d'araignée nauséabonde me recouvre la tête... "  51. "Kautsky devient de plus en plus saumâtre. Il est de plus en plus fossilisé à l'intérieur, il n'a plus aucune préoccupation humaine envers quiconque, sauf sa famille. Je me sens vraiment mal à l'aise avec lui".  52

L'attitude de Kautsky peut aussi être opposée à celle de Luxemburg et Leo Jogiches. Après la rupture de la relation de Rosa Luxemburg avec Leo Jogiches en 1906 (qui lui a causé un stress et une douleur immenses ainsi qu'une grande déception envers lui comme compagnon), ils sont tous deux restés les plus proches camarades jusqu'au jour l'assassinat de Rosa. Malgré des rancunes personnelles profondes, de la déception et de la jalousie, ces sentiments émotionnels profonds consécutifs à la rupture de leur relation ne les ont jamais empêchés de se tenir côte à côte dans la lutte politique.

On pourrait objecter que, dans le cas de Kautsky, son attitude reflétait son manque de personnalité et son caractère, mais il serait plus exact de dire qu'il personnifiait la pourriture morale au sein de la social-démocratie dans son ensemble.

Luxemburg a été forcée, dès le début, de faire face à la résistance de la "vieille garde". Quand elle critiqua la politique révisionniste lors du Congrès de Stuttgart 1898, "Vollmar m'a reproché amèrement, en tant que jeune du mouvement, de vouloir donner des leçons aux anciens vétérans (...) Mais si Vollmar répond à mes explications factuelles par un 'vous novice, je pourrais être votre grand-père', je ne vois cela que comme la preuve qu'il est à court d'arguments."  53. Concernant l'affaiblissement de la combativité des vétérans les plus centristes, dans un article rédigé après le Congrès de 1898, elle déclarait que  : "Nous aurions préféré si les anciens combattants avaient repris le combat dès le début du débat (...) Si le débat a décollé, ce n'est pas à cause, mais en dépit du comportement des leaders du parti (...) Abandonnant le débat à son sort, regardant passivement pendant deux jours pour voir vers où le vent souffle et n'intervenant que lorsque les porte-paroles de l'opportunisme furent obligées de se montrer au grand jour, puis faisant des remarques sarcastiques sur le ton tranchant de ceux dont on défend ensuite le point de vue, c'est une tactique qui ne projette pas une bonne image des dirigeants du parti. Et les explications de Kautsky quant aux raisons pour lesquelles il n'a pas fait de déclaration publique jusqu'à présent sur la théorie de Bernstein, parce qu'il voulait se réserver le droit de dire le dernier mot lors d'un possible débat, ne ressemble pas vraiment à une bonne excuse. En février, il publie l'article de Bernstein sans aucun commentaire éditorial dans la Neue Zeit, puis il reste muet pendant 4 mois, en juin, il ouvre les discussions avec quelques compliments au "nouveau" point de vue de Bernstein, cette nouvelle copie médiocre de socialiste en chambre, puis de nouveau, il reste muet pendant 4 mois, laisse le Congrès du parti commencer, puis déclare au cours du débat qu'il aimerait faire les remarques finales. Nous préférerions que le "théoricien d'office" intervienne toujours dans les débats et ne se contente pas de faire la conclusion de ces questions cruciales  ; qu'il ne donne pas l'impression erronée et trompeuse que pendant longtemps, il ne savait pas ce qu'il devait dire."  54

Ainsi, beaucoup de membres de la vieille garde, qui avaient combattu dans les conditions de la Loi anti-socialiste, ont été désarmés par le poids du démocratisme et du réformisme. Ils furent incapables de comprendre la nouvelle période et commencèrent à théoriser l'abandon de l'objectif socialiste. Au lieu de transmettre les leçons de la lutte dans les conditions de la Loi anti-socialiste à une nouvelle génération, ils avaient perdu leur combativité. Et le courant centriste qui se cachait et évitait le combat, en fuyant la bataille ouverte contre l'opportunisme, ouvrait la voie à la montée de la droite.

Tandis que les centristes évitaient la lutte, l'aile gauche autour de Luxemburg montrait son esprit combatif et était prête à assumer ses responsabilités. Voyant qu'en réalité "Bebel lui-même est déjà devenu sénile et laisse aller les choses  ; il est soulagé si d'autres luttent, mais lui-même n'a ni l'énergie ni l'élan pour prendre l'initiative. K [Kautsky] se limite à la théorie, personne ne prend aucune responsabilité."  55 "Cela signifie que le parti est sur une mauvaise voie (...) Personne ne le dirige, personne ne prend de responsabilités." L'aile gauche visait à gagner plus d'influence et était convaincue de la nécessité d'agir comme un fer de lance. Luxemburg écrivait à Jogiches  : "Encore un an de travail persévérant, positif et ma position sera forte. Pour le moment je ne peux pas atténuer le tranchant de mon discours, parce que nous devons défendre la position la plus extrême"  56. Cette influence ne devait pas être obtenue au prix d'une dilution des positions.

Convaincue de la nécessité d'un leadership déterminé et reconnaissant qu'elle ferait face à la résistance des hésitants, elle voulait pousser le parti. "Une personne, qui de plus n'appartient pas à la clique au pouvoir, qui ne veut compter sur le soutien de personne mais n'utilise que ses propres coudes, une personne préoccupée de l'avenir non seulement à cause d'adversaires aussi évidents que Auer et Cie mais aussi d'alliés (Bebel, Kautsky, Singer), une personne qu'il vaut mieux tenir à distance car elle pourrait les dépasser de plusieurs têtes (…) Je n'ai aucunement l'intention de me limiter à critiquer. Au contraire, j'ai vraiment l'intention et le désir de "pousser" de façon positive, pas les individus mais le mouvement dans son ensemble... de montrer de nouvelles voies, de combattre, de faire la mouche du coche– en un mot, d'être un incitatif permanent pour l'ensemble du mouvement"  57. En octobre 1905, Luxemburg se voit proposer la possibilité de participer au Comité de rédaction du Vorwärts. Elle était intransigeante sur une possible censure de ses positions. "Si à cause de mes articles il y a un conflit avec la direction ou avec le Comité de rédaction, je ne serai pas seule à le quitter, mais c'est l'ensemble de la gauche qui exprimera sa solidarité et quittera le Vorwärts, et le Comité de rédaction sera balayé". Durant une courte période, la gauche gagna une certaine influence.

Le déclin de la vie prolétarienne dans le SPD

Le processus de dégénérescence du parti n'était pas seulement marqué par des tentatives ouvertes d'abandon des positions programmatiques et par le manque de combativité de larges secteurs en son sein. Sous la surface, il existait de façon permanente un courant sous-jacent fait de rancunes mesquines et de dénigrements personnels dirigés contre ceux qui défendaient de la façon la plus intransigeante les principes de l'organisation et perturbaient la façade d'unité. L'attitude de Kautsky vis-à-vis de la critique de Luxemburg à Bernstein, par exemple, était ambivalente. Malgré ses relations amicales avec Luxemburg, il pouvait néanmoins écrire à Bernstein  : "Cette méchante créature Luxemburg est mécontente de la trêve jusqu'à la publication de votre brochure, chaque jour, elle inflige un autre coup d'épingle aux 'tactiques'"  58.

Parfois, comme nous le verrons, ce courant souterrain émergeait à la surface à travers des accusations calomnieuses et des attaques personnelles.

C'est surtout la droite qui réagit en personnalisant et faisant de "l'ennemi" au sein du parti un bouc-émissaire. Alors qu'une clarification des divergences profondes à travers une confrontation ouverte était nécessaire, la droite, au lieu d'apporter des arguments au débat, recula et se mit à calomnier les membres les plus importants de la gauche.

Montrant un clair sentiment d'infériorité sur le plan théorique, les membres de la droite répandent des insinuations calomnieuses sur Luxemburg en particulier, faisant des commentaires machistes et des insinuations sur sa vie sentimentale et ses relations sociales "malheureuses" (sa relation avec Leo Jogiches n'était pas connue du parti)  : "Cette vieille fille intelligente et méchante viendra également à Hanovre. Je la respecte et considère qu'elle est plus forte que Parvus. Mais elle me déteste du fond de son cœur."  59

Le secrétaire de l'aile droite du parti, Ignaz Auer, admettait auprès de Bernstein  : "Même si nous ne sommes pas égaux à nos adversaires, car tout le monde n'est pas capable de jouer un grand rôle, nous ne cédons pas contre la rhétorique et les propos insultants. Mais s'il y avait un divorce "propre", que personne d'ailleurs ne considère sérieusement, Clara [Zetkin] et Rosa se retrouveraient laissées à elles-mêmes. Pas même leurs [amoureux] ne prendraient leur défense, ni les anciens ni les actuels."  60

Le même Auer n'hésita pas à utiliser des intonations xénophobes  ; il disait que "les principales attaques contre Bernstein et ses partisans et contre Schippel n'émanaient pas de camarades allemands et ne sont pas venues du mouvement en Allemagne. Les activités de ces personnes, en particulier de Mme Rosa Luxemburg, ont été déloyales et pas bienveillantes entre camarades"  61. Ce type de tonalité xénophobe -  notamment contre Luxemburg qui était d'origine juive – est devenu un élément permanent de la campagne de la droite, qui allait évoluer de façon de plus en plus violente au cours des années précédant la Première Guerre mondiale.  62

L'aile droite du parti a même écrit des commentaires satiriques ou des textes sur Luxemburg  63. Luxemburg et d'autres personnalités de gauche avaient déjà été ciblées d'une manière particulièrement vile en Pologne. Paul Frölich rapporte, dans sa biographie de Luxemburg, que beaucoup de calomnies ont été portées contre des personnalités de gauche comme Warski et Luxemburg. Luxemburg a été accusée d'être payée par l'officier de police de Varsovie Markgrafski, lorsqu'elle publia un article sur la question de l'autonomie nationale  ; elle a également été accusée d'être un agent rémunéré de l'Okhrana, la police secrète russe.  64

Rosa Luxemburg fut de plus en plus écœurée par l'ambiance au sein du parti. "Chaque contact plus étroit avec le gang du parti crée un tel sentiment de malaise que chaque fois je suis déterminée à dire  : à trois miles marins du point le plus bas de la marée basse  ! Après avoir été avec eux, je sens une telle odeur de saleté, je ressens une telle faiblesse de caractère, une telle mesquinerie, que je me précipite pour rentrer dans mon trou de souris."  65

C'était en 1899, mais dix ans plus tard, son opinion sur le comportement des dirigeants du parti ne s'était pas améliorée. "Après tout, essayez de rester calme et ne pas oublier qu'en dehors de la direction du parti et des gredins du type Zietz, il y a encore beaucoup de choses belles et pures. En dehors de l'inhumanité immédiate, il [Zietz] manifeste un symptôme douloureux de la misère générale dans laquelle notre "leadership" a sombré, le symptôme d'un état d'esprit effrayant et terriblement pauvre. Une autre fois, cette algue en décomposition sera je l'espère balayée par une vague écumante"  66. Et elle a souvent exprimé son indignation face à l'atmosphère bureaucratique étouffante au sein du parti  : "Je me sens parfois vraiment misérable ici et j'ai envie de fuir d'Allemagne. Dans n'importe quel village de Sibérie dont vous avez envie de parler, il y a plus d'humanité que dans l'ensemble de la social-démocratie allemande."  67 Cette attitude de désigner des boucs-émissaires visant à détruire la réputation de la gauche a semé les germes de l'assassinat ultérieur de Rosa Luxemburg par les Corps francs qui la tuèrent, en janvier 1919, sous les ordres du SPD. Le ton employé contre elle au sein du parti préparait l'atmosphère de pogrom contre les révolutionnaires au cours de la vague révolutionnaire de 1918-1923. La diffamation qui, peu à peu, s'était infiltrée dans le parti et l'absence d'indignation à ce sujet, en particulier de la part du centre, ont contribué à désarmer moralement le parti.

Censurer et faire taire l'opposition

En plus de créer des boucs-émissaires, de personnaliser et de mener des attaques xénophobes, les différentes instances du parti, sous l'influence de la droite, commencèrent à censurer les articles de la gauche et de Luxemburg en particulier. Surtout après 1905, alors que la question de l'action de masse était à l'ordre du jour (voir ci-dessous), le parti était de plus en plus tenté de museler Rosa Luxemburg et d'empêcher la publication de ses articles sur la question de la grève de masse et de l'expérience russe. Bien que la gauche ait disposé de bastions dans certaines villes  68, l'ensemble de l'aile droite de l'appareil du parti tentait d'empêcher la propagation des positions de Rosa Luxemburg dans l'organe central du parti, le Vorwärts  : "Nous devons malheureusement décliner votre article étant donné que, conformément à un accord entre l'exécutif du parti, le Conseil exécutif de l'organisation provinciale prussienne [du SPD] et le rédacteur en chef, la question de la grève de masse ne peut pas être examinée pour le moment dans le Vorwärts."  69

Comme nous le verrons, le déclin moral et l'affaiblissement de la solidarité au sein du parti eurent un effet nocif quand les tensions impérialistes s'aiguisèrent alors que la gauche insistait sur la nécessité d'y répondre au moyen de l'action de masse.

Franz Mehring, personnalité bien connue et respectée de la gauche, fut également souvent attaqué. Mais, contrairement à Rosa Luxemburg, il s'offensait facilement et avait tendance à se retirer de la lutte lorsqu'il sentait qu'il avait été injustement attaqué. Par exemple, avant le Congrès du parti à Dresde en 1903, Mehring avait dénoncé l'incompatibilité, pour des sociaux-démocrates, d'être affiliés au parti et, en même temps, d'écrire dans la presse bourgeoise. Les opportunistes avaient lancé une campagne de diffamation contre lui. Mehring demanda un tribunal du parti. Celui-ci se réunit et adopta un "jugement clément" contre les opportunistes. Mais, de plus en plus, alors qu'il était soumis à la pression croissante de la droite, Mehring eut tendance à se retirer de la presse du parti. Luxemburg insistait pour qu'il résiste à la pression de la droite et à ses calomnies  : "Vous sentirez sûrement que nous approchons de plus en plus des moments où les masses du parti vont avoir besoin d'une direction énergique, impitoyable et généreuse et que, sans vous, nos pouvoirs, c'est-à-dire l'exécutif, l'organe central, les primaires au Reichstag et le "journal scientifique", deviendront sans cesse plus pitoyables, mesquins et lâches. Il est clair que nous allons devoir faire face à cet avenir attractif, et nous devons occuper et tenir toutes les positions qui permettent de mettre hors d'action la direction officielle en exerçant le droit de critiquer. (…) Il est donc de notre devoir de tenir le coup et de ne pas faire la faveur aux patrons officiels du parti de plier bagages. Nous devons accepter les luttes et les frictions continuelles, particulièrement quand quelqu'un a attaqué ce saint des saints, le crétinisme parlementaire, aussi fortement que vous l'avez fait. Mais en dépit de tout, ne pas céder un pouce semble être le mot d'ordre juste. La Neue Zeit ne doit pas être livrée tout entière à la sénilité et à la bureaucratie."  70

Le tournant de 1905

Alors que s'ouvrait un nouveau siècle, le fondement sur lequel révisionnistes et réformistes avaient basé leur théorie et leur pratique commençait à s'effriter.

Superficiellement et en dépit de difficultés occasionnelles, la santé de l'économie capitaliste paraissait robuste  ; celle-ci poursuivait son expansion irrésistible dans les dernières régions encore inoccupées par les puissances impérialistes, notamment en Afrique et en Chine. L'expansion du capitalisme dans le monde entier avait atteint un stade où les puissances impérialistes ne pouvaient plus étendre leur influence qu'au détriment de leurs rivales. Toutes les grandes puissances se trouvèrent de plus en plus impliquées dans une course aux armements sans précédent, l'Allemagne s'étant en particulier engagée dans un programme de renforcement massif de sa marine de guerre. Bien que peu s'en rendissent compte à l'époque, l'année 1905 marqua un tournant  : un conflit entre deux grandes puissances mena à une guerre à grande échelle, et la guerre conduisit au premier surgissement révolutionnaire massif de la classe ouvrière.

La guerre débuta en 1904 entre la Russie et le Japon pour le contrôle de la péninsule coréenne. La Russie subit une défaite humiliante, et les grèves de janvier 1905 furent une réaction directe contre les effets de la guerre. Pour la première fois dans l'histoire, une gigantesque vague de grèves massives secouait un pays tout entier. Le phénomène ne se limitait pas à la Russie. Pas de manière aussi massive, avec des revendications et dans un contexte différents, des mouvements de grève similaires éclatèrent dans une série d'autres pays européens  : 1902 en Belgique, 1903 aux Pays-Bas, 1905 dans la région de la Ruhr en Allemagne et aux Pays-Bas. Un certain nombre de grèves sauvages massives eurent également lieu aux États-Unis entre 1900 et 1906 (notamment dans les mines de charbon en Pennsylvanie). En Allemagne, Rosa Luxemburg – à la fois en tant qu'agitateur et journaliste révolutionnaire pour le parti allemand, et comme membre du Comité Central du SDKPiL  71 suivait attentivement les luttes en Russie et en Pologne  72. En décembre 1905, elle estima qu'elle ne pouvait plus rester en Allemagne comme simple observateur et partit pour la Pologne participer directement au mouvement. Fortement impliquée au jour le jour dans le processus de la lutte de classe et l'agitation révolutionnaire, elle fut le témoin direct de la dynamique nouvelle de déploiement de la grève de masse  73. Avec d'autres forces révolutionnaires, elle commença à en tirer les leçons. En même temps que Trotsky écrivait son célèbre livre sur 1905, où il mettait en évidence le rôle des conseils ouvriers, Luxemburg dans son texte, Grève de masse, parti et des syndicats  74 soulignait l'importance historique de la "naissance de la grève de masse" et ses conséquences pour la classe ouvrière au niveau international. Son texte sur la grève de masse fut un premier texte programmatique des courants de gauche dans la 2ème Internationale, visant à tirer les leçons les plus larges et à souligner l'importance d'une action autonome, massive de la classe ouvrière.  75

La théorie de Luxemburg de la grève de masse allait complètement à l'encontre de la vision de la lutte de classe généralement acceptée par le parti et les syndicats. Pour les seconds, la lutte de classe était un peu comme une campagne militaire, dans laquelle la confrontation ne devait être recherchée qu'après que l'armée ait rassemblé une force écrasante, tandis que les dirigeants des syndicats et du parti devaient agir comme un état-major général dirigeant la masse des travailleurs. Tout cela était très éloigné de l'insistance du Luxemburg sur l'auto-activité créatrice des masses, et toute idée selon laquelle les travailleurs eux-mêmes pourraient agir indépendamment de la direction était un anathème pour les dirigeants des syndicats qui, en 1905, furent confrontés pour la première fois à la perspective d'être submergés par une vague massive de luttes autonomes. La réaction de l'aile droite du SPD et de la direction syndicale fut tout simplement d'interdire toute discussion sur la question. Au Congrès des syndicats en mai 1905 à Cologne, elles rejetèrent toute discussion sur la grève de masse comme "répréhensible"  76 et en vinrent à dire que "le Congrès des Syndicats recommande à tous les travailleurs organisés de s'opposer énergiquement à ceci [la propagation de la grève de masse]". Cette attitude annonçait la coopération du SPD et des syndicats avec la classe dirigeante dans la lutte contre la révolution.

La bourgeoisie allemande avait également suivi le mouvement avec attention et voulait avant tout empêcher les travailleurs allemands de "copier l'exemple russe". En raison de son discours sur la grève de masse au Congrès du SPD à Iéna en 1905, Rosa Luxemburg fut accusée "d'incitation à la violence" et condamnée à deux mois de prison. Kautsky, dans le même temps, tentait de minimiser l'importance de la grève de masse, insistant sur le fait qu'elle était avant tout un produit des conditions arriérées de la Russie et ne pouvait être appliquée dans un pays avancé comme l'Allemagne. Il utilisa "le terme 'Méthode russe' comme symbole du manque d'organisation, de primitivisme, de chaos, de sauvagerie"  77. Dans son livre de 1909, Le chemin du pouvoir, Kautsky affirme que "l'action de masse est une stratégie obsolète pour renverser l'ennemi" et il l'oppose à la stratégie de "guerre d'usure" qu'il propose.  78

Le parti de masse contre la grève de masse

Refusant de considérer la grève de masse comme une perspective valable pour la classe ouvrière à travers le monde, Kautsky attaqua la position du Luxemburg comme s'il s'agissait simplement d'une lubie personnelle. Kautsky écrivit à Luxemburg  : "Je n'ai pas le temps de vous expliquer les raisons que Marx et Engels, Bebel et Liebknecht ont considéré comme substantielles. En bref, ce que vous voulez est un genre totalement nouveau d'agitation, que nous avons toujours refusé jusqu'à présent. Mais cette nouvelle agitation est d'une nature telle qu'il ne convient pas d'en débattre en public. Si nous publiions l'article, vous agiriez pour votre propre compte, comme une personne individuelle et proclameriez une agitation et une action totalement nouvelles, que le parti a toujours rejetées. Une seule personne, quel que soit son statut, ne peut agir pour son propre compte et créer ainsi un fait accompli, ce qui aurait des conséquences imprévisibles pour le parti."  79

Luxemburg rejeta la tentative de présenter l'analyse et l'importance de la grève de masse comme une "politique personnelle"  80. Bien que les révolutionnaires doivent reconnaître l'existence de conditions différentes dans différents pays, ils doivent avant tout saisir la dynamique globale de l'évolution des conditions de la lutte de classe, en particulier les tendances qui annoncent l'avenir. Kautsky s'opposa à "l'expérience russe" considérée comme expression de l'arriération de la Russie, refusant ainsi indirectement la solidarité internationale et répandant un point de vue empreint de préjugés nationaux, prétendant que les travailleurs en Allemagne avec leurs puissants syndicats étaient plus avancés et leurs méthodes "supérieures"... et cela à un moment où les dirigeants syndicaux combattaient déjà la grève de masse et l'action autonome du prolétariat  ! Et quand Luxemburg fut envoyée en prison pour avoir fait la propagande pour la grève de masse, Kautsky et ses partisans ne montrèrent aucun signe d'indignation et ne protestèrent pas.

Luxemburg, qui ne pouvait pas être réduite au silence par ces tentatives de censure, reprocha à la direction du parti de concentrer toute son attention sur la préparation des élections  : "Toutes les questions de tactique devraient être étouffées par le délire de joie autour de nos succès électoraux actuels et futurs  ? Le Vorwärts croit-il vraiment que l'approfondissement et la réflexion politiques de larges couches du parti pourraient être favorisés par cette atmosphère permanente d'acclamation des futurs succès électoraux un an, peut-être un an et demi avant la tenue des élections et en faisant taire toute autocritique au sein du parti  ?"  81

En dehors de Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek était le plus critique de la "stratégie d'usure" de Kautsky. Dans son livre "Différences tactiques dans le mouvement ouvrier"  82 Pannekoek entreprit une critique fondamentale et systématique des "vieux outils" du parlementarisme et de la lutte syndicale. Pannekoek devait aussi être la victime de la censure et de la répression au sein de la Social-Démocratie et de l'appareil syndical et perdit ainsi son emploi à l'école du parti. De plus en plus, aussi bien les articles de Luxemburg que ceux de Pannekoek étaient censurés par la presse du parti. En novembre 1911, pour la première fois, Kautsky refusa de publier un article de Pannekoek dans la Neue Zeit.  83

Ainsi, les grèves de masse de 1905 contraignirent la direction du SPD à montrer son vrai visage et à s'opposer à toute mobilisation de la classe ouvrière qui tentait de reprendre à son compte l'expérience "russe". Bien des années avant le déclenchement de la Guerre, les dirigeants syndicaux étaient devenus un rempart du capitalisme. L'argument consistant à "prendre en compte des conditions différentes de la lutte de classe" était en réalité un prétexte pour rejeter la solidarité internationale, alors que l'aile droite de la social-démocratie essayait de susciter des craintes et même d'attiser le ressentiment national vis-à-vis du "radicalisme russe"  ; cela allait constituer une arme idéologique importante dans la guerre qui éclata quelques années plus tard. Après 1905, le centre qui avait été hésitant jusqu'alors, fut progressivement de plus en plus attiré vers la droite. L'incapacité et le refus du centre de soutenir la lutte de la gauche dans le parti voulaient dire que la gauche était plus isolée au sein du parti.

Comme le souligna Luxemburg, "l'effet pratique de l'intervention du camarade Kautsky se réduit donc à cela  : il a fourni une couverture théorique à ceux qui, dans le parti et les syndicats, assistent avec un sentiment de malaise à la croissance impétueuse du mouvement de masse, souhaiteraient y mettre un frein et le ramener aussi vite que possible sur le bon vieux chemin commode du train-train parlementaire et syndical. Kautsky a fourni un remède à leurs scrupules de conscience, ceci sous l'égide de Marx et Engels, il leur a en même temps fourni un moyen de briser l'échine d'un mouvement de manifestations qu'il prétendait rendre 'toujours plus puissant'".  84

La menace de guerre et l'Internationale

Le Congrès de l'Internationale à Stuttgart en 1907 tenta de tirer les leçons de la guerre russo-japonaise et de mettre dans la balance le poids de la classe ouvrière organisée contre la menace croissante de guerre. Quelques 60  000 personnes participèrent à une manifestation où les orateurs de plus d'une douzaine de pays mirent en garde contre le danger de guerre. August Bebel proposa une résolution contre le danger de guerre, qui évitait la question du militarisme comme faisant partie intégrante du système capitaliste et ne mentionnait pas la lutte des travailleurs en Russie contre la guerre. Le Parti allemand tenta d'éviter d'être lié par quelque prescription que ce soit quant à son action en cas de guerre, sous la forme d'une grève générale avant tout. Luxemburg, Lénine et Martov proposèrent ensemble un amendement donnant une tournure plus énergique à la résolution  : "Au cas où la guerre éclaterait, [les partis socialistes] ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste".  85 Le Congrès de Stuttgart vota à l'unanimité cette résolution, mais par la suite la majorité de la 2ème Internationale ne parvint pas à renforcer son opposition aux préparatifs de guerre croissants. Le Congrès de Stuttgart est entré dans l'histoire comme un exemple de déclarations verbales sans action de la plupart des partis participants  86. Mais ce fut un moment important de coopération entre les courants de l'aile gauche qui, malgré leurs divergences sur beaucoup d'autres questions, prirent une position commune sur la question de la guerre.

En février 1907, Karl Liebknecht publia son livre Militarisme et antimilitarisme avec une attention particulière pour le mouvement international de la jeunesse, dans lequel il dénonçait en particulier le rôle du militarisme allemand. En octobre 1907, il fut condamné à 18 mois de prison pour haute trahison. Au cours de la même année, un dirigeant de l'aile droite du SPD, Noske, déclarait dans un discours prononcé au Reichstag que, dans le cas d'une "guerre de défense", la social-démocratie soutiendrait le gouvernement et "défendrait la patrie avec grande passion... Notre attitude à l'égard de l'armée est déterminée par notre avis sur la question nationale. Nous exigeons l'autonomie de chaque nation. Mais cela signifie que nous insistons également sur la préservation de l'autonomie du peuple allemand. Nous sommes pleinement conscients que c'est notre devoir et notre obligation que de nous assurer que le peuple allemand ne soit pas poussé contre le mur par d'autres peuples"  87. Il s'agissait du même Noske qui, en 1918, devint le "chien sanglant" (suivant ses propres mots) de la répression du SPD dirigée contre les travailleurs.

Brader l'internationalisme pour des succès électoraux

En 1911, l'expédition allemande de la canonnière Panther à Agadir provoqua la seconde crise marocaine avec la France. La direction du SPD avait alors renoncé à toute action antimilitariste afin d'éviter de mettre en péril son succès électoral lors des prochaines élections de 1912. Quand Luxemburg dénonça cette attitude, la direction du SPD l'accusa de trahir les secrets du parti. En août 1911, après beaucoup d'hésitation et de tentatives d'éluder la question, la direction du parti distribua un tract sensé être une protestation contre la politique de l'impérialisme allemand au Maroc. Le tract fut fortement critiqué par Luxemburg dans son article "Notre tract sur le Maroc"  88, ignorant comme elle l'a écrit, que Kautsky en était l'auteur. Kautsky répondit alors par une attaque très personnalisée. Luxemburg riposta  : "Kautsky, dit-elle, avait présenté sa critique comme 'un malveillant coup de couteau dans le dos, une perfide attaque contre [Kautsky] en tant que personne.' (…) Le camarade Kautsky aura du mal à douter de mon courage pour faire face ouvertement à une personne, pour critiquer ou me battre contre quelqu'un directement. Je n'ai jamais attaqué personne en embuscade et je rejette fermement l'idée du camarade Kautsky selon laquelle je savais qui avait écrit le tract et que – sans le nommer – je l'avais visé. (…) Mais j'aurais fait attention de ne pas commencer une polémique inutile avec un camarade qui réagit de manière excessive avec un tel déluge de vitupération personnelle, d'amertume et de suspicion contre une critique strictement factuelle, bien que forte, et qui soupçonne une intention personnelle, méchante, une vacherie derrière chaque mot de la critique".  89 Au Congrès du parti de Iéna en septembre 1911, la direction du parti distribua une brochure spéciale contre Rosa Luxemburg, pleine d'attaques contre elle, l'accusant de violation de confidentialité et d'avoir informé le Bureau socialiste international de la 2ème Internationale de la correspondance interne du SPD.

Kautsky déserte la lutte contre la guerre

Bien que dans son livre de 1909, le chemin du pouvoir, Kautsky ait averti que "la guerre mondiale approche dangereusement", en 1911 il prédit que "tout le monde deviendra un patriote" lorsque que la guerre éclatera. Et que si la Social-Démocratie décidait de nager contre le courant, elle serait réduite en miettes par la foule en colère. Il plaçait ses espoirs de paix dans les "pays qui représentent la civilisation européenne" formant des États-Unis d'Europe. Dans le même temps, il commençait à développer sa théorie du "super-impérialisme", faisant reposer cette théorie sur l'idée que le conflit impérialiste n'est pas une conséquence inévitable de l'expansion capitaliste, mais simplement une "politique" que les États capitalistes éclairés pourraient choisir de rejeter. Kautsky pensait déjà que la guerre pourrait reléguer les contradictions de classe à l'arrière-plan et que l'action de masse du prolétariat serait vouée à l'échec, que – comme il dira quand la guerre éclatera - l'Internationale était seulement utile en temps de paix. Cette attitude consistant à être conscient du danger de guerre, mais de s'incliner devant la pression nationaliste dominante et d'esquiver une lutte déterminée, désarmait la classe ouvrière et ouvrait la voie à la trahison des intérêts du prolétariat. Ainsi, d'une part, Kautsky minimisait l'explosivité réelle des tensions impérialistes avec sa théorie du "super-impérialisme" et donc échouait complètement à percevoir la détermination des classes dirigeantes à préparer à la guerre  ; et, d'autre part, il cédait à l'idéologie nationaliste du gouvernement (et de plus en plus de l'aile droite du SPD aussi) plutôt que de l'affronter, par crainte pour le succès électoral du SPD. Son épine dorsale, son esprit combatif, avaient disparu.

Alors qu'une dénonciation déterminée de la préparation de la guerre était nécessaire, et que l'aile gauche faisait de son mieux pour organiser des réunions publiques contre la guerre qui attiraient des participants par milliers, la direction du SPD mobilisait jusqu'au bout pour les prochaines élections législatives de 1912. Luxemburg dénonça le silence imposé sur le danger de guerre comme une tentative opportuniste de gagner des sièges au Parlement, sacrifiant l'internationalisme pour d'obtenir plus de voix.

En 1912, la menace pour la paix que représentait la deuxième guerre balkanique conduisit le Bureau socialiste international à organiser d'urgence un Congrès extraordinaire qui se tint en novembre à Bâle, en Suisse, dans le but de mobiliser la classe ouvrière internationale contre le danger imminent de guerre. Luxemburg critiqua le fait que le parti allemand se soit limité à se placer à la queue des syndicats allemands qui avaient organisé quelques manifestations discrètes, faisant valoir que le parti comme organe politique de la classe ouvrière n'avait manifesté qu'un intérêt de pure forme à la dénonciation de la guerre. Alors que quelques partis dans d'autres pays avaient réagi plus vigoureusement, le SPD, le plus grand parti de travailleurs du monde, s'était essentiellement retiré de l'agitation et s'était abstenu de protestations plus mobilisatrices. En fait, le Congrès de Bâle qui, une fois de plus, prit fin avec une grande manifestation et un appel à la paix, masqua en réalité la pourriture et la trahison future d'un grand nombre des partis membres de l'Internationale.

Le 3 juin 1913, la fraction parlementaire du SPD vota en faveur d'une taxe militaire spéciale  : 37 députés SPD qui s'opposèrent au vote de cette taxe furent réduits au silence par le principe de la discipline de la fraction parlementaire. La violation ouverte de la devise "pas un seul homme, pas un seul centime" pour le système préparait le vote des crédits de guerre par la fraction parlementaire en août 1914  90. Le déclin moral du parti se révélait également dans la réaction de Bebel. En 1870/71, August Bebel – ainsi que Wilhelm Liebknecht (père de Karl Liebknecht) – s'était distingué par son opposition résolue à la guerre franco-prussienne. Maintenant, quatre décennies plus tard, Bebel fut incapable d'adopter une position résolue contre le danger de guerre.  91

Il devenait de plus en plus évident que, non seulement la droite allait trahir ouvertement, mais aussi que les centristes vacillants avaient perdu tout esprit de combat et échoueraient à s'opposer à la préparation à la guerre d'une manière déterminée. L'attitude défendue par le plus célèbre représentant du "centre", Kautsky, selon lequel le parti devait adapter sa position sur la question de la guerre en fonction des réactions de la population (soumission passive si la majorité du pays se soumettait au nationalisme ou une attitude plus résolue s'il y avait une opposition croissante à la guerre), fut alors justifiée par le risque de "s'isoler soi-même de la plus grande partie du parti". Lorsque, après 1910, le courant autour de Kautsky prétendit être le "centre marxiste", contrairement à la gauche (radicale, extrémiste, non marxiste), Luxemburg étiqueta ce "centre" de représentants de la lâcheté, de la prudence et du conservatisme.

Son abandon de la lutte, son incapacité à s'opposer à la droite et à suivre la gauche dans sa lutte déterminée, participa à désarmer les travailleurs. Ainsi, la trahison d'août 1914 par la direction du parti ne fut pas une surprise  ; elle avait été préparée petit à petit dans un processus au coup par coup. Le soutien à l'impérialisme allemand devint tangible lors de plusieurs votes au Parlement à l'appui des crédits de guerre, dans les efforts visant à enrayer les manifestations contre la guerre, dans l'attitude d'ensemble pour prendre parti en faveur de l'impérialisme allemand et l’enchaînement de la classe ouvrière au nationalisme et au patriotisme. Le processus de musellement de l'aile gauche avait été crucial dans l'abandon de l'internationalisme et avait préparé la répression des révolutionnaires en 1919.

L'aveuglement par le nombre et l'intégration graduelle dans l'État

Alors que la direction du SPD avait axé ses activités sur les élections législatives, le parti lui-même était aveuglé par le succès électoral et perdait de vue l'objectif final du mouvement ouvrier. Le parti salua la croissance apparemment sans interruption de ses électeurs, du nombre de ses députés et de celui des lecteurs de la presse du parti. La croissance fut en effet impressionnante  : en 1907, le SPD avait 530  000 membres  ; en 1913, le chiffre avait plus que doublé à 1,1 million. Le SPD en réalité était le seul parti de masse de la 2ème Internationale et le plus grand parti de n'importe quel parlement européen. Cette croissance numérique donnait l'illusion d'une grande force. Même Lénine fut remarquablement dépourvu de sens critique sur les "chiffres impressionnants" relatifs à l'impact du parti, au nombre de ses électeurs et de ses membres.  92

Bien qu'il soit impossible d'établir une relation mécanique entre l'intransigeance politique et les scores électoraux, les élections de 1907, quand le SPD condamnait encore la répression barbare de l'impérialisme allemand contre les soulèvements des Hereros dans le sud-ouest africain, se soldèrent par un "revers". Le SPD y perdit 38 sièges au Parlement et se retrouva avec 43 sièges "seulement". En dépit du fait que le pourcentage du SPD dans le vote global ait effectivement augmenté, aux yeux de la direction du parti, ce revers électoral signifiait que celui-ci avait été sanctionné par les électeurs et avant tout par les électeurs de la petite bourgeoisie, en raison de sa dénonciation de l'impérialisme allemand. La conclusion qu'elle tirait, c'était que le SPD devait éviter de s'opposer trop fortement à l'impérialisme et au nationalisme, car cela lui coûterait des votes. Au lieu de cela, le parti devait concentrer toutes ses forces sur la campagne pour les prochaines élections, même si cela devait signifier censurer les discussions en son sein et éviter tout ce qui risquait de mettre en péril son score électoral. Lors des élections de 1912, le parti obtint 4,2 millions voix (38,5 % des suffrages exprimés) et remporta 110 sièges. Il était devenu le plus grand parti parlementaire, mais seulement en enterrant l'internationalisme et les principes de la classe ouvrière. Dans les parlements locaux, il avait plus de 11  000 élus. Le SPD comptait 91 journaux et 1,5 millions d'abonnés. Lors des élections de 1912, l'intégration du SPD dans le jeu de la politique parlementaire est allé encore plus loin puisqu'il retira ses candidats dans plusieurs circonscriptions au profit du Parti populaire progressiste (Fortschrittliche Volkspartei), bien que ce parti appuyât inconditionnellement la politique de l'impérialisme allemand. Pendant ce temps, le Sozialistische Monatshefte (en principe une publication indépendante du parti, mais en réalité l'organe théorique des révisionnistes) soutenait ouvertement la politique coloniale de l'Allemagne et les revendications de l'impérialisme allemand pour une redistribution des colonies.

En fait, la mobilisation totale du parti pour les élections législatives alla de pair avec son intégration progressive dans l'appareil d'État. Le vote indirect pour le budget en juillet 1910  93, le renforcement de la coopération avec les partis bourgeois (qui avait jusqu'alors constitué un tabou), le désistement de candidats pour faire élire comme députés des bourgeois du Fortschrittliche Volkspartei, la désignation d'un candidat pour les élections municipales à Stuttgart – telles furent certaines des étapes sur la route de la participation directe du SPD dans l'administration de l'État.

Cette tendance globale à une interconnexion croissante entre les activités parlementaires du SPD et son identification avec l'État fut fustigée par la gauche, en particulier par Anton Pannekoek et Rosa Luxemburg. Pannekoek consacra tout un livre aux Différences tactiques au sein du mouvement ouvrier. Luxemburg, qui était extrêmement attentive à l'effet asphyxiant du parlementarisme, fit pression pour l'initiative et l'action de la base  : "L'exécutif le plus idéal d'un parti ne serait en mesure de parvenir à rien, s'enfoncerait involontairement dans l'inefficacité bureaucratique, si la source naturelle d'énergie, la volonté du parti, ne se faisaient pas sentir, si la pensée critique, l'initiative de la masse des membres du parti étaient en sommeil. En fait, c'est plus que cela. Si sa propre énergie, la vie intellectuelle indépendante de la masse du parti, n'est pas assez active, alors les autorités centrales ont la tendance assez naturelle non seulement à rouiller bureaucratiquement mais également à se faire une idée totalement fausse de leur propre autorité et de leur position de force à l'égard du parti. Le plus récent décret dit "secret" de l'exécutif concernant le personnel éditorial du parti peut servir de preuve récente, une tentative de prendre des décisions pour la presse du parti, qu'on ne peut que rejeter de la façon la plus sévère. Toutefois, ici aussi, il est nécessaire de préciser  : contre l'inefficacité et les illusions excessives du pouvoir des autorités centrales du mouvement ouvrier, il n'y a pas d'autre chemin que sa propre initiative, sa propre pensée et la vie politique fraîche, palpitante de la large masse du parti."  94

En fait, Luxemburg insistait constamment sur la nécessité pour la masse des membres du parti de se "réveiller" et d'assumer leur responsabilité contre la direction du parti dégénérescente. "Les grandes masses [du parti] doivent s'activer selon leur propre voie, elles doivent être en mesure de développer leur propre énergie de masse, leur propre conduite, elles doivent devenir actives en tant que masses, agir, montrer et développer de la passion, du courage et de la détermination."  95

"Chaque pas en avant dans la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière doit en même temps signifier une indépendance intellectuelle croissante de la masse des ouvriers, la croissance de sa propre activité, l'autodétermination et l'initiative (...) C'est d'une importance vitale pour le développement normal de la vie politique dans le parti, pour garder éveillées et actives la pensée politique et la volonté de la masse du parti. Nous avons, bien sûr, la Conférence annuelle du parti, la plus haute instance qui fixe régulièrement la volonté de tout le parti. Toutefois, il est évident que les conférences des partis ne peuvent que donner de grandes lignes de la tactique pour la lutte social-démocrate. L'application de ces lignes directrices à la pratique exige une pensée infatigable et de l'initiative (...) Vouloir qu'un cadre du parti soit responsable de la tâche énorme de vigilance quotidienne et d'initiative politiques sur une organisation de presque 1 million de membres attendant passivement d'être commandée, c'est la chose la plus incorrecte qui soit du point de vue de la lutte de classe prolétarienne. C'est sans doute cette répréhensible "obéissance aveugle" que, assurément, nos opportunistes veulent voir dans la subordination qui va de soi à toutes les décisions du parti dans son ensemble".  96

La "discipline de fraction" étrangle la responsabilité individuelle

Le 4 Août 1914, la fraction parlementaire du SPD vota à l'unanimité les crédits de guerre. La direction du parti et de la fraction parlementaire avaient exigé la "discipline de fraction". La censure (censure de l'État ou autocensure  ?) et la fausse unité du parti suivaient leur propre logique, tout le contraire de la responsabilité individuelle. Le processus de dégénérescence signifiait que la capacité de pensée critique et d'opposition à la fausse unité du parti avait été éliminée. Les valeurs morales du parti furent sacrifiées sur l'autel du capital. Au nom de la discipline du parti, celui-ci exigeait l'abandon de l'internationalisme prolétarien. Karl Liebknecht, dont le père avait osé rejeter le soutien aux crédits de guerre en 1870, cédait maintenant aux pressions du Parti. Ce n'est que quelques semaines plus tard, après un premier regroupement de camarades restés fidèles à l'internationalisme, qu'il osa exprimer ouvertement son rejet de la mobilisation pour la guerre par la direction du SPD. Mais le vote des crédits de guerre par le SPD allemand déclencha une avalanche de soumission au nationalisme dans d'autres pays européens. Avec la trahison du SPD, la 2ème Internationale signa son arrêt de mort et se désintégra.

La montée du courant opportuniste et révisionniste, qui était apparu le plus clairement dans le plus grand parti de la 2ème Internationale, et qui avait abandonné l'objectif du renversement de la société capitaliste, signifiait que la vie prolétarienne, la combativité et l'indignation morale avaient disparu du SPD, ou au moins dans les rangs de sa direction et de sa bureaucratie. En même temps, ce processus fut indissociablement lié à la dégénérescence programmatique du SPD, visible dans son refus d'adopter les nouvelles armes de la lutte des classes, la grève de masse et l'auto-organisation des travailleurs, et l'abandon progressif de l'internationalisme. Le processus de dégénérescence de la social-démocratie allemande, qui n'était pas un phénomène isolé dans la 2ème Internationale, conduisit à sa trahison en 1914. Pour la première fois, une organisation politique des travailleurs n'avait pas seulement trahi les intérêts de la classe ouvrière, elle était devenue l'une des armes les plus efficaces entre les mains de la classe capitaliste. La classe dirigeante en Allemagne pouvait désormais compter sur l'autorité du SPD, et la fidélité qu'il avait inspirée dans la classe ouvrière, pour déclencher une guerre et écraser la révolte contre la guerre de la part des travailleurs. Les leçons de la dégénérescence de la Social-démocratie restent donc d'une importance cruciale pour les révolutionnaires d'aujourd'hui.

Heinrich / Jens

 

1 .  Avec 38,5 % des suffrages exprimés, le SPD avait 110 sièges au Reichstag.

2 .  Karl Kautsky est né à Prague en 1854. Son père était chef décorateur et sa mère actrice et écrivaine. La famille s'est installée à Vienne quand Kautsky avait 7 ans. Il a étudié à l'Université de Vienne et rejoint le parti socialiste autrichien (SPÖ) en 1875. A partir de 1880, depuis Zürich, il a contribué à introduire la littérature socialiste en Allemagne.

3 .  August Bebel est né en 1840, dans ce qui est maintenant une banlieue de Cologne. Orphelin à 13 ans, il est entré en apprentissage chez un charpentier et, jeune homme, il a beaucoup voyagé en Allemagne. Il rencontra Wilhelm Liebknecht en 1865, et fut immédiatement impressionné par l'expérience internationale de celui-ci  ; dans son autobiographie, Bebel se souvient s'être exclamé  : "C'est un homme dont vous pouvez apprendre quelque chose" ("Donnerwetter, von dem kann man das lernen", Bebel, Aus Meinen Leben, Berlin 1946, cité dans James Joll, La Deuxième Internationale). Avec Liebknecht, Bebel est devenu l'un des leaders de premier plan de la social-démocratie allemande dans ses premières années.

4 .  Ceci est particulièrement visible dans le livre de Lénine, Un pas en avant Deux pas en arrière, concernant la crise du POSDR en 1903. Parlant des futurs Mencheviks, il s'exprime en ces termes  : "L’esprit de cercle et le défaut de maturité politique frappant, qui ne peut supporter le vent frais d'un débat public, apparaît ici en toute netteté (…) Imaginez un instant qu’une pareille absurdité, qu'une querelle comme la plainte une "fausse accusation d'opportunisme" ait pu se produire dans le parti allemand  ! L'organisation et la discipline prolétariennes ont depuis longtemps fait oublier là-bas cette veulerie d'intellectuels (…). Seul l'esprit de cercle le plus routinier, avec sa logique  : un coup de poing dans la mâchoire, ou bien la main à baiser, s'il vous plaît, a pu soulever cette crise d'hystérie, cette vaine querelle et cette scission du Parti autour d'une "fausse accusation d'opportunisme" contre la majorité du groupe Libération du Travail". (Chapitre J, "Ceux qui ont souffert d’être faussement accusés d’opportunisme" - https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1904/05/vil19040500.htm [39])

5 .  Rosa Luxemburg, La crise de la Social-Démocratie (encore connue sous le nom de Brochure de Junius).

6 .  Rosa Luxemburg. Ibid.

7 .  L'organe de presse central du SPD.

8 .  Également connu comme Parti eisenachien, du nom de sa ville de fondation, Eisenach.

9 .  Première Adresse du Conseil Général de l'AIT sur la guerre franco-allemande.

https  ://www.marxists.org/francais/ait/1870/07/km18700723.htm [40]

10 .  Une tendance similaire a survécu dans le socialisme français à travers la nostalgie pour le programme des "ateliers nationaux" qui avait suivi le mouvement révolutionnaire de 1848.

11 .  Cf. Toni Offerman, dans Between reform and revolution  : German socialism and communism from 1840 to 1990, Berghahn Books, 1998, p.  96.

12 .  Elle est aujourd'hui connue sous le titre de Critique du Programme de Gotha.

13 .  Lettre d'envoi de Karl Marx à W. Bracke, le 5 mai 1875. Dans Critique du Programme de Gotha.

14 .  Engels, Sur le Programme de Gotha. Lettre à August Bebel. Mars 1875.

15 .  Cité dans Aspects of international socialism 1871-1914 (Aspect du socialisme international 1871-1914). Cambridge University Press & Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme. Notre traduction.

16 .  Le vote au Parlement des crédits de guerre a donc constitué une claire violation des statuts et des décisions du congrès du SPD, comme Rosa Luxemburg l'a souligné.

17 .  Engels, Critique du projet de programme social-démocrate de 1891. II  -  Revendications politiques.

18 .  Même si l'autocratie russe était plus extrême, il ne faut pas oublier que l'équivalent russe du Reichstag, la Douma d’État, n'a été appelée que sous la pression du mouvement révolutionnaire de 1905.

19 .  Voir la biographie remarquable de Rosa Luxemburg par JP Nettl, p.  81 (édition Schocken brochée de l'édition abrégée Oxford University Press de 1969, avec un essai introductif par Hannah Arendt). Tout au long de cet article, les citations proviennent de l'abrégé ou de l'éditions intégrale.

20 .  Il est significatif que, tandis que le parti tolérait le réformisme de l'aile droite, le cercle des "Jungen" ("jeunes"), qui avait violemment critiqué l'évolution vers le parlementarisme, ait été expulsé du parti lors du Congrès d'Erfurt. Il est vrai que ce groupe était essentiellement une opposition intellectuelle et littéraire avec des tendances anarchistes (un certain nombre de ses membres a d'ailleurs dérivé vers l'anarchisme, après avoir quitté le SPD). Il est tout de même significatif que le parti ait réagi beaucoup plus durement face à une critique de la gauche que face à la pratique opportuniste de la droite.

21 .  Cf. Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, p.  41, Éditions Quadrige/PUF, 1974.

22 .  Lettre à Kautsky, 1896, citée par Droz, op.  cit., p.  42

23 .  Le révisionnisme de Bernstein n'était en aucun cas une exception isolée. En France, le socialiste Millerand rejoignait le gouvernement Waldeck-Rousseau, aux côtés du général Gallifet, le bourreau de la Commune de Paris  ; une tendance similaire existait en Belgique  ; le mouvement travailliste britannique était complètement dominé par le réformisme et un syndicalisme nationaliste borné.

24 .  "La question coloniale (...) est une question de propagation de la culture et, tant qu'il existe de grandes différences culturelles, il s'agit de la propagation, ou plutôt de l'affirmation, de la culture supérieure. Parce que tôt ou tard, il arrivera inévitablement que les cultures supérieures et inférieures entrent en collision et, en ce qui concerne cette collision, cette lutte pour l'existence entre les cultures, la politique coloniale des peuples cultivés doit être évaluée comme un processus historique. Le fait que généralement d'autres buts soient poursuivis avec d'autres moyens et des formes que nous sociaux-démocrates, nous condamnons, peut nous conduire dans des cas particuliers à les rejeter et à lutter contre, mais cela ne peut pas constituer une raison pour que nous changions notre jugement quant à la nécessité historique de la colonisation". (Bernstein, 1907, cité dans Discovering Imperialism, 2012, Haymarket Books, p.  41)

25 .  Cf. Nettl, op.  cit., p.  101.

26 .  Parvus, également connu sous le nom de Alexander Helphand, était une figure étrange et controversée dans le mouvement révolutionnaire. Après quelques années à la gauche de la social-démocratie en Allemagne, puis en Russie pendant la révolution de 1905, il s'installe en Turquie où il créa une société de négoce en armements, s'enrichissant grâce à la guerre des Balkans et, en même temps, mettant en place, en tant que conseiller financier et politique, le mouvement nationaliste "Jeunes Turcs" et éditant la publication nationaliste Yurdu Turk. Pendant la guerre, Parvus devint un partisan ouvert de l'impérialisme allemand, au désespoir de Trotsky qui avait été fortement influencé par ses idées sur la "révolution permanente" (Cf. Deutscher, Le prophète armé, "La guerre et l'Internationale")

27 .  Cité dans Nettl, op.  cit., p.  133.

28 .  Parteitag der Sozialdemokratie, Oktober 1898 in Stuttgart, Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke (Ges.  Werke), T.  1/1 p,  241. Notre traduction.

29 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  1/1, p.  565, 29 septembre1899. Notre traduction.

30 .  Rosa Luxemburg, 1899, Ges.  Werke, T.  1/1, p.  578, 9.-14. Oktober. Notre traduction.

31 .  August Bebel, Dresden, 13 septembre 1903, cité par Luxemburg After the Jena Party congress, Ges.  Werke, T.  1/1, p.  351. Notre traduction.

32 .  "Unser leitendes Zentralorgan", Leipziger Volkszeitung, 22 septembre 1899, Rosa Luxemburg in Ges.  Werke, T.  1/1, p.  558. Traduit en français par nos soins.

33 .  De plus, Bernstein "avait commencé par abandonner le but final pour le mouvement. Mais comme il ne peut y avoir en pratique de mouvement socialiste sans but socialiste, il est obligé de renoncer au mouvement lui-même" (Réforme sociale ou révolution  ? Chapitre 4  : L'effondrement.)

34 .  "Je suis très reconnaissante pour l'information qui m'aide à mieux comprendre les orientations du parti. Bien sûr, il était clair pour moi que Bernstein et les idées qu'il a présentées jusqu'à maintenant n'étaient plus en ligne avec notre programme, mais il est douloureux que nous ne puissions plus du tout compter sur lui. Mais si vous et le camarade Kautsky aviez cette évaluation, je suis surprise que vous n'ayez pas mis à profit l'atmosphère favorable du Congrès pour lancer immédiatement un débat énergique, mais que vous ayez voulu encourager Bernstein à écrire une brochure, ce qui ne fera que retarder encore plus la discussion". Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, Bd  1, p.  210, lettre à Bebel, 31  octobre  1898. Notre traduction.

35 .  Rosa Luxemburg. Ges.  Briefe, Bd  1, p.  289, lettre à Leo Jogiches, 11  mars  1899. Notre traduction.

36 .  Kautsky à Bernstein, 29  juillet  1899, IISG-Kautsky-Nachlass, C. 227, C. 230, cité dans Till Schelz-Brandenburg, Eduard Bernstein und Karl Kautsky, Entstehung und Wandlung des sozialdemokratischen Parteimarxismus im Spiegel ihrer Korrespondenz 1879 bis 1932, Köln, 1992. Notre traduction.

37 .  Rosa Luxemburg, “Parteifragen im Vorwärts”, Ges.  Werke, T.  1/1, p.  564, 29  septembre  1899.

38 .  Laschitza, Im Lebensrausch, Trotz Alledem, p.  104, 27  octobre  1898, Kautsky-Nachlass C 209  : Kautsky an Bernstein. Notre traduction.

39 . Karl Kautsky à Victor Adler, 20  juillet  1905, in Victor Adler Briefwechsel, a.a.O. S. 463, quoted by Till Schelz-Brandenburg, p.  338). Notre traduction.

40 . Rosa Luxemburg – Ges.  Werke, T.  1/1, p.  528, quoting “Kautsky zum Parteitag in Hannover”, Neue Zeit 18, Stuttgart 1899-1900, 1. Bd. S. 12). Notre traduction.

41 . Rosa Luxemburg, "Liberté de la critique et de la science".

https  ://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1899/rl189909.htm [41]

42 . Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, T.  1, p.  279, lettre à Leo Jogiches, 3  mars  1899. Notre traduction.

43 . Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, T.  1, p.  426, Lettre à Leo Jogiches, 21  décembre  1899. Notre traduction.

44 . Luxemburg mit un point d'honneur à apporter son soutien total, en tant qu'agitateur (elle était une oratrice publique très demandée) même aux membres du parti qu'elle critiquait le plus fortement, par exemple pendant la campagne électorale du révisionniste Max Schippel.

45 . Rosa Luxemburg Ges.  Briefe, T.  1, p.  491, Lettre à Leo Jogiches, 7  juillet  1890. Notre traduction.

46 . Rosa Luxemburg, Erklärung, Ges.  Werke, T.  1/2 , p.  146, 1er  octobre  1901

47 . Lors du Congrès de Lübeck, la Neue Zeit et Kautsky en tant que rédacteur en chef avaient été fortement attaqués par les opportunistes en raison de la controverse sur le révisionnisme.

48 . JP Nettl, Rosa Luxemburg, Vol 1, p.  192 (cette citation est tirée de l'édition intégrale), Rosa Luxemburg, lettre à Kautsky, 3  octobre  1901. Notre traduction.

49 . Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, T.  1,. P. 565, Lettre à Jogiches, 12  janvier  1902. Notre traduction.

50 . Cité in Nettl, op.cit., p127. Traduit en français par nos soins.

51 . Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, T.  3, p.  358, Lettre à Kostja Zetkin, 27  juin  1908. Notre traduction.

52 . Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, T.  3, p.  57, Lettre à Kostja Zetkin, 1er  août  1909. Notre traduction.

53 . Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  1/1, p.  239, p.  245, - Parteitag der Sozialdemokratie 1898 in Stuttgart, Oktober 1898

54 .  Rosa Luxemburg, Ges. Werke BDI 1/1, S. 255, Nachbetrachtungen zum Parteitag 12-14. Oktober 1898, Sächsische Arbeiter-Zeitung Dresden. Notre traduction.

55 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, Bd  1, p.  279, Lettre à Leo Jogiches, 3  mars  1899. Notre traduction.

56 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe Bd  1, p.  384, Lettre à Leo Jogiches, 24  septembre  1899. Notre traduction.

57 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, Bd  1, p.  322, lettre à Jogiches, 1  mai  1899. Notre traduction.

58 .  Kautsky à Bernstein, 29  octobre  1898, IISG, Amsterdam, Kautsky-Nicholas, C 210. Notre traduction.

59 .  Laschitza, Ibid, p.  129, (Ignatz Auer dans une lettre à Bernstein). Notre traduction. Dans son Histoire générale du socialisme, Jacques Droz décrit Auer de la manière suivante  : "C'est un 'praticien', un 'réformiste' de la pratique qui se fait gloire de ne rien connaître aux doctrines, mais nationaliste au point d'exalter devant les auditoires socialistes l'annexion de l'Alsace-Lorraine et de s'opposer à la reconstitution de la Pologne, et cynique jusqu'à nier l'autorité de l'Internationale  ; en fait, il couvre l'orientation des Sozialistische Monatshefte et favorise activement le développement du réformisme." (p.  41)

60 .  Laschitza, ibid, p.  130. Notre traduction.

61 .  Laschitza, ibid, p.  136, in Sächsische Arbeiterzeitung, 29  novembre  1899. Notre traduction.

62 .  Rosa Luxemburg fut très tôt consciente de l'hostilité à son égard. Lors du Congrès du parti de Hanovre en 1899, la direction ne voulait pas lui laisser prendre la parole sur la question des douanes. Elle décrivit son attitude dans une lettre à Jogiches  : "Nous ferions mieux de régler cela dans le parti, c'est-à-dire dans le clan. Voilà comment les choses fonctionnent avec eux  : si la maison brûle, ils ont besoin d'un bouc-émissaire (un juif), si l'incendie a été éteint, le juif est chassé ". (Rosa Luxemburg, Ges.  Briefe, Bd  1, p.  317, lettre à Leo Jogiches, 27  avril  1899). Victor Adler écrit à Bebel en 1910 qu'il avait "suffisamment de bas instincts pour prendre un certain plaisir à ce que Karl [Kautsky] souffre entre les mains de ses amis. Mais c'est vraiment dommage– la chienne toxique va encore faire beaucoup de dégâts, d'autant plus qu'elle est aussi intelligente qu'un singe tandis que d'autre part son sens des responsabilités est totalement absent et sa seule motivation est un désir presque pervers d’auto-justification". (Nettl, 1, p.  432, version intégrale, Victor Adler à Bebel, 5  août  1910). Notre traduction.

63 .  Le journal satirique hebdomadaire Simplicissimus a même publié un poème méchant dirigé contre Luxemburg (Laschitza, 136, Simplicissimus, 4. Jahrgang, Nr. 33, 1899/1900, S. 263)

64 .  Frölich, Paul, “Gedanke und Tat”, Rosa Luxemburg, Dietz-Verlag Berlin, 1990, p.  62

65 .  Rosa Luxemburg, Ges. Briefe Bd  1, S.  316, lettre à Leo Jogiches, 27  avril  1899. Notre traduction.

66 .  Rosa Luxemburg, Ges. Briefe, Bd  3 S.  89, lettre à Clara Zetkin, 29  septembre  1909. Notre traduction.

67 .  Rosa Luxemburg Ges. Briefe, Bd  3, p.  268, lettre à Kostja Zetkin, 30  novembre  1910. Notre traduction. Ces lignes furent provoquées par la réaction philistine de la direction du parti à un article qu'elle avait écrit sur Tolstoï, qui avait été considéré à la fois comme hors de propos (les disciplines artistiques n'étaient pas importantes) et peu souhaitable dans la presse du parti parce qu'il faisait l'éloge d'un artiste qui était russe et mystique.

68 .  Étant donné que le parti avait un grand nombre de journaux, la plupart n'étaient pas sous le contrôle direct de la direction de Berlin. La publication d'articles du courant de gauche dépendait souvent de l'attitude du Comité de rédaction local. L'aile gauche avait la plus grande audience à Leipzig, Stuttgart, Brême et Dortmund.

69 .  Nettl 1, p.  421 (édition intégrale). Notre traduction.

70 .  Nettl, I, p.  464 (édition intégrale). Notre traduction.

71 .  Social-Démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie. Le parti a été fondé en 1893 comme social-démocratie du Royaume de Pologne (SDKP), ses membres les plus connus étant Rosa Luxemburg, Leo Jogiches, Julian Marchlewski et Adolf Warszawski. Il est devenu le SDKPiL suite à la fusion avec le Syndicat des travailleurs en Lituanie dirigé par Feliks Dzerzhinski, entre autres. Une de ses plus importantes caractéristiques distinctives était son internationalisme inébranlable, sa conviction que l'indépendance nationale polonaise n'était pas dans l' intérêt des travailleurs et que le mouvement ouvrier polonais devrait au contraire s'allier étroitement avec la social-démocratie russe et les bolcheviks en particulier. Cela constituait en permanence un motif de désaccord avec le parti socialiste polonais (PPS - Polska Partia Socjalistyczna) qui adopta une orientation de plus en plus nationaliste sous la direction de Josef Pilsudski, lequel devint plus tard (de façon similaire à Mussolini) dictateur de la Pologne.

72 .  La Pologne, il convient de le rappeler, n'existait pas comme un pays séparé. La plus grande partie de la Pologne historique faisait partie de l'empire des tsars, tandis que les autres parties avaient été absorbées par l'Allemagne et l'Empire austro-hongrois.

73 .  Elle a été arrêtée en mars 1906, avec Leo Jogiches qui était aussi rentré en Pologne. Il y avait de sérieuses craintes pour sa sécurité, le SDKPiL faisant savoir qu'il prendrait des représailles physiques contre des agents du gouvernement s'ils la touchaient. Un mélange de subterfuge et d'aide de sa famille permit de la faire sortir des geôles tsaristes, d'où elle est revenue en Allemagne. Jogiches fut condamné à huit ans de travaux forcés mais réussit à s'évader de prison.

74 .  Le texte intégral peut être trouvé sur marxists.org

75 .  Voir la série d'articles sur 1905 dans les numéros 120, 122, 123 et 125 de la Revue Internationale.

76 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  2, p.  347

77 .  Rosa Luxemburg, “Das Offiziösentum der Theorie”, Ges.  Werke, T.  3, p.  307, article published in Neue Zeit, 1912. Notre traduction.

78 .  Le débat entre Kautsky, Luxemburg et Pannekoek a été publié en français sous le titre Socialisme, la voie occidentale, Presses Universitaires de France, Paris, 1983.

79 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  2, p.  380, “Theorie und die Praxis”, publié dans la Neue Zeit, 28. Jg, 1909/1910, en réponse à l'article de Kautsky “Was nun  ?”. Notre traduction.

80 .  Rosa Luxemburg, “Die Theorie und Praxis”, Ges.  Werke, T.  2, p.  398.

81 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  3, S.  441 “Die totgeschwiegene Wahlrechtsdebatte” (“Le débat caché sur les droits électoraux”) 17  août  1910. Notre traduction.

82 .  Publié en anglais sous le titre Théorie marxiste et tactiques révolutionnaires.

83 .  À l'époque, une autre voix majeure de la gauche en Hollande, Herman Gorter, écrivait à Kautsky. "Des divergences tactiques entraînent souvent une brouille entre amis. Dans mon cas, alors que ma relation avec vous est concernée, ce n'est pas vrai  ; comme vous l'avez remarqué. Même si vous avez souvent critiqué Pannekoek et Rosa, avec lesquels je suis d'accord en général (et vous m'avez donc également critiqué) j'ai toujours maintenu le même genre de relation avec vous." Gorter. lettre à Kautsky. Déc. 1914. Kautsky Archive IISG, DXI 283, cité dans Herman Gorter, Herman de Liagre Böhl, Nijmegen, 1973, p.  105). "Par admiration et affections anciennes, nous nous sommes toujours abstenus, autant que possible, de nous battre contre vous dans La Tribune." (De Tribune était la publication de la Gauche hollandaise à cette époque)

84 .  Dans "Socialisme, la voie occidentale", p.  123.

85 .  Nettl, I, p.  401 (édition intégrale). Notre traduction.

86 .  Une faiblesse majeure des déclarations les plus combatives a été l'idée d'une action simultanée. Ainsi, la jeune garde socialiste belge adopta une résolution  : "C'est le devoir des partis socialistes et des syndicats de tous les pays de s'opposer à la guerre. Le moyen le plus efficace de cette opposition est la grève générale et l'insubordination en réponse à la mobilisation de guerre." (Le danger de guerre et la 2ème Internationale, J. Jemnitz, p.  17). Mais ces moyens ne pouvaient être utilisés que s'ils étaient adoptés simultanément dans tous les pays, en d'autres termes l'internationalisme intransigeant et l'action antimilitariste étaient subordonnés à la nécessité que tout le monde partage la même position.

87 .  Fricke, Dieter, Handbuch zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, 1869 bis 1917  ; Dietz-Verlag, Berlin, 1987, p.  120. Notre traduction.

88 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  3, p.  34, publié dans le Leipziger Volkszeitung, 26  août  1911. Notre traduction.

89 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  3, p.  43, publié dans le Leipziger Volkszeitung, 30  août  1911. Notre traduction.

90 .  Luxemburg, Ges.  Werke, T.  3, p.  11

91 .  "Je suis dans une situation absolument absurde – je dois assumer la responsabilité de me condamner au silence bien que, si je suivais mes propres désirs je me retournerais contre la direction, me condamnant ainsi." (Jemnitz, p.  73, Lettre de Bebel à Kautsky). Bebel meurt d'une crise cardiaque dans un sanatorium en Suisse, le 13 août.

92 .  Dans un article intitulé "Comment V. Zassoulitch anéantit le courant liquidateur", il écrivait  : "On compte actuellement en Allemagne environ 1 million de membres du parti. Les électeurs sociaux-démocrates y sont au nombre approximatif de 4,25 millions, et les prolétaires de 15 millions (…) Le million, c'est le parti. Ce million adhère aux organisations du parti  ; les 4,25 millions, c'est la 'large couche'. Il met en évidence que "En Allemagne, par exemple, c'est 1/15 environ de la classe qui est organisée dans le parti  ; en France, c'est environ 1/140  ; en Allemagne, pour un membre du parti on compte 4 à 5 Sociaux-démocrates de la "couche large"  ; en France, 14." Lénine ajoute  : "Le parti est la couche consciente et avancée de la classe, il en est l'avant-garde. La force de cette avant-garde est supérieure de dix fois, de cent fois, et davantage à son importance numérique. (…) L'organisation décuple les forces" (septembre 1913, Œuvres complètes, Tome 19. Éditions sociales.)

93 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  2, p.  378

94 .  Rosa Luxemburg, "De nouveau sur les masses et les leaders", août 1911, publié initialement dans le Leipziger Volkszeitung. Notre traduction.

95 .  Rosa Luxemburg, Ges.  Werke, T.  3, p.  253, "Taktische Fragen", Juin 1913. Notre traduction.

96 .  "De nouveau sur les masses et les leaders", op.  cit. Notre traduction.

 

Conscience et organisation: 

  • La Seconde Internationale [42]

Questions théoriques: 

  • Guerre [38]

Rubrique: 

Il y cent ans, la Première Guerre mondiale

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