Invoquer aujourdhui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : -"Les ouvriers n'ont pas de patrie"-, paroles qui se rapportent justement à l'époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et subtituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois"
"La guerre mondiale ne sert ni la défense nationale ni les intérêts économiques ou politiques des masses populaires quelles qu'elles soient, c'est uniquement un produit de rivalités impérialistes entre les classes capitalistes de différents pays pour la suprématie mondiale et pour le monopole de l'exploitation et de l'oppression des régions qui ne sont pas encore soumises au Capital. A l'époque de cet impérialisme déchaîné il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu'une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l'impérialisme".
(Rosa Luxemburg, Brochure de Junius, 1915)
Introduction
L’effondrement du bloc russe et de l’URSS à la fin des années 1980 a favorisé l’éclosion de tout une série de nouvelles nations dans les régions de l’ancien bloc de l’Est (ce sont en fait quinze États indépendants qui ont fait leur entrée sur la scène mondiale en lieu et place de l’URSS : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, l’Estonie, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie, l’Ouzbékistan, la Russie, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ukraine). De même, à la faveur du nouveau désordre mondial issu de la disparition des deux blocs impérialistes qui se partageaient le monde, un État d’Europe occidentale, la Yougoslavie, s’est disloqué en cinq nouveaux États (la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bosnie et la Macédoine). Illustration caricaturale du même phénomène mondial, dans certains pays, d’Afrique en particulier (comme au Congo ou en Côte-d’Ivoire), le gouvernement central est incapable d’empêcher des fractions rivales de la bourgeoise de proclamer par les armes l’indépendance de leur territoire.
Loin de constituer un facteur de progrès dans la vie de la société, il est apparu rapidement que ces nations nouvellement créées, dont l’existence résulte du chaos mondial, ne font à leur tour qu’accentuer ce dernier et ne survivent que dans un profond désordre intérieur :
Les guerres tribales, ethniques, deviennent une cause majeure de mortalité sur le continent africain déjà décimé par la famine et les maladies :
– l’éclatement de la Yougoslavie s’est accompagné, pour la première fois depuis le second conflit mondial, du retour de la guerre en Europe, à deux reprises au cours des années 1990 ;
– il n’existe pas la moindre perspective de développement, ni même d’un minimum de stabilité, pour les quinze États nationaux qui ont émergé des ruines de l’URSS et qui constituent eux-mêmes, à l’exception évidemment de l’immense Russie, des objets de convoitise de la part des grandes puissances ;
– la Fédération de Russie (qui s’est trouvé ramenée en deçà des frontières de la Russie du début du XXe siècle), englobant 106 territoires “autonomes” qui constituent un puzzle de races, de religions, de langues et de particularismes de tous types, est à son tour menacée par les forces centrifuges qui ont déjà réduit en miettes l’ancien Empire russe, comme l’illustre la guerre de Tchétchénie qui perdure depuis quasiment une décennie.
L’effondrement du bloc de l’Est et la dissolution de celui de l’Ouest n’ont fait qu’aggraver la violence et la fréquence des guerres. Avant ce bouleversement majeur, la cause fondamentale des guerres était l’antagonisme entre les deux grands blocs impérialistes rivaux qui veillaient à les maintenir dans un cadre conforme à leurs intérêts. Depuis la disparition de ces derniers, cette forme de « régulation » des conflits armés a elle-même disparu. Désormais, ces guerres peuvent être suscitées par des puissances d’importance moindre, voire par des cliques qui, à la faveur du chaos généralisé, essaient de tirer leur épingle du jeu. Cela n’empêche cependant pas les grandes puissances de se mêler de ces conflits, voire d’y jouer les « boutefeu », quand elles ne prennent pas elles-mêmes la responsabilité d’ouvrir de nouveaux fronts militaires. Hier, c’était au nom du combat « contre le totalitarisme » ou « contre l’impérialisme » que les pays de chaque bloc appelaient les exploités à se faire tuer au service de leurs exploiteurs. Aujourd’hui, c’est au nom de la « lutte contre le terrorisme » ou contre l’arrogance de la « toute puissance américaine », pour la « défense des droits de l’homme » ou de « l’indépendance nationale » que sont déchaînés les massacres.
Si la forme sous laquelle se manifestent les guerres depuis 1989 s’est modifiée, si les campagnes de propagande qui les accompagnent et les justifient ont évolué, leur nature impérialiste reste identique. Elles étaient et demeurent l’expression de la fuite en avant du capitalisme en crise, face aux contradictions économiques qui l’assaillent et qu’il ne peut surmonter.
Pour sa part, le prolétariat mondial, au même titre que tous les exploités et les populations les plus démunies, se trouve divisé au sein de différents camps bourgeois et constitue la première victime des confrontations impérialistes dans l’issue desquelles il n’a pourtant strictement aucun intérêt à défendre. C’est pourquoi cette situation du capitalisme agonisant vient dramatiquement illustrer la validité et l’actualité de l’affirmation du Manifeste communiste de 1848, “Les prolétaires n’ont pas de patrie”, de même que celle du mot d’ordre par lequel il se concluait (et qui concluait aussi l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs – AIT, Première Internationale, en 1864), “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous”. En effet la seule attitude conforme aux intérêts de la classe ouvrière est celle d’un internationalisme sans faille (qui a constitué un principe fondamental du mouvement ouvrier depuis ses origines), rejetant tout soutien à une fraction nationale ou ethnique de la bourgeoisie, quelle qu’elle soit.
Or, à côté des discours des secteurs de la bourgeoisie directement intéressés à enrôler le prolétariat et les exploités dans de telles guerres, on entend souvent des organisations qui se réclament du combat de la classe ouvrière, voire de la « révolution communiste », tels notamment les trotskistes, appeler les prolétaires à rallier telle ou telle fraction bourgeoise, jugée plus progressiste, non impérialiste, etc., dans sa guerre contre telle autre. Suivant ces organisations, c’est justement une telle politique de soutien à certaines fractions de la bourgeoisie qu’auraient mis en œuvre les bolcheviks lors de la première vague révolutionnaire mondiale et qui aurait contribué au développement de la révolution dans l’ancien Empire russe. De même, pour ces organisations, c’est en fait chez Marx lui-même qu’il faut rechercher l’origine d’une telle orientation politique comme le prouverait le soutien qu’il avait apporté à son époque à certaines luttes de libération nationale, comme celles de la Pologne ou de l’Irlande.
La classe ouvrière est donc confrontée à toute une série de questions cruciales :
– La réalisation du programme du prolétariat, c’est-à-dire la révolution mondiale, l’abolition des nations et des frontières, est-elle compatible, d’une certaine façon, avec la participation à de telles guerres nationales, voire ethniques ?
– Quelle était la véritable position des bolcheviks, quels étaient leurs arguments, lorsqu’ils estimaient que le prolétariat devait soutenir certaines luttes de libération nationale ? Peut-on considérer que ceux qui aujourd’hui se réclament de cette position sont fidèles à la démarche véritable des bolcheviks ?
– En impulsant l’indépendance des pays que l’empire tsariste avait maintenus sous sa domination (pays baltes, Finlande, Pologne, Ukraine, etc.), les bolcheviks ont-ils participé de renforcer ou d’affaiblir le développement de la révolution mondiale ? En d’autres termes, la conception de la question nationale par les bolcheviks était-elle juste ou comportait-elle de sérieuses faiblesses ?
– Qu’en est-il de la position de Marx lui-même concernant la question nationale ? Est-il légitime de s’en réclamer pour soutenir certaines guerres dans la période présente ? Ou bien faut-il considérer que le soutien par Marx et par le mouvement ouvrier de son époque à certaines luttes d’indépendance nationale correspondait à des circonstances historiques aujourd’hui révolues ?
C’est à ces questions que répondent en détail les différents chapitres de cette brochure dont la première édition date de la fin des années 1970. Depuis son écriture, nous pensons que l’évolution de la situation mondiale a largement confirmé les réponses qu’elle donne” ([1] [2]). Nous avons néanmoins jugé nécessaire, à l’occasion de cette nouvelle édition, d’augmenter le contenu de la première édition par la publication des deux textes suivants :
– « L’internationalisme et la guerre : la vision de Lénine contre la vision bourgeoise du trotskisme aujourd’hui ([2] [3]) » ;
– « Le prolétariat d’Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de la classe (critique de la théorie du “maillon le plus faible”) » ([3] [4]).
Le premier texte est motivé par la nécessité de dénoncer certaines méthodes du trotskisme en vue d’enrôler le prolétariat dans la guerre impérialiste, comme ce fut le cas notamment en Irak. Pour fonder une telle politique, il n’hésite pas à invoquer les positions défendues par Lénine au début du XXe siècle sur la question nationale mais qui étaient déjà considérées alors comme erronées par d’autres militants du mouvement ouvrier. Cependant, même si Lénine pouvait se tromper sur cette question, il n’en dénonçait pas moins férocement les prétextes invoquant “l’indépendance nationale” de tel ou tel pays ou nationalité employés par les courants social-chauvins pour justifier leur soutien à la guerre impérialiste. Comme ce texte le démontre, les arguments du trotskisme rejoignent dans le fond ceux des social-chauvins de la Première Guerre mondiale qui appelaient à faire une différence fondamentale entre deux formes de capitalisme et à soutenir l’une d’entre elles au nom du “moindre mal”.
Le second texte se justifie par la nécessité de pallier une insuffisance de la première édition de notre brochure sur une question particulière. En effet, bien que sur le fond le contenu de la première édition demeure parfaitement valide, elle laisse néanmoins la porte ouverte à l’idée fausse que la future révolution prolétarienne pourrait surgir en premier lieu dans un pays n’appartenant pas à l’ensemble des pays les plus industrialisés, ouvrant ainsi une période de guerre civile mondiale entre le prolétariat et la bourgeoisie. Nous avons depuis lors précisé cet aspect en montrant que, même si évidemment la révolution sera mondiale et concernera tous les pays, seule la lutte du prolétariat le plus concentré et expérimenté, au cœur du capitalisme, face aux fractions les plus expérimentées de la bourgeoisie mondiale, était à même de donner le signal de l’embrasement révolutionnaire mondial. Cela ne veut pas dire que la lutte de classe, ou l’activité des révolutionnaires, n’a pas de sens dans les autres régions du monde, puisque la classe ouvrière est une seule classe à l’échelle mondiale et que la lutte de classe existe partout où se font face prolétaires et capital. Cela ne nie pas non plus, tout au contraire, que les enseignements et différentes manifestations de cette lutte sont valables pour toute la classe, quel que soit le lieu où elles prennent place et que l’expérience des luttes dans les pays de la périphérie influencera aussi la lutte des pays centraux. Ce n’est donc nullement par « eurocentrisme » et encore moins par mépris des secteurs périphériques du prolétariat que nous avons rédigé ce document, mais pour insister sur la responsabilité particulière et immense qui pèse sur les épaules du prolétariat des pays centraux, responsabilité qu’il devra assumer pour que la révolution communiste soit possible.
(mars 2005)
INTRODUCTION “Ce n’est pas seulement dans leurs réponses, mais bien déjà dans les questions elles-mêmes qu’il y avait “une mystification.”
(Marx-Engels, l’Idéologie allemande)
S’il peut se poser, d’un point de vue communiste, une question sur les luttes de “libération nationale”, c’est bien : “Pourquoi et dans quelles circonstances le prolétariat a t’il pu les appuyer ?”
Et certainement pas : “Pourquoi le prolétariat ne doit-il pas y participer ?”
En effet, l’internationalisme constitue, de façon indiscutable, une des pierres angulaires du communisme. Depuis 1848, il a été bien établi dans le mouvement ouvrier que “les prolétaires n’ont pas de patrie” et les derniers mots de ce même manifeste “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous” ont constitué un véritable cri de guerre repris par les différentes générations ouvrières dans leurs combats successifs. Quant à elle, la nation constitue par excellence le cadre dans lequel se développe la société capitaliste, à tel point que la lutte révolutionnaire de la bourgeoisie contre la féodalité s’est souvent confondue avec une lutte nationale. Mais si le capitalisme a trouvé dans la nation le cadre le plus approprié à son développement, le communisme ne peut s’instaurer qu’à l’échelle mondiale : la révolution prolétarienne détruira les nations. C’est pour cela que tout soutien du prolétariat à une lutte nationale apparaît d’emblée comme une sorte d’anomalie et n’a eu de sens que dans des circonstances très particulières du mouvement ouvrier, lorsqu’il y avait encore des révolutions bourgeoises et que la révolution communiste n’était pas encore à l’ordre du jour.
Le fait qu’aujourd’hui les révolutionnaires soient obligés, de façon constante et répétée, de répondre non pas à la première question mais à la seconde, illustre bien de quelle façon étouffante pèsent encore les mystifications entretenues par la terrible contre-révolution d’un demi-siècle d’où la classe ouvrière sort à peine.
Au tournant du siècle, la “question nationale” avait donné lieu, au sein de la Deuxième Internationale, à des débats très suivis entre les révolutionnaires. Certains, comme Rosa Luxembourg et l’ensemble du parti social-démocrate de Pologne, étaient résolument opposés au soutien par le prolétariat de ces luttes qu’ils considéraient comme des entraves à sa prise de conscience et comme des moments d’un conflit inter-impérialiste ou de sa préparation. D’autres, comme Lénine et la majorité des bolcheviks, étaient favorables au “droit des nations à disposer d’elles-mêmes”, et prônaient un soutien prolétarien à certaines luttes nationales dans lesquelles ils voyaient un moyen d’affaiblir les régimes les plus réactionnaires comme la Russie et plus généralement d’affaiblir les métropoles impérialistes. C’est d’ailleurs la divergence sur la question nationale qui a fait échouer les différentes tentatives d’intégration de la ‘SDKPil’ polonaise dans le POSDR russe. Mais, quelles que fussent les positions des révolutionnaires, tous admettaient que le soutien des luttes nationales n’allait “pas de soi” pour le prolétariat dans la mesure où la nation est par excellence un cadre bourgeois que le prolétariat devra détruire.
Ainsi, Lénine, derrière lequel s’abritent aujourd’hui les tenants des luttes de “libération nationale”, écrivait-il en 1903 (Iskra n° 44) :
“La social-démocratie, en tant que parti du prolétariat, se donne pour tâche positive et principale de coopérer à la libre disposition non pas des peuples et des nations, mais du prolétariat de chaque nationalité. Nous devons toujours et inconditionnellement tendre à l’union la plus étroite du prolétariat de toutes les nationalités, et c’est seulement dans des cas particuliers, exceptionnels, que nous pouvons exposer et soutenir activement des revendications tendant à la création d’un nouvel État de classe ou au remplacement de l’unité politique totale de l’État par une union fédérale plus lâche...”.
Mais il est arrivé à Lénine ce qui arrive en général aux grands révolutionnaires après leur mort : la bourgeoisie s’empresse d’utiliser leurs erreurs pour tenter d’émousser le tranchant de leur pensée et de la réduire à un nouveau catéchisme fait pour endormir et mystifier les masses travailleuses.
Ainsi, pour justifier son évolution réformiste, la social-démocratie allemande avait-elle systématiquement monté en épingle les quelques passages de l’œuvre de Marx et Engels où ceux-ci évoquaient, à tort, la possibilité d’un passage pacifique et parlementaire au socialisme, alors qu’elle ignorait complètement l’ensemble des textes qui insistent sur la nécessité de la destruction de l’État bourgeois. De la même façon, pour “couvrir” leurs politiques nationalistes et de participation aux guerres impérialistes, les “léninistes” (staliniens, maoïstes et trotskistes) ont-ils “oublié” les textes remarquables de Lénine contre ces guerres, contre la “défense nationale” et en faveur de l’internationalisme pour ne parler que de son soutien du “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” et en faire un vulgaire apôtre de la nation. Le stalinien Ho-Chi-Minh n’a-t-il pas déclaré : “je suis devenu communiste le jour où j’ai compris que Lénine était un grand patriote !”.
C’est pour cela que l’activité des communistes à l’heure actuelle ne peut se limiter à dénoncer les falsifications que la bourgeoisie de gauche ou d’extrême-gauche a fait subir à la pensée des grands révolutionnaires du passé mais passe également par une critique impitoyable de leurs erreurs à la lumière de l’expérience accumulée depuis leur époque par le prolétariat. C’est le double but qu’essaie de se fixer cette brochure en ce qui concerne la question nationale :
1) Quelle est, face aux luttes nationales, la position classique du marxisme que staliniens et trotskistes se sont plus à falsifier,
2) Quelles furent les erreurs commises sur cette question et quelle doit être la position des communistes aujourd’hui ?
Un demi-siècle d’affrontements inter-impérialistes ouverts ou par “peuples” interposés ont définitivement donné tort à l’idée défendue par Lénine que “des guerres nationales ne sont pas seulement probables mais inévitables à l’époque de l’impérialisme” et “qu’une guerre nationale peut se transformer en guerre impérialiste et vice-versa” (A propos de la Brochure de Junius). Il a par contre pleinement confirmé 1’analyse de Rosa Luxembourg suivant laquelle : “le monde étant partagé entre une poignée de “grandes” puissances impérialistes... toute guerre, serait-elle nationale au début, se transforme en guerre impérialiste puisqu’elle heurte les intérêts d’une des puissances ou coalitions impérialistes” (la Crise de la social-démocratie) ; et “à l’époque de l’impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerre nationale. Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur en ennemi mortel : l’impérialisme” (« Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale »).
La présente brochure donne une série d’exemples historiques venant illustrer la validité de ces affirmations de Rosa Luxembourg mais on peut donner comme exemple supplémentaire celui de l’Afrique d’aujourd’hui. Après avoir été transformé “en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires” (Marx, le Capital), ce continent est devenu ces dernières années un véritable champ clos des affrontements entre puissances impérialistes. Au nom de la défense des droits du peuple Sarahoui, l’impérialisme russe essaie de bousculer, par Algérie interposée, les intérêts impérialistes occidentaux solidement implantés sur toute la façade Nord-Atlantique. Sur le côté Est, c’est le bloc américain, avec le relais des pays arabes qu’il contrôle, qui essaie de malmener l’Éthiopie prorusse en apportant son appui aux “peuples” érythréen et somalis. De l’autre côté de l’équateur on assiste, à l’heure actuelle, à toute une offensive du camp américain destinée à contraindre l’Afrique du Sud et la Rhodésie à prendre en compte les “intérêts nationaux” des populations noires. Manifestations des remords d’un bloc impérialiste qui a armé pendant des décennies les régimes racistes de ces deux pays ? Tout simplement tentative de ce bloc de contrôler les guérillas en activité dans cette région afin que les futurs ‘’États noirs” de ces pays ne basculent pas dans le camp russe comme ce fut le cas pour le Mozambique et l’Angola. Ce dernier pays, quant à lui, a constitué une illustration parfaite du caractère impérialiste de toute “lutte nationale” : face à un colonialisme portugais en décomposition, les grands blocs avaient chacun apporté un soutien “désintéressé” au peuple angolais sous forme d’armements de différents mouvements de guérillas ennemis entre eux : l’UNITA, le FNLA et le MPLA. Puis pour “prêter main forte” à leurs champions respectifs en difficulté, ils ont fait intervenir directement leurs alliés plus “sûrs” : Cuba pour le compte de l’URSS, l’Afrique du Sud pour le compte des Etats-Unis.
Voilà ce que sont aujourd’hui les “justes luttes d’émancipation nationale d’Afrique” : comme partout ailleurs, des manœuvres sur le grand échiquier d’un affrontement impérialiste planétaire où les “peuples” font office de simples pions. Cette réalité, les courants bourgeois comme les staliniens, les maoïstes ou les trotskistes ont déjà beaucoup de difficultés à la masquer. Leur thèse classique suivant laquelle il y aurait un “camp impérialiste” et un camp “anti-impérialiste” vole de plus en plus en éclats face au poignardage par l’URSS ou la Chine de telle ou telle “lutte nationale” (Érythrée, Ogaden aujourd’hui, Biafra ou Bengale il y a quelques années). Mais leur longue pratique de faussaires avérés au service du capitalisme leur permet quand même de retomber sur leurs pieds et de faire taire les objections qui pourraient surgir parmi ceux qu’ils influencent : il suffit de dire qu’une lutte nationale qui se heurte aux intérêts du “camp socialiste” cesse d’être juste puisqu’elle “fait le jeu” de l’impérialisme. Par contre pour les courants qui reconnaissent dans les pays dits “socialistes” des pays impérialistes comme les autres, il est besoin de faire preuve de beaucoup d’acrobatie “dialectique” pour continuer à voir dans ces luttes quelque chose de “national” ou de “démocratique” et justifier leur soutien. Mais là où toute mesure est dépassée c’est lorsque ces courants accusent les révolutionnaires de trahir l’internationalisme prolétarien en ne soutenant pas les “luttes nationales” dirigées contre l’impérialisme de leur propre pays. Pour le Parti communiste international (qui publie Programme communiste et le Prolétaire) par exemple, le CCI aurait fait preuve de “chauvinisme” en n’apportant pas son appui à l’expédition dans leur province d’origine, le Shaba, d’anciens gendarmes katangais contre le régime zaïrois de Mobutu. Parce que ce dernier est une des pièces des impérialismes français, belge et américain dans cette région, il aurait fallu, conformément à l’adage “les ennemis de mes ennemis sont mes amis”, se faire le champion des anciens hommes de main de “Monsieur tiroir-caisse”, Moïse Tchombé, pour être de véritables “internationalistes” !
Pour “argumenter” leurs prises de position, ces courants s’abritent derrière les mots d’ordre mis en avant par les révolutionnaires pendant la Première Guerre mondiale :
– “défaitisme révolutionnaire” ;
– “l’ennemi principal est dans notre pays” ;
Mais ils poussent jusqu’à l’absurde la signification de simples formules d’agitation dont certaines n’étaient pas en elles-mêmes exemptes d’une certaine ambiguïté. C’est ainsi que Lénine pouvait écrire : “Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut pas ne pas souhaiter la défaite de son gouvernement ; elle ne peut manquer de voir le lien entre les échecs militaires de ce dernier et les facilités qui en résultent pour le renverser” (« le Socialisme et la guerre »).
I1 n’est évidemment ici question que de “souhaiter” et non pas de “favoriser”. Et Lénine a pu faire preuve tout au long de la guerre d’un internationalisme irréprochable en condamnant avec autant de vigueur l’impérialisme allemand que l’impérialisme russe. Mais il est également vrai que de telles formules peuvent prêter à une interprétation abusive et conduire à des positions parfaitement erronées. D’une part, quel est l’intérêt de déterminer ce qui est le plus “souhaitable” pour la classe ouvrière d’un pays : ou bien, elle n’a aucun moyen d’agir dans le sens de la réalisation de ce souhait et on reste alors dans le domaine des vœux pieux, ce qui surprend de la part d’un révolutionnaire aussi réaliste que Lénine, ou bien elle peut effectivement agir dans ce sens et il apparaît alors difficile qu’elle puisse “souhaiter” sans essayer de “favoriser”. D’autre part, est-il correct de “souhaiter” pour la classe ouvrière de son pays des conditions de lutte plus favorables que pour celle des autres pays ? Un communiste doit avoir en vue avant tout les intérêts globaux de la classe ouvrière mondiale. I1 se peut que l’endroit où débutent les combats décisifs de celle-ci ne soit pas indifférent quant aux résultats qu’il peut s’ensuivre pour ces intérêts. On pourrait alors “souhaiter” des conditions plus favorables pour la lutte prolétarienne dans tel ou tel pays plutôt que dans tel autre ; ce ne serait pas forcément “son propre pays”, ce pourrait être aussi bien “l’ennemi de son propre pays”. De fait le seul cas où il pourrait être utile de poser le problème dans les mêmes termes que Lénine dans ce passage, c’est en réponse à l’idée, colportée par des partis “ouvriers” passés au service de la bourgeoisie, que la défaite d’un pays serait défavorable à la lutte de classe des prolétaires de ce pays et que, par suite il ne faut pas l’affaiblir face à ses ennemis en menant aujourd’hui des luttes afin de préserver les chances des luttes de demain. C’est là un vieil argument de la casuistique bourgeoise auquel les révolutionnaires ont depuis fort longtemps répondu en affirmant, d’une façon presque tautologique, que les luttes se préparent en luttant et que c’est dans les combats d’aujourd’hui que le prolétariat se renforce, acquiert conscience et organisation en vue des affrontements décisifs de demain. Mais pour dire ceci, il n’était pas nécessaire d’utiliser des termes excessifs ou ambigus qui, s’ils ne remettaient pas en cause la parfaite justesse des positions internationalistes de leur auteur, risquaient de favoriser la confusion et les manœuvres de ses épigones. En fait, ces formulations traduisaient une sorte de patriotisme à “rebours” dont sont quelquefois victimes les révolutionnaires dans leur souci de prendre le contre-pied des vociférations chauvines de la bourgeoisie de leur pays. Ainsi Rosa Luxembourg pouvait-elle écrire dans la Crise de la social-démocratie :
“Le premier devoir (de la fraction social-démocrate du Reichstag) envers la patrie..., c’était de montrer au pays les véritables dessous de cette guerre impérialiste, de briser le réseau des mensonges patriotiques et diplomatiques qui enveloppait cet attentat contre la patrie..., afin d’opposer au programme impérialiste de la guerre... le vieux programme vraiment national des patriotes et des démocrates de 1848... : le mot d’ordre d’une grande république allemande une et indivisible. Tel était le drapeau qu’il aurait fallu déployer devant le pays, qui eût été véritablement national, véritablement émancipateur, qui aurait convenu aux meilleures traditions de l’Allemagne et à la politique internationale de la classe prolétarienne”... “Entre les intérêts de la patrie et les intérêts de classe de l’Internationale prolétarienne, il existe, pendant la guerre comme pendant la paix, une complète harmonie...”
Dans la Critique de la brochure de Junius, Lénine avait parfaitement raison de relever que “la fausseté de ses raisonnements saute aux yeux” et de dénoncer le fait qu’à “la classe avancée, il propose de se tourner vers le passé et non vers l’avenir”. Mais lui-même, l’année d’avant, n’avait pu éviter un tel type de piège quand il écrivait :
“Nous somme pénétrés d’un sentiment de fierté nationale parce que 1a nation grande-russienne a, elle aussi, crée une classe révolutionnaire, elle a aussi prouvé qu’elle était capable de donner à l’humanité de grands exemples de lutte pour la liberté et pour le socialisme ... Ouvriers grand-russiens, pénétrés d’un sentiment d’orgueil national nous voulons à tout prix une Grande Russie libre et indépendante, démocratique, républicaine, établissant des relations avec ses voisins sur le principe, humiliant pour une grande nation, du servage et des privilèges. C’est pourquoi nous disons : on ne peut pas, au XXe siècle en Europe, même en Europe extrême-orientale, “défendre la patrie” autrement qu’en mettant en oeuvre tous les moyens révolutionnaires contre la monarchie, les propriétaires et les capitalistes de sa patrie, c’est-à-dire, contre les pires ennemis de notre patrie... Quant à nos socialistes chauvins, Plekhanov et consorts, ils seront des traîtres non seulement à leur patrie, la Grande Russie libre et démocratique, mais a la fraternité prolétarienne de tous les peuples de Russie, c’est-à-dire de l’œuvre du socialisme” (« De l’orgueil national des Grand-Russiens »).
De tels extraits démontrent que même les plus grands révolutionnaires, les internationalistes les plus intransigeants ont pu céder, à leur manière, à l’énorme pression nationaliste que faisait peser la bourgeoisie pendant la guerre impérialiste. Aussi est-il nécessaire, quand on veut s’inspirer de leur exemple et de leurs analyses, de critiquer impitoyablement toutes les erreurs qu’ils ont pu commettre et toutes les ambiguïtés que pouvaient recouvrir leurs mots d’ordre. Ainsi, plutôt que le mot d’ordre de “défaitisme révolutionnaire”, est-il préférable d’utiliser celui que Lénine fut le seul à mettre en avant dès 1914 : “Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile”. La véritable acception internationaliste de “l’ennemi principal est dans notre pays” consiste dans le fait que le prolétariat doit – partout dans le monde – engager le combat là où il se trouve, contre sa propre bourgeoisie. Et la seule interprétation correcte du “défaitisme révolutionnaire” n’est pas de “souhaiter” ou de “favoriser” la défaite de celle-ci mais de lutter de manière résolue contre elle, même (et surtout) si cela doit signifier sa défaite dans la guerre impérialiste.
Malgré certaines formulations douteuses, c’est une politique fondamentalement juste qu’a menée Lénine pendant la Première Guerre mondiale. Par contre, ses épigones d’aujourd’hui utilisent ces mêmes formules pour préconiser une politique parfaitement absurde. Ainsi, si on les suivait dans leurs analyses, lors de la guerre “d’indépendance” du Biafra appuyée par les Etats-Unis et la France contre le Nigeria appuyé par l’URSS et la Grande-Bretagne, il aurait fallu :
– que les membres d’une organisation révolutionnaire habitant en Angleterre soutiennent le Biafra,
– que les membres de la même organisation habitant en France soutiennent le Nigeria.
De même, lors de l’intervention des gendarmes Katangais nu Shaba, il aurait fallu :
– que les sections belge et française d’une organisation communiste soutiennent les anciens gardes du corps de Tchombé,
– que les éventuels militants communistes existant en Russie “appuient” le Zaïre de Mobutu puisque de toute évidence l’expédition des Katangais, destinée à “libérer le Shaba”, était téléguidée par l’impérialisme russe par Angola interposée.
Voilà les remarquables tactiques qu’on nous préconise quand on oublie que lutter d’un point de vue de classe contre sa bourgeoisie n’a jamais signifié soutenir la bourgeoisie qui lui est ennemie, que fraterniser avec les troupes de la nation “ennemie” ne signifie pas s’enrôler dans l’armée de cette nation, que dénoncer d’abord l’impérialisme et les préjugés chauvins des ouvriers de son propre pays ne signifie pas soutenir l’impérialisme d’un autre pays ou flatter le chauvinisme de “ses ouvriers”. En fin de compte, avec de telles politiques bruyamment “radicales”, les donneurs de leçons “internationalistes” ne font qu’apporter un peu plus d’eau au moulin de toutes les mystifications nationalistes. De plus, leur démarche à l’égard des “peuples en lutte” est foncièrement raciste : ce qu’ils refusent absolument pour les prolétaires européens – une exploitation accrue, un embrigadement encore plus grand par le capitalisme d’État, les camps de concentration ou de travail forcé est assez bon, pour le moment, pour ces “peuples de couleur” ou “olivâtres”.
L’internationalisme ne peut signifier que lutte intransigeante contre tout “mouvement national” qui n’est aujourd’hui jamais autre chose qu’un moment d’un conflit inter-impérialiste, et contre tous ceux qui s’en font les apologistes. Comme le disait Lénine lui-même (« Le socialisme et la guerre ») :
“INVOQUER AUJOURD’HUI L’ATTITUDE DE MARX A L’ÉGARD DES GUERRES DE L’ÉPOQUE DE LA BOURGEOISIE PROGRESSIVE ET OUBLIER LES PAROLES DE MARX : “LES OUVRIERS N’ONT PAS DE PATRIE”, PAROLES QUI SE RAPPORTENT JUSTEMENT À L’ÉPOQUE DE LA BOURGEOISIE RÉACTIONNAIRE QUI A FAIT SON TEMPS, À L’ÉPOQUE DE LA RÉVOLUTION SOCIALISTE, C’EST DÉFORMER CYNIQUEMENT LA PENSÉE DE MARX ET SUBSTITUER AU POINT DE VUE SOCIALISTE LE POINT DE VUE BOURGEOIS”.
Novembre 1977
“Le capitalisme n’apportera pas de solution aux problèmes du tiers-monde. Cinquante ans de libérations nationales n’ont apporté ni un développement véritable, ni, encore moins, le socialisme. A leur place, ce sont des États artificiels qui ont surgi avec des régimes aussi dictatoriaux que dépendants des puissances dominantes. Ce sont les massacres comme ceux du Biafra, du Bengale, du Vietnam qui se sont multipliés.
Les luttes de libération nationale sont de cette façon devenues plus que jamais uniquement un moyen pour recruter les paysans et prolétaires du tiers-monde comme chair à canon des boucheries inter-impérialistes”.
(Extraits de la Plate-forme de Révolution internationale, décembre 1972)
[1] [5] Dans notre Revue internationale nous sommes revenus à plusieurs reprises, tant sur le plan théorique (cf. la série d’articles sur « Le débat entre les révolutionnaires au sein des IIe et IIIe Internationales » dans les nos 34, 37 et 42) que sur l’illustration de notre analyse (cf. la série d’articles tirant le « Bilan de 70 années de luttes de “libération nationale” » dans les nos 66, 68 et 69).
[2] [6] Ce texte est dérivé de l’article “L’internationalisme et la guerre : critique des positions du CRI (groupe Communiste révolutionnaire internationaliste, scission du Parti des travailleurs) : la vision de Lénine conte la vision bourgeoise du trotskisme aujourd’hui” publié dans la Revue internationale n° 120, 1er trimestre 2005).
[3] [7] Il s’agit d’un article publié dans le n° 31 de la Revue internationale, 4e trimestre 1982.
“Aujourd’hui, la nation ne peut servir ni de cadre au développement des forces productives, ni de terrain à la lutte de classe et encore moins de forme étatique pour la dictature du prolétariat”.
L. Trotski,
Nashe Slovo 4 février 1916.
“Les prolétaires n’ont pas de patrie”, tel est le fondement de l’analyse communiste de la question nationale. Tout au long de ce siècle, des milliers de prolétaires ont été mystifiés, mobilisés et massacrés sous le drapeau de la patrie, de la défense nationale, de la libération nationale. Autant dans les deux guerres mondiales que dans les guerres locales, dans les guérillas que dans les affrontements entre armées nationales, les ouvriers de tous les pays ont été appelés à sacrifier leur vie au profit de leurs oppresseurs. Cette période de l’histoire a chaque jour démontré plus clairement l’antagonisme absolu entre le nationalisme bourgeois et l’internationalisme prolétarien.
Mais parce que le prolétariat ne tire de leçons de l’histoire qu’à travers sa propre expérience historique, les communistes ne peuvent analyser la question nationale qu’en tenant compte de cette expérience et c’est en termes historiques qu’ils peuvent comprendre pourquoi l’opposition à tout nationalisme et à toute lutte nationale est devenue une frontière de classe séparant les organisations de la bourgeoisie de celles du prolétariat.
LES COMMUNISTES ET LA QUESTION NATIONALE AU XIXe SIÈCLE
En dépit de certaines contradictions et des limites de leur analyse (ces dernières étant elles-mêmes un produit de la période), les fondateurs du socialisme scientifique avaient compris un point fondamental, qui a été pratiquement oublié aujourd’hui, dans l’immense confusion créée par 50 ans de contre-révolution.
Pour Marx et Engels, il ne faisait aucun doute que nation et idéologie nationaliste étaient purement et simplement des produits au développement du capitalisme, que la nation était le cadre indispensable au développement des rapports de production capitalistes en dehors de la société féodale et contre elle. Quelles que soient les contradictions dans leurs écrits quant à la possibilité d’un développement socialiste dans le cadre national, l’ensemble de la perspective de Marx et d’Engels était basée sur une analyse du marché mondial et sur la compréhension que la future société, socialiste ou communiste, serait une association de producteurs et une communauté humaine à l’échelle de la planète. Et la Première Internationale fut fondue sur la reconnaissance que la classe ouvrière était une classe internationale qui devait unifier ses luttes à l’échelle internationale.
Néanmoins, en tant que communistes internationalistes, Marx et Engels ont aussi soutenu, à leur époque, des mouvements de libération nationale ; et leurs écrits, sur cette question, sont souvent utilisés aujourd’hui par de “pseudo-marxistes” pour justifier leur soutien aux “luttes de libération nationale” dans la période actuelle.
Mais, la période historique que nous vivons n’est pas celle de Marx et d’Engels ; et c’est ce fait qui autorise aujourd’hui les communistes à faire de l’opposition à toute lutte de “libération nationale” une des clés de voûte de la vision révolutionnaire du monde. C’est dans la période d’ascendance historique du capitalisme que Marx et Engels ont pris position pour certaines libérations nationales à une époque où la bourgeoisie était encore une classe progressiste et révolutionnaire et luttait contre les entraves de la domination féodale. La révolution bourgeoise a nécessairement pris une forme nationale contre le féodalisme. En effet, pour pouvoir détruire les entraves au commerce qu’imposait le cadre local du féodalisme : droits de douane, droits seigneuriaux, corporations, etc., la bourgeoisie a dû s’unifier à l’échelle nationale. Lénine l’avait parfaitement compris quand il écrivait :
“Dans le monde entier, l’époque de la victoire définitive du capitalisme sur le féodalisme a été liée à des mouvements nationaux. Le fondement économique de ces mouvements, c’est que la victoire complète de la production marchande exige la conquête du marché intérieur par la bourgeoisie, le rassemblement au sein d’un même État des territoires dont la population parle la même langue et l’élimination de tout obstacle de nature à entraver le développement de cette langue et sa consécration par une littérature. La langue est le plus important des moyens de communication entre les hommes. L’unité de la langue et le libre développement sont parmi les conditions les plus importantes d’un commerce vraiment libre, vraiment large et correspondant au capitalisme moderne. La formation d’Etats nationaux qui satisfont le mieux à ces exigences du capitalisme moderne est donc une tendance propre à tout mouvement national” (Lénine, « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1914).
De la création d’une armée de citoyens pendant la révolution française jusqu’au “Risorgimento” italien, de la guerre d’indépendance américaine jusqu’à la guerre civile, la révolution bourgeoise a pris la forme de luttes de libération nationale contre les royaumes réactionnaires et les classes vestiges de la féodalité (les esclavagistes américains étaient un cas exceptionnel et ont toutefois constitué un obstacle pour le développent du capitalisme aux USA).
Ces luttes avaient pour but essentiel de détruire les superstructures décadentes du féodalisme, de balayer l’esprit de clocher et d’autarcie qui freinaient la marche du capitalisme vers son unité.
C’est parce que Marx et Engels fondaient leur opposition au système capitaliste sur des bases matérialistes et scientifiques (et non morales) qu’ils ont compris que le socialisme était impossible tant que le capitalisme n’aurait pas développé un marché à l’échelle mondiale et que le prolétariat ne serait pas devenu une classe réellement internationale. Pendant cette période, le capitalisme était le seul mode de production capable de développer les forces productives. Et c’est uniquement en se basant sur cette réalité que les révolutionnaires ont pu, alors, soutenir les mouvements de libération nationale. Tant que le marché mondial n’était pas encore pleinement développé, que l’infrastructure industrielle mondiale n’était pas encore mise en place, tant que le système pouvait encore s’étendre dans les immenses régions pré-capitalistes du monde et que la bourgeoisie avait encore à lutter contre la féodalité et l’absolutisme, il était nécessaire pour le mouvement ouvrier de prendre une part active dans les luttes de libération nationale, qui jetaient les fondements matériels de la future révolution socialiste. A cette époque, en effet, la classe ouvrière était réellement solidaire de nombreux mouvements de libération nationale. Les ouvriers du textile anglais, malgré les privations et le chômage dus à la guerre civile américaine (arrêt des exportations de coton), soutinrent totalement le Nord et firent campagne contre la complicité tacite entre la bourgeoisie anglaise et les esclavagistes du Sud. En 1860, les dockers de Liverpool ont travaillé gratuitement, le samedi après-midi, pour envoyer des vivres à l’expédition de Garibaldi en Sicile. De telles attitudes contrastent fortement avec l’indifférence et même l’hostilité des ouvriers d’aujourd’hui à l’égard des campagnes de soutien de la gauche et des gauchistes pour les mouvements nationalistes.
Mais deux choses sont à souligner quant à l’attitude du prolétariat de cette époque :
• D’abord et avant tout, les communistes n’ont jamais reconnu un “droit” abstrait à l’autodétermination nationale, applicable en tout temps et à toutes les nations.
On soutenait les mouvements nationaux dans la mesure où ils contribuaient au développement progressif du capitalisme mondial. Pour Marx et Engels un des principaux critères pour juger si un mouvement national était progressiste ou pas, résidait dans sa capacité à ébranler l’absolutisme russe qui était, à cette époque, le bastion de la réaction sur le continent européen, non seulement contre le communisme mais aussi contre la démocratie bourgeoise, le libéralisme et l’unification nationale. Ainsi ont-ils soutenu les mouvements nationalistes allemands et polonais mais se sont, par contre, opposés à de nombreux nationalismes slaves qui étaient réactionnaires car dominés par des classes pré-capitalistes et utilisés par le tsarisme pour renforcer et étendre son absolutisme. De même, tout en condamnant le pillage et l’exploitation dans les colonies capitalistes, les communistes n’ont pas soutenu n’importe quel seigneur ou chef de clan local contre les impérialistes. Et Engels écrivait à Bernstein en 1882, à propos du soulèvement dirigé par Ahmed Arabi Pacha contre les Anglais en Égypte :
“Je pense que nous pouvons être du côté des fellahs opprimés sans partager leurs illusions économiques (il faut des siècles d’expérience pour que les paysans prennent conscience qu’ils sont mystifiés), et nous pouvons nous prononcer contre la barbarie des Anglais sans pour autant nous mettre du côté de leurs adversaires militaires du moment”.
De tels mouvements étaient des tentatives de la part de seigneurs locaux ou de despotes asiatiques pour conserver 1a mainmise sur “leurs” paysans plutôt que l’expression d’une bourgeoisie nationale révolutionnaire. Par ailleurs, certaines révoltes dans les colonies (comme en Chine) furent soutenues dans la mesure où elles pouvaient servir soit de base au développement du capitalisme national libéré de toute domination coloniale, soit de détonateur potentiel d’une lutte de classe à l’intérieur du pays oppresseur. Ce dernier critère fut appliqué par Marx au cas de l’Irlande, car il estimait que la domination anglaise avait pour effet de retarder la lutte de la classe en Angleterre et de dévoyer sa conscience sur le terrain du chauvinisme.
Pour nous, la véritable question n’est pas de savoir si Marx et Engels ont eu raison ou tort de soutenir tel ou tel mouvement de national. Dans certains cas, comme celui de l’Irlande, la possibilité d’une libération nationale était déjà anéantie alors que Marx continuait à la soutenir ; dans d’autres cas, un tel soutien fut, après coup, amplement justifié. I1 est important de comprendre le cadre qu’utilisaient les communistes pour déterminer le caractère progressiste ou réactionnaire d’un mouvement national. Ils ne fondaient pas leur jugement sur les “sentiments” des peuples opprimés, ni sur un droit éternel à l’autodétermination nationale, ni même sur les conditions particulières à tel ou tel pays. “Leurs prises de position, correctes ou erronées, étaient invariablement déterminées par rapport à un axe intangible : ce qui, à l’échelle mondiale, favorisait le mûrissement des conditions de la révolution prolétarienne était “progressif et devait recevoir l’appui des ouvriers” (M. Bérard, « Rupture avec Lutte ouvrière et le trotskisme », p. 46).
• Deuxièmement, les communistes avaient compris la nature capitaliste des luttes de libération nationale, et par conséquent, la nécessité pour le prolétariat d’être politiquement indépendant par rapport à la bourgeoisie, même lorsqu’il la soutenait contre l’absolutisme. Il n’y avait pas l’illusion d’une quelconque lutte nationaliste qui aurait pu aboutir au “socialisme” ou à un “Etat ouvrier” ; ceci est, en fait, une des grandes mystifications qu’utilisent les staliniens et les trotskistes (on la retrouve dans l’idée que des régimes staliniens tel que la Chine, Cuba, le Vietnam, etc., auraient un caractère prolétarien). Durant l’ère de la révolution bourgeoise et du capitalisme ascendant, le prolétariat pouvait avoir ses organisations permanentes propres ; et donc la stratégie de “soutien critique” aux fractions progressistes était une possibilité. Bien qu’il y eût un danger pour le prolétariat de voir la bourgeoisie se retourner contre lui, dès qu’elle en avait la possibilité (comme pendant la Révolution de 1848), celle-ci s’est souvent appuyée sur la classe ouvrière comme avant-garde dans les guerres de libération nationale et pouvait, à cette époque, tolérer l’existence indépendante d’organisations de masse prolétariennes au sein de la société. La lutte du prolétariat pour les “libertés démocratiques” (libertés d’association, de presse, liberté syndicale) n’était pas alors la mystification qu’elle est devenue dans la période de décadence du capitalisme où la bourgeoisie est incapable d’accorder aucune réforme véritable. C’est donc en poursuivant ses propres buts que la classe ouvrière pouvait dans un sens participer à des guerres nationales et non comme pure et simple chair à canon.
LA QUESTION NATIONALE À L’AUBE DE LA DÉCADENCE DU CAPITALISME
Pendant la période ascendante du capitalisme, il a pu y avoir, dans un cadre bien précis, un débat au sein du mouvement ouvrier sur le soutien à certaines luttes nationales. Après 1914, lorsque le système est définitivement entré dans sa phase de déclin et de crise historique permanente, ce débat s’est prolongé du fait du décalage inévitable entre les conditions historiques objectives et la conscience subjective du prolétariat. Les révolutionnaires de la fin du XIXe siècle avaient déjà assimilé certaines positions de classe fondamentales comme la nécessité de la destruction de l’État bourgeois (grâce à l’expérience de la Commune de Paris) ; mais d’autres positions de classe ne purent être définitivement établies qu’à travers la dure expérience de la première guerre impérialiste et de la vague révolutionnaire qui la suivit. C’est à ce moment-là que fut définitivement établi le caractère contre-révolutionnaire des syndicats, du parlementarisme et de la social-démocratie. Malgré cela, il était possible pour une organisation, pendant cette période agitée, d’être fondamentalement révolutionnaire tout en ayant encore de profondes illusions quant à la nature de ces institutions. Tant que persistait l’élan révolutionnaire de la classe, ses émanations politiques pouvaient éventuellement corriger les erreurs et confusions à la lumière de son expérience ; c’est seulement avec la disparition définitive de la vague révolutionnaire que les frontières de classe entre les organisations se sont clairement définies, et ce qui passait autrefois pour des erreurs devint la politique courante de tendances contre-révolutionnaires. En ce sens les bolcheviks, en dépit de leurs confusions sur de nombreux points, sont restés pendant un certain temps l’avant-garde du mouvement révolutionnaire mondial. Mais leur incapacité à tirer toutes les leçons de la nouvelle période contribua à faire d’eux les instruments de la contre-révolution. Ce ne fut pas seulement sur la question des syndicats, du parlement et de la social-démocratie que les bolcheviks, sous la pression de la contre-révolution montante, tentèrent de répondre en appliquant les schémas valables pour la seule période précédente, mais également sur la question nationale.
En effet, le débat sur la question nationale avait rejailli peu de temps avant que la guerre impérialiste mondiale ouvre, sans aucune ambiguïté, la nouvelle période. Après 1871, la bourgeoisie des principaux pays capitalistes ne s’engageait plus de la même manière dans des guerres nationales ; la soif impérialiste de la fin du XIXe siècle exprimait l’accélération du capitalisme vers son apogée ; mais en atteignant ce point il s’approchait aussi de son déclin. Les signes avant-coureurs d’une nouvelle ère – l’escalade impérialiste, l’intensification des problèmes économiques, la montée générale de la lutte de classe – ont été reconnus et débattus pendant la période d’avant-guerre, au sein du mouvement ouvrier.
Ainsi, par exemple, Rosa Luxembourg, comprenant que la nature de la Russie avait changé depuis l’époque de Marx, se prononça contre l’indépendance de la Pologne. La Russie se développait désormais rapidement, en tant que grande nation capitaliste ; de ce fait, la bourgeoisie polonaise voyait ses intérêts liés au capital russe. En même temps, l’alliance des ouvriers russes avec les ouvriers polonais était possible et Rosa Luxembourg pressait la social-démocratie de faire tout ce qui était en son pouvoir pour la favoriser, au lieu de faire campagne pour l’indépendance de la Pologne qui n’aurait fait qu’isoler les ouvriers polonais. Malgré cela, elle maintenait que la tâche immédiate des ouvriers russes et polonais était l’établissement d’une République démocratique unifiée et non la révolution socialiste. De plus, elle a apporté un soutien total au soulèvement national grec contre les Turcs en 1896 et affirmait dans Réforme et révolution (1898) que l’ère de la décadence historique du capitalisme n’était pas encore ouverte. Ses divergences avec le reste de la social-démocratie étaient encore d’ordre stratégique : la discussion se situait au niveau du résultat le plus favorable que pourraient avoir les évènements mondiaux pour les ouvriers à l’intérieur de la société capitaliste. A cette époque, la question de l’unification révolutionnaire immédiate du prolétariat mondial n’avait pas encore été posée en liaison directe avec la réalité.
Les débats dans la social-démocratie à cette époque exprimaient néanmoins le changement des conditions historiques. D’un côté, la position de Rosa Luxembourg montrait une réelle compréhension de la nécessité de s’adapter à ce changement, de l’autre l’incapacité de la social-démocratie à comprendre les nouveaux développements de la situation, témoignant non seulement de sa sclérose mais manifestait aussi sa régression par rapport à la cohérence de la Première Internationale. Cette régression était plus ou moins le résultat inévitable du rôle qu’elle jouait dans le mouvement ouvrier. En effet, son rôle principal était de lutter pour des réformes et cette lutte pour des réformes avait eu lieu sur un terrain spécifiquement national, pendant cette période de stabilité du capitalisme. Les réformistes pouvaient alors facilement soutenir que les ouvriers avaient de nombreux intérêts en commun avec leur propre nation, dans la mesure où la bourgeoisie avait pu concéder des réformes. En 1896, la Seconde Internationale commença à adopter la formule fatale d’un “droit” des nations à l’autodétermination, valable pour tous les peuples. Les décades qui ont suivi devaient rendre claires les conséquences d’une telle position.
De par leur scission avec les mencheviks en 1903, les bolcheviks montraient clairement qu’ils se situaient à l’aile révolutionnaire de la Seconde Internationale. Malgré cela, leur position sur la question nationale était celle du centre de la social-démocratie : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes restait inscrit dans leur programme de 1903. Malgré les oppositions qui s’exprimaient tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du Parti, les bolcheviks ont conservé leur position avec un acharnement qui ne s’expliquait que par le fait que la Russie tsariste restait le représentant par excellence de l’oppression nationale (“la prison des peuples”) ; et en tant que parti principalement “grand russe” (géographiquement parlant), ils pensaient que soutenir les peuples opprimés par la Russie à faire sécession était la meilleure politique pour gagner leur confiance. Bien que cette position fût erronée (l’histoire nous l’a prouvé), elle restait basée sur une perspective de classe. Dans cette période où les “sociaux impérialistes” allemands, russes et autres plaidaient contre la lutte de libération nationale des peuples opprimés par les impérialismes allemand et russe, les bolcheviks mettaient en avant le slogan “d’autodétermination nationale” comme moyen de miner ces impérialismes et créer les conditions de l’unification de tous les ouvriers.
Ces positions trouvent leur expression la plus claire dans les textes de Lénine de cette période et jusque pendant la guerre (la position de Lénine était toujours la position officielle des bolcheviks). Mais avant et après 1917, il y eut une importante opposition à cette question dans la gauche du parti et notamment de la part de Boukharine, Dzerzkinsky et Piatakov. Boukharine, en particulier, basait sa position sur une analyse de l’économie mondiale et de l’impérialisme qui, disait-il, rendaient l’autodétermination nationale utopique et incompatible avec la dictature du prolétariat. Comme Marx et Engels, Lénine voyait le caractère bourgeois des luttes de libération nationale ; et de plus, il reconnaissait la nécessité d’une approche historique de ce problème.
Dans le “Droit des nations à l’autodétermination”, il affirmait que pour les partis révolutionnaires des pays occidentaux développés, cette revendication était devenue inutile car la bourgeoisie y avait déjà achevé ses tâches d’unification et d’indépendance nationale. I1 utilisait pour ces pays la méthode que Marx avait appliquée par rapport au capitalisme du XIXe siècle :
“C’est parce que la Russie et les pays voisins traversent cette époque, et uniquement pour cela, qu’il nous faut dans notre programme un paragraphe relatif au droit des nations à disposer d’elles-mêmes” (« Du Droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1914).
Selon Lénine, les mouvements de libération nationale qui florissaient dans les colonies à cette époque avaient un contenu progressiste par le fait qu’ils étaient le fondement d’un développement capitaliste indépendant et par conséquent contribuaient à la formation d’un prolétariat. Dans ces pays, la lutte contre les structures sociales pré-capitalistes créait les conditions pour une lutte de classe “normale” entre bourgeoisie et prolétariat ; et c’est en ce sens que Lénine se prononçait pour la participation critique de la classe à ses luttes :
“Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression ; et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions, tout en le séparant rigoureusement de la tendance à l’exclusivisme national, en luttant contre la tendance du bourgeois polonais à écraser le juif, etc.” (ibidem).
Une telle position implique évidemment que la bourgeoisie est encore capable de lutter pour les libertés démocratiques et donc que le prolétariat peut participer à ces luttes tout en défendant sa propre autonomie politique. En d’autres termes, la révolution bourgeoise était encore à l’ordre du jour dans ces régions. Le prolétariat des régions arriérées devait soutenir de tels mouvements parce qu’ils pouvaient garantir les libertés démocratiques nécessaires à la lutte de classe, et parce qu’ils contribuaient au développement numérique du prolétariat mondial. De leur côté, les ouvriers des pays développés et oppresseurs devaient soutenir ces luttes dans la mesure où elles contribuaient à affaiblir leur “propre” nation et à leur gagner la confiance des masses des pays opprimés (sur cette question, une stratégie réciproque fut envisagée selon laquelle les révolutionnaires de ces nations ne préconisaient pas la sécession mais insistaient plutôt sur la nécessité de l’union avec les ouvriers des pays oppresseurs).
Dans les textes de Lénine sur la question nationale, il y a un curieux manque de clarté sur le fait de savoir si la révolution bourgeoise se fait avant tout contre le féodalisme autochtone ou contre l’impérialisme étranger. Dans bien des cas ces deux forces étaient également ennemies du développement capitaliste national, et même parfois l’impérialisme maintenait délibérément des structures pré-capitalistes au dépens du capitalisme indigène (à dire vrai la plupart de ces structures pré-capitalistes n’étaient pas du tout féodales mais des variantes du despotisme asiatique). Par ailleurs, les classes dominantes pré-capitalistes s’opposaient souvent violemment au capitalisme occidental qui les menaçait de disparition. Cela n’empêchait pas Lénine de conclure dans l’Impérialisme stade suprême du capitalisme (1916) que les révolutions bourgeoises étaient encore possibles dans les colonies.
Pour Lénine, l’impérialisme est, par essence, un mouvement des pays développés pour compenser la baisse intolérable du taux de profit due à la composition organique élevée du capital dans les métropoles. Dans “l’Impérialisme”, Lénine aborde le phénomène de l’impérialisme de façon surtout descriptive et ne parvient pas à poser clairement la question de l’origine de l’expansion impérialiste. Mais l’idée que les capitaux des métropoles sont obligés de s’étendre aux colonies à cause de leur composition organique élevée est inscrite en filigrane : dans ses concepts de “surabondance de capitaux” et de “super-profits” obtenus par l’exportation de capitaux dans les colonies. La caractéristique de l’impérialisme est donc l’exploitation de capital dans les colonies en vue d’obtenir un taux de profit plus élevé dans la mesure où la main-d’œuvre y est moins chère et les matières premières abondantes. Les pays capitalistes avancés étaient ainsi devenus les parasites des colonies dont ils tiraient des “super-profits” et de l’exploitation desquelles dépendaient leur survie même – ainsi s’explique l’affrontement impérialiste mondial pour conserver la possession et conquérir des colonies. Comme on le voit, une telle vision divise le monde en nations opprimantes et impérialistes et en nations opprimées dans les régions colonisées. La lutte mondiale contre l’impérialisme requérait non seulement les efforts révolutionnaires du prolétariat des pays développés mais aussi les mouvement de libération nationale qui, en réalisant leur indépendance nationale et en brisant le système colonial, pouvaient porter un coup fatal à l’impérialisme mondial.
I1 est bien clair que Lénine n’a jamais adhéré aux idioties “tiers-mondistes” de ceux qui se réclament de lui aujourd’hui, et selon lesquels les luttes de libération nationale provoqueraient par “l’encerclement” des métropoles capitalistes le soulèvement révolutionnaire du prolétariat de ces métropoles, les mouvements de libération nationale ayant en eux-mêmes un caractère “socialiste” d’après les maoïstes, les trotskistes ‘mandéliens’ et autres.
Cependant dans les textes de Lénine sur l’impérialisme on trouve les germes d’une telle confusion : en effet, pour lui, “l’aristocratie ouvrière” représentait une couche du prolétariat métropolitain “achetée” par les “super-profits” coloniaux dans le but de trahir sa classe ; cette idée peut facilement se transformer en une conception tiers-mondiste selon laquelle la classe ouvrière “occidentale” toute entière aurait été intégrée au capitalisme par l’exploitation impérialiste du tiers-monde (l’important regain des luttes ouvrières, depuis 1968, a apporté un démenti cinglant à cette “superbe” théorie). De plus, l’idée que les luttes de libération nationale peuvent affaiblir l’impérialisme de façon fatale a été reprise de plus belle par ceux qui, aujourd’hui, veulent justifier leur soutien aux mouvements nationalistes et staliniens du tiers-monde. Mais plus grave encore que ces monstruosités engendrées par la théorie de Lénine, est le fait qu’elle a servi de base à la politique des bolcheviks une fois au pouvoir, politique qui, comme nous le verrons, devait contribuer activement à la défaite du prolétariat mondial à cette époque.
La critique de Rosa Luxembourg des luttes de libération nationale en général, et de l’attitude des bolcheviks en particulier par rapport à cette question, est de loin la plus clairvoyante à cette époque car elle s’appuie sur une analyse de l’impérialisme mondial beaucoup plus profonde que celle développée par Lénine. Dans des textes comme l’Accumulation du capital (1913) et la Brochure de Junius (1915), elle montre que l’impérialisme n’est pas simplement une forme de pillage commis par les pays développés au dépens des nations arriérées mais qu’il est l’expression de l’ensemble des rapports capitalistes mondiaux :
“La politique impérialiste n’est vas l’essence d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire” (Brochure de Junius).
Pour Rosa Luxembourg, la baisse du taux de profit n’est pas la cause principale de la crise historique du capitalisme ; en effet, prise isolément, cette baisse est constamment compensée par l’augmentation de la compétitivité. Pour elle, donc, la raison principale doit être recherchée au niveau de la réalisation de la plus-value. Dans l’Accumulation et dans l’Anti-critique, elle démontre que la totalité de la plus-value extraite de l’ensemble de la classe ouvrière ne peut être réalisée uniquement à l’intérieur des rapports sociaux capitalistes car les ouvriers, dont les salaires ne représentent pas la totalité de la valeur créée par leur force de travail, ne peuvent racheter toutes les marchandises qu’ils produisent. En même temps l’ensemble de la classe capitaliste (y compris dans ce cas toutes les couches payées avec les revenus capitalistes) ne peut se permettre de consommer toute la plus-value puisqu’une partie de celle-ci doit servir à la reproduction élargie du capital et donc être échangée. Par conséquent, le capital global est constamment obligé de trouver des acheteurs en dehors des rapports sociaux capitalistes. Dans les premières étapes du développement du capitalisme, il existait de nombreuses couches non capitalistes à l’intérieur même des aires géographiques où il se développait (paysans, artisans, etc.) qui pouvaient servir de base à une expansion normale du capital ; mais déjà à cette époque, il y avait une tendance constante à rechercher des marchés à l’extérieur de ces aires : en Grande-Bretagne, la révolution industrielle fut stimulée dans une large mesure par la demande provenant des colonies. Mais lorsque les rapports de production capitalistes furent complètement généralisés au sein des pays industriels d’origine, l’avancée de la production capitaliste en direction du reste du monde s’est accélérée. A partir de ce moment-là, la concurrence entre capitaux privés dans le cadre du marché intérieur fut peu à peu reléguée au second plan par rapport à la concurrence entre nations pour la conquête des dernières régions pré-capitalistes du globe. C’est là que réside le fondement de l’impérialisme qui est simplement l’expression d’une concurrence capitaliste “normale” sur une échelle “inter-nationale” mais qui possède une caractéristique distinctive à savoir qu’elle est prise en charge par le pouvoir d’État. Tant que le développement impérialiste était limité à quelques pays développés vers un secteur non-capitaliste encore considérable sur la planète, la concurrence demeurait relativement pacifique, abstraction faite du point de vue des peuples pré-capitalistes qui furent complètement dépouillés par les cartels impérialistes (comme en Chine et en Afrique). Mais dès que les rapports capitalistes se furent étendus au monde entier et que les marchés furent totalement répartis, la concurrence a pris inévitablement un caractère violent et ouvertement agressif. Aucune nation, qu’elle fût développée ou arriérée, n’a pu rester à l’écart des tourbillons de la concurrence puisque chacune avait été entraînée irrésistiblement dans le panier de crabes de la concurrence et ce dans un marché mondial saturé.
Rosa Luxembourg a décrit un processus historique global, un processus unifié, parce qu’elle a compris en fin de compte que tout est déterminé par le développement du marché mondial ; elle a été capable de voir qu’on ne pouvait diviser le monde en parties historiquement différentes : d’un côté un capitalisme sénile, de l’autre un capitalisme jeune et dynamique. Le capitalisme est un système global qui connaît une apogée et un déclin en tant qu’unité dont les différentes relations en son sein sont entièrement interdépendantes. L’erreur fondamentale de Lénine était d’affirmer que, dans certaines parties du monde, le système peut encore être “progressiste” et même révolutionnaire alors qu’il se décompose ailleurs. La conception léniniste selon laquelle le prolétariat aurait des tâches différentes selon l’aire géographique dans laquelle il se trouve part d’une vision du monde divisé en nations isolées ; nous retrouvons le même cadre erroné dans la conception de l’impérialisme.
C’est en partant du développement du marché mondial que Rosa Luxembourg a pu comprendre pourquoi les luttes de libération nationale n’étaient plus possibles dans un monde divisé en nations impérialistes. En effet, il ne pouvait plus y avoir d’expansion réelle du marché mondial (la première guerre impérialiste mondiale l’a prouvé définitivement), mais seulement une redistribution violente des marchés existants. Sans la révolution socialiste, la logique de ce processus est l’effondrement de la civilisation. Dans ce contexte, il était impossible à tout nouvel État d’apparaître sur le marché mondial de façon indépendante où de mener à bien le processus de l’accumulation primitive en dehors de cette barbarie générale. Donc, comme le dit Rosa Luxembourg, “dans le monde capitaliste contemporain, il ne peut y avoir de guerre de défense nationale” (Brochure de Junius).
La seule possibilité pour une nation, petite ou grande, de se “défendre” était de s’allier à un impérialisme contre les attaques d’un autre impérialisme et d’avoir elle-même une attitude impérialiste vis-à-vis de nations plus faibles, et ainsi de suite. Tous ces “socialistes” qui ont appelé pendant la Seconde Guerre mondiale à une quelconque défense nationale n’ont en fait servi que d’apologistes et d’agents recruteurs à la bourgeoisie impérialiste.
Bien que Rosa Luxembourg ait eu certaines confusions quant à la possibilité d’autodétermination nationale après la révolution socialiste et bien qu’elle n’ait jamais pu développer complètement sa position, tous ses efforts visaient à démontrer que les forces productives étaient entrées, violemment et définitivement, en conflit avec les rapports de production capitalistes, y compris aussi avec le cadre national devenu trop étroit. Les guerres impérialistes étaient le signe évident de ce conflit insurmontable et du déclic irréversible du mode de production capitaliste. C’est pour cela que les guerres de libération nationale, qui étaient auparavant une expression de la bourgeoisie révolutionnaire, ont perdu leur contenu progressiste et se sont transformées de surcroît en guerres impérialistes féroces menées par une classe dont l’existence est devenue un obstacle au progrès de l’humanité.
La capacité de Rosa Luxembourg à comprendre le fait que toute la bourgeoisie nationale ne pouvait agir qu’à l’intérieur du système impérialiste l’amena à critiquer sévèrement la politique nationale menée par les bolcheviks après 1917. Dans l’intention de gagner les masses de Finlande, l’Ukraine, la Lituanie, etc., à la révolution, les bolcheviks ont accordé l’indépendance à ces pays ; et Rosa Luxembourg a montré qu’en réalité c’est le contraire qui s’est produit :
“L’une après l’autre, ces “nations” ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier en ennemies mortelles de la Révolution russe à l’impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution” (la Révolution russe, 1918).
I1 était en effet purement utopique de penser qu’à l’ère de la révolution prolétarienne, qui plus est aux frontières mêmes du bastion de la révolution, il puisse y avoir convergence d’intérêts entre le prolétariat et la bourgeoisie, d’autant plus qu’aucune des deux classes ne pouvait plus tirer un quelconque bénéfice de “l’indépendance nationale”. A l’heure de la lutte finale, à l’heure de la lutte à mort, le mot d’ordre du “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” présentait un immense danger dans le fait qu’il servait de justification idéologique à la bourgeoisie pour défendre ses intérêts, c’est-à-dire à cette époque pour écraser le prolétariat révolutionnaire. Et, en effet, c’est avec ce slogan que la bourgeoisie des pays périphériques de la Russie a massacré les communistes, dissout les soviets et permis aux armées de l’impérialisme allemand ainsi qu’aux armées blanches d’utiliser ces territoires comme têtes de pont. Et même pour la bourgeoisie, l’autodétermination nationale n’avait pas de sens ; à peine étaient-elles libérées de l’Empire russe que les petites nations de l’Europe de l’Est tombaient sous la botte de l’impérialisme allemand ou d’autres et, depuis, elles n’ont fait qu’être ballottées d’une domination à une autre pour finalement se retrouver sous la coupe de l’impérialisme “soviétique”. La politique pratiquée par les bolcheviks a non seulement laissé libre cours à la contre-révolution dans les pays voisins mais, à plus grande échelle, elle a aussi donné plus de crédibilité à la bourgeoisie “démocratique” de la SDN, à Wilson et compagnie dont la propre version de “l’autodétermination nationale” entrait en complet antagonisme avec les objectifs du prolétariat international. Et depuis ce temps-là, la revendication du “droit” des nations à disposer d’elles-mêmes, défendue par les bolcheviks, a été utilisée par les staliniens, les néo-fascistes, les sionistes et autres charlatans pour justifier l’existence d’une kyrielle de petits impérialismes.
Rosa Luxembourg faisait sa critique en tant que révolutionnaire, profondément solidaire des bolcheviks et de la Révolution russe. Et tant qu’a duré la période révolutionnaire, tant que les bolcheviks tentaient d’agir dans le sens des intérêts de la révolution mondiale, leur politique nationale (entre autres) pouvait être critiquée un tant qu’erreur d’un parti prolétarien révolutionnaire. En 1918, effectivement, à l’époque de la critique de Luxembourg, les bolcheviks mettaient encore tous leurs espoirs dans le soulèvement du prolétariat à l’Ouest. Mais à partir de 1920, avec le reflux du mouvement révolutionnaire, ils ont commencé à perdre confiance dans la classe ouvrière internationale et leurs efforts ont de plus en plus porté sur l’établissement d’alliance entre la Révolution russe et les “mouvements de libération nationale” en Orient, qu’ils considéraient comme une terrible menace pour l’impérialisme mondial. Du congrès de Bakou en 1920 jusqu’au IVe Congrès de l’Internationale communiste en 1922, cette tendance est allée en se renforçant et une aide matérielle croissante était apportée aux mouvements nationalistes de tous ordres. Les conséquences désastreuses de cette politique ont à peine effleuré l’esprit de la bureaucratie bolchevik qui était de moins en moins capable de distinguer entre les intérêts nationaux immédiats de la Russie en tant que nation et ceux du prolétariat mondial.
Voyons le cas de Kemal Atatürk. Bien qu’il ait exécuté les leaders du PC turc en1921, les bolcheviks ont continué à voir un potentiel révolutionnaire dans son mouvement nationaliste. Ce n’est que bien plus tard, quand il a ouvertement cherché à faire alliance avec les impérialismes de l’Entente en 1923, que les bolcheviks ont reconsidéré leur politique à son égard ; mais, à ce moment-là, la politique étrangère de l’État russe n’avait plus rien de révolutionnaire. L’expérience avec Atatürk n’était pas un accident mais bel et bien une expression de la nouvelle période caractérisée par l’antagonisme absolu entre le nationalisme et la révolution prolétarienne et par l’impossibilité pour toute fraction de la bourgeoisie à se tenir en dehors de l’arène impérialiste. En Perse et en Extrême-Orient, la même politique menée par les bolcheviks se termina par un fiasco. La “révolution nationale” contre l’impérialisme était un mythe dangereux qui a coûté la vie à des millions de prolétaires et de communistes. Depuis, il est devenu de plus en plus évident que les mouvements nationalistes, loin d’ébranler l’hégémonie de l’impérialisme, ne pouvaient que servir de pions sur l’échiquier impérialiste. Quand un impérialisme est affaibli par tel ou tel mouvement national, c’est un autre impérialisme qui en tire le bénéfice.
La logique de la politique de l’État “soviétique” l’a mené à entrer sans ambiguïté dans la compétition impérialiste. Et alors que la révolution mondiale était en pleine déroute et que le prolétariat russe, décimé par la guerre civile et la famine, voyait ses dernières grandes tentatives pour reprendre le pouvoir écrasées à Petrograd et à Kronstadt, le parti bolchevik a fini comme patron et contremaître du capital national russe : dans la période de décadence, tout capital national n’a d’autre choix que d’être impérialiste et la politique étrangère de l’État russe, à partir du milieu des années 20 (y compris le soutien aux “mouvements de libération nationale”), ne pouvait plus être considérée comme une erreur commise par un parti prolétarien mais comme la stratégie impérialiste d’un grand État capitaliste. Et c’est ainsi que lorsque la politique d’alliance du Kominterm avec la “révolution nationale démocratique” en Chine a mené les ouvriers chinois au massacre après l’insurrection de Shanghai en l927, il ne s’agissait plus de la part de Staline ou du PC chinois de “trahison” ou bien “d’erreurs” ; en sabotant l’insurrection des ouvriers chinois, ils accomplissaient simplement leur fonction de classe en tant que fraction du capital mondial.
Au début des années 20, la réaction du prolétariat contre la dégénérescence de la IIIe Internationale s’exprimait politiquement à travers ce qu’on appelait “l’ultra-gauche”. Celle-ci dénonçait avec force les tentatives du Kominterm d’utiliser les tactiques du passé alors que l’entrée du monde dans l’ère de la décadence les avait rendues caduques et réactionnaires et que la prise du pouvoir par le prolétariat était devenue une tâche immédiate. Comme la révolution était à l’ordre du jour dans les pays avancés, les principales polémiques entre la IIIe Internationale et son aile gauche concernaient la question de l’instauration de la dictature du prolétariat dans ces pays : le syndicalisme, les rapports parti-classe, le parlementarisme et le frontisme étaient à ce moment-là les problèmes les plus brûlants. Sur toutes ces questions, les communistes de gauche défendaient avec intransigeance une cohérence à peine dépassée par le mouvement communiste depuis ce temps-là.
Par contre, ils étaient beaucoup moins clairs sur les questions nationale et coloniale qui avaient pour eux une moindre importance immédiate. Bordiga, en particulier, continuait à soutenir la thèse léniniste d’une révolte “progressiste” dans les colonies s’alliant à une révolution prolétarienne dans les pays développés ; cette idée est encore aveuglément défendue par bon nombre de ses épigones. La Gauche allemande, de son côté, avait une vision bien plus claire que Bordiga, et la majorité du KAPD continuait à défendre la position de Luxembourg sur l’impossibilité des guerres de libération nationale. Görter, dans une série d’articles intitulés “la Révolution mondiale”, publiés dans le journal communiste de gauche anglais The Workers’ Dreadnought (9, 16, 23 février ; 1, 15, 29 mars 1924), attaquait le slogan bolchevik du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et accusait ainsi la IIIe Internationale :
“Vous (…) soutenez les capitalismes naissants en Asie, vous préconisez la soumission du prolétariat asiatique à son propre capitalisme”.
Mais en même temps, Görter parlait de l’inévitabilité de révolutions démocratiques bourgeoises dans les pays arriérés et portait toute son insistance sur la prise du pouvoir du prolétariat en Allemagne, en Angleterre et en Amérique du Nord. Comme pour bien des positions de classe défendues par le KAPD, celui-ci fondait son rejet des luttes de libération nationale plus sur un vivant instinct de classe que sur une véritable analyse approfondie du développement du capitalisme en tant que mode de production mondial qui était entré dans sa phase de déclin à l’échelle mondiale. En fait, le bouillonnement de la phase révolutionnaire empêchait les communistes de saisir toutes les implications de la nouvelle période et ce n’est malheureusement qu’avec l’installation de la contre-révolution dans tous les pays qu’elles commencèrent à se dégager clairement.
Avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23 et la nouvelle redistribution impérialiste du marché mondial, les révolutionnaires furent forcés de réfléchir plus méthodiquement que jamais auparavant sur les raisons de cette défaite et sur les nouveaux développements du capitalisme. Ce travail de réflexion fut l’œuvre des fractions qui ont survécu à la désintégration du mouvement de la Gauche communiste à la fin des années 20.
Les restes de la Gauche italienne en exil, réunis autour de la revue Bilan, ont apporté la plus importante contribution à la compréhension de la décadence du capitalisme, en reprenant les thèses de Rosa Luxembourg sur la saturation du marché mondial pour analyser concrètement la nouvelle période et en reconnaissant l’inévitabilité d’une nouvelle guerre impérialiste mondiale en l’absence d’un surgissement prolétarien comme seul frein à cette marche.
C’est la défaite du prolétariat chinois qui, pour Bilan, a montré clairement la nécessité de revoir les anciennes tactiques coloniales. En effet, en 1927, dans une Chine en effervescence, les ouvriers de Shanghai ont mené une insurrection victorieuse qui leur a donné le contrôle total de la ville. Mais le PC Chinois, fidèle à la ligne prônée par le Kominterm de soutien aux “révolutions démocratiques nationales” contre l’impérialisme, a amené les ouvriers à offrir sur un plateau la ville à l’armée de Chiang Kaî Chek (que Moscou saluait alors comme le héros de la libération nationale chinoise). Avec l’aide des capitalistes locaux et de bandes de criminels, Chiang, vivement applaudi par toutes les forces impérialistes, a écrasé les ouvriers dans un bain de sang. Pour Bilan, ces évènements apportaient la preuve que :
“Les Thèses de Lénine au Second Congrès (de la IIIe Internationale) doivent être complétées par une transformation radicale de leur contenu. Ces thèses admettaient que le prolétariat apporte son soutien aux mouvements anti-impérialistes dans la mesure où ceux-ci créaient les conditions d’un mouvement prolétarien indépendant. A partir d’aujourd’hui on doit reconnaître à la suite de ces expériences que le prolétariat indigène ne peut apporter aucun soutien à ces mouvements : il peut devenir le protagoniste d’une lutte anti-impérialiste dans la seule mesure où il relie sa lutte à celle du prolétariat international afin de faire un bond analogue dans les colonies à celui qu’ont fait les bolcheviks qui furent capables de conduire le prolétariat d’un régime féodal à la dictature prolétarienne’’ (Bilan, n° 16, février-mars 1955, “Résolution sur la situation internationale”).
Bilan comprenait donc que la contre-révolution était mondiale et que, dans les colonies comme partout ailleurs, le capitalisme ne pouvait survivre que par “la corruption, la violence et la guerre pour éviter la victoire de l’ennemi qu’il avait lui-même engendré, le prolétariat des pays colonisés” (Bilan n° 11, septembre 1934, “Problèmes de l’Extrême-Orient”).
Mais mieux que ceci encore, Bilan a dégagé de la réalité l’idée que, dans ce monde dominé par les rivalités impérialistes et qui se dirigeait vers une nouvelle guerre mondiale, les conflits dans les colonies ne pouvaient servir que de terrains d’essai à de nouvelles conflagrations générales. C’est donc en se basant sur cette analyse que Bilan refusa d’apporter son soutien à l’un ou l’autre camp dans les conflits inter-impérialistes qui se sont succédé dans les années 30 : Chine, Éthiopie, Espagne. Face à la bourgeoisie qui se préparait à une nouvelle guerre, Bilan affirmait :
“La position du prolétariat dans tous les pays doit consister en une lutte sans merci contre toutes les positions politiques qui tentent de le rattacher à la cause d’une constellation impérialiste ou d’une autre ou à la cause de telle ou telle nation coloniale, une cause qui a pour fonction de cacher au prolétariat le véritable caractère du nouveau carnage mondial” (Bilan, n° 16, ibidem).
Seuls les communistes de conseils hollandais, américains et quelques autres avec la Gauche italienne ont évité les pièges mortels de l’impérialisme dans les années 30. En 1935-36, Paul Mattick écrivait un long article intitulé “Luxembourg contre Lénine” (la première partie parut dans Modern Monthly, septembre 1935 ; la seconde dans International Council Correspondance, vol. II, n° 8, juillet 1936) dans lequel il soutenait 1’analyse économique de Lénine contre celle de Rosa Luxembourg, mais il défendait néanmoins la position de celle-ci sur la question nationale contre celle de Lénine.
Les critiques de Rosa Luxembourg sur la politique nationale des bolcheviks, écrivait-il, semblent apparemment erronées. Au moment où avait lieu cette polémique, la menace essentielle pour l’État soviétique semblait venir d’une attaque militaire par les puissances impérialistes ; et bien que Rosa ait démontré que les bolcheviks avaient, par leur politique nationale, permis l’ouverture d’une brèche dans leurs flancs, ils ont su résister aux agressions impérialistes et leur politique de soutien aux mouvements nationaux semblait même renforcer l’État russe. Mais comme le dit Mattick, le prix payé pour cela fut si élevé que les critiques de Rosa se sont révélées justifiées :
“La Russie bolchevik existe encore, c’est sûr ; mais non ce qu’elle était au début, non en tant que point de départ de la révolution mondiale, mais en tant que rempart contre elle” (Modern Monthly).
L’État russe a survécu mais uniquement sur la base du capitalisme d’État ; la contre-révolution n’était pas venue simplement de l’extérieur mais de l’intérieur aussi. Pour le mouvement révolutionnaire international, cette “tactique” de soutien aux guerres de libération nationale utilisée par la IIIe Internationale était devenue une arme sanglante contre la classe ouvrière :
“Les nations “libérées” ont formé un encerclement fasciste autour de la Russie. La Turquie “libérée” massacre les communistes avec les armes que lui a données la Russie. La Chine, soutenue dans sa lutte pour la liberté par la Russie et la IIIe Internationale, étrangle le mouvement ouvrier d’une façon qui nous rappelle le massacre de la Commune de Paris. Des milliers et des milliers de cadavres d’ouvriers sont le témoignage de l’exactitude de la conception de Rosa Luxembourg selon laquelle le slogan du “droit des nations à disposer d’elles-mêmes” n’est rien d’autre qu’une “sornette petite-bourgeoise”. Jusqu’à quel point la “lutte pour la libération nationale est une lutte pour la démocratie” (Lénine), les aventures nationalistes de la IIIe Internationale en Allemagne – aventures qui ont contribué à créer les pré-conditions de la victoire du fascisme – le révèlent clairement. Dix ans de concurrence avec Hitler pour le titre du nationalisme authentique ont fait des ouvriers des fascistes. Et Litvinov a célébré, à la Société des Nations, la victoire léniniste du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’occasion du plébiscite sur la Sarre ? Vraiment, lorsqu’on voit cette évolution, on peut s’étonner que des gens comme Max Shachtman soient encore capables de dire aujourd’hui : “en dépit des critiques de Rosa vis-à-vis des bolcheviks sur leur politique nationale après la révolution, celle-ci fut néanmoins confirmée par les résultats” (Modern Monthly ; la citation de Shachtman vient de The New International, mars 1935).
Si une chose a été “confirmée par ses résultats”, c’est bien l’analyse de Rosa Luxembourg et des Gauches communistes et non la vieille position léniniste. Comme le prévoyaient Bilan et Mattick, les luttes nationales des années 30 n’étaient que les préparatifs à la Seconde Guerre impérialiste mondiale, une boucherie dans laquelle la Russie a joué un rôle de “partenaire à part entière”. I1 est bon de constater que tous ceux qui ont appelé le prolétariat à participer aux différentes confrontations nationales dans les années 30 n’ont pas hésité à prendre part à la Seconde Guerre mondiale. Les trotskistes qui ont appelé au soutien de Tchiang contre le Japon, de la République espagnole contre Franco, etc., ont persisté dans leur verbiage antifasciste et pro-libération nationale pendant la seconde boucherie impérialiste ; et, en appelant au soutien de “l’État ouvrier dégénéré”, ils ont même ajouté une nouvelle forme de défense nationale. Bien sur, il s’agissait-là de soutien “critique” aux impérialismes “démocratiques”.
La Seconde Guerre mondiale a clairement et combien douloureusement démontré l’impossibilité pour tout mouvement de “libération nationale” de combattre un impérialisme sans s’allier à un autre impérialisme. “L’héroïque Résistance antifasciste’’ en Italie, en France et ailleurs, les partisans de Tito, les “armées populaires” d’Ho-Chi-Minh et de Mao Tsé Toung, tous ceux-là et bien d’autres ont agi en appendices utiles des impérialismes alliés contre les impérialismes allemand, italien et japonais. Pendant et après la guerre, ils ont révélé leur nature de classe fondamentalement anti-prolétarienne, en appelant les ouvriers à s’entre-tuer, en contribuant à l’écrasement des grèves et des soulèvements ouvriers et en persécutant les militants révolutionnaires. Au Viêt-nam, en 1945, Ho-Chinh Minh a aidé les “impérialistes étrangers” à écraser la Commune ouvrière de Saigon. En 1948, Mao, entrant dans les villes de Chine, interdit toute grève et ordonne la poursuite normale du travail. En France, le maquis stalinien dénonce comme “collaborateurs fascistes” la poignée de communistes internationalistes qui avaient, pendant l’Occupation et la ‘’Libération’’, appelé la classe ouvrière à lutter contre les deux blocs. Ce même maquis “révolutionnaire” rejoignit, après la guerre, le gouvernement de De Gaulle et dénonce toute grève comme “l’arme des trusts”.
Durant cette période, le mouvement national dans les colonies a évolué de deux façons, s’inscrivant toutes deux dans la même dynamique qu’auparavant.
Tout d’abord, les années d’après-guerre voient une forte tendance vers une décolonisation relativement pacifique; en dépit de l’existence de mouvements nationaux puissants et quelquefois violents en Inde, en Afrique et ailleurs, “l’indépendance nationale” fut octroyée facilement à la plupart des anciennes colonies. Dans un article écrit en 1952, le groupe Internationalisme en France (qui s’était séparé de la Gauche italienne en 1944 sur la question de la formation du parti en pleine contre-révolution) analysait ainsi la situation :
“Autrefois, dans le mouvement ouvrier, on a cru que les colonies ne pourraient s’émanciper que dans le contexte de la révolution socialiste. Très certainement en tant que “maillons les plus faibles de la chaîne impérialiste” permettant une exacerbation de l’exploitation et de la répression capitalistes dans ces aires, elles étaient particulièrement vulnérables aux mouvements sociaux. Leur accession à l’indépendance était toujours liée à la révolution dans les métropoles.
Cependant, nous avons vu, durant ces dernières années, la plupart des colonies accéder à l’indépendance ; la bourgeoisie coloniale s’est plus ou moins émancipée de la domination des métropoles. Ce phénomène, aussi limité qu’il soit en réalité, ne peut plus être compris dans le contexte de l’ancienne théorie qui voyait le capitalisme colonial commis un simple laquais de l’impérialisme, son courtier servile.
La vérité c’est que les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour les métropoles ; elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles ont donc perdu leur caractère de “débouché”, ce qui rend les vieux impérialismes plus ouverts aux revendications de la bourgeoisie coloniale. Ce à quoi il faut ajouter que les propres problèmes de ces impérialismes (dans une époque où ont eu lieu deux guerres mondiales) ont favorisé l’expansion des colonies. Le capital constant s’est détruit lui-même en Europe alors que la capacité productive des colonies ou des semi-colonies s’est accrue, menant à une explosion de nationalisme indigène (Afrique du Sud, Argentine, Inde, etc.). I1 est remarquable que ces nouveaux pays capitalistes, dès leur création en tant que nations indépendantes, passent au stade du capitalisme d’État, montrant les mêmes aspects qu’une économie orientée vers la guerre comme cela a été mis en évidence ailleurs :
“La théorie de Lénine et de Trotski n’a plus de sens. Les colonies se sont intégrées dans le monde capitaliste et l’ont même soutenu. I1 n’y a plus de ‘maillon plus faible’ : la domination du capital se répartit de façon égale sur toute la surface de la planète” (“L’Évolution du capitalisme et la nouvelle perspective”, Internationalisme, n° 45, 1952).
La bourgeoisie des anciens empires coloniaux, affaiblie par les guerres mondiales, fut incapable de maintenir ses colonies ; la désintégration “pacifique” de l’Empire britannique en est le meilleur exemple. Mais c’est surtout parce que les colonies ne pouvaient plus servir de base à la reproduction élargie du capital mondial (étant devenues elles-mêmes capitalistes) qu’elles ont perdu de l’importance aux yeux des principaux impérialismes (en fait ce sont les puissances coloniales les plus arriérées comme le Portugal qui se sont accrochées avec ténacité à leurs colonies). La décolonisation n’était que la formalisation d’un état de fait déjà existant : le capital n’était plus accumulé à travers l’expansion dans des régions pré-capitalistes, mais sur la base du cycle de la décadence : crise, guerre, reconstruction... et par le gaspillage de la production, etc.
Mais l’accession à l’indépendance politique des anciennes colonies ne signifie nullement une indépendance réelle vis-à-vis des principales puissances impérialistes. Après le colonialisme est venu le “néo-colonialisme” par lequel les grandes puissances maintiennent une domination effective sur les pays arriérés par une forte pression économique : imposition de taux de change inégaux, exportation des capitaux par des “sociétés multinationales” ou par l’État et leur prédominance sur le marché mondial qui forcent les pays du tiers-monde à adapter leurs économies aux besoins des capitalismes avancés (à travers la monoculture, l’implantation d’industries d’exportation à main-d’œuvre bon marché par des capitaux étrangers, etc.). Pour appuyer tout cela il y a évidemment la puissance armée des impérialismes dominants et leur empressement à intervenir politiquement et militairement pour défendre leurs intérêts économiques. Le Viêt-Nam, le Guatemala, la République Dominicaine, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, tous ces pays et bien d’autres ont été le théâtre de l’intervention directe d’un impérialisme voulant protéger ses intérêts contre un changement politique et économique inacceptable.
En fait, la décolonisation “pacifique” est plus une apparence qu’une réalité. Elle a lieu dans un monde dominé par des blocs militaires impérialistes et c’est le rapport de force entre ces blocs qui détermine les possibilités d’une décolonisation pacifique. Les pays développés ont bien accepté l’indépendance nationale mais seulement si les pays qui furent leurs colonies restaient dans le camp du bloc impérialiste dont ils font partie. Comme la Seconde Guerre mondiale n’a fait que repartager un marché mondial déjà saturé, la seule évolution possible est une nouvelle confrontation entre les puissances sorties dominantes de ce conflit : en premier lieu, l’Amérique et la Russie. En conséquence, la seconde tendance principale, après la Seconde Guerre mondiale, a été toute une nouvelle prolifération de guerres nationales à travers lesquelles les impérialismes dominants ont cherché à défendre ou à étendre les sphères d’influence qui ne leur avaient été que provisoirement accordées après la Seconde Guerre mondiale.
La guerre de Chine, la guerre de Corée, celle du Viêt-nam, celles du Moyen-Orient et de partout ailleurs, toutes ont été la conséquence du rapport de force établi après la Seconde Guerre mondiale, de l’incapacité persistante du capitalisme à subvenir aux besoins les plus élémentaires de l’humanité, ainsi que de l’extrême décomposition sociale des anciennes régions colonisées. Si, dans ces guerres, les principaux impérialismes se sont rarement affrontés de façon directe, tous les conflits locaux ont servi d’intermédiaire au conflit dominant des “super-puissances”. Tout autant que pendant la guerre mondiale, ces guerres ont montré l’incapacité des bourgeoisies locales à combattre la domination d’une puissance impérialiste sans tomber sous celle d’une autre. Lorsqu’une bourgeoisie nationale arrivait à échapper aux tentacules d’un bloc, elle tombait immédiatement dans les bras de l’autre. Donnons quelques exemples : au Moyen-Orient, les sionistes ont combattu les armées arabes que soutenaient les Anglais, avec des armes russes et tchécoslovaques ; mais les plans de Staline, qui cherchait à intégrer Israël dans le bloc russe, ont échoué et Israël s’est rangé dans l’orbite américaine. Depuis lors, la résistance palestinienne au sionisme, qui avait d’abord compté sur l’impérialisme allemand et britannique, est tombée entre les mains de puissances hostiles aux Etats-Unis et à Israël : l’Égypte, l’Arabie Saoudite, la Russie et la Chine. Au Viêt-nam, Ho-Chi-Minh a aidé les Français et les Anglais à vaincre les Japonais ; pris sous l’égide russe et chinoise, il a vaincu la France et infligé de rudes coups aux Américains. A Cuba, Castro ne s’est dégagé de l’influence américaine que pour tomber inéluctablement entre les mains de l’impérialisme russe. Sans aucun doute, ces guerres et ces réalignements affaiblissent ici où là telle ou telle puissance impérialiste. Mais chaque fois qu’une d’entre elles s’affaiblit, cela veut dire qu’une autre se renforce. Ce sont seulement ceux qui voient quelque chose de “non impérialiste” dans les régimes staliniens qui arrivent à trouver des éléments progressifs dans le passage d’un pays d’un bloc a un autre. Mais quelles que soient les contorsions théoriques ou autres fantaisies des trotskistes, des maoïstes et autres, dans le monde réel, la chaîne de l’impérialisme n’est pas rompue.
Ceci ne veut pas dire que les bourgeoisies locales sont toujours purement et simplement des marionnettes entre les mains des grandes puissances. Les bourgeoisies locales ont des intérêts particuliers et ces intérêts sont impérialistes eux aussi. L’expansion d’Israël dans les territoires arabes, 1’invasion du Sud Viêt-nam par le Nord Viêt-nam et son expansion dans des parties du Cambodge, les rivalités entre l’Inde et le Pakistan à propos du Cachemire et du Bengale, toutes obéissent à la loi d’airain de la concurrence capitaliste à l’époque de la décadence impérialiste. En plus d’être des agents des grands impérialismes en acceptant leur aide, leurs armes et leurs conseils, les fonctions des bourgeoisies locales deviennent purement et simplement impérialistes elles-mêmes dès qu’elles se saisissent du contrôle de l’État. Comme aucune nation ne peut vivre en autarcie absolue, il n’existe pas d’autre choix que de tenter de s’étendre aux dépens d’autres nations encore plus arriérées et de s’engager aussi dans une politique d’annexion, d’échange inégal, etc. A l’époque de la décadence capitaliste, toute nation est une puissance impérialiste. Il n’en reste pas moins que toutes les rivalités locales ne peuvent s’inscrire que dans le cadre plus global des rivalités qui opposent les principaux blocs impérialistes. Les petits pays doivent se plier aux exigences des grandes puissances pour pouvoir réaliser leurs propres intérêts locaux. Dans certains cas exceptionnels, une puissance auparavant secondaire peut prendre un rôle d’une importance considérable sur l’arène impérialiste mondiale ; la Chine, en raison de son étendue et de sa richesse en ressources naturelles en est un exemple ; l’Arabie Saoudite, pour le moment du moins, en est un autre. Mais l’apparition de nouveaux grands impérialismes affaiblit à peine l’emprise de la rivalité impérialiste dominante ; et même si l’on tient compte de ceux-ci, c’est la rivalité fondamentale entre l’URSS et les USA qui continue à dicter la politique mondiale. La Chine, par exemple, a rompu avec la Russie au début des années 60 et a tenté de pratiquer, pendant un certain temps, une politique d’autarcie. Mais l’approfondissement de la crise économique mondiale qui a eu pour conséquence un renforcement des deux blocs principaux a contraint la Chine à s’intégrer de plus en plus dans le bloc américain.
Toute l’évolution d’après-guerre a amplement démontré la fausseté de la tactique employée dans cette période et qui consistait à soutenir les mouvements de libération nationale pour affaiblir l’impérialisme. Loin d’affaiblir l’impérialiste, ces mouvements n’ont fait que renforcer son emprise sur le monde et mobiliser des fractions du prolétariat mondial au service d’un bloc impérialiste contre l’autre.
C’est le développement objectif du marché mondial qui a fait des authentiques luttes de libération nationale une impossibilité à notre époque. Le système capitaliste a abouti à une impasse historique. Après avoir socialisé les forces productives à un degré sans précédent et unifié l’économie mondiale comme aucun autre mode de production dans l’histoire ne pouvait le faire, le capital a atteint un point où les contradictions inhérentes à son mode de production empêchent l’achèvement de cette unification. Le mouvement de capital a fait de la communauté humaine mondiale une réalité potentielle, mais la réalisation de cette communauté ne peut résulter que de la destruction des rapports sociaux capitalistes et de l’instauration des rapports communistes par la classe ouvrière. En effet, la perpétuation du capitalisme ne fait pas que freiner le développement des forces productives mais menace même d’entraîner l’humanité à sa ruine. La saturation générale des marchés depuis 1914 a montré que le capitalisme n’est capable de survivre qu’en engendrant un cycle barbare de « crise, guerre et reconstruction » et depuis qu’en 1967 s’est ouverte une nouvelle phase de la crise, la seule issue pour le capitalisme aujourd’hui est une nouvelle guerre impérialiste mondiale. Seules la révolution prolétarienne et l’instauration de la dictature du prolétariat à l’échelle mondiale peuvent empêcher le capital de perpétrer ce crime ultime envers l’humanité.
Les rapports sociaux capitalistes – des rapports marchands généralisés basés sur le caractère de marchandise de la force de travail – sont entrés en conflit permanent avec les forces productives. Ce qui caractérise la crise historique du capitalisme, c’est précisément l’emprisonnement des forces productives dans la forme marchande ; ce qui empêche le caractère collectif et associé de la production capitaliste de servir de base à un mode de production véritablement socialisé. A partir du moment où l’humanité ne peut avancer qu’avec l’établissement d’un tel système socialisé, le seul projet progressif aujourd’hui, c’est la libération des forces productives de leur forme marchande et l’instauration du communisme, ce qui n’est possible qu’à l’échelle mondiale. En même temps que les rapports sociaux capitalistes sont entrés dans une phase de décadence, les formes du droit et de la propriété, qui sont une expression de ces rapports, interviennent directement dans le freinage des forces productives. Dans le passé, la nation était progressive parce qu’elle fournissait le cadre adéquat au libre jeu des rapports marchands et donc à l’unification croissante de la reproduction sociale, en opposition à l’atomisation imposée par les rapports de production féodaux. Et même si aujourd’hui, le capitalisme tend de plus en plus à éliminer la concurrence économique directe au sein de chaque nation. Le phénomène du capitalisme d’État et celui de l’impérialisme montrent clairement que le système ne peut dépasser la forme des blocs concurrentiels composés de capitaux nationaux. Aussi, loin de servir à unifier le processus de reproduction sociale, la nation aujourd’hui entrave son unification véritable. Dans un monde qui réclame la mise en place d’un système de production et de distribution rationnelle et planifié à l’échelle mondiale, la nation est devenue un anachronisme. L’aggravation de la crise historique du capitalisme met chaque jour plus en lumière son absurdité ; chaque nation tente de faire face isolément, ce qui exige, pour chacune, une infrastructure industrielle et agricole propre, une monnaie propre, des frontières propres. Les tentatives de chaque capital national à ne compter que sur lui-même aboutissent à la multiplication absurde des activités productives, ce qui se manifeste dans le terrible gaspillage de la capacité productive de la société qui caractérise le capitalisme décadent.
Parallèlement, l’inexorable aggravation de la concurrence entre les nations entraîne le plus terrible gaspillage de ressources économiques et humaines que le monde ait jamais connu : les guerres impérialistes. Tous les événements de ce siècle montrent que la bourgeoisie ne peut jamais agir en tant que classe véritablement internationale. Les tentatives de régulation du capital à l’échelle internationale (qui sont, de toute façon, des tentatives de cartels contre d’autres blocs impérialistes plus puissants) ne sont que passagèrement possibles comme le montre aujourd’hui l’effondrement face à la crise des accords monétaires internationaux et de la CEE.
C’est parce que le capital en tant que rapport social mondial est entré dans sa phase de déclin qu’il n’y a plus rien de progressif dans la formation de nouvelles nations où que ce soit. En tant que classe mondiale, la bourgeoisie a fini de jouer son rôle historique et est devenue un obstacle réactionnaire au progrès de l’humanité. Et si la bourgeoisie des grandes puissances capitalistes les plus hautement industrialisées se trouve dans l’incapacité d’être un facteur de développement des forces productives, ce ne peut être qu’encore plus vrai pour les bourgeoisies des pays arriérés dont l’économie est complètement dominée par les grands impérialismes et qui n’ont aucune possibilité de “rattraper” les pays avancés.
Même pendant la période de reconstruction qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et au cours de laquelle les principaux pays capitalistes ont connu une phase de croissance économique sans précédent, la misère et le sous-développement du tiers-monde ont subsisté[1] [8], n’en déplaise aux théoriciens de la “société de consommation” et du “capitalisme sans crise”. Pendant cette période de reconstruction, la grande majorité des pays du tiers-monde a vu s’agrandir l’écart qui les séparait des économies des pays avancés : la stagnation économique ; un “boom démographique” qui a produit des millions de paysans sans terre et crevant de faim partout en Asie, en Amérique Latine et en Afrique ; la corruption officielle et une surproduction de couches d’intellectuels qu’on ne pouvait intégrer à l’économie ; le développement de maladies depuis longtemps disparues dans les pays avancés ; l’exploitation impitoyable par le capital national ou étranger des guerres, des coups d’État et une instabilité politique générale ; toutes ces réalités quotidiennes dans les régions sous-développées ont été le douloureux rappel du caractère purement fictif de la soi-disant “société de consommation”. Et lorsque aujourd’hui les pays capitalistes avancés s’empêtrent dans les filets d’un nouvel assaut de 1a crise généralisée, les pays arriérés ne peuvent connaître qu’une décomposition de plus en plus profonde. Parce qu’ils dépendent de l’impérialisme mondial, les vacillations des grandes nations provoquent leur effondrement. La crise frappe déjà quelques pays du tiers-monde d’une façon vraiment catastrophique, surtout ceux qui ne disposent pas de matières premières indispensables pour leur permettre de contrecarrer les pressions exercées par les principaux pays impérialistes qui tentent de rejeter les effets de la crise sur les pays plus faibles et, avec l’approfondissement de la crise, ces tentatives ne peuvent que s’intensifier. Des pays comme l’Éthiopie ou le Bangladesh ont déjà dû subir des récoltes insuffisantes et la famine, des inondations, l’inflation, la guerre et la récession. L’exemple du Bangladesh est particulièrement frappant pour montrer l’impossibilité de la libération nationale de nos jours. Le régime de Scheik Mujib qui a été mis en place grâce à une “guerre de libération nationale” appuyée par les Russes et les Indiens – contre leurs rivaux américains, pakistanais et chinois – s’est trouvé dans l’incapacité d’agir dans un sens quelconque si ce n’est celui d’une aggravation inéluctable de la crise qui frappe l’économie du Bangladesh. Selon les chiffres officiels (le Monde du 18/12/74), 27 800 personnes seraient mortes de faim dans les deux derniers mois de 1974 ; la seule réponse qu’a su apporter un régime manifestement incapable, c’est de réprimer tous ses adversaires politiques. Les régimes qui ont succédé à Mujib, après une série époustouflante de coups et contrecoups d’État, n’ont pu que suivre la lamentable voie qui leur était tracée par leur prédécesseur.
L’approfondissement de la crise mondiale a aussi fait taire ceux qui vantaient le magnifique “développement” qui semblait avoir lieu dans des points isolés du tiers-monde. On a souvent parlé du Brésil, par exemple, comme d’un “miracle économique” ; c’est ce que nous disaient de “savants bourgeois” tandis que certains “marxistes”, qui nient la saturation du marché mondial, y voyaient la preuve que le capital pouvait encore trouver bien des issues dans le développement du tiers-monde. En réalité, même pendant sa période de “boom”, c’est au prix d’une répression féroce de la classe ouvrière par la junte militaire, au prix d’une pauvreté persistante pour des millions de paysans et de lumpens, au prix d’un esclavage littéral et même du massacre de tribus indiennes, que l’expansion brésilienne a eu lieu. L’économie brésilienne était régie par les intérêts des impérialismes américain, japonais, allemand et autres, tous également rapaces et dont la principale préoccupation était de la saigner à blanc aussi vite que possible. Maintenant que la crise a dissipé le mirage de l’expansion, le ministre des Finances brésilien admet que toute la croissance de ces dernières années a été fondée entièrement sur du capital fictif. L’économie brésilienne se maintiendra donc tant que les autres capitaux feront semblant de croire à la réalité de ce capital (en réalité cette situation constitue un microcosme de toute l’économie mondiale qui s’appuie essentiellement sur la confiance accordée au dollar).
I1 est vrai que le tiers-monde a connu un développement, mais uniquement sur la base décadente d’un immense gaspillage, la base de toute l’accumulation capitaliste à notre époque. Dans tous les pays, il existe une croissance de certains secteurs limités (en général, au bénéfice d’un capital étranger) mais en même temps, les formes traditionnelles de l’économie sont acculées à l’effondrement sans qu’il ne leur soit offert aucune forme de remplacement, ni pour elles ni pour les couches sociales qui en vivaient. Et le prix payé dans les pays arriérés pour chaque nouvelle usine ou pour chaque nouveau travailleur industriel, c’est encore plus de bidonvilles, de lumpens, plus d’intellectuels sans emploi et encore plus de paysans sans terre. Bien que le nombre absolu de prolétaires ait augmenté pendant la période de décadence, leur proportion par rapport à la population mondiale a diminué et c’est dans le tiers-monde qu’elle reste le plus faible.
De façon générale, les pays du tiers-monde sont de pitoyables caricatures de second ordre des pays avancés en décadence. Chacun d’eux doit avoir un énorme appareil bureaucratique, de gigantesques dépenses militaires et de “prestige” (statues de héros nationaux, lignes de transport aérien nationales, etc.). Le Nigeria, par exemple, dépense 220 millions de livres par an pour son armée, ce qui représente 22,4 % de tout le budget du gouvernement fédéral. Le tiers-monde “goûte” également à d’autres “charmes” de l’accumulation capitaliste : un gaspillage intensif de l’environnement naturel, la pollution, la déshumanisation totale de la vie sociale, souvent intensifiée par le traumatisme de l’effondrement des cultures traditionnelles. Et bien des tendances fondamentales du capitalisme décadent (comme le capitalisme d’Etat) ont souvent progressé bien plus brutalement dans ces pays que dans les vieilles “métropoles”. Tous ces phénomènes expriment le fait que loin d’être de “jeunes” capitalismes “en développement”, tous ces pays ne sont que les secteurs les plus faibles d’un système mondial sénile.
[1] [9] L’expression “tiers-monde” elle-même a été inventée par des commentateurs bourgeois pour décrire ce phénomène où 2/3 de l’humanité semblent avoir été exclus du “merveilleux” boom des années après-guerre.
Pendant ce siècle, la bourgeoisie a pu maintenir sa domination de classe en imposant sa contre-révolution permanente, une attaque continue contre la classe ouvrière. Toutes les organisation de masse que la classe ouvrière avait créées au XIXe siècle (partis, syndicats, etc.) ont été intégrées au système capitaliste et font obstacle à la lutte prolétarienne. La bourgeoisie s’est mise à utiliser de formidables mystifications, qui vont de la télévision à la presse à sensation à l’Ouest, des manifestations de masse aux campagnes de propagande à l’Est. Chaque fois que la classe ouvrière a résisté à ces assauts de la bourgeoisie, celle-ci a mobilisé contre elle toutes les formes et toutes les forces de répression dont elle disposait : des polices anti-émeutes, des escadrilles de bombardiers, des spécialistes de la torture, des camps de travail, etc. Et chaque fois que la crise permanente du capital est apparue, comme une plaie ouverte au cœur du système, la bourgeoisie a sacrifié des millions de prolétaires dans les guerres impérialistes.
Les attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière se font de plus en plus perfides en tout lieu et à tout moment où la crise atteint une plus grande intensité. Car les capitalistes n’ont d’autre choix que d’accroître l’exploitation dans la production, de réprimer physiquement les prolétaires qui résistent, et s’ils le peuvent de les mener à la guerre. Dans les régions arriérées du capitalisme, la force de la crise permanente se prêtait bien moins à l’utilisation des palliatifs qui ont permis à la bourgeoisie des pays avancés de modérer son attaque contre la classe ouvrière. Et dans ces pays, le prolétariat a subi pratiquement sans répit un degré d’exploitation et de brutalité que la bourgeoisie des pays avancés n’a osé employer que dans des moments de crise particulièrement aiguë. La réalité même de la vie menée par les prolétaires du tiers-monde a réfuté l’idée de Lénine selon laquelle les mouvements de libération nationale pourraient permettre l’établissement de régimes “démocratiques bourgeois” et, partant, à la classe ouvrière d’organiser son propre mouvement autonome. Le capital aujourd’hui ne peut permettre nulle part à la classe ouvrière de s’organiser de façon autonome et encore moins dans les pays des soi-disant “révolutions démocratiques nationales”.
La faiblesse économique de ces pays ne laisse pas d’autre choix à la bourgeoisie que de tenter d’extraire le maximum de plus-value (et vu la faible composition organique du capital dans ces régions, c’est la forme de plus-value “absolue” que celle-ci prend habituellement). A peine les forces de “libération nationale” sont-elles au pouvoir qu’elles transfèrent toute leur énergie du champ de bataille à la “bataille de la production”. Invariablement, les fronts de libération nationale renforcent les tendances capitalistes d’État qui marquent déjà profondément ces économies. Les nationalisations à grande échelle servent alors le double but d’étayer un capital national chancelant et de fonder une rhétorique populiste et “socialiste” qui tente de persuader les travailleurs de s’éreinter pour le plus grand bien de “leur” économie nationale. En fait, ces régimes ne peuvent pas offrir grand-chose de plus à la classe ouvrière que des consolations idéologiques de ce genre. C’est ce que fit le leader du FRELIMO avertissant la classe ouvrière, peu après qu’il eût pris le pouvoir, de la façon suivante : “La liberté signifie le travail et la fin de la paresse”. Des usines de Corée du Nord jusqu’aux plantations de sucre de Cuba, le message est le même. L’idéologie de la “construction du socialisme” est utilisée pour masquer des formes d’exploitation les plus féroces et les plus primitives et dont l’État russe stalinien a été le pionnier il y a quelques dizaines d’années : le travail aux pièces, les heures supplémentaires obligatoires, la militarisation de la production, l’intégration complète des organisations “ouvrières” à l’État. Tant qu’il y aura des tiers-mondistes, des libéraux et des gauchistes, il y aura des gens pour s’enthousiasmer sur “l’héroïque esprit de sacrifice” des pays “socialistes” du tiers-monde. L’admiration que portent à ces régimes beaucoup d’écrivains et de politiciens bourgeois, c’est une admiration de classe pour la capacité du castrisme, du maoïsme ou du “socialisme africain” à la Nyerere, à mystifier la classe ouvrière et à la convaincre de s’identifier à ses propres exploiteurs. La bourgeoisie des pays avancés a profondément besoin d’une telle idéologie aujourd’hui.
Mais ce que ces admirateurs bourgeois ne sont pas capables de voir, c’est qu’en dépit des mystifications, la classe ouvrière n’est intégrée nulle part et qu’après comme avant, la lutte de classe continue, même dans les régimes les plus “progressistes” du tiers-monde ; la récente vague de grèves en Chine brisée par les jaunes du PCC en est un éloquent témoignage. Derrière le verbiage socialiste du “sacrifice volontaire” se cache toujours la menace omniprésente de la répression par la police militaire ; et pour cette raison, le leader du FRELIMO a dû ajouter à sa définition de la liberté qu’il n’y aurait pas de place pour les grèves dans le nouvel ordre social au Mozambique.
Au XIXe siècle, la révolution bourgeoise a presque toujours permis d’instaurer des régimes plus ou moins démocratiques qui accordaient aux travailleurs le droit de s’organiser. I1 n’existe pas de preuve plus flagrante de l’impossibilité d’aucune révolution bourgeoise de nos jours que le caractère politique des régimes de “libération nationale”. Ceux-ci sont inévitablement organisés dans le but avoué d’empêcher et, si nécessaire, de briser par la force tout embryon de lutte autonome de la classe ouvrière. La plupart d’entre eux sont des États policiers à parti unique qui proscrivent le droit de grève. Leurs prisons sont remplies de dissidents. Nombreux sont ceux qui se sont illustrés dans l’écrasement sanglant des soulèvements de la classe ouvrière ; nous avons déjà mentionné la précieuse contribution de Ho-Chi-Minh à l’écrasement de la Commune ouvrière de Saigon ; nous pourrions aussi rappeler comment Mao a envoyé l’armée de “Libération du peuple” “restaurer l’ordre” après les grèves, les débuts d’insurrection et les aventures “ultra-gauchistes” qu’avait provoqués la soi-disant “révolution culturelle”. Nous devrions aussi nous souvenir de la répression des grèves des mineurs par Allende ou de celle exercée par la très “progressiste” junte militaire de Peron. La liste est pratiquement inépuisable. Quant aux paysans, eux aussi ont connu la misère sous les tendres auspices de ces régimes. Avant même que les villes ne tombent entre leurs mains, c’est sur les paysans que les “armées de libération nationale” imposent leur domination dans les districts ruraux, en les terrorisant, en leur extirpant des impôts, en les mobilisant comme chair à canon. La fuite des paysans saisis de panique devant l’avancée des Viêt-Congs en mars 1975, bien après que les Américains aient cessé tout bombardement des régions contrôlées par les Viêt-Congs, montre à quel point est vide de sens la promesse des tiers-mondistes pour qui la “libération nationale” apporterait le bonheur aux paysans. Après la prise du pouvoir par les forces de libération nationale, les souffrances des paysans se sont poursuivies. Le régime a écrasé les paysans qui s’étaient révoltés en 1956 contre les nationalisations d’Ho-Chi-Minh, pendant qu’en Chine, les paysans mobilisés pour la construction de barrages, de ponts, etc., subissaient une intensification de leur exploitation de la part de l’Etat (la destruction forcée de la paysannerie dans le tiers-monde est une caricature particulièrement violente de ce qui s’est passé de façon graduelle dans les métropoles).
Mais c’est aussi contre… les minorités nationales que ces régimes de libération nationale perpétuent l’oppression. Dans les régimes indépendants d’Afrique noire, ce sont les Asiatiques qui sont opprimés ; au Soudan, ce sont les noirs par un régime arabe de gauche ; à Ceylan, les Tamils sont privés de tous leurs droits civiques et subissent une exploitation impitoyable dans les plantations de thé de la part du gouvernement social-démocrate, stalinien et trotskiste ; et la bourgeoisie polonaise (malgré ce qu’a prescrit Lénine) continue à persécuter les juifs que le régime n’a pas encore pu chasser ! Et en effet, la plupart des fronts de libération nationale ont souvent dans leur programme 1a claire intention de remplacer une forme d’oppression nationale par une autre. Le programme sioniste prévoit, ouvertement ou non, l’expulsion des Palestiniens et le programme du mouvement national palestinien, avec sa revendication d’un État où musulmans, juifs et chrétiens puissent vivre ensemble en tant que communauté religieuse, n’a indirectement pas d’autre intention que de supprimer la nationalité juive israélienne et de la remplacer par une nation arabe palestinienne. De même en Irlande, le programme de l’IRA ne peut que faire des protestants une minorité religieuse nationale opprimée.
Et il ne pourrait en être autrement. Puisque tous les programmes de libération nationale sont des programmes capitalistes, ils ne peuvent en aucun cas mettre fin à l’oppression nationale qui n’est d’autre que le capitalisme lui-même.
Mais pour revenir à la situation spécifique de la classe ouvrière dans de tels régimes, nous pouvons dire que les coups les plus forts que les fronts de libération nationale peuvent porter à la classe ouvrière, ce sont précisément les guerres de libération elles-mêmes. A cause du caractère constant des rivalités impérialistes dans une période de crise historique chronique, la bourgeoisie du tiers-monde est continuellement mêlée à des querelles impérialistes et autres péripéties contre ses rivaux locaux. Depuis 1914, il n’y a guère eu de moments où une partie au moins du monde sous-développé n’ait été plongée dans la guerre.
Les guerres de libération nationale sont une nécessité pour les impérialismes secondaires s’ils veulent survivre sur le marché mondial ; la concurrence est d’autant plus féroce dans ces pays que la domination des pays avancés les contraint à se confronter les uns les autres s’ils veulent se faire un peu de place sur le marché mondial. Mais à la classe ouvrière, ces guerres ne font qu’apporter une plus grande exploitation, une militarisation plus poussé et surtout des massacres et des destructions à grande échelle. Des millions de travailleurs se sont fait tuer durant ce siècle dans ces guerres sans y gagner rien d’autre que le remplacement d’un exploiteur par un autre. Comme toutes les guerres nationales, les luttes de libération nationale ont servi à museler la lutte de classe, à diviser les rangs du prolétariat et à y entraver la maturation de la conscience communiste. Et puisque le capitalisme décadent ne peut que s’orienter vers des conflagrations impérialistes à une échelle toujours plus grande, les luttes nationales localisées servent de banc d’essai aux futurs conflits mondiaux qui pourraient compromettre les possibilités de l’instauration du communisme.
Dans la période de décadence du capitalisme, les communistes doivent affirmer sans ambiguïté que toutes les formes du nationalisme sont réactionnaires par essence. Alors que très peu dénieront au nationalisme traditionnel des grands impérialismes (patriotisme du Ku-Klux-Klan, chauvinisme, nazisme, chauvinisme grand-russe, etc.) une nature réactionnaire, le soi-disant nationalisme des “opprimés” n’en est que plus pernicieux pour la classe ouvrière. C’est avec ce nationalisme “progressiste” que la bourgeoisie des anciennes colonies tente d’intégrer la classe ouvrière et de la persuader de produire de plus en plus de plus-value pour la patrie ; c’est au son des chants de ralliement en faveur de la libération nationale et contre l’impérialisme que les ouvriers de ces pays sont mobilisés dans les guerres inter-impérialistes. La classe ouvrière n’a qu’un seul intérêt aujourd’hui : s’unifier à l’échelle mondiale pour la révolution communiste. Toute idéologie qui divise la classe ouvrière selon des critères raciaux, sexuels ou nationaux, est contre-révolutionnaire, qu’elle parle de socialisme, de libération ou de révolution.
Si le capitalisme en crise parvenait à imposer “sa” solution, la guerre mondiale, à la classe ouvrière, c’est à coup sûr sous 1a bannière du nationalisme, quelle que soit sa forme, qu’il enverrait les travailleurs se faire massacrer dans un dernier round de barbarie. Aujourd’hui, le nationalisme est donc l’antithèse du prolétariat et de sa lutte, la négation de l’humanité et le véhicule idéologique potentiel de son extinction.
Contre toutes les formes de nationalisme, face à la crise mondiale du capital, les communistes doivent mettre en avant les tâches internationalistes de la classe révolutionnaire, la classe ouvrière.
Que ce soit dans les pays avancés ou dans ceux du tiers-monde, la seule voie qui s’ouvre devant le prolétariat aujourd’hui est celle de la lutte de classe autonome et intransigeante. Ceci n’implique pas seulement l’indépendance à l’égard de toutes les forces qui tentent de dévoyer la lutte de classe et de l’attacher à une fraction capitaliste (qu’il s’agisse des syndicats, des partis de gauche ou des fronts de libération nationale), mais encore une lutte féroce contre toutes ces forces et contre toutes les sortes de frontisme. La classe ouvrière ne doit pas seulement lutter contre un bloc impérialiste et ses agents locaux mais contre tous les impérialismes et tous leurs agents. Le seul front où peut s’engager la classe ouvrière aujourd’hui, c’est celui d’une guerre de classe, un front prolétarien international contre le capital.
A ceux qui tentent de contraindre le prolétariat à s’allier à des fractions bourgeoises “plus progressistes” ou “moins mauvaises” en mettant en ayant le caractère meurtrier d’une autre, les communistes doivent répondre en montrant comment de telles alliances ne peuvent protéger les ouvriers des massacres et des effusions de sang. Loin de protéger les ouvriers contre un “mal plus grand”, de telles alliances ont seulement servi à désarmer la classe et à la laisser sans défense contre ses anciens alliés une fois que ceux-ci tentent de “rétablir l’ordre” et de mettre en place leur propre régime. C’est la leçon que nous a donnée la Chine en 1927 et la classe ouvrière a, depuis lors, lourdement payé le fait de n’avoir pas compris cette leçon. Les ouvriers de Barcelone se sont fait massacrer par le Front populaire en mai 1937 quand celui-ci était censé les sauver du “mal plus grand” incarné par le fascisme. De même, en 1943, les bombardiers alliés ont donné une triste leçon aux ouvriers italiens dont les grèves et les soulèvements menaçaient de dépasser l’administration fasciste. Pour le prolétariat, il n’y a pas de “moindre mal”. Il ne peut compter à aucun moment sur la protection de ses ennemis mortels. Même à l’époque des authentiques révolutions bourgeoises, Marx insistait pour que les travailleurs gardent leurs armes et leurs organisations indépendantes pendant toute la révolution pour se défendre de l’inévitable “contrecoup” bourgeois à la menace de son ordre capitaliste (leçons des insurrections de Paris en 1848). A l’époque de la décadence, quand la bourgeoisie sous toutes ses formes ne peut avancer qu’en s’attaquant au prolétariat et en le massacrant, la seule réponse possible du prolétariat est son action indépendante contre toutes les fractions bourgeoises ; et seule celle-ci pourra mener au renversement de la bourgeoisie par les conseils ouvriers en armes.
Depuis la remontée des grèves en 1968, les ouvriers du tiers-monde ont montré une capacité de lutte autonome non moindre que celle de leurs frères des pays industrialisés. En Argentine, au Venezuela, en Inde, en Chine, en Afrique du Sud, en Égypte et partout ailleurs, des grèves de masse et même des semi-insurrections ont lancé les ouvriers dans des confrontations directes avec la police, les syndicats, les partis dits “ouvriers” et les gouvernements de “libération nationale”. Comme dans les pays capitalistes avancés, les ouvriers de ces pays se sont organisés eux-mêmes en assemblées générales autonomes pour diriger la lutte. En Argentine, en 1969, les ouvriers ont défendu leurs quartiers contre l’armée avec des cocktails Molotov et des fusils et ont organisé des comités de coordination de leur combat qu’on peut considérer comme des précurseurs des conseils ouvriers.
Tout comme la crise capitaliste se manifeste à l’échelle internationale, la classe ouvrière réagit et répond à l’échelle internationale. L’aggravation de la crise rend l’unification des luttes ouvrières possible à l’échelle mondiale. C’est à travers le processus d’approfondissement et d’extension constante de la lutte de classe que le prolétariat développera sa conscience et sa capacité d’organiser son offensive révolutionnaire contre tous les États capitalistes du monde.
Certains justifient le soutien aux fronts de “libération nationale” en disant que toute autre politique condamnerait le prolétariat du tiers-monde à attendre dans l’impuissance que le prolétariat des pays avancés brise la chaîne impérialiste à sa base. D’autres qui ne veulent pas se salir les mains en soutenant des fractions bourgeoises rejettent simplement l’idée que la classe ouvrière puisse avoir un potentiel révolutionnaire dans les pays arriérés et ne voient rien à faire avant que la révolution n’ait lieu dans les pays avancés.
Ces deux points de vue manifestent d’une part une incapacité à appréhender le capital en tant que rapport social global et d’autre part la classe ouvrière en tant que classe mondiale unie. Pourtant, c’est dans ses propres luttes que le prolétariat du tiers-monde a montré qu’il n’avait nullement l’intention de subir passivement en attendant que la révolution surgisse dans un centre impérialiste important. A priori, il n’y a pas de raison pour qu’un assaut révolutionnaire n’ait lieu dans un continent ou un pays sous-développé. Bien sûr, la révolution ne pourrait s’y maintenir longtemps mais finalement ceci n’est pas moins vrai pour l’Amérique que pour le Venezuela ou le Vietnam. C’est la même nature globale et générale de la crise qui ouvre la possibilité de généraliser la révolution à l’échelle mondiale, tout comme ce fut le cas en 1917 où la révolution eut pour point de départ la Russie “arriérée” (i1 faut souligner qu’il existe dans de nombreux pays du tiers-monde comme au Brésil, en Argentine, au Venezuela, en Égypte, en Corée du Sud, à Taiwan, etc., d’importants centres industriels et un prolétariat hautement concentré, comme c’était le cas en Russie à la veille de la révolution. Même dans les pays qui n’ont pas de grands centres industriels, il existe un important prolétariat agricole, des dockers, des ouvriers des transports et du bâtiment, etc., qui pourraient être à l’origine d’une poussée révolutionnaire, bien qu’il soit indéniable que les chances d’être le point de départ de la vague révolutionnaire mondiale soient, pour ces pays, bien incertaines).
Indiscutablement, les problèmes auxquels devrait faire face une dictature prolétarienne au tiers-monde seraient immenses. Le prolétariat de ces pays se trouverait face à la nécessité de nourrir des milliers de lumpens et de paysans sans terre. I1 serait confronté à une paysannerie attachée à l’idée de propriété et à l’agriculture de subsistance ; il serait menacé par les attaques immédiates d’un grand impérialisme et de ses agents locaux. Dans une telle situation, la seule issue serait d’essayer d’étendre aussi vite que possible la révolution aux pays avancés dont les ressources matérielles et la concentration du prolétariat sont absolument indispensables au succès de la révolution et à l’instauration du socialisme. Le prolétariat ne pourra défendre son pouvoir au milieu d’une marée de paysans et d’autres couches non prolétariennes qu’à la condition de maintenir son mouvement vers l’extérieur. Selon toute probabilité, les ouvriers seront obligés de faire des concessions aux paysans, lesquelles incarneront de multiples dangers. L’expérience (négative) des bolcheviks peut nous apprendre beaucoup à ce sujet ; les ouvriers devraient encourager la collectivisation plutôt que la division des terres et au lieu da proclamer un gouvernement “ouvrier et paysan”, ils devraient empêcher les paysans de tenter de “partager le pouvoir” avec eux (la représentation de ces couches devrait se faire dans des organes territoriaux, qui se composeraient de paysans en tant qu’individus et non en tant que classe sociale ayant un pouvoir propre dans les soviets). Mais en tout cas, toutes les mesures que les ouvriers pourraient prendre pour contrebalancer des concessions inévitables, serviraient essentiellement à maintenir un rapport de forces favorable à la classe ouvrière si la révolution continuait à s’étendre. I1 n’y a pas de solution au problème des autres couches sociales dans le cadre d’un seul pays. Seule la dictature du prolétariat à l’échelle mondiale peut réellement réaliser l’intégration de toutes les classes dans l’association communiste de l’humanité.
Il est fondamental de comprendre à quels problèmes un bastion révolutionnaire dans le tiers-monde serait confronté et de comprendre le rôle central du prolétariat des pays avancés. Mais les communistes doivent être attentifs aussi bien aux forces du prolétariat qu’à ses faiblesses. Dans les pays sous-développés, le prolétariat peut constituer une petite minorité de la population, mais comme le reconnaissait Lénine :
“La force du prolétariat dans n’importe quel pays capitaliste est infiniment plus grande que la proportion numérique du prolétariat par rapport à l’ensemble de la population. Et ceci, parce que le prolétariat détient les rênes économiques du centre et du système nerveux de l’économie capitaliste et parce qu’au niveau politique, le prolétariat exprime les intérêts réels de la vaste majorité de la population vivant sous la domination capitaliste” (Lénine, 1919, Oeuvres).
De plus, la faiblesse et l’incompétence de la bourgeoisie dans bien des pays arriérés peut faciliter une prise de pouvoir effective par la classe ouvrière, alors que dans les pays avancés la bourgeoisie a beaucoup plus d’expérience et est bien mieux équipée pour venir à bout du désordre social. A l’échelle internationale, la gravité de la crise et la lutte de classe dans les pays avancés peuvent retarder ou entraver l’intervention des grands impérialismes contre une révolution dans le tiers-monde. Il est fort possible que la bourgeoisie américaine ou russe se trouve dans l’incapacité de mobiliser “ses ouvriers” contre un bastion prolétarien, même si ceux-ci n’ont pas encore pris le pouvoir. De toutes façons, le fait que toute l’économie mondiale soit unie par des liens étroits d’interdépendance réciproque a pour conséquence que la révolution elle-même est étroitement interdépendante de toute la situation internationale. Les ouvriers des pays avancés ont tout autant besoin de la révolution dans les pays arriérés que celle-ci a besoin du renversement des principales puissances pour vivre. Il n’y a qu’une seule solution. Que la révolution prolétarienne surgisse dans les pays avancés ou dans le tiers-monde, une chose est certaine : l’instauration d’une dictature du prolétariat, quel qu’en soit le lieu, ouvre une période de guerre civile mondiale entre le prolétariat et la bourgeoisie.
Guerre civile mondiale ne signifie pas qu’un bastion prolétarien aurait la tâche “messianique” d’étendre à lui tout seul la révolution ou d’affronter militairement l’ensemble de la bourgeoisie mondiale. En dehors du fait que ce serait une pure utopie stratégique, les événements de 1920 ont démontré l’impossibilité “d’exporter” la révolution en envahissant simplement les pays voisins : l’avancée de l’Armée Rouge sur Varsovie n’a réussi qu’à jeter les ouvriers polonais dans les bras de leur bourgeoisie. Un bastion prolétarien isolé sera certainement obligé de mener des opérations militaires de survivance, de défendre autant de territoire qu’il peut, tout en tentant d’étendre la révolution par d’autres moyens.
La guerre civile mondiale signifie qu’à partir du moment où la question du pouvoir se pose concrètement, alors commence une lutte à mort entre le capital et le prolétariat ; et ceci n’est pas seulement vrai pour la fraction du prolétariat qui a pris le pouvoir mais pour toute la classe mondiale. Cela veut dire, pour le bastion prolétarien, qu’il ne pourra survivre indéfiniment au sein du système capitaliste mondial. Soit ce bastion sera une expression de la lutte révolutionnaire constante et persistante de la classe ouvrière, soit il tombera aux mains de la contre-révolution, qu’elle vienne de dehors ou de l’intérieur du pays.
Pour cette raison, tous les efforts de la classe ouvrière d’un bastion prolétarien doivent être tendus vers l’extension de la révolution pour la prise du pouvoir à l’échelle mondiale. Les indispensables mesures de socialisation que prendra le prolétariat au pouvoir dans une région du monde seront, à ce stade, fondamentalement des moyens pour parvenir à cette fin.
Le principal véhicule pour l’extension de la révolution, l’instrument fondamental de la guerre civile, c’est la conscience de classe du prolétariat mondial. I1 en résulte que la principale stratégie du prolétariat au pouvoir dans une région c’est de généraliser les conditions politiques de la révolution. Le prolétariat doit appeler les ouvriers du monde entier à venir à son aide en faisant la révolution dans leurs pays ; il doit soutenir activement les ouvriers révolutionnaires et les armer partout dans le monde ; il doit aider à mener une vaste campagne d’agitation et de propagande dans la classe ouvrière et favoriser la création de moyens organisationnels pour l’intervention communiste dans tous les pays (la plus grande contribution des bolcheviks à l’extension de la révolution fut la fondation de la IIIe Internationale).
C’est dans le cadre de tout un ensemble de considérations politiques que le prolétariat devra aborder la question de l’extension militaire de la révolution. Il y aura certainement des offensives militaires par des dictatures prolétariennes, mais elles devront être subordonnées à des critères politiques tout autant que militaires : le degré de maturité révolutionnaire du prolétariat des autres pays, la force de la bourgeoisie, celle de l’idéologie nationaliste, etc. Inutile de dire que de telles offensives ne ressembleraient en rien aux méthodes barbares des gangsters impérialistes. Constamment, le prolétariat en armes essaiera de gagner à la lutte révolutionnaire les ouvriers des autres pays, mais jamais il ne pourra les contraindre à rejoindre la révolution et il ne peut que rejeter avec mépris toutes les méthodes qui visent à soumettre par la force brutale les populations civiles – bombardements et destruction des quartiers d’habitation, représailles, etc. En aucun cas il ne peut employer d’armes nucléaires ou bactériologiques ou autres techniques cauchemardesques d’anéantissement inventées par la barbarie du capitalisme décadent.
Mais si le pouvoir prolétarien ne peut intégrer d’autres pays à sa sphère politique par la seule force des armes, il ne doit pas pour autant s’abstenir, par respect des soi-disant “droits nationaux”, d’envoyer des détachements armés dans telle ou telle région si la situation le requiert. Durant la guerre civile et l’extension de la révolution, on ne doit faire aucune concession au nationalisme et autre prétendu droit à l’autodétermination nationale. Au lieu d’appliquer la désastreuse politique bolchevik qui a divisé le prolétariat en différentes fractions à la merci de bourgeoisies soi-disant “opprimées”, le pouvoir prolétarien devra porter tous ses efforts vers l’unification de la classe, en appelant chaque fraction du prolétariat mondial à se dresser contre sa bourgeoisie et à participer à l’instauration du pouvoir international des conseils ouvriers. Si telle ou telle fraction du prolétariat garde des illusions nationalistes, elles ne doivent pas être renforcées par des promesses d’indépendance nationale mais combattues avec ténacité. Le bastion prolétarien devra apporter tout son soutien et ses encouragements aux ouvriers qui auront rompu avec le nationalisme et mettre en avant les intérêts de classe de tous les travailleurs. Nation ou classe ; esclavage capitaliste ou révolution communiste ; c’est la seule alternative que les fractions les plus résolues de la classe ouvrière ont à proposer à leurs frères de classe.
Dans le mouvement ouvrier, i1 ne doit plus être question d’un quelconque droit à l’autodétermination nationale, que ce soit avant, pendant ou après la victoire de la révolution prolétarienne. L’extension de la révolution signifie la destruction la plus rapide possible des frontières nationales, l’instauration de pouvoir des conseils ouvriers dans des régions du globe de plus en plus nombreuses. La création réelle de rapports sociaux communistes ne pourra se faire qu’à l’échelle mondiale.
Dans le mouvement ouvrier du XIXe siècle, il était encore possible de penser confusément que le socialisme était réalisable dans une certaine mesure au sein du cadre national, et que la communauté mondiale serait le produit de la fusion graduelle des économies socialistes. Mais l’expérience russe nous a appris depuis, non seulement que la construction du socialisme était difficile dans un pays, mais qu’elle était en réalité impossible. Aussi longtemps qu’existera le capital global, il continuera de dominer partout le rythme de la production et de la consommation. Peu importe jusqu’où vont les ouvriers d’un pays dans l’élimination des formes d’exploitation capitaliste, ils continuent d’être exploités par le capital mondial. Avant que le communisme puisse être instauré définitivement, le capitalisme doit être partout définitivement détruit ; le communisme ne peut être construit “au sein” du capitalisme.
Rosa Luxembourg et Lénine pouvaient parler d’autodétermination nationale sous le socialisme et être des révolutionnaires. Aujourd’hui, ceux qui parlent dans les mêmes termes sont des défenseurs de la contre-révolution capitaliste. Ceci s’applique aux staliniens et à leurs histoires “d’États ouvriers”, coexistant avec bonheur sur un marché mondial pratiquement éternel. Cela s’applique aussi aux libertaires et aux anarchistes qui défendent l’autogestion dans un pays. Conserver la nation, c’est conserver les frontières nationales, l’échange international, la concurrence internationale, en bref le capital. La construction du communisme n’est rien de moins que la construction de la communauté humaine mondiale. C’est la libération des forces productives des entraves imposées par les divisions nationales et l’échange marchand ; c’est la socialisation mondiale de la production et de la consommation ; c’est l’abolition du prolétariat lui-même en tant que classe exploitée et l’intégration de toutes les classes à une humanité vraiment sociale qui existera pour la première fois.
Pendant la période de transition du capitalisme à la société dans classe, l’immense désorganisation sociale et toutes les souffrances léguées par le capitalisme ne peuvent commencer à être dépassées que par la généralisation à l’échelle mondiale des rapports de production communistes. Les problèmes qui ravagent le tiers-monde et l’humanité dans son ensemble ne peuvent être résolus que sur cette base. Chômage, famines, pillage et destruction de l’environnement naturel, déséquilibres de l’infrastructure industrielle mondiale, tous ces problèmes fondamentaux sont inhérents au mode de production capitaliste et ne peuvent être éliminés que par la planification consciente de l’activité productive mondiale, exercée par les producteurs eux-mêmes.
Au cours de la reconstruction et de la transformation d’un monde ravagé par des dizaines d’années de décadence capitaliste, le prolétariat sera inévitablement confronté, dans ses propres rangs et au niveau de toute l’humanité à des problèmes de nationalité, de race, de différences culturelles. I1 devra faire face à toutes ces questions et les discuter ouvertement et librement au sein des conseils ouvriers et des autres organes mis en place par le pouvoir prolétarien. Mais la liquidation ultime de toutes ces divisions ne peut être réalisée que par la révolution permanente de l’édifice social et la destruction de la base matérielle de ces divisions qui les rendra caduques. En développant peu à peu la communauté humaine, le prolétariat réalisera la fusion de toutes tes les cultures existantes en une véritable culture universelle, accomplira une synthèse supérieure du patrimoine culturel antérieur qui aboutira à une nouvelle culture communiste. Avec l’apparition de cette culture universelle, se terminera la phase “tribale” de la préhistoire humaine et l’histoire réelle de l’humanité commencera.
“La guerre mondiale ne sert ni la défense nationale, ni les intérêts économiques ou politiques des masses populaires quelles qu’elles soient, c’est uniquement un produit de rivalités impérialistes entre les classes capitalistes de différents pays pour la suprématie mondiale et pour le monopole de l’exploitation et de l’oppression des régions qui ne sont pas encore soumises au Capital. A l’époque de cet impérialisme déchaîné il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l’impérialisme”.
(Rosa Luxembourg, Brochure de Junius, 1915)
A côté des courants bourgeois déclarés (comme les partis de droite traditionnels) ou « gestionnaires » de la société bourgeoise avec un langage « ouvrier » (tels les partis de gauche, « social démocrates » ou même « communistes »), l’ordre capitaliste peut s’appuyer également sur les organisations d’extrême gauche qui n’hésitent pas à afficher une perspective « révolutionnaire ». Il en est ainsi des différentes variantes du courant trotskiste dont le langage « radical » n’a pas d’autre objet que de ramener sur un terrain bourgeois (comme celui des élections et du syndicalisme) les éléments les plus combatifs de la classe ouvrière qui commencent à comprendre le rôle anti-ouvrier de ces partis de gauche. De même, à côté des arguments employés par la bourgeoisie « officielle » pour justifier la participation à la guerre impérialiste (tels la « lutte contre le terrorisme », pour « la défense des droits de l’homme » ou pour le « respect du droit international ») on trouve ceux mis en avant par les groupes trotskistes visant un même résultat : embrigader les prolétaires dans l’un ou l’autre camp des guerres impérialistes, ou bien à les conduire dans l’impasse du pacifisme a-classiste qui les paralyse face aux menées guerrières de la classe dominante. Au sein de ces organisations, certains éléments commencent à percevoir le rôle d’obstacle qu’elles jouent face au développement des luttes de la classe ouvrière et à la prise de conscience de celle-ci. Cependant, beaucoup de ces éléments sont incapables de comprendre que ce n’est pas en se revendiquant d’un « véritable trotskisme » qu’ils pourront rejoindre le camp du prolétariat. Il en est ainsi parce que le courant trotskiste, comme un tout, à rejoint le camp bourgeois au cours de la seconde guerre mondiale en participant à celle-ci au nom de la « lutte contre le fascisme » ou pour la « défense de l’URSS » présentée comme un « État ouvrier ».
Depuis cette époque, l’ensemble des variantes du courant trotskiste a régulièrement appelé les prolétaires à s’aligner (de façon « inconditionnelle » ou « critique ») sur tel ou tel camp des guerres impérialistes, notamment au nom du soutien aux « luttes de libération nationale » contre « l’impérialisme » qui est présenté comme une application des positions des bolcheviks et de Lénine sur la question nationale. Ce fut notamment le cas lors de la guerre du Vietnam dans les années 60-70 ou dans le conflit du Proche-Orient. Plus récemment, la guerre en Irak a constitué une nouvelle occasion pour la plupart des groupes trotskistes de démontrer leur nature bourgeoise en appelant à soutenir la « résistance » contre l’intervention américano-britannique dans ce pays. Le texte que nous publions ci-dessous est basé sur un document rédigé à l’origine en polémique avec un groupe en rupture, au nom d’un « vrai trotskisme » et de la « tradition léniniste », avec une organisation trotskiste en France ([1] [10]). Nous y mettons en évidence, en nous appuyant sur de nombreuses citations de Lénine lui-même, que les positions sur la guerre défendues aujourd’hui par le trotskisme (qu’il soit « vrai » ou « faux ») n’ont strictement rien à voir avec celles de Lénine. Les erreurs que ce dernier a pu commettre sur la question nationale ne l’ont pas empêché de défendre une position internationaliste intransigeante au cours de la première guerre mondiale. Bien plus, il a réglé leur compte par avance à tous les « arguments » des trotskistes actuels qui essaient de s’appuyer sur ses positions erronées pour faire passer en contrebande leur marchandise bourgeoise. Et si Lénine a pu anticiper ainsi ce que les trotskistes allaient raconter par la suite, c’est tout simplement que les arguments qu’ils emploient sont fondamentalement de même nature que ceux des social-chauvins de la première guerre mondiale, c’est-à-dire de ces secteurs de la Social-démocratie, « socialistes en paroles et chauvins dans les actes » qui ont apporté une aide précieuse à la bourgeoisie pour embrigader le prolétariat dans la boucherie impérialiste.
L’histoire du 20e siècle a amplement démontré que le critère essentiel qui détermine l’appartenance de classe véritable d’une organisation qui se réclame du prolétariat est l’internationalisme. Ce n’est pas un hasard si ce sont les mêmes courants qui s’étaient clairement prononcés contre la guerre impérialiste en 1914 et qui avaient impulsé les conférences de Zimmerwald et Khiental (particulièrement les bolcheviks et les spartakistes) que l’on a retrouvés par la suite à la tête de la révolution, alors que les courants social chauvins ou même centristes (Ebert-Scheidemann, ou les mencheviks) ont constitué le fer de lance de la contre-révolution. Ce n’est pas un hasard non plus si c’est le mot d’ordre “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” qui conclut non seulement le Manifeste communiste de 1848, mais aussi l’Adresse inaugurale de l’AIT en 1864.
Aujourd’hui, alors que les guerres ne cessent de ravager telle ou telle partie du monde, la défense de l’internationalisme continue de constituer le critère décisif d’appartenance d’une organisation au camp de la classe ouvrière. Face à ces guerres, la seule attitude conforme aux intérêts de cette dernière consiste à rejeter toute participation dans l’un ou l’autre des camps en présence, à dénoncer toutes les forces bourgeoises qui appellent les prolétaires, sous quelque prétexte que ce soit, à donner leur vie pour un de ces camps capitalistes, à mettre en avant, comme l’ont fait les bolcheviks en 1914, la seule perspective possible : la lutte de classe intransigeante en vue du renversement du capitalisme.
L’adoption de tout autre attitude, notamment celle conduisant à demander aux prolétaires de s’aligner sur l’un des camps militaires en présence revient à se transformer en sergent recruteur de la guerre capitaliste, en complice de la bourgeoisie et donc en traître. Ce n’est pas différemment que Lénine et les bolcheviks considéraient les social-démocrates qui, au nom de la lutte contre le “militarisme prussien” pour les uns ou au nom de la lutte contre “l’oppression tsariste” pour les autres, ont appelé les ouvriers à s’étriper mutuellement en 1914. C’est exactement cette politique nationaliste que dénonçait Lénine qui est adoptée face à la guerre en Irak par le trotskisme en général malgré toutes les bonnes intentions que peuvent afficher certains de ses courants.
Le soutien à “la résistance irakienne” : un mot d’ordre bourgeois
Le mot d’ordre de soutien “inconditionnel à la résistance armée du peuple irakien face à l’envahisseur”, revient en réalité à appeler les prolétaires d’Irak à se transformer en chair à canon au service de tel secteur de leur bourgeoisie nationale qui conçoit aujourd’hui la défense de ses intérêts capitalistes et impérialistes en dehors et contre l’alliance avec les États-Unis (alors que d’autres secteurs bourgeois estiment préférable de s’allier aux États-Unis dans la défense de leurs intérêts). Il faut d’ailleurs noter que les secteurs dominants de la bourgeoisie irakienne (qui, pendant des décennies, se sont rangés derrière Saddam Hussein) ont pu, suivant les circonstances, être les meilleurs alliés des États-Unis (particulièrement dans la guerre contre l’Iran au cours des années 1980) ou appartenir à “l’axe du mal” censé vouloir la perte de cette même puissance.
Des courants au sein du trotskisme invoquent, pour justifier leur politique de soutien à un des secteurs de la bourgeoisie irakienne, la position défendue par Lénine au cours de la première guerre mondiale lorsque, dans “Le socialisme et la guerre”, il écrivait par exemple : “… si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l’Inde à l’Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc. (…) tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des États opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les ‘grandes’ puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices.” (Chapitre 1, Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915)
Cependant, ce qui est souvent oublié (voire délibérément occulté), c’est justement qu’un des axes essentiels de cet écrit fondamental de Lénine (comme du reste de ses principaux textes écrits à cette époque) consiste à dénoncer férocement les prétextes invoqués par les courants social-chauvins pour justifier leur soutien à la guerre impérialiste et basés sur “l’indépendance nationale” de tel ou tel pays ou nationalité.
Ainsi, Lénine affirme d’un côté que : “En réalité, la bourgeoisie allemande a entrepris une guerre de rapine contre la Serbie pour la soumettre et étouffer la révolution nationale des Slaves du Sud…” (La guerre et la social-démocratie russe). Il écrit de même que : “L’élément national dans la guerre actuelle est représenté seulement par la guerre de la Serbie contre l’Autriche (…). C’est seulement en Serbie et parmi les serbes qu’il existe un mouvement de libération nationale datant de longues années, embrassant des millions d’individus parmi les “masses populaires”, et dont le “prolongement” est la guerre de la Serbie contre l’Autriche. Si cette guerre était isolée, c’est-à-dire si elle n’était pas liée à la guerre européenne générale, aux visées égoïstes et spoliatrices de l’Angleterre, de la Russie, etc., tous les socialistes seraient tenus de souhaiter le succès de la bourgeoisie serbe - c’est là la seule conclusion juste et absolument nécessaire que l’on doive tirer du facteur national dans la guerre actuelle.” Cependant, il poursuit : “La dialectique de Marx, dernier mot de la méthode évolutionniste scientifique, interdit justement l’examen isolé, c’est-à-dire unilatéral et déformé, de l’objet étudié. Le facteur national dans la guerre serbo-autrichienne n’a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale. Si l’Allemagne triomphe, elle étouffera la Belgique, encore une partie de la Pologne, peut-être une partie de la France, etc. Si la Russie remporte la victoire, elle étouffera la Galicie, encore une partie de la Pologne, l’Arménie, etc. Si le résultat est “nul”, l’ancienne oppression nationale demeurera. Pour la Serbie, c’est-à-dire pour environ un centième des participants à la guerre actuelle, celle-ci est le “prolongement de la politique” du mouvement de libération bourgeois. Pour 99 pour cent, la guerre est le prolongement de la politique de la bourgeoisie impérialiste, c’est-à-dire caduque, capable de dépraver des nations, mais non de les affranchir. L’Entente, en “libérant” la Serbie, vend les intérêts de la liberté serbe à l’impérialisme italien en échange de son appui dans le pillage de l’Autriche. Tout cela, qui est de notoriété publique, a été déformé sans scrupule par Kautsky afin de justifier les opportunistes.” (La faillite de la 2e Internationale, Chapitre 6).
Notons à propos de la Serbie en 1914 que le Parti socialiste de ce pays (et il fut salué pour cela par tous les internationalistes de cette époque) a refusé catégoriquement et a dénoncé la “résistance du peuple serbe contre l’envahisseur autrichien” alors même que ce dernier était en train de bombarder la population civile de Belgrade.
Pour en revenir à aujourd’hui, “il est de notoriété publique” (et on pourrait ajouter que ceux qui ne le reconnaissent pas ne font que “déformer sans scrupule la réalité”) que la guerre menée par les États-Unis et la Grande-Bretagne contre l’Irak en 2003 (au même titre que la guerre déclenchée en août 1914 par l’Autriche et l’Allemagne contre la “petite Serbie”) a des implications impérialistes qui dépassent de loin ce pays. Concrètement, face aux pays de la “coalition”, nous avons un groupe de pays, comme la France et l’Allemagne, dont les intérêts impérialistes sont antagoniques des premiers. C’est pour cela que ces deux derniers pays ont tout fait pour empêcher l’intervention américaine en Irak, qu’ils se sont refusés depuis d’envoyer la moindre troupe dans ce pays. Et le fait qu’ils aient voté aux Nations Unies en 2004 une résolution présentée par les États-Unis et la Grande-Bretagne ne signifie pas autre chose que les accords diplomatiques, au même titre que les disputes, ne sont qu’un moment de la guerre larvée que se livrent les grandes puissances.
Malgré toutes les déclarations d’amitié, claironnées notamment au moment de la célébration du débarquement du 6 juin 1944, l’impérialisme français trouve un avantage dans les difficultés que peuvent rencontrer les États-Unis en Irak. En fin de compte, à quoi aboutit le soutien à la “résistance du peuple irakien” : à faire le jeu de la bourgeoisie des pays aux intérêts antagoniques à ceux des Etats-Unis. Et là, il n’est pas possible pour un trotskiste français ou allemand d’invoquer Lénine pour justifier cette politique puisque, pour sa part, il appelait à “… combattre au premier chef le chauvinisme de ‘sa propre’ bourgeoisie” (La situation et les tâches de l’Internationale Socialiste, 1/11/1914).
Quiconque souhaite suivre l’exemple de Lénine dans la défense de l’internationalisme doit se rendre à l’évidence et cesser de se raconter des fables : le soutien à la “résistance du peuple irakien contre l’envahisseur” est une trahison pure et simple de l’internationalisme et donc une politique chauvine anti-prolétarienne. C’est contre une telle politique que Lénine écrit : “Les social chauvins reprennent à leur compte la mystification du peuple par la bourgeoisie, selon laquelle la guerre serait menée pour la défense de la liberté et de l’existence des nations, et se rangent ainsi aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat.” (Le socialisme et la guerre, Chapitre 1)
Cela dit, le soutien à la “résistance du peuple irakien”, c’est-à-dire aux secteurs anti-américains de la bourgeoisie irakienne, n’est pas une trahison de l’internationalisme du seul point de vue de l’enjeu que représente l’Irak dans les antagonismes entre grandes puissances impérialistes. En d’autres termes, ce n’est pas une trahison de l’internationalisme seulement à l’adresse des prolétaires de ces puissances. C’est également un trahison de l’internationalisme vis-à-vis des prolétaires irakiens à qui on veut faire prendre des vessies pour des lanternes et qu’on appelle à se faire tuer pour la défense des intérêts impérialistes de leur bourgeoisie. Car il ne faut pas se raconter d’histoires : l’État irakien est impérialiste. En fait, dans le monde actuel, tous les États sont impérialistes, du plus puissant au plus petit. Ainsi, la “petite Serbie”, dont l’histoire a fait une des proies favorites des appétits impérialistes de puissances plus grandes comme l’Allemagne ou la Russie (en passant par la France) s’est comportée au cours des années 90 en État impérialiste modèle à coups de massacres et “d’épurations ethniques” afin de constituer la “Grande Serbie” au détriment des autres nationalités de l’ex-Yougoslavie. Tout cela, évidemment, dans un contexte européen dominé par l’antagonisme entre les différentes puissances qui “défendaient” soit la Croatie (comme l’Allemagne et l’Autriche), soit la Bosnie (comme les États-Unis), soit la Serbie (comme la France et la Grande-Bretagne).
L’État irakien n’est en rien une exception à cette réalité du monde actuel. Loin de là. C’en est au contraire une illustration édifiante.
En effet, depuis son indépendance de la sphère britannique après la seconde guerre mondiale, cet État, du fait de sa localisation et de ses ressources pétrolières, n’a cessé d’être un enjeu dans les rivalités entre grandes puissances. “Client” pendant un temps de l’URSS, il a basculé vers l’alliance occidentale (notamment à travers un rapprochement spectaculaire avec l’Allemagne et surtout avec la France) au cours des années 70 lorsque l’influence soviétique a reculé au Moyen-Orient. Entre 1980 et 1988, dans une des guerres les plus longues et meurtrières (1 200 000 morts) depuis 1945, l’Irak se fait le fer de lance de l’offensive des pays occidentaux contre l’Iran de Khomeiny qui a appelé à la guerre sainte contre le “Grand Satan” américain. Les puissances occidentales, et particulièrement les États-Unis apportent un soutien sans faille à l’Irak, notamment à partir de l’été 1987 par l’envoi d’une flotte considérable dans le Golfe persique qui s’affronte quotidiennement aux forces de l’Iran et va obliger ce pays à accepter la cessation des hostilités au cours de l’été 1988 alors qu’auparavant il avait infligé des défaites cuisantes à l’Irak.
Il est clair que ce n’est pas simplement pour les beaux yeux de l’Amérique que Saddam Hussein a envoyé des centaines de milliers de prolétaires et de paysans en uniforme se faire tuer sur le front iranien à partir de septembre 1980 (et qu’il a massacré au passage 5000 civils kurdes dans la seule journée du 16 mars 1988 à Halabja). En fait, la bourgeoisie irakienne poursuivait ses propres buts de guerre en se lançant dans ce conflit. Outre que de mettre au pas par la terreur les populations kurdes et shiites, elle avait notamment comme objectif de mettre la main sur le Chatt al-Arab (l’estuaire du Tigre et de l’Euphrate) contrôlé par l’Iran. En outre, cette guerre devait permettre à l’Irak et à Saddam Hussein de prendre le leadership du monde Arabe. En somme, cette guerre était de nature parfaitement impérialiste.
Pour sa part, la guerre de 1990-91 était de même nature. Les visées impérialistes des États-Unis et de leurs alliés de l’époque dans l’opération “Tempête du désert” ont été amplement mises en évidence et dénoncées. Cependant, l’événement qui a servi de prétexte à la croisade contre l’Irak a été l’invasion du Koweït par ce pays au cours de l’été 1990. Évidemment, il ne s’agit pas pour les marxistes d’entrer dans des considérations sur qui était “l’agresseur” ou “l’agressé”, ni de prendre la défense du Cheik Jaber et de son compte en banque ou de ses réserves pétrolières. Cela dit, l’opération militaire d’août 1990 de l’Irak contre le Koweït était bien celle d’un brigand impérialiste contre un autre brigand impérialiste (pour employer le terme qu’affectionnait Lénine). Le fait qu’il s’agisse de petits brigands ne change rien à la nature profonde de leur politique ni à celle que doit avoir le prolétariat envers ce type de conflits.
Un dernier commentaire à propos de la nature impérialiste des États du monde actuel. Un argument qui est souvent donné pour appuyer l’idée qu’un État comme l’Irak ne serait pas impérialiste c’est qu’il n’exporte pas des capitaux. Cet argument se veut conforme à l’analyse développée par Lénine dans son ouvrage “L’impérialisme, stade suprême du capitalisme” qui porte une insistance toute particulière sur cet aspect de la politique impérialiste. En réalité, l’exploitation par les épigones de cette vision unilatérale de l’impérialisme dans le but de justifier les trahisons de l’internationalisme est du même type que l’exploitation qu’on faite les staliniens d’une phrase (d’ailleurs totalement coupée de son contexte) dans un article écrit par Lénine au cours de la première guerre mondiale.
“L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classe opprimées des autres pays, en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes exploiteuses et leurs États.” (A propos du mot d’ordre des États-Unis d’Europe)
Pour les staliniens (qui en général laissaient de côté la dernière phrase de cette citation) “C’était la plus grande découverte de notre époque. Elle devint le principe directeur de toute l’action du Parti communiste dans sa lutte pour la victoire de la révolution socialiste et la construction du socialisme dans notre pays. La théorie de Lénine sur la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays traça au prolétariat la claire perspective de la lutte, donna libre cours à l’énergie et à l’initiative des prolétaires de chaque pays pour marcher contre leur bourgeoisie nationale, inspira au parti communiste et à la classe ouvrière la ferme confiance en la victoire.” (Institut du marxisme-léninisme près le C.C. du P.C.U.S., Préface aux Œuvres choisies de Lénine, Moscou, 1975).
Le trotskisme, c’est l’extrême-gauche du capital
La méthode n’est pas nouvelle. Elle a été toujours employée par les falsificateurs du marxisme, par les renégats. C’est ainsi que les social-démocrates allemands se sont appuyés sur telle ou telle formulation erronée ou ambiguë des pères fondateurs du marxisme pour justifier leur politique réformiste et leur trahison du socialisme. En particulier, ils ont usé jusqu’à la corde cette citation d’Engels tirée de la préface de 1895 à la brochure de Marx La lutte des classes en France :
“La guerre de 1870-71 et la défaite de la Commune ont, comme Marx l’avait prédit, déplacé provisoirement le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne. La France a bien sûr mis des années a se remettre de la saignée du mois de mai 1871. En Allemagne, cependant, où l’avalanche des milliards français encourageait encore le développement sans cesse croissant d’une industrie littéralement soumise au régime de serre la social-démocratie se développa d’une manière bien plus rapide et plus constante encore. Grâce à l’intelligence des ouvriers allemands dans l’utilisation du suffrage universel introduit en 1866, l’étonnante progression du parti se manifeste aux yeux du monde entier par des chiffres indiscutables. Mais cette utilisation heureuse du suffrage universel a mis en vigueur un tout nouveau mode de lutte du prolétariat qui a continué à se développer rapidement. On découvrit que les institutions étatiques, dans le cadre desquelles s’organise l’hégémonie de la bourgeoisie, offraient à la classe ouvrière d’autres prises encore, grâce auxquelles elle pouvait combattre ces mêmes institutions étatiques. On participa aux élections dans certains Landtag, dans les conseils municipaux, les conseils de prud’hommes, on disputa à la bourgeoisie chacune de ses positions, et dans la distribution des fonctions, une bonne partie du prolétariat avait son mot à dire. Et ainsi, le gouvernement et la bourgeoisie en vinrent à craindre bien plus l’action légale du parti ouvrier que son action illégale, bien plus ses succès aux élections que ceux de la révolte.”
Et c’est cette utilisation anti-prolétarienne d’une citation erronée d’Engels que Rosa Luxemburg dénonce à la tribune du congrès de fondation du Parti Communiste d’Allemagne :
“Engels n’a plus vécu assez longtemps pour voir les résultats, les conséquences pratiques de l’utilisation que l’on fit de sa préface, de sa théorie. Mais je suis sûre d’une chose : quand on connaît les œuvres de Marx et d’Engels, quand on connaît l’esprit révolutionnaire vivant, authentique, inaltéré qui se dégage de tous leurs écrits, de tous leurs enseignements, on est convaincu qu’Engels aurait été le premier à protester contre les excès qui ont résulté du parlementarisme pur et simple ; le mouvement ouvrier en Allemagne a cédé à la corruption, à la dégradation, bien des années avant le 4 août, car le 4 août n’est pas tombé du ciel, il n’a pas été un tournant inattendu mais la suite logique des expériences que nous avons faites précédemment, jour après jour, d’année en année ; Engels et même Marx - s’il avait vécu - auraient été les premiers à s’insurger violemment contre cela, à retenir, à freiner brutalement le véhicule pour empêcher qu’il ne s’enlise dans la boue. Mais Engels est mort l’année même où il a écrit sa préface.” (Rosa Luxemburg, “Notre programme et la situation politique”, Rapport au congrès de fondation du P.C.A.)
Pour en revenir à l’idée que la seule manifestation d’une politique impérialiste soit l’exportation des capitaux, il faut préciser qu’elle est étrangère au livre de Lénine “L’impérialisme, stade suprême du capitalisme”. Bien au contraire puisqu’il y est écrit : “Aux nombreux “anciens” mobiles de la politique coloniale, le capital financier [qui est selon Lénine le principal moteur de l’impérialisme] a ajouté la lutte pour les sources de matières premières, pour l’exportation des capitaux, pour les “zones d’influence”, - c’est-à-dire pour les zones de transactions avantageuses, de concessions, de profits de monopole, etc., - et, enfin, pour le territoire économique en général.” (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Chap. X)
En réalité, cette déformation unilatérale de l’analyse de l’impérialisme par Lénine avait un objectif du même ordre que l’interprétation qui a été faite par les staliniens du court passage cité plus haut à propos de la “construction du socialisme dans un seul pays” : tenter de faire croire que le système qui s’était mis en place en URSS après la révolution d’octobre 1917 et l’échec de la vague révolutionnaire mondiale qui avait suivi, n’avait rien de capitaliste ni d’impérialiste. Comme l’URSS n’avait pas les moyens financiers d’exporter des capitaux (sinon à une échelle ridicule comparée à celle des puissances occidentales), la politique qu’elle menait ne pouvait pas être impérialiste, d’après une telle conception. Et cela, même quand cette politique prenait la forme de la conquête territoriale, de l’élargissement de ses “zones d’influence”, du pillage des matières premières et des ressources agricoles, voire du démontage pur et simple des usines des pays occupés. En fait, une politique très proche de celle menée par l’Allemagne nazie dans l’Europe occupée (où il y avait bien peu d’exportation de capitaux et beaucoup de pillage pur et simple). Évidemment, une telle analyse de l’impérialisme faisait les beaux jours de la propagande stalinienne face à ceux qui dénonçaient les menées impérialistes de l’État soviétique. Mais il faut aussi rappeler que les staliniens n’étaient pas les seuls à rejeter toute idée que l’URSS aurait pu être capitaliste et impérialiste. Ils ont reçu dans leur entreprise de mystification le soutien indéfectible du mouvement trotskiste avec l’analyse développé par Trotsky présentant l’URSS comme un “État ouvrier dégénéré” dans les lequel avaient disparu les rapports de production capitalistes.
Nous n’allons pas dans le cadre de ce texte essayer de démontrer l’inconsistance de l’analyse faite par Trotsky des rapports de production en URSS. Nous renvoyons à ce propos aux différents articles que nous avons publiés dans notre Revue internationale, notamment “La classe non identifiée, la bureaucratie soviétique vue par Trotsky” (Revue internationale n° 92). En revanche, il est important de souligner que c’est principalement au nom de la “défense de l’URSS et de ses acquis ouvriers” que le mouvement trotskiste a soutenu le camp des Alliés au cours de la 2e guerre mondiale, notamment en participant aux mouvements de “résistance”, c’est-à-dire qu’il a adopté la même politique que les social chauvins de 1914. En d’autres termes qu’il a trahi le camp de la classe ouvrière et qu’il a rejoint celui de la bourgeoisie.
Que les “arguments” employés par le courant trotskiste pour soutenir la participation à la guerre impérialiste n’aient pas été identiques à ceux des social chauvins de la première guerre mondiale ne change rien au fond du problème. En réalité, ils étaient de même nature puisqu’ils appelaient à faire une différence fondamentale entre deux formes de capitalisme et à soutenir l’une d’entre elles au nom du “moindre mal”. Dans la première guerre mondiale, les chauvins avérés appelaient à défendre la patrie. Les social chauvins appelaient pour les uns à défendre la “civilisation allemande” contre le “despotisme du tsar”, pour les autres la “France de la Grande Révolution” contre le “militarisme prussien”. Dans la seconde guerre mondiale, à côté de De Gaulle qui défendait la “France éternelle”, les staliniens (qui se référaient d’ailleurs aussi à la “France éternelle”) appelaient à la défense de la démocratie contre le fascisme et à la défense de la “patrie du socialisme”. Pour leur part, les trotskistes ont emboîté le pas aux staliniens en appelant à participer à la “Résistance” au nom de la “défense des acquis ouvriers de l’URSS”. Ce faisant, au même titre que les staliniens, ils se sont faits les sergents recruteurs pour le compte du camp anglo-américain dans la guerre impérialiste.
C’est en apportant leur soutien à l’Union sacrée lors de la première guerre mondiale que les partis socialistes ont signé leur passage au camp de la bourgeoisie. C’est en adoptant la théorie de la “construction du socialisme en un seul pays” que les partis staliniens ont fait un pas décisif vers leur passage au service du capital national qui s’est achevé avec leur soutien aux efforts de réarmement de leurs bourgeoisies nationales respectives et à la préparation active à la guerre qui s’annonçait. C’est sa participation à la deuxième guerre mondiale qui signe le passage du courant trotskiste dans le camp du capital. C’est pour cela qu’il ne peut exister d’autre alternative, si on veut retrouver le terrain de classe du prolétariat, que de rompre avec le trotskisme et sûrement pas de retrouver un “trotskisme véritable”. C’est ce qu’on compris les courants au sein de la 4e internationale qui ont voulu conserver une position internationaliste, des courants comme celui de Munis (représentant officiel du trotskisme en Espagne), celui de Scheuer en Autriche, de Stinas en Grèce, de “Socialisme ou Barbarie” en France. C’est le cas aussi de la propre veuve de Trotsky, Natalia Sedova, qui a rompu avec la 4e Internationale au lendemain de la 2e guerre mondiale sur la question de la défense de l’URSS et de la participation au nom de celle-ci à la guerre impérialiste.
Quiconque veut mener le combat aux côtés de la classe ouvrière, ne peut se dispenser de rompre clairement avec le courant trotskiste et non seulement avec telle ou telle organisation de ce courant.
Encore une fois, on peut retourner le problème comme on veut, on peut invoquer Trotski, Lénine, ou même Marx, réciter de mémoire tel passage de “L’impérialisme, stade suprême du capitalisme” ; on peut se boucher les yeux ou les oreilles, au choix, ou bien les yeux ET les oreilles ; on peut se mettre la tête dans le sable ou ailleurs, rien ne pourra changer cette réalité pesante : un groupe qui aujourd’hui soutient la “résistance irakienne”, non seulement se fait sergent recruteur pour transformer en chair à canon les prolétaires irakiens au service des secteurs parmi les plus rétrogrades (qu’ils soient shiites ou sunnites) de la bourgeoisie irakienne, mais il apporte un soutien qualifié aux intérêts impérialistes de sa propre bourgeoise nationale lorsque celle-ci s’oppose, comme c’est le cas aujourd’hui en Allemagne, en France ou en Espagne, aux ambitions américaines. Mais même lorsque le secteur dominant de la bourgeoisie d’un pays soutien ces ambitions, comme en Italie à l’heure actuelle, un tel groupe ne fait que cultiver les sentiments nationalistes anti-américains des prolétaires de ce pays. Dans tous les cas, ce groupe usurpe le qualificatif de communiste ou d’internationaliste. Il n’est pas différent de ceux que Lénine qualifiait de social chauvins : socialistes en paroles, chauvins et bourgeois en actes.
Quant aux arguments à connotation “marxiste” utilisant telle ou telle phrase de Lénine ou même de Marx destinés à justifier la participation à la guerre impérialiste, Lénine y a déjà répondu par avance :
“De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations. Ancien facteur de progrès, le capitalisme est devenu réactionnaire ; il a développé les forces productives au point que l’humanité n’a plus qu’à passer au socialisme, ou bien à subir durant des années, et même des dizaines d’années, la lutte armée des “grandes” puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l’aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d’oppressions nationales de toute nature.” (Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915 - La guerre actuelle est une guerre impérialiste).
“Les social chauvins russes (Plekhanov en tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870 ; les social chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d’Engels en 1891 sur la nécessité pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre contre la Russie et la France réunies ; enfin, les social chauvins genre Kautsky, désireux de transiger avec le chauvinisme international et de le légitimer, invoquent le fait que Marx et Engels, tout en condamnant les guerres, se sont néanmoins chaque fois rangés, de 1854-1855 à 1870-1871 et en 1876-1877, du côté de tel ou tel État belligérant, une fois le conflit malgré tout déclenché. Toutes ces références déforment d’une façon révoltante les conceptions de Marx et d’Engels par complaisance pour la bourgeoisie et les opportunistes (…) Invoquer aujourd’hui l’attitude de Marx à l’égard des guerres de l’époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : “Les ouvriers n’ont pas de patrie”, paroles qui se rapportent justement à l’époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l’époque de la révolution socialiste, c’est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois.” (Le socialisme et la guerre, Chap. 1)
[1] [11] Groupe Communiste Révolutionnaire Internationaliste qui est une scission du Parti des Travailleurs.
Critique de la théorie du maillon le plus faible
“Question 19 : Cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays?
Réponse : Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend de ce qui se passe chez les autres. Elle a, en outre, uniformisé dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes décisives de la société, et que la lutte entre ces deux classes est devenue la principale lutte de notre époque. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c’est à dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne.,...Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélérera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura par conséquent, un terrain universel”
(F. Engels, “Principes du
Communisme”, 1847)
1-Dès l’aube du mouvement ouvrier a été affirmé le caractère mondial de la révolution communiste. De tous temps, l’internationalisme a été la pierre angulaire des combats de la classe ouvrière et du programme de ses organisations politiques. Toute remise en cause de ce principe essentiel a toujours été synonyme de rupture avec le camp prolétarien, d’adhésion au camp bourgeois. Cependant, si depuis plus d’un siècle il est clair pour les révolutionnaires que le mouvement de la révolution communiste se confond avec le processus de généralisation mondiale des luttes ouvrières, les conditions et les caractéristiques de ce processus n’ont pas été clairement appréhendées à toutes les époques de l’histoire du mouvement ouvrier. On a même constaté sur cette question des régressions : c’est ainsi que pendant plus de 60 ans le mouvement ouvrier a traîné le boulet de deux idées :
- c’est la guerre impérialiste mondiale qui crée les conditions les plus favorables à l’éclatement d’un mouvement révolutionnaire,
- c’est dans les pays où la bourgeoisie est la plus faible (le “maillon le plus faible de la chaîne capitaliste”) que se déclenche d’abord un tel mouvement qui s’étend par la suite aux pays les plus développés.
Ces deux idées n’appartiennent pas au patrimoine classique du marxisme tel qu’il nous a été légué par Marx et Engels. Elles sont apparues au cours de la 1e Guerre Mondiale et font partie de ces erreurs auxquelles l’Internationale Communiste a accordé ses sacrements et que la défaite de la révolution mondiale a permis de transformer en dogme.
Cependant, contrairement à d’autres positions erronées de l’IC combattues énergiquement par la Gauche Communiste, ces deux idées ont trouvé très longtemps la faveur d’authentiques courants révolutionnaires([1] [12]) et restent encore aujourd’hui l’alpha et l’oméga de la perspective des groupes bordiguistes. Cela résulte pour grande partie du fait que ces erreurs provenaient, comme cela est arrivé souvent dans le mouvement ouvrier, de la défense intransigeante d’authentiques positions de classe. C’est ainsi que :
- la première erreur découlait de la défense du mot d’ordre juste de “transformation de la guerre impérialiste en guerre civile” adopté par le Congrès international de Stuttgart en 1907 et repris pendant la 1ère guerre mondiale par Lénine et les bolcheviks contre les courants pacifistes qui en appelaient à un “arbitrage” pour mettre fin au conflit et les “jusqu’auboutistes” qui ne voyaient de paix possible qu’avec la victoire de leur pays ;
- la deuxième erreur découlait du combat mené par les révolutionnaires, et notamment les bolcheviks, contre les courants réformistes et bourgeois (mencheviks, Kautskistes, etc.) qui niaient toute possibilité de révolution prolétarienne en Russie et assignaient au prolétariat de ce pays la seule tâche d’appuyer la bourgeoisie démocratique.
Le triomphe de la révolution en 1917 en Russie a démontré la validité des positions principielles défendues par les bolcheviks, notamment que la guerre mondiale, caractéristique du 20e siècle est la manifestation du fait que le système capitaliste comme un tout est entré dans sa phase de déclin historique ce qui pose la nécessité de la révolution socialiste comme unique alternative. Par contre, l’isolement international de cette première tentative prolétarienne a permis que soient masqués le caractère encore partiel des positions bolcheviques et la nature erronée de certains arguments employés dans leur défense. La victoire mondiale de la contre-révolution, enfin, a permis l’utilisation intensive de ces faiblesses dans la justification de la politique bourgeoise des partis soi-disant “ouvriers”. La dénonciation de cette politique bourgeoise ne peut donc se limiter à une simple réaffirmation des véritables positions de Lénine et de l’IC comme le proposent les bordiguistes. Elle passe nécessairement par la critique des erreurs héritées du passé, par le rejet de toutes les formulations qui prêtent le flanc à une exploitation par la bourgeoisie.
2-Le CCI a déjà engagé depuis un certain temps une critique de la thèse suivant laquelle les conditions optimales de la révolution et de la généralisation des combats qui la conditionne étaient données par la guerre impérialiste([2] [13]). Par contre, tout en étant implicitement rejetée dans nos analyses, la thèse du “maillon le plus faible” n’a pas été jusqu’à présent explicitement, spécifiquement, combattue. C’est ce que se propose de faire le présent texte dans la mesure où :
-les deux thèses considérées sont étroitement liées, tant du point de vue des circonstances historiques de leur surgissement que de la vision du monde capitaliste et de la révolution qui les sous-tend : toute critique de l’une, pour être complète, a besoin de s’appuyer sur la critique de l’autre ;
-bien plus encore que la thèse de “la guerre condition de la révolution”, la thèse du “maillon le plus faible” ouvre la porte à des analyses dangereuses et même bourgeoises ; cette thèse s’appuie sur un avatar de la théorie du “développement inégal du capitalisme” qui contient tant l’idée du “socialisme dans un seul pays”([3] [14]) que le tiers-mondisme des maoïstes et des trotskistes et qui, au sein même du camp prolétarien, a conduit les bordiguistes et un Mattick à affirmer que la révolution démocratique bourgeoise serait à l’ordre du jour dans certaines “aires géographiques” et à saluer “le progressisme de Che Guevara ou HO Chi Minh ([4] [15] ) ;
-même des groupes qui ont rejeté sans ambiguïté toutes les tentations tiers-mondiste ont éprouvé quelques difficultés à se dégager de la conception du “maillon le plus faible” dans l’examen de la situation en Pologne à partir de l’été 80 et ont manifesté de ce fait des tendances à la surestimation du niveau des luttes (ce fut notamment le cas du Communist Workers’ Organisation qui en appelait à “la Révolution maintenant!”)comme à la surestimation de l’importance de la défaite pour le prolétariat mondial que constituait et exprimait 1’état de guerre.
En fait, si comme élément fondamental de sa perspective, le CCI a réaffirmé à plusieurs reprises avec force la nécessité de la généralisation mondiale des combats de classe, il n’avait pas jusqu’à présent explicité les caractéristiques de cette généralisation. Il n’avait pas, en particulier répondu expressément aux questions :
-cette généralisation se présente-t-elle comme la convergence d’une série de mouvements parallèles touchant tous les pays du monde ?
-si cette généralisation se présente comme un séisme avec des ondes de choc irradiant vers tous les pays, où se trouve l’épicentre de ce séisme? peut-il se trouver dans n’importe quelle zone du capitalisme et notamment hors de ses grandes concentrations industrielles (les prétendus “maillons faibles”)?
Derrière cette question du “maillon le plus faible” c’est toute la vision de la perspective historique vers la révolution qui est en cause. C’est donc le cadre des conditions générales de la révolution prolétarienne qu’il est nécessaire de reposer.
3- Suivant le point de vue classique du marxisme, tel qu’il nous est donné par le Manifeste Communiste par exemple, les conditions de la révolution communiste sont schématiquement les suivantes :
-développement suffisant des forces productives au point de transformer en carcan les rapports de production qui avaient permis leur épanouissement par le passé et au point de créer les conditions matérielles à la mise en marche d’un processus de bouleversement de ces rapports de production (nécessité et possibilité matérielles de la révolution) ;
-développement de la classe révolutionnaire, “chargée d’exécuter la sentence prononcée par l’histoire “, “fossoyeur” de la vieille société moribonde.
Ces conditions, qui sont valables pour toutes les révolutions de l’histoire (notamment la révolution bourgeoise), s’expriment plus particulièrement dans le cas de la révolution prolétarienne de la façon suivante :
-c’est à l’échelle mondiale (et non à celle d’un pays ou d’une région du monde comme c’était le cas pour les révolutions bourgeoises) que sont données (ou non encore données) les prémisses matérielles de la révolution : développement des forces productives, crise historique des rapports de production capitalistes ;
-cette crise des rapports de production s’exprime, dans le capitalisme, par une crise de surproduction, par une saturation des marchés solvables (et non des besoins humains évidemment) ;
-pour la première fois de l’histoire, la classe révolutionnaire est une classe exploitée de la vieille société : ne disposant d’aucun pouvoir économique dans celle-ci, cette classe, bien plus encore que les autres classes historiques, tire sa force de son nombre, de sa concentration sur les lieux de production, de son éducation, de sa conscience.
4- C’est effectivement à l’échelle du monde entier que sont données, depuis la 1ère guerre mondiale, les conditions matérielles de la révolution communiste (sur ce point la position de Lénine était parfaitement juste qui faisait découler la nature de la révolution en Russie de la situation mondiale et non des caractéristiques spécifiques de ce pays, comme le faisaient les mencheviks et l’ont fait par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, de nombreux groupes conseillistes) Le fait que ce soit tout le capitalisme qui soit entré dans sa phase de décadence n’empêche pas cependant le fait, bien au contraire, qu’il existe d’énormes différences entre les diverses régions du monde sur le plan du développement des forces productives et en particulier de la principale d’entre elles, le prolétariat.
La loi du développement inégal du capitalisme, sur les extrapolations desquelles Lénine et ses épigones basent leur thèse du “maillon le plus faible”, se manifeste dans la période ascendante du capitalisme par une poussée impérieuse des pays retardataires vers un rattrapage et même un dépassement des pays plus développés. Par contre, ce phénomène tend à s’inverser au fur et à mesure que le système, comme un tout, approche de ses limites historiques objectives et se trouve dans l’incapacité d’étendre le marché mondial en rapport avec les nécessités imposées par le développement des forces productives. Ayant atteint ses limites historiques, le système en déclin n’offre plus de possibilité d’une égalisation dans le développement, mais au contraire dans la stagnation de tout développement, dans le gaspillage, dans le travail improductif et de destruction. Le seul “rattrapage” dont il peut être question est celui qui conduit les pays les plus développés à la situation qui existait auparavant dans les pays arriérés sur le plan des convulsions économiques, de la misère, et des mesures de capitalisme d’Etat. Si au 19ème siècle, c’est le pays le plus avancé, l’Angleterre, qui indiquait ce que serait l’avenir des autres, ce sont aujourd’hui les pays du tiers-monde qui indiquent d’une certaine façon, de quoi est fait l’avenir des pays plus développés.
Cependant, même dans ces conditions, il ne saurait exister de réelle “égalisation” de la situation des différents pays qui composent le monde. Si elle n’épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l’arène économique mondiale et dont la route au développement est définitivement barrée par les puissances plus anciennes ([5] [16]).
Ainsi, la “loi du développement inégal” qui, en son temps, avait favorisé une certaine égalisation des situations économiques, se manifeste maintenant comme un facteur d’aggravation des inégalités entre pays. Si la solution aux contradictions de la société - la révolution prolétarienne mondiale - reste à l’instar du problème, unitaire et la même dans tous les pays, il n’en reste donc pas moins que c’est avec des différences notables entre les zônes géo-économiques que l’ensemble de la bourgeoisie entre comme un tout dans sa période de crise historique.
Il en est de même pour le prolétariat qui affronte sa tâche historique de façon unitaire tout en présentant des différences importantes entre les divers pays et contrées.
Ce deuxième point découle en effet du premier dans la mesure où les caractéristiques du prolétariat d’un pays et notamment celles qui déterminent, comme on l’a vu plus haut, sa force (son nombre, sa concentration, son éducation, son expérience) dépendent étroitement du développement du capitalisme dans ce pays.
5- C’est uniquement en tenant compte de ces différences que nous lègue le capitalisme, en les intégrant dans la perspective générale vers la révolution, qu’on peut établir celle-ci sur des bases solides. Encore faut-il pour cela ne pas tirer des conclusions fausses de prémisses justes et notamment ne pas attendre le point de départ de la révolution justement là où il ne peut pas se trouver comme le fait la théorie du “maillon le plus faible” développée par les “léninistes”.
La démarche de ces derniers consiste à transposer telle quelle une donnée de la physique : “la chaîne soumise à une tension se rompt au point le plus faible”, au domaine du mouvement social. De ce fait, ils négligent totalement la différence, et qui est ici essentielle, existant entre le monde inorganique et le monde organique vivant, et surtout le monde humain qui est social.
Une révolution sociale ne consiste pas simplement en la rupture d’une chaîne, dans l’éclatement de l’ancienne société. Elle est encore et simultanément une action pour 1’édification d’une nouvelle société. Ce n’est pas un fait mécanique mais un fait social indissolublement lié à des antagonismes d’intérêts humains, à la volonté et aux aspirations des classes sociales et de leur lutte.
Prisonnière d’une vision mécaniste, la théorie du maillon le plus faible scrute les points géographiques où le corps social est le plus faible et c’est sur eux qu’elle fonde sa perspective. C’est là où se trouve la racine de son erreur théorique.
Le marxisme - celui de Marx et Engels - n’a jamais conçu une telle démarche de l’histoire. Pour eux, les révolutions sociales ne se produisent pas là où l’ancienne classe dominante est la plus faible et où sa structure est la moins développée, mais au contraire là ou sa structure a atteint son plus grand achèvement compatible avec les forces productives et ou la classe porteuse des nouveaux rapports de production appelés à se substituer aux anciens devenus caducs est la plus forte. Alors que Lénine cherche et mise sur les point où la bourgeoisie est la plus faible, Marx et Engels cherchent et misent sur les points où le prolétariat est le plus fort, le plus concentré et le plus apte à opérer la transformation sociale. Car si la crise frappe en premier lieu et plus brutalement les pays sous-développés en raison même de leur faiblesses économique et de leur manque de marge de manœuvre, il ne faut jamais perdre de vue que la crise a sa source dans la surproduction et donc dans les grands centres de développement du capitalisme. C’est là une autre raison pour laquelle les conditions d’une réponse à cette crise et à son dépassement résident fondamentalement dans ces grands centres.
6- Les défenseurs inconditionnels de la théorie du haillon le plus faible répliqueront à ces arguments que la révolution d’octobre 17 confirme la validité de leurs conceptions puisqu’on sait bien depuis Marx que “c’est dans la pratique que l’homme démontre la vérité, la validité de sa pensée”. La question est de savoir comment on lit et on interprète cette “pratique”, comment on distingue la règle de l’exception. Et, de ce point de vue, il ne faut pas faire dire à la révolution de 17 plus qu’elle ne peut dire. De même qu’elle ne prouve pas que les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne sont données par la guerre, elle ne prouve nullement la validité de la “loi du maillon le plus faible” et pour les raisons suivantes :
a) Malgré son arriération économique d’ensemble, la Russie de 17 est la 5ème puissance industrielle du monde avec, dans quelques villes, notamment Petrograd, d’immenses concentrations ouvrières : Poutilov est à l’époque, avec 40 000 ouvriers, la plus grande usine du monde.
b) La révolution de 17 se produit en plein milieu de la guerre mondiale, ce qui limite les possibilités pour la bourgeoisie des autres pays de prêter immédiatement main forte à la bourgeoisie russe.
c) Le pays concerné est, par ailleurs, le plus étendu du monde ; il représente 1/6 de la superficie du globe, ce qui complique d’autant plus la riposte de la bourgeoisie mondiale (comme on peut le constater lors de la guerre civile).
d) C’est la première fois (si l’on excepte les tentatives prématurées et sans espoir de la Commune et même de 1905)que la bourgeoisie est confrontée à une révolution prolétarienne, aussi est-elle surprise :
-en Russie même, où elle ne comprend pas à temps la nécessité de se retirer de la guerre impérialiste ;
-à l’échelle internationale, où elle prend des risques importants en poursuivant pendant plus d’une année cette guerre.
Sur ce dernier point, il faut constater que la bourgeoisie a tiré rapidement les enseignements d’octobre 17. Dès que la révolution commence en Allemagne en novembre 18 elle arrête immédiatement la guerre et instaure une collaboration étroite entre ses différents secteurs afin d’écraser la classe ouvrière (libération des prisonniers allemands par les pays de l’Entente, dérogation aux accords d’armistice et de paix permettant la garde par l’armée allemande d’un contingent de 5000 mitrailleuses)
Cette prise de conscience par la bourgeoisie du danger prolétarien se confirme par la suite avant ([6] [17]) et au cours ([7] [18]) de la seconde guerre mondiale, aussi les révolutionnaires lucides n’ont-ils pas été surpris de constater la formidable collaboration qu’ont mis en place les divers secteurs de la bourgeoisie mondiale face à la lutte de classe en Pologne en 1980-81.
Ne serait-ce qu’à cause de ce dernier élément -la bourgeoisie d’aujourd’hui ne sera pas surprise comme par le passé- il est tout à fait vain de s’attendre à une réédition d’un événement comme la révolution de 17.
Tant que les mouvements importants de la classe ne toucheront que des pays de la périphérie du capitalisme (comme ce fut le cas en Pologne) et même si la bourgeoisie locale est complètement débordée, la Sainte Alliance de toutes les bourgeoisies du monde, avec à leur tête les plus puissantes, sera en mesure d’établir un cordon sanitaire tant économique que politique, idéologique et même militaire autour des secteurs prolétariens concernés. Ce n’est qu’au moment où la lutte prolétarienne touchera le cœur économique et politique du dispositif capitaliste :
-lorsque la mise en place d’un cordon sanitaire économique deviendra impossible, car ce seront les économies les plus riches qui auront été touchées,
-lorsque la mise en place d’un cordon sanitaire politique n’aura plus d’effet parce que ce sera le prolétariat le plus développé qui affrontera la bourgeoisie la plus puissante, c’est alors seulement que cette lutte donnera le signal de l’embrasement révolutionnaire mondial.
Ce n’est donc pas lorsque le prolétariat s’attaquera à un “maillon faible” du capitalisme mondial que celui-ci sera menacé et en voie d’être renversé. C’est uniquement lorsqu’il s’attaquera à ses “maillons forts”, si on reprenait l’image de Lénine, qu’il pourra réellement l’ébranler.
Mais comme il a été dit plus haut, l’image de la chaîne pour représenter la réalité du monde capitaliste est fausse. C’est plutôt l’image d’un réseau ou mieux d’un tissu organique, d’un corps vivant, qu’il faut évoquer. Toute blessure qui n’atteint pas les fonctions vitales, finit par se cicatriser (et on peut faire confiance au capital pour sécréter tous les anti-corps nécessaires à l’élimination du risque d’infection). Ce n’est qu’en l’attaquant à son cœur et à son cerveau que le prolétariat pourra venir à bout de la bête capitaliste.
7- Ce cœur et ce cerveau du monde capitaliste, l’histoire l’a situé depuis des siècles en Europe occidentale. C’est là ou le capitalisme a fait ses premiers pas, que la révolution mondiale fera les siens, l’un et l’autre étant d’ailleurs liés. C’est là en effet où sont réunies sous leur forme la plus avancée, toutes les conditions de la révolution énumérées plus haut.
Les forces productives les plus développées, les concentrations ouvrières les plus importantes, le prolétariat le plus cultivé (de par les nécessités technologiques de la production moderne) sont réparties dans trois grandes zones du monde :
-l’Europe
-l’Amérique du nord
-le Japon.
Cependant, ces trois zones ne sont pas sur un pied d’égalité quant aux potentialités révolutionnaires.
D’une part, l’Europe Centrale et de l’Est est rattachée au bloc impérialiste le plus arriéré : les importantes concentrations ouvrières qui peuvent s’y trouver (la Russie est le pays du monde où il y a le plus d’ouvriers industriels) mettent en œuvre un potentiel industriel retardataire, sont confrontés à des conditions économiques (en particulier la pénurie) qui ne sont pas les plus propices au développement d’un mouvement ayant en vue l’établissement de la société socialiste. Par ailleurs, ces pays sont ceux sur lesquels continue de peser le plus fortement le poids de la contre-révolution sous la forme d’un régime politique totalitaire, certes rigide et donc fragile, mais où les mystifications démocratiques syndicales, nationalistes et même religieuses seront beaucoup plus difficilement surmontées par le prolétariat (*). Ces pays, comme cela a été le cas jusqu’à présent, connaîtront très probablement d’autres explosions violentes, avec, à chaque fois que nécessaire, l’apparition de forces de dévoiement du style de “Solidarité”, mais ne pourront être le théâtre du développement de la conscience ouvrière la plus avancée.
D’autre part, des zones comme le Japon et l’Amérique du nord, si elles réunissent la plupart des éléments nécessaires à la révolution, ne sont pas les plus favorables au déclenchement du processus révolutionnaire du fait du manque d’expérience et de l’arriération idéologique du prolétariat. C’est particulièrement clair en ce qui concerne le Japon, mais c’est valable aussi en Amérique du nord où le mouvement ouvrier s’est développé comme appendice du mouvement ouvrier d’Europe et où , à travers des éléments spécifiques comme le mythe de “la frontière” et ensuite le niveau de vie de la classe ouvrière le plus élevé du monde, la bourgeoisie s’est assurée une emprise idéologique sur les ouvriers beaucoup plus solide qu’en Europe. Une des expressions de ce phénomène est l’absence en Amérique du nord de grands partis bourgeois à coloration ouvrière. Non pas que ces partis soient une expression de la conscience prolétarienne comme le prétendent les trotskistes, mais tout simplement parce que le degré d’expérience, de politisation et de conscience plus faible des prolétaires, leur plus grande adhésion aux valeurs classiques du capitalisme, permet à celui-ci de se passer des formes les plus élaborées de mystification et d’encadrement de la classe.
Ce n’est donc qu’en Europe occidentale, là où le prolétariat a la plus vieille expérience des luttes, où il est confronté d’ores et déjà depuis des décennies à ces mystifications “ouvrières” les plus élaborées, qu’il pourra développer pleinement sa conscience politique indispensable à sa lutte pour la révolution.
Ce n’est nullement là une vision “européocentriste”. C’est le monde bourgeois qui s’est développé à partir de l’Europe, qui y a développé le plus vieux prolétariat, lequel a été doté de ce fait de son expérience la plus grande. C’est le monde bourgeois qui a concentré sur un petit espace de terre autant de nations avancées, ce qui facilite d’autant l’épanouissement d’un internationalisme pratique, la jonction des luttes prolétariennes de différents pays (ce n’est pas par hasard si c’est le prolétariat anglais qui se trouve à la base de la fondation de la 1ère Internationale, comme ce n’est pas par hasard si c’est le prolétariat allemand qui se trouve à la base de la fondation de la 2ème Internationale). C’est l’histoire bourgeoise enfin, qui a placé la frontière entre les deux grands blocs impérialistes de la fin du 20ème siècle en Europe (et même en Allemagne, pays “classique” du mouvement ouvrier).
Cela ne veut pas dire que la lutte de classe, ou l’activité des révolutionnaires, n’a pas de sens dans les autres régions du monde. La classe ouvrière est une. La lutte de classe existe partout où se font face prolétaires et capital. Les enseignements des différentes manifestations de cette lutte sont valables pour toute la classe quel que soit le lieu où elles prennent place ; en particulier l’expérience des luttes dans les pays de la périphérie influencera la lutte des pays centraux. De même, la révolution sera mondiale et concernera tous les pays. Les courants révolutionnaires de la classe seront précieux dans tous les lieux où le prolétariat s’affrontera à la bourgeoisie, c’est-à-dire dans le monde entier.
Cela ne veut pas dire non plus que le prolétariat aura gagné la partie dès lors qu’il aura terrassé l’Etat capitaliste dans les grands pays d’Europe occidentale : le dernier grand acte de la révolution, celui qui sera probablement décisif se jouera dans les deux grands monstres impérialistes : l’URSS et surtout les Etats-Unis (**).
Cela veut dire simplement et fondamentalement :
- que la généralisation mondiale des luttes ne prendra pas la forme de la convergence d’une série de luttes parallèles dans les divers pays, toutes sur un même plan et d’égale importance, mais se développera à partir de combats affectant les centres vitaux de la société ; que l’épicentre du séisme révolutionnaire à venir se trouve placé dans le cœur industriel de l’Europe occidentale ou sont réunies les conditions optimales de la prise de conscience et de la capacité de combat révolutionnaire de la classe, ce qui confère au prolétariat de cette zone un rôle d’avant-garde du prolétariat mondial.
Cela veut dire aussi que ce n’est qu’au moment où le prolétariat de ces pays aura déjoué tous les pièges les plus sophistiqués tendus par la bourgeoisie, et notamment celui de la gauche dans l’opposition, qu’aura sonné l’heure de la généralisation mondiale des luttes prolétariennes, l’heure des affrontements révolutionnaires.
Le chemin est long et difficile qui y conduit, et il n’y a pas de raccourci. La grève de masse pouvait se développer en Pologne et sombrer ensuite dans l’impasse syndicaliste. C’est parce que cette impasse aura été surmontée que la grève de masse et avec elle (comme le constatait Rosa Luxembourg) la révolution pourront se déployer, en Europe occidentale et dans le monde entier.
Le chemin est long mais il n’y en a pas d’autre.
.
Notes placées a posteriori sur cet article
(*) Le fait que l’URSS ait éclaté et le stalinisme se soit effondré ne change pas fondamentalement la réalité des handicaps auxquels le prolétariat de ces pays doit faire face depuis lors.
(**) Bien que le bloc de l’Est se soit effondré et celui de l’ouest désagrégé la nécessité pour le prolétariat, dans la dynamique de la révolution mondiale, de renverser la bourgeoisie du pays le plus puissant économiquement et militairement au monde, à savoir les Etats-Unis, demeure tout aussi vitale. Et si aujourd’hui l’importance de la Russie sur la scène mondiale est d’équivaloir à celle de l’ancienne URSS, rendant moins décisive pour le rapport de force entre les classes au niveau mondial, le renversement de la bourgeoisie dans ce pays, il s’agit néanmoins d’une étape importante sur le chemin qui mène à la victoire de la révolution mondiale.
[1] [19] En mai 1952, notre “ancêtre direct” Internationalisme, écrivait encore : “Le procès de prise de conscience révolutionnaire par le prolétariat est directement lié au retour des conditions objectives à l’intérieur desquelles peut s’effectuer cette prise de conscience. Ces conditions peuvent se ramener à une seule, la plus générale, que le prolétariat soit éjecté de la société, que le capitalisme ne parvienne plus à lui assurer ses conditions matérielles d’existence. C’est au point culminant de la crise que cette condition peut être donnée. Et ce point culminant de la crise, au stade du Capitalisme d’Etat, se situe dans la guerre”.
[2] [20] voir les textes dans la Revue Internationale n°26 notamment.
[3] [21] La préface du Tome 1 des Oeuvres Choisies de Lénine en français est éclairante : “Dans les articles « le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe » et « Le programme militaire de la révolution prolétarienne », partant de la loi du développement inégal du capitalisme, découverte par lui, Lénine a tiré la conclusion géniale de la possibilité de victoire du socialisme au début dans quelques pays capitalistes voire dans un seul. L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part (p.651 de l’édition en français).
C’était la plus grande découverte de notre époque. Elle devint le principe directeur de toute l’action du Parti Communiste dans sa lutte pour la victoire de la révolution socialiste et la construction du socialisme dans notre pays. La théorie de Lénine sur la possibilité de victoire du socialisme dans un seul pays traça au prolétariat la claire perspective de la lutte, donna libre cours à l’énergie et à l’initiative des prolétaires de chaque pays pour marcher contre leur bourgeoisie nationale, inspira au parti et à la classe ouvrière la ferme confiance en la victoire”. (Institut du Marxisme-Léninisme près le C.C. du P.C.U.S. 1960).
[4] [22] Les bordiguistes ont atteint un sommet dans l’aberration lorsqu’ils ont blâmé la pusillanimité et le manque de combativité de Allende et de la bourgeoisie démocratique chilienne et lorsqu’ils ont chanté le “radicalisme” des massacres commis par les “Khmers Rouges”.
[5] [23] ) Le développement spectaculaire de certains pays du tiers-monde (Singapour, Taiwan, Corée du Sud, Brésil) grâce à des conditions géo-économiques très particulières ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. D’ailleurs, pour certains de ces pays, c’est aujourd’hui l’heure de vérité, d’une chute encore plus spectaculaire que l’ascension.
[6] [24] Voir Rapport sur le Cours Historique au Sème Congrès du CCI (Revue Internationale n°18)
[7] [25] Voir le texte sur “les conditions de la généralisation” pour le 4ème Congrès du CCI (Revue Internationale n°26).
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