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Revue Internationale n° 149 - 2e trimestre 2012

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Massacres en Syrie, crise iranienne, .... La menace d'un cataclysme impérialiste 
au Moyen-Orient

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En Syrie, chaque jour qui passe apporte son nouveau lot de massacres. Ce pays a rejoint les terrains des guerres impérialistes au Moyen-Orient. Après la Palestine, l’Irak, l’Afghanistan et la Libye, voici maintenant venu le temps de la Syrie. Malheureusement, cette situation pose immédiatement une question particulièrement inquiétante. Que va-t-il se passer dans la période à venir? En effet, le Proche et le Moyen-Orient dans leur ensemble paraissent au bord d'un embrasement dont on voit difficilement l'aboutissement. Derrière la guerre en Syrie, c’est l’Iran qui attise aujourd’hui toutes les peurs et les appétits impérialistes, mais tous les principaux brigands impérialistes sont également préparés à défendre leurs intérêts dans la région. Celle-ci est sur le pied de guerre, une guerre dont les conséquences dramatiques seraient irrationnelles et destructrices pour le système capitaliste lui-même.

Destruction de masse et chaos en Syrie. Qui est responsable?

Pour le mouvement ouvrier international, comme pour tous les exploités de la terre, la réponse à cette question ne peut être que la suivante: le responsable et le seul, c’est le capital. C'était déjà le cas pour les boucheries des Première et Seconde Guerres mondiales. Mais aussi des guerres incessantes qui, depuis celles-ci, ont fait à elles seules plus de morts que ces deux guerres mondiales réunies. Il y a un peu plus de 20 ans, George Bush, alors président des Etats-Unis, et ceci bien avant que son propre fils n’accède à la Maison Blanche, déclarait d’un air triomphant "que le monde entrait dans un nouvel ordre mondial". Le bloc soviétique s’était littéralement écroulé. L’URSS disparaissait et, avec elle, devaient disparaître également toutes les guerres et les massacres. Grâce au capitalisme enfin triomphant et sous le regard bienveillant et protecteur des États-Unis, la paix allait désormais régner dans le monde. Que de mensonges encore une fois démentis immédiatement par la réalité. N’est-ce pas ce même président qui allait, peu après ce discours cynique et hypocrite, déclencher la première guerre d’Irak?

En 1982 l'armée syrienne avait réprimé dans le sang la population révoltée de la ville de Hama. Le nombre de victimes n'a jamais pu être déterminé avec certitude: les estimations varient entre 10.000 et 40.000.[1] Personne à l'époque n'avait parlé d'intervention pour secourir la population, personne n'avait exigé le départ de Hafez El-Assad, père de l'actuel président syrien. Le contraste avec la situation actuelle n'est pas mince! La raison en est qu'en 1982, la scène mondiale était encore dominée par la rivalité entre les deux grands blocs impérialistes. Malgré le renversement du Shah d'Iran par le régime des Ayatollahs au début 1979 et l'invasion russe de l'Afghanistan un an après, la domination américaine sur la région n'avait pas été contestée par les autres grandes puissances impérialistes et elle était à même de garantir une relative stabilité.

Depuis lors les choses ont bien changé: l'effondrement du système des blocs et l'affaiblissement du "leadership" américain donnent libre cours aux appétits impérialistes des puissances régionales que sont l'Iran, la Turquie, l'Égypte, la Syrie, Israël... L'approfondissement de la crise réduit les populations à la misère et attise leur sentiment d'exaspération et de révolte face aux régimes en place.

Si aujourd'hui aucun continent n’échappe à la montée des tensions inter-impérialistes, c’est au Moyen-Orient que se concentrent tous les dangers. Et, au centre de ceux-ci, nous trouvons en premier lieu la Syrie, après plusieurs mois de manifestations contre le chômage et la misère et qui impliquaient des exploités de toutes origines: Druzes, Sunnites, Chrétiens, Kurdes, hommes, femmes et enfants tous unis dans leurs protestations pour une vie meilleure. Mais la situation dans ce pays a pris une sinistre tournure. La contestation sociale y a été entraînée, récupérée, sur un terrain qui n’a plus rien à voir avec ses raisons d’origine. Dans ce pays, où la classe ouvrière est très faible et les appétits impérialistes très forts, cette triste perspective était, en l’état actuel des luttes ouvrières dans le monde, pratiquement inévitable.

Au sein de la bourgeoisie syrienne, tous se sont jetés tels des charognards sur le dos de cette population révoltée et en détresse. Pour le gouvernement en place et les forces armées pro Bachar Al-Assad, l’enjeu est clair. Il s’agit de garder le pouvoir à tout prix. Pour l’opposition, dont les différents secteurs sont prêts à s’entretuer et que rien ne réunit si ce n’est la nécessité de renverser Bachar el-Assad, il s’agit de prendre ce même pouvoir. Lors des réunions de ces forces d’opposition à Londres et à Paris, il y a peu de temps, aucun ministre ou service diplomatique n’a voulu préciser leur composition. Que représente le Conseil national syrien ou le Comité national de coordination ou encore l’Armée syrienne libre? Quel pouvoir ont en leur sein les Kurdes, les Frères musulmans ou les djihadistes salafistes? Ce n’est qu’un ramassis de cliques bourgeoises, chacune rivalisant avec les autres. Une des raisons pour lesquelles le régime d'Assad n'a pas encore été renversé, c'est qu'il a pu jouer sur les rivalités internes à la société syrienne. Ainsi, les chrétiens voient d'un mauvais œil la montée des islamistes et craignent de subir le même sort que les coptes en Égypte ; une partie des Kurdes essaie de négocier avec le régime; et ce dernier garde le soutien de la minorité religieuse alaouite dont fait partie la clique présidentielle.

De toute façon, le Conseil national n’existerait pas militairement et politiquement de manière significative s'il n’était pas soutenu par des forces extérieures, chacune essayant de tirer ses marrons du feu. Au nombre d’entre elles, il faut citer les pays de la Ligue arabe, Arabie Saoudite en tête, la Turquie, mais également la France, la Grande-Bretagne, Israël et les États-Unis.

Tous ces requins impérialistes prennent le prétexte de l’inhumanité du régime syrien pour préparer la guerre totale dans ce pays. Par l’intermédiaire du média russe La voix de Russie, relayant la chaîne de télévision publique iranienne Press TV, des informations ont été avancées selon lesquelles la Turquie s’apprêterait, avec le soutien américain, à attaquer la Syrie. A cet effet, l’État turc masserait troupes et matériels à sa frontière syrienne. Depuis lors, cette information a été reprise par l’ensemble des médias occidentaux. En face, en Syrie, des missiles balistiques sol-sol de fabrication russe ont été déployés dans les régions de Kamechi et de Deir ez-Zor, à la frontière de l’Irak. Car le régime de Bachar Al-Assad est lui-même soutenu par des puissances étrangères, notamment la Chine, la Russie et l’Iran.

Cette bataille féroce des plus puissants vautours impérialistes de la planète à propos de la Syrie se mène également au sein de cette assemblée de brigands qui est dénommée ONU. En son sein, la Russie et la Chine avaient à deux reprises mis leur veto à des projets de résolution sur la Syrie, dont le dernier appuyait le plan de sortie de crise de la Ligue arabe prévoyant ni plus ni moins que la mise à l’écart de Bachar Al-Assad. Après plusieurs jours de tractations sordides, l’hypocrisie de tous s’est encore étalée au grand jour. Le Conseil de sécurité des Nations unies, avec l'accord de la Russie et de la Chine, a adopté le 21 mars dernier une déclaration qui vise à obtenir un arrêt des violences, grâce à l’arrivée dans ce pays d’un envoyé spécial de renom, monsieur Kofi Annan, tout cela n’ayant par ailleurs bien entendu aucune valeur contraignante. Ce qui veut dire en clair que cela n’engage en réalité que ceux qui y croient. Tout cela est sordide.

La question que nous pouvons nous poser est alors bien différente. Comment se fait-il que, pour le moment, aucune puissance impérialiste étrangère impliquée dans cet affrontement n'ait encore frappé directement – évidemment en défense de ses intérêts nationaux - comme ce fut par exemple le cas en Libye, il y a seulement quelques mois? Principalement parce les fractions de la bourgeoisie syrienne s’opposant à Bachar Al-Assad le refusent officiellement. Elles ne veulent pas d’une intervention militaire massive étrangère et elles le font savoir. Chacune de ces fractions a très certainement la crainte légitime de perdre dans ce cas-là toute possibilité de diriger elle-même le pouvoir. Mais ce fait ne constitue pas une garantie que la menace de la guerre impérialiste totale, qui est aux portes de la Syrie, ne fasse pas irruption dans ce pays dans la période qui vient. En fait, la clé de la situation réside certainement ailleurs.

On ne peut que se demander pourquoi ce pays attise aujourd’hui autant d’appétits impérialistes de par le monde. La réponse à cette question se trouve à quelques kilomètres de là. Il faut tourner les yeux vers la frontière orientale de la Syrie pour découvrir l’enjeu fondamental de cette empoignade impérialiste et du drame humain qui en découle. Celui-ci a pour nom Iran.

L’Iran au cœur de la tourmente impérialiste mondiale

Le 7 février dernier le New York Times déclarait: "La Syrie c’est déjà le début de la guerre avec l’Iran". Une guerre qui n’est pas encore déclenchée directement, mais qui est là, tapie dans l’ombre du conflit syrien.

En effet le régime de Bachar Al-Assad est le principal allié régional de Téhéran et la Syrie constitue une zone stratégique essentielle à l’Iran. L'alliance avec ce pays permet en effet à Téhéran de disposer d'une ouverture directe sur l’espace stratégique méditerranéen et israélien, avec des moyens militaires directement au contact de l’État hébreu. Mais cette guerre potentielle, qui avance cachée, trouve ses racines profondes dans l’enjeu vital que représente le Moyen-Orient au moment où se déchaînent de nouveau toutes les tensions guerrières contenues dans ce système pourrissant.

Cette région du monde est un grand carrefour qui se situe à la croisée de l’Orient et de l’Occident. L’Europe et l’Asie s’y rencontrent à Istanbul. La Russie et les pays du Nord regardent par-dessus la Méditerranée le continent africain et les vastes océans. Mais, plus encore, alors que l’économie mondiale a commencé à vaciller sur ses bases, l’or noir devient une arme économique et militaire vitale. Chacun doit tenter de contrôler son écoulement. Sans pétrole n’importe qu’elle usine se retrouve à l’arrêt, tout avion de chasse reste cloué au sol. Cette réalité fait partie intégrante des raisons pour lesquelles tous ces impérialismes s’impliquent dans cette région du monde. Pourtant, toutes ces considérations ne constituent pas les motifs les plus opérants et pernicieux qui poussent cette région dans la guerre.

Depuis maintenant plusieurs années, les États-Unis, la Grande-Bretagne, Israël et l’Arabie Saoudite ont été les chefs d’orchestre d’une campagne idéologique anti-iranienne. Cette campagne vient de connaître un violent coup d’accélérateur. En effet, le tout récent rapport de l’Agence Internationale de l’Energie atomique (AIEA) laisse entendre une possible dimension militaire aux ambitions nucléaires de l’Iran. Et un Iran possédant l’arme atomique est insupportable pour bon nombre de pays impérialistes de par le monde. La montée en puissance d’un Iran nucléarisé, s’imposant dans toute la région, est totalement insupportable pour tous ces requins impérialistes, d'autant plus que le conflit israélo-palestinien y maintient une instabilité permanente. L'Iran est totalement encerclé militairement. L’armée américaine est installée à proximité de toutes ses frontières. Quant au Golfe Persique, il regorge d’une telle quantité de bâtiments de guerre de tous ordres que l’on pourrait le traverser sans se mouiller les pieds! L’État israélien ne cesse de proclamer qu’il ne laissera jamais l’Iran posséder la bombe atomique et, selon ses dires, l'Iran devrait en être doté dans un délai maximum d’un an. L’affirmation proclamée haut et fort à la figure du monde est effrayante car ce bras de fer est très dangereux: l’Iran n’est pas l’Irak, ni même l’Afghanistan. C'est un pays de plus de 70 millions d’habitants avec une armée "respectable".

 

Des conséquences catastrophiques majeures

 

 

Économiques

 

Mais l'utilisation de l'arme atomique par l'Iran n'est pas le seul danger, ni le plus important: ces derniers temps, les dirigeants politiques et religieux iraniens ont affirmé qu’ils riposteraient par tous les moyens à leur disposition si leur pays était attaqué. Celui-ci dispose d'un moyen de nuisance dont personne n’est en mesure d’évaluer la portée. En effet, si l’Iran était conduit à empêcher, y compris en coulant ses propres bateaux, toute navigation dans le détroit d’Ormuz, la catastrophe serait mondiale.

Une partie considérable de la production mondiale de pétrole ne pourrait plus parvenir à ses destinataires. L’économie capitaliste en pleine crise de sénilité serait alors automatiquement entraînée dans une tempête de force maximale. Les dégâts seraient incommensurables sur une économie déjà particulièrement malade.

Écologiques

Les conséquences écologiques peuvent être irréversibles. Attaquer des sites atomiques iraniens, qui sont enterrés sous des milliers de tonnes de béton et de mètres cubes de terre, nécessiterait une attaque aérienne tactique aux moyens de frappes atomiques ciblées. C'est ce qu’expliquent les experts militaires de toutes ces puissances impérialistes. Si tel était le cas, que deviendrait l’ensemble de la région du Moyen-Orient? Quelles seraient les retombées sur les populations et l'écosystème, y compris à l’échelle planétaire? Tout ceci n’est pas le produit d’une imagination morbide sortie du cerveau d'un Docteur Folamour totalement fou. Ce n’est pas non plus un scénario pour un nouveau film catastrophe. Ce plan d’attaque fait partie intégrante de la stratégie étudiée et mise en place par l’État israélien et, avec plus de recul pour le moment, par les États-Unis. L’État-major de l’armée israélienne étudie, dans ses préparatifs, la possibilité, en cas d’échec d’une attaque aérienne plus classique, de passer à ce stade de destruction. La folie gagne un capital en pleine décadence.

Humanitaires

Depuis le déclenchement des guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye au cours des années précédentes, le chaos le plus total règne dans ces pays. La guerre s’y poursuit interminablement. Les attentats sont quotidiens et meurtriers. Les populations tentent désespérément de survivre au jour le jour. La presse bourgeoise l’affirme: "L’Afghanistan est sujet à une lassitude générale. A la fatigue des Afghans répond la fatigue des occidentaux". (Le Monde du 21-03-2012) Si, pour la presse bourgeoise, tout le monde semble fatigué de la poursuite sans fin de la guerre en Afghanistan, pour la population ce n’est pas de fatigue qu’il s’agit mais d’exaspération et d’abattement. Comment survivre dans une telle situation de guerre et de décomposition permanente? Et en cas de déclenchement de la guerre en Iran, la catastrophe humaine serait d'une ampleur encore plus considérable. La concentration de la population, les moyens de destruction qui seraient employés laissent entrevoir le pire. Le pire, c’est un Iran à feu et à sang, un Moyen-Orient plongé dans un chaos total. Aucun de ces assassins de masse à la tête des instances dirigeantes civiles et militaires n’est capable de dire où la guerre en Iran s’arrêterait. Que se passerait-il dans les populations arabes de toutes ces régions? Que feraient les populations chiites? Cette perspective est tout simplement humainement effroyable.

Des bourgeoisies nationales divisées, des alliances impérialistes au bord d’une crise majeure

Le fait même d’entrevoir seulement une petite partie de ces conséquences effraie les secteurs de la bourgeoisie qui tentent de garder un minimum de lucidité. Le journal koweïtien Al-Jarida vient de laisser filtrer une information, relayant ainsi comme à son habitude les messages que les services secrets israéliens veulent faire connaître publiquement. Son dernier directeur Meir Dagan vient en effet d’affirmer "que la perspective d’une attaque contre l’Iran est la plus stupide idée dont il ait jamais entendu parler." Tel est l’avis qui semble également exister au sein de l’autre officine des forces secrètes de sécurité externe israélienne: le Shin Bet.

Il est de notoriété publique que toute une partie de l’état-major israélien ne souhaite pas cette guerre. Mais il est également connu qu'une partie de la classe politique israélienne, rassemblée derrière Netanyahou, veut son déclenchement au moment jugé le plus propice pour l’État hébreu. En Israël, pour des raisons de choix de politique impérialiste, la crise politique couve sous les braises d’une guerre possible. En Iran, le chef religieux Ali Khamenei s’affronte également sur cette question avec le président de ce pays, Mahmoud Ahmadinejad. Mais ce qui est le plus spectaculaire, c’est le bras de fer que se livrent les États-Unis et Israël sur cette question. L’administration américaine ne veut pas, pour le moment, d’une guerre ouverte avec l’Iran. Il faut dire que l'expérience américaine en Irak et en Afghanistan n'est guère probante, et que l'administration Obama a préféré jusqu'ici se fier aux sanctions de plus en plus lourdes. La pression des États-Unis sur Israël, pour que cet État patiente, est énorme. Mais l’affaiblissement historique du leadership américain se fait même sentir sur son allié traditionnel au Moyen-Orient. Israël affirme haut et fort que, de toute manière, il ne laissera pas l’Iran posséder l’arme atomique, quel que soit l’avis de ses plus proches alliés. La main de fer de la surpuissance américaine continue à s’affaiblir et même Israël conteste maintenant ouvertement son autorité. Pour certains commentateurs bourgeois, il pourrait s’agir là potentiellement d’une première rupture du lien États-Unis/ Israël, jusqu’ici indéfectible.

Le joueur majeur de la région immédiate est la Turquie, avec les forces armées les plus importantes du Moyen-Orient (plus de 600 000 en service actif). Alors que ce pays était autrefois un allié indéfectible des États-Unis et un des rares amis d'Israël, avec la montée du régime Erdogan la fraction plus "islamiste" de la bourgeoisie turque est tentée de jouer sa propre carte d'islamisme "démocratique" et "modéré". De ce fait, elle essaie de profiter des soulèvements en Égypte et en Tunisie. Et cela explique aussi le revirement de ses relations avec la Syrie. Il fut un temps où Erdogan prenait ses vacances avec Assad mais, à partir du moment où le leader syrien a refusé d'obtempérer aux exigences d'Ankara et de traiter avec l'opposition, l'alliance a été rompue. Les efforts de la Turquie d'exporter son propre "modèle" d'islam "modéré" sont d'ailleurs en opposition directe avec les tentatives de l'Arabie Saoudite d'accroître sa propre influence dans la région en s'appuyant sur le wahhabisme ultra-conservateur.

La possibilité du déclenchement d’une guerre en Syrie, et peut être ensuite en Iran, est à ce point présente que les alliés de ces deux pays que sont la Chine et la Russie réagissent de plus en plus fortement. Pour la Chine, l'Iran est d'une grande importance puisqu'elle lui fournit 11% de ses besoins énergétiques [2]. Depuis sa percée industrielle, la Chine est devenue un nouveau joueur de taille dans la région. Au mois de décembre dernier, elle mettait en garde contre le danger de conflit mondial autour de la Syrie et de l'Iran. Ainsi elle déclarait par la voix du Global Times [3]: "L’Occident souffre de récession économique, mais ses efforts pour renverser des gouvernements non occidentaux en raisons d’intérêts politiques et militaires est à son point culminant. La Chine, tout comme son voisin géant la Russie, doit rester en alerte au plus haut niveau et adopter les contre-mesures qui s’imposent" [4]. Même si une confrontation directe entre les grandes puissances impérialistes du monde n'est pas envisageable dans le contexte mondial actuel, de telles déclarations mettent en évidence le sérieux de la situation.

Le capitalisme marche tout droit vers l’abîme

Le Moyen-Orient est une poudrière et certains sont tout près d’y mettre le feu. Certaines puissances impérialistes envisagent et organisent froidement l’utilisation de certaines catégories d’armes atomiques dans une prochaine guerre éventuelle contre l’Iran.

Des moyens militaires sont déjà prêts et disposés stratégiquement à cet effet. Comme, dans le capitalisme agonisant, le pire est toujours le plus probable, nous ne pouvons pas écarter totalement cette éventualité. Dans tous les cas, la fuite en avant du capitalisme devenu entièrement sénile et obsolète conduit l’irrationalité de ce système toujours plus loin. La guerre impérialiste, portée à un tel niveau, s’apparente à une réelle autodestruction du capitalisme. Que le capitalisme, maintenant condamné par l’histoire, disparaisse n’est pas un problème pour le prolétariat et pour l’humanité. Malheureusement cette destruction du système par lui-même va de pair avec la menace d'une destruction totale de l’humanité. Cette constatation de l’enfoncement du capitalisme dans un processus de destruction de la civilisation ne doit pas nous conduire à l’abattement, au désespoir ou à la passivité. Dans cette même revue, au premier trimestre de cette année, nous écrivions ceci: "La crise économique n’est pas une histoire sans fin. Elle annonce la fin d’un système et la lutte pour un autre monde." Cette affirmation s'appuie sur l’évolution de la réalité de la lutte de classe internationale. Cette lutte mondiale pour un autre monde vient de commencer. Certes difficilement et à un rythme encore lent, mais elle est maintenant bien présente et en marche vers son développement. C’est cette force à nouveau en mouvement, dont la lutte des Indignés en Espagne au printemps dernier en est, pour le moment, l’expression la plus marquante, qui nous permet d’affirmer qu’existent potentiellement les capacités de faire disparaître toute cette barbarie capitaliste de la surface de notre planète.

 

Tino (11 avril 2012)

 


[1] https://en.wikipedia.org/wiki/Hama_massacre [2]

[2] https://iranprimer.usip.org/resource/iran-and-china [3]

[3] Journal d’actualité internationale appartenant à l’officiel Quotidien du Peuple.

[4] Rapporté par www.solidariteetprogres.org/Iran-La-Chine-ne-doit-pas-reculer-devant-une... [4].


 

Géographique: 

  • Moyen Orient [5]

Mobilisations massives en Espagne, Mexique, Italie, Inde, ... Le barrage syndical contre l'auto-organisation et l'unification des luttes

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Alors même que les gouvernements de tous les pays s’acharnent à imposer des plans d’austérité de plus en plus violents, les mobilisations de 2011 - le mouvement des Indignés en Espagne, en Grèce, etc., et les occupations aux États-Unis et autres pays - se sont poursuivies durant le premier trimestre 2012. Les luttes se heurtent cependant à une puissante mobilisation syndicale qui parvient à entraver sérieusement le processus d’auto-organisation et d’unification commencé en 2011.

Comment s’affranchir de la tutelle syndicale? Comment retrouver et vivifier les tendances apparues en 2011? Quelles sont les perspectives? Telles sont les questions auxquelles nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse.

Les manifestations massives

Nous commencerons par rappeler brièvement les luttes (cf. notre presse territoriale pour une chronique plus détaillée de chacune d’entre elles).

En Espagne, les coupes sociales brutales (dans l’éducation, la santé et les services de base) et l’adoption d’une "Réforme du travail", qui simplifie les procédures de licenciement et permet aux entreprises des baisses immédiates de salaire, ont provoqué de grandes manifestations, particulièrement à Valence, mais aussi à Madrid, Barcelone et Bilbao.

En février, la tentative de créer un climat de terreur policière dans la rue, en prenant comme têtes de Turcs les élèves de l’enseignement secondaire à Valence, a provoqué une série de manifestations massives où des étudiants et des travailleurs de toutes les générations sont descendus dans la rue pour lutter au coude à coude avec les lycéens. La vague de protestations s’est étendue dans tout le pays, générant des manifestations à Madrid, Barcelone, Saragosse, Séville, qui étaient bien souvent spontanées ou décidées au cours d’assemblées improvisées([1]).

En Grèce, une nouvelle grève générale en février a favorisé des manifestations massives dans tout le pays. Y ont participé les employés des secteurs public et privé, des jeunes et des vieux, des chômeurs; même des flics s’y sont joints. Les travailleurs de l’hôpital de Kilki ont occupé les locaux, appelé à la solidarité et à la participation de l’ensemble de la population, lançant un appel à la solidarité internationale([2]).

Au Mexique, le gouvernement a concentré le gros de ses attaques contre les travailleurs de l’enseignement, en attendant de les généraliser vers d’autres secteurs, dans un contexte de dégradation générale des conditions de vie dans un pays dont on dit par ailleurs qu’il est "blindé contre la crise". Malgré l’encadrement syndical extrêmement fort, les enseignants ont massivement manifesté dans le centre de Mexico([3]).

En Italie ont éclaté en janvier plusieurs luttes contre l’avalanche de licenciements et les mesures adoptées par le nouveau gouvernement: chez les cheminots, dans des entreprises comme Jabil ex-Nokia, Esselunga di Pioltello à Milan; FIAT à Termini Imerese, Cerámica Ricchetti à Mordado/Bologna; à la raffinerie de Trapani; chez les chercheurs précaires de l’hôpital Gasliani de Gênes, etc.; et, aussi, parmi des secteurs proches du prolétariat comme les camionneurs, les conducteurs de taxis, les bergers, pêcheurs, paysans… Cela dit, ces mouvements ont été très dispersés. Une tentative de coordination dans la région milanaise a échoué, restée prisonnière de sa vision syndicaliste([4]).

En Inde, que l’on considère communément avec la Chine comme "l’avenir du capitalisme", a éclaté une grève générale le 28 février, convoquée par plus de cent syndicats représentant 100 millions de travailleurs à travers tout le pays (mais qui n'ont pas tous été appelés à faire grève par leur syndicat, loin de là). Cette mobilisation a été saluée comme étant l’une des grèves les plus massives du monde à ce jour. Cependant elle a surtout été une journée de démobilisation, une façon de "lâcher la vapeur", en réponse à une vague croissante de luttes depuis 2010, dont le fer de lance a été celle des travailleurs de l’automobile (Honda, Maruti-Suzuki, Hyundai Motors). Ainsi, récemment, entre juin et octobre 2011, toujours dans les usines de production d’automobiles, les travailleurs avaient agi de leur propre initiative et n’avaient pas attendu les consignes syndicales pour se mobiliser, manifestant de fortes tendances à la solidarité et une volonté d’extension de la lutte à d’autres usines. Ils avaient aussi exprimé des tendances à l’auto-organisation et à la mise en place d’assemblées générales, comme lors des grèves à Maruti-Suzuki à Manesar, une ville nouvelle dont le développement est lié au boom industriel dans la région de Delhi. Au cours de cette lutte, les ouvriers ont occupé l’usine contre l’avis de “leur” syndicat. La colère ouvrière gronde, c’est pourquoi les syndicats se sont tous mis d’accord sur l’appel commun à la grève… pour faire face, unis, à… la classe ouvrière!([5]).

2011 et 2012: une seule et même lutte

Les jeunes, chômeurs et précaires ont été la force motrice des actions des Indignés et des Occupy en 2011, même si celles-ci ont mobilisé des travailleurs de tous âges. La lutte tendait alors à s’organiser autour d’assemblées générales, ce qui s’accompagnait d’une critique des syndicats, et n’avançait pas de revendications concrètes, se centrant sur l’expression de l’indignation et la recherche d’explications sur la situation.

En 2012, les premières luttes de riposte aux attaques des États se présentent sous une forme différente: leur fer de lance est constitué à présent par les travailleurs "installés" de 40-50 ans du secteur public, fortement soutenus par les "usagers" (pères de famille, parents des malades, etc.) et auxquels se joignent les chômeurs et la jeunesse. Les luttes se polarisent sur des revendications concrètes et la tutelle syndicale y est très présente.

Il semblerait alors qu’il s’agit de luttes "différentes" sinon "opposées", comme s’efforcent de nous le faire croire les différents medias. Les premières seraient "radicales", "politiques", animées par des "idéalistes n’ayant rien à perdre"; les secondes, par contre, seraient le fait de pères de familles imprégnés de conscience syndicaliste et qui ne veulent pas perdre "les privilèges acquis".

Une telle caractérisation de ces "deux types de luttes", qui occulte leurs tendances sociales communes profondes, a comme objectif politique de diviser et d’opposer deux ripostes nées du prolétariat, fruits de la maturation de sa conscience et exprimant un début de réponse à la crise, et qui doivent s’unir dans la perspective des luttes massives. Il s’agit réellement de deux pièces d’un puzzle qui doivent s’emboîter.

Cela ne sera cependant pas facile. La lutte où les travailleurs prennent une part de plus en plus active et consciente, en particulier dans les secteurs les plus avancés du prolétariat, devient une nécessité et sa première condition est un regard lucide sur toutes les faiblesses qui touchent le mouvement ouvrier.

Les mystifications

L’une d’elles est le nationalisme, qui affecte particulièrement la Grèce. Là, la colère provoquée par l’austérité insupportable est canalisée "contre le peuple allemand", dont la prétendue "opulence"([6]) serait à l’origine des malheurs du "peuple grec". Ce nationalisme est utilisé pour proposer des "solutions" à la crise basées sur "la récupération de la souveraineté économique nationale", vision autarcique que se partagent les staliniens et les néofascistes([7]).

La prétendue rivalité entre Droite et Gauche est une autre des mystifications avec lesquelles l’État essaie d’affaiblir la classe ouvrière. Nous pouvons particulièrement le voir en Italie et en Espagne. En Italie, l’éviction de Berlusconi, personnage particulièrement répugnant, a permis à la Gauche de créer une "euphorie artificielle" - "Nous sommes enfin libérés!" - qui a fortement joué dans la dispersion des ripostes ouvrières que nous avions pu voir au début des plans d’austérité imposés par le Gouvernement "technique" de Monti([8]). En Espagne, l’autoritarisme et la brutalité de la répression qui caractérisent traditionnellement la Droite ont permis aux syndicats et aux partis de gauche d’attribuer la responsabilité des attaques à la "méchanceté" et à la vénalité de la droite et de détourner le mécontentement vers la "défense de l’État social et démocratique". En ce sens, il existe une convergence des mystifications de ces forces traditionnelles de l'encadrement de la classe ouvrière que sont les syndicats et les partis de gauche et avec celles plus récemment déployées par la bourgeoisie pour faire face au mouvement des indignés, en particulier DRY ("Democracia Real Ya !" - "La démocratie réelle, tout de suite"). Comme nous l'avons mis en évidence, "la stratégie de la DRY, au service de l’État démocratique de la bourgeoisie, consiste dans le fait de mettre en avant un mouvement citoyen de réformes démocratiques, pour essayer d’éviter que ne surgisse un mouvement social de lutte contre l’État démocratique, contre le capitalisme".[9]

Le barrage syndical

En 2011, la bourgeoisie en Espagne a été surprise par le mouvement des Indignés, qui est parvenu, paradoxalement, à développer assez librement les méthodes classiques de la lutte ouvrière: les assemblées massives, les manifestations non encadrées, les débats de masse, etc.([10]) du fait même qu’il s’est mobilisé non sur le terrain des entreprises mais dans la rue et que les jeunes et les précaires qui en constituaient la force motrice étaient fondamentalement méfiants envers toute institution "reconnue" telle que les syndicats.

Aujourd’hui, la mise en place de plans d’austérité est à l’ordre du jour de tous les États, particulièrement en Europe, provoquant un fort mécontentement et une combativité croissante. Ces États ne veulent pas se laisser surprendre et, à cette fin, ils accompagnent les attaques de tout un dispositif politique qui rend plus difficile l’émergence de cette lutte unie, auto-organisée et massive des travailleurs qui pousserait plus loin les tendances apparues en 2011.

Les syndicats sont le fer de lance de ce dispositif. Leur rôle est d’occuper tout le terrain social en proposant des mobilisations qui créent un labyrinthe où toutes les initiatives, l’effort, la combativité et l’indignation de masses croissantes de travailleurs ne peuvent s’exprimer ou pataugent dans un terrain miné par la division.

Nous voyons clairement cela dans l’une des armes de prédilection des syndicats: la grève générale. Dans les mains des syndicats, de telles mobilisations sans lendemain, qui rassemblent souvent un nombre important d'ouvriers, coupent la classe ouvrière de toute possibilité de prendre en charge sa lutte en vue d'en faire un instrument d'une riposte massive aux attaques de la bourgeoisie. En Grèce ont été convoquées pas moins de seize grèves générales en trois ans! Il y en a déjà eu trois au Portugal, une autre se prépare en Italie, une grève – limitée au secteur de l'enseignement! - est annoncée en Grande-Bretagne, nous avons déjà parlé de la grève en Inde fin février et, en Espagne, suite à la grève générale de septembre 2010, une autre est annoncée pour le 29 mars.

La multitude de grèves générales convoquées par les syndicats est bien sûr un indice de la pression exercée par les travailleurs, de leur mécontentement et de leur combativité. Mais, pour autant, la grève générale n’est pas un pas en avant sinon une façon de "lâcher la vapeur" face au mécontentement social([11]).

Le Manifeste communiste rappelle que "Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l'union grandissante des travailleurs"; le principal acquis d’une grève se trouve dans l’unité, la conscience, la capacité d’initiative et d’organisation, la solidarité qui s'y manifestent, les liens actifs qu’elle permet de nouer.

Et ce sont ces acquis que précisément les convocations à la grève générale et les méthodes syndicales de lutte affaiblissent et dénaturent.

Les leaders syndicaux annoncent la grève générale et, dans un grand barouf médiatique de presse et de télévision, lancent de grandes proclamations invoquant "l’unité" mais, sur les lieux de travail, la "préparation" de la grève générale constitue en fait une immense manœuvre de division, d’affrontement et d’atomisation.

La participation à la grève générale est présentée comme relevant de la décision personnelle de chaque travailleur. Dans beaucoup d’entreprises, ce sont même les cadres de l’entreprise ou de l’administration publique qui les interrogent individuellement sur leur participation éventuelle, avec tout ce que cela suppose de chantage et d’intimidation. Voilà ce qu’il en est du droit de grève, "citoyen" et "constitutionnel"!

Cette manœuvre reproduit fidèlement le schéma mensonger de l’idéologie dominante selon laquelle chaque individu est autonome et indépendant, devant décider "en son âme et conscience" ce qu’il doit faire. La grève serait un autre de ces mille dilemmes angoissants que la vie nous impose dans cette société et auxquels nous devons répondre seuls dans le plus grand des désarrois: dois-je accepter ce travail? Dois-je profiter de telle occasion? Dois-je acheter tel objet? Pour qui vais-je voter? Est-ce que je vais faire grève? De ces dilemmes, nous sortons avec le sentiment d’être encore plus aliénés; c’est le monde de la concurrence, de la lutte de tous contre tous, du chacun pour soi, c'est-à-dire la quintessence de cette société.

Les jours qui précèdent la grève générale voient proliférer les scènes de conflits et de tensions entre travailleurs. Chacun s’affronte à d’angoissantes questions: vais-je faire grève sachant qu’elle ne donnera rien? Est-ce que je laisse tomber mes camarades qui font grève? Puis-je me payer le luxe de perdre un jour de salaire? De perdre mon emploi? Chacun se voit pris entre deux feux: d’un côté les syndicalistes qui culpabilisent celui qui n’y participe pas, de l’autre les chefaillons qui profèrent toutes sortes de menaces. C’est un véritable cauchemar d’affrontements, de divisions et de tensions entre travailleurs, exacerbé par la question du "service minimum" qui est une nouvelle source de conflits([12]).

Le monde capitaliste fonctionne comme une addition de millions de "libres décisions individuelles". En réalité, aucune de ces décisions n’est libre mais est esclave d’un complexe réseau de rapports aliénants: de l’infrastructure des rapports de production - la marchandise et le travail salarié - jusqu’à l’immense structure des rapports juridiques, militaires, idéologiques, religieux, politiques, policiers…

Marx disait que "la véritable richesse intellectuelle de l'individu dépend entièrement de la richesse de ses rapports réels"[13], ces derniers étant le pilier de la lutte prolétarienne et de la force sociale qui, seule, pourra détruire le capitalisme, alors que les convocations syndicales dissolvent les rapports sociaux et enferment les prolétaires dans l’isolement, l’enfermement corporatif, suppriment les conditions qui leur permettent de décider consciemment, le corps collectif des travailleurs en lutte.

C’est la capacité des travailleurs à discuter collectivement du pour et du contre d’une action qui leur donne leur force, car c’est dans ce cadre qu’ils peuvent examiner les arguments, les initiatives, les éclaircissements, prendre en compte les doutes, les désaccords, les sentiments, les réserves de chacun, dans ce cadre qu’ils peuvent prendre des décisions communes. C’est là la façon de réaliser une lutte où s’intègre le maximum de prolétaires avec leurs responsabilités et leurs convictions.

C’est précisément tout cela qui est jeté à la poubelle par les pratiques syndicales qui poussent à "oublier les parlottes" et les "sentimentalismes" au nom de la prétendue "force que donne le blocage de la production ou des services dans lesquels on travaille". La classe ouvrière tire sa force de la place centrale qu’elle occupe dans la production, du fait qu'elle produit la quasi-totalité des richesses que la bourgeoisie s’approprie. Ainsi, par la grève, les ouvriers sont potentiellement capables de bloquer toute la production et de paralyser l’économie. Mais, dans la réalité, l'arme du "blocage tout de suite" est souvent utilisée par les syndicats comme un moyen pour détourner les ouvriers de leur première priorité, développer la lutte à travers sa prise en charge et son extension[14]. Par ailleurs, dans la période de décadence du capitalisme, et de surcroît dans les périodes de crise comme celle que nous vivons, c’est le système capitaliste lui-même, avec son fonctionnement chaotique et contradictoire, qui se charge de paralyser la production et les services sociaux. Un blocage de la production - et d’autant plus de 24 heures! - est mis à profit par les capitalistes pour éliminer des stocks. En ce qui concerne les services, comme l’enseignement par exemple, la santé ou les transports publics, ce blocage est mis à profit par l’État pour faire s’affronter les travailleurs "usagers" à leurs camarades en grève!

Le combat pour une lutte unitaire et massive

Pendant les mouvements de 2011, des masses d’exploités avaient pu agir selon leurs propres initiatives et leurs aspirations les plus profondes, s’exprimer selon les méthodes classiques de la lutte ouvrière, héritées des révolutions russes de 1905 et de 1917, de Mai 68, etc. L’imposition actuelle de la tutelle syndicale rend plus difficile cette "expression libre" mais, cependant, celle-ci suit son cours. Contre la tutelle syndicale, commencent à surgir des initiatives ouvrières: en Espagne par exemple, nous en avons vu plusieurs expressions. Lors de la manifestation du 29 mars, à Barcelone, Castellón, Alicante, Valence, Madrid, des grévistes portaient leurs propres banderoles, formaient des piquets pour expliquer leur mobilisation, réclamaient le droit à la parole lors des meetings syndicaux, tenaient des assemblées alternatives… Il est significatif que ces initiatives s’inscrivent dans le même sens que celles qui se sont développées lors des événements en France en 2010 contre la réforme des retraites([15]).

Il s’agit de livrer le combat sur ce terrain piégé qui nous est imposé pour ouvrir la voie à l’authentique lutte prolétarienne. La tutelle des syndicats semble insurmontable mais les conditions murissent dans le sens de son usure croissante et, en conséquence, dans le sens du renforcement de la capacité d’autonomie du prolétariat.

La crise, qui dure depuis déjà cinq ans et menace de nouvelles convulsions, dissipe peu à peu les illusions sur une possible "sortie du tunnel", et révèle à son tour une préoccupation profonde quant au futur. La faillite croissante du système social devient de plus en plus évidente, avec tout ce que cela implique quant au mode de vie, aux rapports humains, à la pensée, à la culture… Alors que pendant la période où la crise n'était pas aussi aigüe, les travailleurs semblaient pouvoir suivre un chemin tout tracé à leur intention, malgré les souffrances souvent terribles qui accompagnent l’exploitation salariée, cette voie disparaît progressivement. Et cette dynamique est aujourd’hui mondiale.

La tendance qui s’est déjà exprimée en 2011 avec le mouvement des Indignés et des Occupy([16]) à prendre massivement la rue et les places est un autre puissant levier du mouvement. Dans la vie courante du capitalisme, la rue est un espace d’aliénation: embouteillages, foules solitaires qui achètent, vendent, gèrent, font des affaires… Que les masses s’emparent de la rue pour en faire "un autre usage" - des assemblées, des discussions massives, des manifestations - peut faire de celle-ci un espace de libération. Ceci permet aux travailleurs de commencer à entrevoir la force sociale qu’ils sont capables de constituer s’ils apprennent à agir de façon collective et autonome. Ils sèment pour l’avenir les premières graines de ce qui pourrait être le "gouvernement direct des masses" à travers lequel celles-ci s’éduqueront, se libèreront de tous les haillons que la société leur a collés au corps et trouveront la force pour détruire la domination capitaliste et construire une autre société.

Une autre des forces qui pousse le mouvement vers le futur se trouve dans la convergence de toutes les générations ouvrières dans la lutte. Ce phénomène s’est déjà vu il y a peu dans des luttes comme celle contre le CPE en France (2006)([17]) ou dans les révoltes de la jeunesse en Grèce (2008)([18]). La capacité de converger en une action commune de toutes les générations ouvrières est une condition indispensable pour mener à bien une lutte révolutionnaire. Lors de la Révolution russe de 1917, se côtoyaient dans le mouvement les prolétaires de tous âges, des enfants hissés sur les épaules des frères ou des pères jusqu’aux vieillards chenus.

Il s’agit d’un ensemble de facteurs qui ne va développer sa puissance ni immédiatement, ni facilement. De durs combats, animés par l’intervention persévérante des organisations révolutionnaires, ponctués de défaites souvent amères et de moments difficiles de confusion et de paralysie temporaire, seront encore nécessaires pour permettre la pleine éclosion de cette puissance. L’arme de la critique, une critique ferme des erreurs et des insuffisances, sera fondamentale pour aller de l’avant.

"Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient: Hic Rhodus, hic salta ! C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il faut danser!"([19]).

C.Mir (27-3-12)

 


[1] Cf. en espagnol Por un movimiento unitario contra recortes y reforma laboral (voir https://es.internationalism.org/node/3323 [6]); Ante la escalada represiva en Valencia (voir https://es.internationalism.org/node/3324 [7]).

[2] Cf. “L’hôpital de Kilkis en Grèce sous le contrôle des travailleurs”, https://fr.internationalism.org/icconline/2012/grece_l_hopital_de_kilkis_sous_le_controle_des_travailleurs.html [8]

[3] Cf. en espagnol "Nuestra intervención en las movilizaciones del magisterio en México [9]".

[4] Cf. en italien https://it.internationalism.org/node/1147 [10]

[5] Cf. Journée de manifestation en Inde: grève générale ou pare-feu syndical; https://fr.internationalism.org/ri431/journee_de_manifestation_en_inde_g... [11]

[6] Oubliant délibérément les 7 millions de “mini-jobs” (rémunérés à 400 euros mensuels) que supporte la classe ouvrière en Allemagne.

[7] Une minorité de travailleurs en Grèce prend conscience de ce danger, c’est ainsi que les travailleurs de l’hôpital occupé de Kilkis lancent un appel à la solidarité internationale, tout comme les étudiants et professeurs de la faculté de droit occupée d’Athènes.

[8] Qui n’est même pas passé par la mascarade électorale!

[9] Lire notre article, "Le mouvement citoyen "Democracia Real Ya!": une dictature sur les assemblées massives"; /content/4693/mouvement-citoyen-democracia-real-ya-dictature-assemblees-massives [12].

[10] La bourgeoisie n’avait pas réellement laissé le champ libre au mouvement, elle avait utilisé contre lui des forces "nouvelles" mais inexpérimentées, comme DRY. Cf. "Le mouvement citoyen "Democracia Real Ya!": une dictature sur les assemblées massives".

[11] Si l’on en croit “l’inquiétude” ou “la colère” des grands chefs d’entreprise ou des dirigeants politiques, la grève générale semble grandement les inquiéter et évoquerait quelque chose comme une "révolution". Mais l’histoire a largement démontré que tout ce battage n’est que pure comédie, au-delà de ce que tel ou tel personnage de la classe dominante croit réellement.

[12] Rappelons ce que nous disions dans l’article "Rapport sur la lutte de classe" publié dans la Revue internationale no 117 (2004): "En 1921, pendant l'Action de mars en Allemagne, les scènes tragiques des chômeurs essayant d'empêcher les ouvriers de rentrer dans les usines étaient une expression de désespoir face au reflux de la vague révolutionnaire. Les récents appels des gauchistes français à empêcher les élèves de passer leurs examens [pendant le mouvement du printemps 2003 en France], le spectacle des syndicalistes ouest-allemands voulant empêcher les métallos est-allemands -qui ne voulaient plus faire une grève longue pour les 35 heures- de reprendre le travail [pendant la grève des métallos en Allemagne en 2003] sont des attaques dangereuses contre l'idée même de classe ouvrière et de solidarité. Elles sont d'autant plus dangereuses qu'elles alimentent l'impatience, l'immédiatisme et l'activisme décervelé que produit la décomposition. Nous sommes avertis: si les luttes à venir sont potentiellement un creuset pour la conscience, la bourgeoisie fait tout pour les transformer en tombeau de la réflexion prolétarienne" (https://fr.internationalism.org/rinte117/ldc.htm [13]).

[13] L’idéologie allemande, I "Feuerbach".

[14] Lire à ce propos notre article en deux parties, "Bilan du blocage des raffineries", écrit à propos du blocage des raffineries dans la lutte contre la réforme des retraites en France en 2010: https://fr.internationalism.org/ri418/bilan_du_blocage_des_raffineries_1ere_partie.html [14] et https://fr.internationalism.org/ri420/bilan_du_blocage_des_raffineries.html [15].

[15] Cf. Revue internationale no 144, “Mobilisation sur les retraites en France, riposte étudiante en Grande-Bretagne, révolte ouvrière en Tunisie”, https://fr.internationalism.org/node/4524 [16]. De fait, ces luttes de 2010 ont préparé politiquement et dans la pratique le terrain pour l’évolution de la conscience de classe en 2011.

[16] Pour un bilan de ces mouvements, voir “De l’indignation à l’espoir", https://fr.internationalism.org/icconlinz/2012/2011_de_l_indignation_a_l... [17]

[17] Cf. “Thèses sur le mouvement des étudiants”, Revue internationale no 125, https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants [18]

[18] Cf. “Les révoltes de la jeunesse en Grèce confirment le développement de la lutte de classe", Revue internationale no 136, https://fr.internationalism.org/rint136/les_revoltes_de_la_jeunesse_en_g... [19]

[19] Marx, Le 18 de Brumaire de Louis Bonaparte, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm [20].


 

Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique (V)

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Mai 1968

Nous publions la dernière partie de notre série de 5 articles sur la lutte de classe en Afrique française, centrée en particulier sur le Sénégal. Cette série couvre la période allant de la fin du 18e siècle jusqu'à 1968. Elle a commencé à être pubiée dans le n°145 de la Revue Internationale.

Mai 1968 en Afrique, expression de la reprise de la lutte de classe internationale

Il s’est effectivement produit un "Mai 68" en Afrique, plus particulièrement au Sénégal, avec des caractéristiques très proches du "Mai français" (agitation étudiante en prélude à l’entrée en scène du mouvement ouvrier), ce qui n'est pas étonnant étant donnés les liens historiques entre la classe ouvrière de France et celle de l’ancienne colonie africaine.

Si le caractère mondial de "Mai 68" est admis par tous, en revanche son expression dans certaines zones du monde n’est que partiellement connue, voire tout bonnement ignorée:

"Cela s’explique en grande partie par le fait que ces événements se sont déroulés en même temps que d’autres de même nature un peu partout à travers le monde. Cette situation a facilité la tâche des analystes et propagandistes qui s’attachaient à brouiller la signification du Mai 68 sénégalais. En optant pour une lecture sélective insistant sur l'aspect étudiant et scolaire de la crise au détriment de ses autres dimensions." (Abdoulaye Bathily, Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Édit. Chaka, Paris 1992)

En fait le "Mai sénégalais" est plus connu en milieu étudiant: du monde entier, des étudiants envoyèrent des messages de protestation au gouvernement de Senghor qui réprimait leurs camarades africains. Signalons aussi que l’université de Dakar fut l’unique université existant dans les colonies de l’AOF, et ce jusqu’au lendemain de "l'indépendance", ce qui explique la présence en son sein d'un nombre important d'étudiants africains étrangers.

Les organes de presse bourgeois ont à l'époque des interprétations variées des causes du déclenchement du mouvement de Mai à Dakar. Pour certains, comme Afrique Nouvelle (catholique), c’est la crise de l’enseignement qui fut à l’origine du mouvement. Marchés Tropicaux et Méditerranéens (milieux d’affaires) considère qu'il est le prolongement du mouvement déclenché en France. Pour sa part, Jeune Afrique, avance la conjonction du mécontentement politique des étudiants et du mécontentement social des salariés.

Il existe un autre point de vue, consistant à faire le lien entre ce mouvement et la crise économique: c'est celui d'Abdoulaye Bathily, un des anciens acteurs de la célèbre révolte, alors qu'il était étudiant à l’époque; plus tard, en sa qualité de chercheur, il fera le bilan global de "Mai à Dakar". Nous lui donnons largement la parole dans cet article pour apporter son témoignage de l’intérieur.

Déroulement des événements

"Le mois de mai 1968 est resté dans l’histoire pour avoir été marqué, à travers le monde, par des bouleversements de grande ampleur dont les étudiants et lycéens ont servi de fer de lance. En Afrique, le Sénégal a été le théâtre très remarqué de la contestation universitaire et scolaire. De nombreux observateurs de l’époque en ont conclu que les événements de Dakar n’étaient rien d’autre que le prolongement de Mai 68 français. (…) Ayant participé directement, et à partir du niveau le plus élevé, à la lutte des étudiants de Dakar, en mai 68, cette thèse m’a toujours paru erronée. (…) L’explosion de Mai 68 a été sans aucun doute, préparée par un climat social particulièrement tendu. Elle fut l’aboutissement d’une agitation sans précédent des salariés des villes, des opérateurs économiques nationaux mécontents du maintien de la prépondérance française, des membres de la bureaucratie face au contrôle des rouages de l'État par l’assistance technique. La crise agricole contribua elle aussi à l’aggravation de la tension dans les villes et à Dakar, notamment en intensifiant l’exode rural (…). Le mémorandum de l’UNTS [Union Nationale des Travailleurs du Sénégal, NDLR] du 8 mai estimait la dégradation du pouvoir d’achat depuis 1961 à 92,4 %." (Bathily, ibid.)

C’est donc dans ce contexte que Dakar connut elle aussi un "Mai 68", entre le 18 mai et le 12 juin, qui faillit ébranler définitivement le régime pro-français de Senghor, avec grèves générales illimitées du monde étudiant puis du monde du travail, avant que le pouvoir en place n’arrive à bout du mouvement au moyen d'une féroce répression policière et militaire, tout en bénéficiant de l’appui décisif de l’impérialisme français.

Le "Mai sénégalais" fut précédé par plusieurs heurts avec le gouvernement Senghor, notamment entre 1966 et 1968, alors que les étudiants organisaient des manifestations de soutien aux luttes de "libération nationale" et contre le "néo-colonialisme" et "l’impérialisme".

De même, il y eut en milieu scolaire des "grèves d’avertissement". Une grève des cours fut déclenchée le 26 mars 1968 par les élèves du lycée de Rufisque (banlieue de Dakar) suite aux sanctions disciplinaires infligées à un lycéen. Le mouvement dura 3 semaines, installant les établissements scolaires de la région dans un climat d’agitation et de contestation du gouvernement.

Le détonateur du mouvement

Le déclenchement du mouvement de mai 1968 eut pour origine immédiate la décision du gouvernement du président Senghor de réduire le nombre de mensualités des bourses d’études de 12 à 10 par an, tout en diminuant fortement le montant alloué, en invoquant "la situation économique difficile que traverse le pays".

"La nouvelle de la décision du gouvernement se répandit comme une traînée de poudre à la cité universitaire, causant partout l’inquiétude et suscitant un sentiment général de révolte. C’était le seul objet de conversations partout sur le campus. Dès son élection, le nouveau comité exécutif de l’UDES [Union Démocratique des Étudiants Sénégalais, NDLR] s’employa à développer l’agitation autour de la question des bourses en milieu étudiant, parmi les élèves des lycées et auprès des syndicats." (Bathily, ibid.)[1]

En effet, dès cette annonce gouvernementale, l’agitation s’installe et la contestation du gouvernement s’intensifie, notamment à la veille des élections que les étudiants dénoncent, comme le montre le titre d’un de leurs tracts: "De la situation économique et sociale du Sénégal à la veille de la mascarade électorale du 25 février…". L’agitation continue et, le 18 mai, les étudiants décident d’une "grève générale d’avertissement" suite à l’échec des négociations avec le gouvernement sur les conditions d’études, grève massivement suivie dans toutes les facultés.

Galvanisés par le franc succès de la grève et gonflés à bloc par le refus du gouvernement de satisfaire leurs revendications, les étudiants lancent un mot d’ordre de grève générale illimitée des cours et de boycott des examens à partir du 27 mai. Déjà, à la veille de cette date, les meetings se succèdent dans le campus et en milieu scolaire en général; bref, c’est l’épreuve de force avec le pouvoir. De son côté, le gouvernement s’empare de tous les médias officiels pour annoncer une série de mesures répressives contre les grévistes, tout en visant à opposer les étudiants, qualifiés de "privilégiés", aux travailleurs et aux paysans. Et l’Union Progressiste Sénégalaise (le parti de Senghor) de dénoncer la "position antinationale" du mouvement des étudiants, mais sans aucun écho cependant; bien au contraire, les campagnes du gouvernement ne font qu’aggraver la colère des étudiants et susciter la solidarité des salariés et de la population.

"Les meetings de l’UED (Union des étudiants de Dakar) constituaient des temps forts de l’agitation dans le campus. Ils enregistraient une influence considérable d’étudiants, d’élèves, d’enseignants, de jeunes chômeurs, d’opposants et, bien entendu, de nombreux agents de renseignement. Au fil du temps, ils constituaient le baromètre qui indiquait les mouvements de la contestation politique et sociale. Chaque meeting était une sorte de messe de l’opposition sénégalaise et de celles des autres pays présents dans le campus. Les interventions étaient ponctuées des morceaux de musique révolutionnaire du monde entier." (Bathily, ibid.)

Effectivement, on assiste là à une véritable veillée d’armes. De fait, le 27 mai à minuit, les étudiants en éveil entendent le bruit des bottes et voient l’arrivée massive d’un cordon policier autour de la cité universitaire. Dès lors une foule d’étudiants et d’élèves s'attroupe et converge vers les résidences en vue de monter des piquets de grève.

En fait, le pouvoir, en faisant encercler le campus universitaire par les forces de l’ordre, cherche à empêcher tout mouvement de l’extérieur vers l’intérieur et inversement.

"Ainsi, des camarades se virent privés de leurs repas et d’autres de leur lit car, comme l’UED a eu souvent à le dire, les conditions sociales sont telles que nombre de camarades mangent en ville (non boursiers) ou y dorment faute de logement à la cité universitaire. Même les étudiants en médecine qui soignaient leurs malades à l’hôpital restaient bloqués à la Cité en même temps que d’autres étudiants en urgence médicale. C’était l’exemple type de violation des franchises universitaires." (Bathily, ibid.)

Le 28 mai, lors d’une entrevue avec le Recteur et les doyens de l’université, l’UED demande la levée du cordon policier, tandis que les autorités universitaires exigent que les étudiants fassent une déclaration sous 24 heures "certifiant que la grève n’a pas pour but de renverser le gouvernement Senghor". Les organisations étudiantes répondent qu’elles n’étaient pas liées à un régime donné et que le temps qui leur est imparti ne permet pas de consulter leur base. Dès lors, le président du gouvernement ordonne la fermeture totale des établissements universitaires.

"Le groupe mobile d’intervention, renforcé par la police, sonna une nouvelle charge et investit les pavillons les uns après les autres. Il avait reçu l’ordre de dégager les étudiants par tous les moyens. Ainsi à coups de matraque, de crosse de fusil, baïonnettes, de grenades lacrymogènes et quelquefois offensives, défonçant portes et fenêtres, les sbires allèrent chercher les étudiants jusque dans leur chambre. Les gardes et les policiers se comportèrent en véritables pillards. Ils volèrent tout et brisèrent ce qui leur paraissait encombrant, déchirèrent les vêtements, les livres et les cahiers. Des femmes enceintes furent maltraitées et des travailleurs malmenés. Au pavillon des mariés, femmes et enfants furent frappés. Il y eut sur le champ un mort et beaucoup de blessés (une centaine) selon les chiffres officiels." (Bathily, ibid.)

L’explosion

La brutalité de la réaction du pouvoir provoque un élan de solidarité et renforce la sympathie envers le mouvement des étudiants. Dans tous les milieux de la capitale s’exprime une forte réprobation du comportement brutal du régime, contre les sévices policiers et l’internement d’un grand nombre d’étudiants. Au soir du 29 mai, tous les ingrédients sont réunis pour un embrasement social car l’effervescence est à son comble parmi les élèves et les salariés.

Ce sont les lycéens, déjà massivement présents lors des "grèves d’avertissement" du 26 mars et du 18 mai, qui se mettent les premiers en grève illimitée. Dès lors la jonction est réalisée entre le mouvement universitaire et le mouvement scolaire. Les uns après les autres, tous les établissements de l’enseignement secondaire se déclarent en grève totale et illimitée tout en formant des comités de lutte et en appelant à manifester avec les étudiants.

Inquiet de l’ampleur de la mobilisation de la jeunesse, ce même 29 mai, le président Senghor fait diffuser un communiqué dans les médias annonçant la fermeture sine die de tous les établissements scolaires (facultés, lycées, collèges) de la région de Dakar et de Saint-Louis, et appelant les parents d’élèves à retenir leurs enfants à la maison. Mais sans le succès escompté.

"La fermeture de l’université et des écoles ne fit qu’augmenter la tension sociale. Les étudiants qui avaient échappé aux mesures d’internement, les élèves et les jeunes se mirent à ériger des barricades dans les quartiers populaires comme la Médina, Grand Dakar, Nimzat, Baay Gainde, Kip Koko, Usine Ben Talli, Usine Nyari Talli, etc. Dans la journée des 29 et 30 notamment, des cortèges imposants composés de jeunes occupaient les principales artères de la ville de Dakar. Les véhicules de l’administration et des personnalités du régime étaient particulièrement recherchés. Selon la rumeur, de nombreux ministres furent ainsi contraints de renoncer à utiliser leurs voitures de fonction, les fameuses voitures de marque Citroën appelées DS 21. En effet, ce type de véhicule officiel symbolisait, aux yeux de la population et des étudiants et élèves en particulier, le "train de vie insolent de la bourgeoisie politico-bureaucratique et compradore". " (Bathily, ibid.)

Face à la combativité montante et à la dynamique du mouvement, le gouvernement décide de renforcer ses mesures répressives en les étendant à toute la population. Ainsi dès le 30 mai, un décret gouvernemental indique d’une part, que jusqu’à nouvel ordre, tous les établissements recevant du public (cinémas, théâtres, cabarets, restaurants, bars) sont appelés à fermer nuit et jour; d’autre part, les réunions, manifestations et attroupements de plus de 5 personnes interdits.

Grève générale des travailleurs

Face à ces mesures martiales et à la poursuite des brutalités policières contre la jeunesse en lutte, tout le pays s’agite et la révolte s’intensifie partout, cette fois-ci plus amplement chez les salariés. C’est alors que les appareils syndicaux traditionnels, notamment l’Union Nationale des Travailleurs du Sénégal, regroupant plusieurs syndicats, décident d’entrer en scène pour ne pas se faire déborder par la base.

"La base des syndicats pressait les directions à l’action. Le 30 mai, à 18 heures, l’union régionale UNTS du Cap-Vert (région de Dakar), à la suite d’une réunion conjointe avec le bureau national de l’UNTS, lança un mot d’ordre de grève illimitée à partir du 30 mai à minuit." (Bathily, ibid.)

Face à la situation explosive pour son régime, le président Senghor décide de s’adresser au pays  et tient un discours menaçant envers les travailleurs, les exhortant à désobéir au mot d’ordre de grève générale, tout en accusant les étudiants d’être "téléguidés" de "l’étranger". Mais en dépit des menaces réelles du pouvoir allant jusqu’à donner des ordres de réquisition de certaines catégories de travailleurs, le mouvement de grève s’avère très suivi dans le public comme dans le privé.

Le 31 mai à 10 heures, des assemblées générales sont organisées à la bourse du travail auxquelles sont invitées les délégations des secteurs en grève afin de décider de la suite à donner au mouvement.

"Mais les forces de l’ordre avaient déjà bouclé le quartier. À 10 heures, l’ordre fut donné de charger les travailleurs à l’intérieur de la Bourse. Les portes et fenêtres furent défoncées, les armoires éventrées, les archives détruites. Les bombes lacrymogènes et les coups de matraque eurent raison des travailleurs les plus téméraires. En réponse aux brutalités policières, les travailleurs auxquels se mêlèrent les élèves et le lumpen proletariat, s’attaquèrent aux véhicules et magasins dont plusieurs furent incendiés. Le lendemain Abdoulaye Diack, secrétaire d'État à l’information, révélait devant la presse que 900 personnes avaient été interpellées dans la Bourse du Travail et ses environs. Parmi celles-ci, on comptait 36 responsables syndicaux dont 5 femmes. En réalité, au cours de la semaine de crise, pas moins de 3000 personnes avaient été interpellées. Certains dirigeants syndicaux furent déportés (…). Ces actes ne firent qu’accentuer l’indignation des populations et la mobilisation des travailleurs." (Bathily, ibid.)

En effet, aussitôt après cette conférence de presse au cours de laquelle le porte-parole du gouvernement donne ses chiffres sur les victimes, grèves, manifestations et émeutes ne font que s’intensifier jusqu’à ce que la bourgeoisie décide d’arrêter les frais.

"Les syndicats alliés du gouvernement et le patronat sentaient la nécessité de lâcher du lest pour éviter un durcissement au sein des travailleurs qui, au cours des manifestations, avaient pu prendre conscience de leur poids." (Bathily, ibid.)

Dès lors, après une série de réunions entre le gouvernement et les syndicats, le 12 juin, le président Senghor annonce un accord de fin de grève basé sur 18 points comprenant 15% d’augmentation de salaire. En conséquence, le mouvement prend fin officiellement à cette date-là, ce qui n’empêche pas la poursuite du mécontentement et le resurgissement d’autres mouvements sociaux, car la méfiance est de mise chez les grévistes vis-à-vis des promesses du pouvoir de Senghor. Et, de fait, quelques semaines après la signature de l’accord de fin de grève, des mouvements sociaux repartent de plus belle, avec des moments vigoureux, jusqu’au début des années 1970.

En fin de compte, il convient de souligner l’état de désarroi dans lequel s’est trouvé le pouvoir sénégalais au plus fort de sa confrontation au "mouvement de mai à Dakar":

"Du 1er au 3 juin, on avait l’impression que le pouvoir était vacant. L’isolement du gouvernement était démontré par l’inaction du parti au pouvoir. Devant l’ampleur de l’explosion sociale, les structures de l’UPS (parti de Senghor) n’ont pas réagi. La fédération des étudiants UPS s’est contentée de la distribution furtive de quelques tracts contre l’UDES au début des événements. Cette situation était d’autant plus frappante que l’UPS s’était vantée, trois mois plus tôt, d’avoir été plébiscitée à Dakar lors des élections législatives et présidentielles du 25 février 1968. Or, voilà qu’elle était incapable de trouver une riposte populaire face à ce qui se passait.

Selon la rumeur, les ministres avaient été consignés au building administratif, siège du gouvernement, et de hauts responsables du parti et de l'État s’étaient cachés dans leur maison. C’était là un bien curieux comportement pour des dirigeants d’un parti qui se disait majoritaire dans le pays. En un moment, le bruit avait couru que le président Senghor se serait réfugié à la base militaire française de Ouakam. Ces rumeurs étaient d’autant plus vraisemblables que les informations concernant la "fuite" du général de Gaulle en Allemagne, le 29 mai, étaient connues à Dakar." (Bathily, ibid.)

En effet, le pouvoir sénégalais a vraiment tangué et, en ce sens, il est tout à fait symptomatique de voir la quasi-simultanéité entre les moments où de Gaulle et Senghor cherchaient soutien ou refuge auprès de leur armée respective.

Par ailleurs, à l’époque, d’autres "rumeurs" plus persistantes indiquaient clairement que ce fut l’armée française, sur place, qui arrêta brutalement les manifestants qui marchaient sur le palais présidentiel en causant plusieurs morts et blessés.

Rappelons aussi que, pour venir à bout du mouvement, le pouvoir sénégalais n’utilisa pas seulement ses chiens de garde habituels, à savoir ses forces policières, mais il eut aussi recours aux forces les plus rétrogrades que sont les chefs religieux et les paysans des campagnes reculées. Au plus fort du mouvement, le 30 et le 31 mai, les chefs de cliques religieuses furent invités par Senghor à occuper les médias nuit et jour pour faire des déclarations condamnant la grève et exhortant les travailleurs à reprendre le travail.

Quant aux paysans, le gouvernement essaya de les dresser, sans succès, contre les grévistes, en les faisant venir en ville en soutien aux manifestations pro-gouvernementales.

"Les recruteurs avaient fait croire à ces paysans que le Sénégal avait été envahi à partir de Dakar par une nation appelée "Tudian" (étudiant) et qu’on faisant appel à eux pour défendre le pays. Par groupes, ces paysans furent déposés aux allées du Centenaire (actuel boulevard du général de Gaulle) avec leurs armes blanches (haches, coupe-coupes, lances, arcs et flèches).

Mais ils se rendirent bien vite compte qu’ils avaient été menés en bateau. (…) Les jeunes les dispersèrent à coups de pierres et se partagèrent les victuailles. (…) D’autres furent lapidés lors de leur passage à Rufisque. En tout état de cause, l’émeute révéla la fragilité des bases politiques de l’UPS et du régime en milieu urbain, à Dakar en particulier." (Bathily, ibid.)

Décidément, le pouvoir de Senghor aura utilisé tous les moyens y compris les plus obscurs pour venir à bout du soulèvement social contre son régime. Cependant, pour éteindre définitivement le feu, l’arme la plus efficace pour le pouvoir fut sans doute le rôle joué par Doudou Ngome, le chef du principal syndicat de l’époque, l’UNTS. Ce fut lui qui "négocia" les conditions de l’étouffement de la grève générale. D’ailleurs, en guise de remerciement, le président Senghor le nomma ministre quelques années plus tard. Voilà encore une illustration du rôle de briseur de grèves des syndicats qui, en compagnie de l’ex-puissance coloniale, sauvèrent définitivement la tête de Senghor.

Le rôle précurseur des lycéens dans le mouvement

"Les lycées de la région du Cap-Vert, déjà "chauffés" par la grève du lycée de Rufisque au mois d’avril, furent les premiers à entrer en action. Les élèves étaient d’autant plus prompts à investir la rue qu’ils se considéraient, à l’instar des étudiants, comme les victimes de la politique éducative du gouvernement et concernés en particulier par la politique de fractionnement des bourses. En tant que futurs étudiants, ils se disaient partie prenante de la lutte engagée par l’UDES. De Dakar, le mouvement de grève se répandit très rapidement dans les autres établissements secondaires du pays à partir du 27 mai. (…) La direction du mouvement des élèves était très instable, d’une réunion à l’autre les délégués, très nombreux, changeaient. (…) Un important noyau de grévistes très actifs se faisait également remarquer à l’école normale des jeunes filles de Thiès. Quelques dirigeants élèves s’installèrent même à la Cité et, à partir de là, coordonnaient la grève. Par la suite, un comité national des lycées et collèges d’enseignement général du Sénégal se constitua, devenant ainsi une sorte d’état-major du mouvement élève." (Bathily, ibid.)

L’auteur décrit là le rôle actif des lycéens dans le mouvement massif du Mai 68 local, en particulier la prise en main de la lutte à travers des assemblées générales et coordinations. En effet, dans chaque lycée, il y avait un comité de lutte et des assemblées générales se dotant de directions changeantes, élues et révocables.

Le magnifique engagement des lycéens et des lycéennes fut d’autant plus significatif que c’était la première fois dans l’histoire du pays que cette partie de la jeunesse se mobilisait avec ampleur en tant que mouvement social revendicatif devant la nouvelle bourgeoisie au pouvoir. Si le point de départ du mouvement fut une réaction de solidarité avec un camarade victime d’une "punition administrative", les lycéens, comme les étudiants et les salariés, prenaient aussi conscience de la nécessité de lutter contre les effets de la crise du capitalisme que le pouvoir de Senghor voulait leur faire payer.

L’impérialisme occidental au secours de Senghor

Au plan impérialiste, la France suivait de très près la crise provoquée par les événements de 1968 et pour cause, elle était vraiment chez elle au Sénégal. En effet, outre ses bases militaires (navales, aériennes et terrestres) implantées dans la zone de Dakar, dans chaque ministère et à la présidence, il y avait un "conseiller technique" désigné par Paris dans le but évident d’orienter la politique du pouvoir sénégalais, bien entendu dans le sens de ses intérêts.

On se rappelle à cet égard qu’avant d’être un des meilleurs "élèves" du bloc occidental, le Sénégal fut longtemps le principal bastion historique du colonialisme français en Afrique (de 1659 à 1960), et c’est bien à ce titre que le Sénégal participa, avec ses "tirailleurs", à toutes les guerres que la France dut mener dans le monde depuis la conquête de Madagascar au 19e siècle, en passant par les deux Guerres mondiales et par les guerres d’Indochine et d’Algérie. C’est donc en toute logique que la France mit naturellement à profit son rôle de "gendarme délégué" en Afrique pour le compte du bloc impérialiste occidental pour protéger, en utilisant tous les moyens à sa disposition, le régime de Senghor:

"Dès le lendemain des événements de 68, la France intervint auprès de ses partenaires de la CEE pour voler au secours du régime sénégalais. L'État n’avait pas les moyens pour faire face à l’ardoise découlant des négociations du 12 juin. Dans un discours du 13 juin, le président Senghor a expliqué que les accords avec les syndicats se chiffraient à 2 milliards CFA. Une semaine après ces négociations, le FED [Fonds européen de développement, NDLR] consentit à la Caisse de stabilisation des prix de l’arachide une avance de 2 milliards et 150 millions CFA "destinée à pallier les conséquences des fluctuations des cours mondiaux au cours de la campagne 1967/68". (…) Mais même les USA, qui avaient été pris à partie par le président Senghor pendant les événements, participèrent, avec les autres pays occidentaux, au rétablissement du climat de paix sociale au Sénégal. En effet, les USA et le Sénégal signèrent des accords portant sur la construction de 800 logements pour revenus moyens, pour un total de 5 millions de dollars." (Bathily, ibid.)

Ce faisant, il est clair que l’enjeu principal pour le bloc occidental fut d’éviter la chute du régime sénégalais et son basculement dans le camp des ennemis (la Chine et le bloc de l’Est).

De fait, après avoir repris le contrôle de la situation, le président Senghor prit aussitôt le chemin des "pays amis"; parmi eux l’Allemagne l’accueillit à Francfort, alors qu’il venait de réprimer dans le sang les grévistes sénégalais. Cet accueil de Francfort est d’ailleurs riche d’enseignements car Senghor y allait pour recevoir de l’aide et se faire "décorer" par un pays membre éminent de l’OTAN. De l’autre côté, cette visite fut l’occasion pour les étudiants allemands, à la tête desquels se trouvait "Dany le rouge", de manifester dans la rue leur soutien à leurs camarades sénégalais, comme le relate le journal Le Monde daté du 25/09/1968:

"Monsieur Daniel Cohn-Bendit arrêté dimanche à Francfort au cours de manifestations hostiles à Monsieur Léopold Senghor, Président du Sénégal, a été inculpé (en compagnie de 25 camarades) lundi après-midi par un magistrat allemand de la ville d’incitation à l’émeute et de rassemblement interdit (…)."

Dans leur lutte, les étudiants sénégalais purent recevoir également le soutien de leurs camarades à l’étranger qui occupaient souvent les ambassades et consulats du Sénégal. Le mouvement au Sénégal eut un écho en Afrique même:

"En Afrique, les événements de Dakar connurent leurs prolongements, grâce à l’action des unions nationales (syndicats étudiants). De retour dans leur pays, les étudiants africains expulsés de l’Université de Dakar poursuivirent leur campagne d’information. (…) Les gouvernements africains d’alors considéraient avec méfiance les étudiants venus de Dakar. Autant la plupart d’entre eux montrèrent une certaine irritation face à la manière dont leurs ressortissants avaient été expulsés, autant ils redoutaient la contagion de leurs pays par "la subversion venue de Dakar et de Paris"." (Bathily, ibid.)

A vrai dire, ce fut la quasi-totalité des régimes africains qui craignaient la "contagion" et la "subversion" de Mai 68. À commencer par Senghor lui-même qui dut recourir à de violents moyens répressifs contre la jeunesse scolarisée. Ainsi beaucoup de grévistes connurent la prison ou le service militaire forcé ressemblant fort à des déportations dans des camps militaires. De même de nombreux étudiants africains étrangers furent massivement expulsés, dont certains furent maltraités de retour chez eux.

Quelques enseignements des événements de Mai 68 à Dakar

Incontestablement, le "Mai à Dakar" est un des maillons de la chaîne du Mai 68 mondial. L’importance des moyens déployés par le bloc impérialiste occidental pour sauver le régime sénégalais se mesure à l'aune de la puissance du mouvement de lutte des ouvriers, étudiants et jeunes scolarisés.

Mais au-delà de la radicalité de l’action des étudiants, le mouvement de Mai 68 au Sénégal, avec sa composante ouvrière, venait de renouer avec l’esprit et la forme de lutte prolétarienne qu'avait pratiquée la classe ouvrière de la colonie de l’AOF dès le début du 20e siècle, mais que la bourgeoisie africaine au pouvoir avait réussi à étouffer, notamment durant les premières années de "l’indépendance nationale".

Mai 68 a été finalement plus qu’une ouverture sur un nouveau monde rompant avec la période contre-révolutionnaire, il a été un moment d’éveil pour beaucoup de protagonistes, en particulier chez les jeunes. De par leur engagement dans la lutte contre les forces du capital national, ils ont mis à nu nombre de mythes et d’illusions, notamment sur la "fin de la lutte des classes" sous prétexte de l’absence d’antagonismes entre la classe ouvrière (africaine) et la bourgeoisie (africaine).

Aussi, il convient de remarquer que, pour parvenir à vaincre le mouvement social, la répression policière et l’emprisonnement de milliers de grévistes furent insuffisants; à cela durent s’ajouter le piège syndical et l’appui décisif de la France et du bloc de l’Ouest à leur "poulain protégé". Mais il fallut aussi satisfaire une bonne partie des revendications des étudiants et des travailleurs par une forte augmentation des salaires.

Reste l’essentiel: les grévistes ne furent pas "endormis" très longtemps par l’accord qui mit fin à la grève car, dès l’année suivante, la classe ouvrière reprenait le combat de plus belle en s'inscrivant pleinement dans la vague internationale de luttes initiée par Mai 68.

Enfin, on aura noté dans ce mouvement le recours aux modes d’organisation véritablement prolétariens que sont les comités de grève et assemblées générales, haute expression d’auto-organisation; bref une claire volonté de prise en main des luttes par les grévistes eux-mêmes. Voilà un aspect particulier qui caractérise la lutte d’une fraction de la classe ouvrière mondiale, pleinement partie prenante du combat à venir pour la révolution communiste.

Lassou (fin)


[1] Il vaut ici la peine de rappeler ce que nous avons déjà signalé à l'occasion de la publication de la première partie de cet article dans la Revue Internationale n° 145. "Si nous reconnaissons largement le sérieux des chercheurs qui transmettent les sources de référence, en revanche nous ne partageons pas forcément certaines de leurs interprétations des évènements historiques. Il en est de même sur certaines notions, par exemple quand les mêmes parlent de "conscience syndicale" à la place de "conscience de classe" (ouvrière), ou encore "mouvement syndical" (au lieu de mouvement ouvrier). Reste que, jusqu’à nouvel ordre, nous avons confiance en leur rigueur scientifique tant que leurs thèses ne se heurtent pas aux faits historiques ou n’empêchent pas d’autres interprétations."


 

Critique du livre "Dynamiques, contradictions et crises du capitalisme" : le capitalisme est-il un mode de production décadent et pourquoi ? (II)

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La surproduction, contradiction de base du capitalisme, est liée à l'existence du salariat. Ses déterminations seront mises à nu dans cette seconde partie de l'article afin de pouvoir répondre aux grandes questions qui font l'objet de désaccords importants avec le livre de Marcel Roelandts, Dynamiques, contradictions et crises du capitalisme[1] (identifiés MR et Dyn dans la suite de l'article): pourquoi augmenter les salaires des ouvriers ne résout pas le problème de la surproduction? D'où émane la demande extérieure à celle des ouvriers et quelles en sont le rôle et les limites? Existe-t-il une solution à la surproduction au sein du capitalisme? Comment caractériser les courants qui prônent la résolution des crises du capitalisme au moyen de l'augmentation des salaires? Le capitalisme est-il condamné à un effondrement catastrophique?

 

Existe-t-il une solution à la crise au sein du capitalisme ?

 

Les déterminations de la surproduction

La surproduction est la caractéristique des crises du capitalisme, par opposition aux crises des modes de production qui l'ont précédé et qui étaient, elles, caractérisées par la pénurie.

Elle résulte, en premier lieu, de la nature même de l'exploitation de la force de travail propre à ce mode de production, le salariat, qui fait que les ouvriers doivent toujours produire au-delà de leurs besoins. C'est cette caractéristique qu'exprime de la façon la plus fondamentale le passage suivant de Marx:

"Le simple rapport salarié-capitaliste implique que (…) la majorité des producteurs (les ouvriers) (…) Pour pouvoir consommer ou acheter dans les limites de leurs besoins, (…) doivent toujours être surproducteurs, toujours produire au-delà de leurs besoins."[2]

Cela suppose donc l'existence d'une demande extérieure à celle des ouvriers, cette dernière ne pouvant par essence jamais suffire à absorber la production capitaliste:

"On oublie que, selon Malthus, "l'existence même d'un profit sur n'importe quelle marchandise présuppose une demande extérieure à celle de l'ouvrier qui l'a produite", et que, par conséquent "la demande de l'ouvrier lui-même ne peut jamais être une demande adéquate" (Malthus, Principles … p.405)."[3]

C'est justement lorsque la demande extérieure à celle des ouvriers est insuffisante, que la surproduction se manifeste:

"si la "demande extérieure à celle des ouvriers eux-mêmes" disparaît ou s'amenuise, la crise éclate."[4]

La contradiction est d'autant plus violente que, d'un côté, le salaire des ouvriers est contraint au minimum social nécessaire pour reproduire leur force de travail et, de l'autre, les forces productives du capitalisme tendent à être développées au maximum:

"La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société"[5]

Pourquoi augmenter les salaires des ouvriers ne résout pas le problème de la surproduction?

Il existe différents procédés permettant à la bourgeoisie de masquer la surproduction:

1) Détruire la production en excédent, de manière à éviter que sa mise sur le marché ne tire vers le bas les prix de vente. C'est en particulier ce qui s'est passé dans les années 1970 et 80 avec la production agricole dans les pays de la Communauté économique européenne. Ce procédé présente pour la bourgeoisie l'inconvénient de révéler au grand jour les contradictions du système et de susciter l'indignation alors que les produits ainsi détruits font défaut, de façon vitale, à une partie importante de la population mondiale.

2) Réduire l'utilisation des capacités productives ou même détruire une partie de celles-ci. Une illustration de ce type de réduction drastique de la production avait été le plan Davignon mis en place dès 1977 par la Commission européenne pour réaliser la restructuration industrielle (avec des dizaines de milliers de licenciements à la clé) du secteur sidérurgique, face à la surproduction mondiale d'acier. Il s'était traduit par la destruction d'une grande partie du parc des hauts-fourneaux dans plusieurs pays européens et la mise à la rue de dizaines de milliers de sidérurgistes conduisant à des mouvements de lutte importants, notamment en France en 1978 et 1979.

3) Augmenter artificiellement la demande, c'est-à-dire générer une demande non pas tirée par des besoins en investissements devant être rentabilisés ultérieurement mais directement motivée par le besoin de faire tourner l'appareil productif. C'est typiquement le cas des mesures keynésiennes qui ont un coût assumé par l'État et qui, de ce fait, se répercutent nécessairement sur la compétitivité de l'économie nationale où elles sont appliquées. C'est la raison pour laquelle elles ne peuvent être mises en œuvre que dans des conditions permettant de compenser, grâce à des gains importants de productivité, la perte de compétitivité. De telles mesures peuvent tout aussi bien concerner l'augmentation des salaires que des programmes de travaux publics n'ayant pas une rentabilité immédiate.

Ces trois procédés, quoique différents dans la forme, ont exactement la même signification quant au développement du capitalisme et, dans le fond, ils peuvent se ramener au premier d'entre eux, le plus parlant, la destruction volontaire de la production. Cela peut paraître choquant, du point de vue ouvrier, d'entendre dire qu'une augmentation de salaire non justifiée par les besoins de la reproduction de la force de travail, revient à du gaspillage. Il s'agit bien évidemment de gaspillage du point de vue de la logique capitaliste (laquelle n'a que faire du bien-être de l'ouvrier), pour laquelle payer plus cher l'ouvrier n'augmentera en rien sa productivité.

MR, qui pense que le mécanisme à l'œuvre durant les Trente Glorieuses a été compris par peu de marxistes[6], n'a lui-même pas compris de Marx, ou pas voulu comprendre, que "le but de la production est la mise en valeur du capital et non sa consommation"[7] (Cité explicitement dans la suite de l'article), que cette consommation soit le fait de la classe ouvrière ou des bourgeois.

On peut appeler ce gaspillage "régulation", comme le fait MR sans reconnaître qu'il s'agit de gaspillage; cela lui permettra peut-être de rendre sa thèse plus présentable. Mais cela ne change en rien le fait que, dans une grande mesure, la prospérité des Trente Glorieuses est le gaspillage d'une partie des gains de productivité utilisés à produire pour produire.

D'où émane la demande extérieure à celle des ouvriers?

Pour MR, et contrairement à Rosa Luxemburg dont il critique la théorie de l'accumulation, la demande autre que celle de l'ouvrier peut parfaitement émaner du capitalisme lui-même, et non pas nécessairement de sociétés basées sur des rapports de production non encore capitalistes et qui ont longtemps coexisté avec le capitalisme.

Cette demande, selon Marx, n'émane ni des ouvriers ni des capitalistes eux-mêmes mais des marchés n'ayant pas encore accédé au mode de production capitaliste.

Dans son livre, MR mentionne l'opinion de Malthus à ce sujet: "Il est à noter que cette "demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite" recouvre, sous la plume de Malthus, une demande interne au capitalisme pur puisqu'elle se réfère aux couches sociales dont le pouvoir d'achat est dérivé de la plus-value et non pas une demande extra-capitaliste selon la théorie luxemburgiste de l'accumulation" (Dyn p.27). Marx, soutenant en cela Malthus, est catégorique sur le fait que cette demande ne peut pas provenir de l'ouvrier: "La demande provoquée par le travailleur productif en personne ne peut jamais être une demande adéquate, puisqu'elle ne concerne pas la totalité de ce qu'il produit. Si tel était le cas, il n'y aurait pas de profit et par conséquent nul motif pour le capitaliste d'employer le travail de l'ouvrier."[8] Il est aussi explicite sur le fait que, pour Malthus, cette demande émane de "couches sociales dont le pouvoir d'achat est dérivé de la plus-value" mais, dans le même temps, il dénonce la motivation de Malthus qui est relative à la défense des intérêts du "clergé d'Église et d'État": "Malthus n’a pas intérêt à masquer les contradictions de la production bourgeoise; au contraire: il est de son intérêt de les souligner, d’une part pour prouver le caractère nécessaire des classes laborieuses (il l’est pour ce mode de production) et, d’autre part, pour démontrer aux capitalistes la nécessité d’un clergé d’Église et d’État bien gras, afin de créer une demande adéquate. […] Il souligne donc, contre les ricardiens, la possibilité d’une surproduction généralisée".[9] Ainsi, ce n'est pas parce que Malthus pense que la demande adéquate peut provenir des "couches sociales dont le pouvoir d'achat est dérivé de la plus-value" qu'il en est de même pour Marx. Au contraire, ce dernier est très explicite quant au fait que cette demande adéquate ne peut provenir ni des ouvriers ni des capitalistes: "La demande des ouvriers ne saurait suffire, puisque le profit provient justement du fait que la demande des ouvriers est inférieure à la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement moindre. La demande des capitalistes entre eux ne saurait pas suffire davantage".[10]

A ce propos, on ne peut que relever une mauvaise volonté évidente de MR pour fournir à ses lecteurs les moyens d'élargir le champ de leur réflexion lorsqu'il s'agit de rapporter le point de vue de Marx sur la nécessité d'une demande autre que celle émanant des ouvriers et des capitalistes. Sinon, comment expliquer qu'il n'ait pas évoqué le passage suivant où Marx explicite la nécessité de "commandes au loin", de "marchés étrangers" pour vendre les marchandises produites:

"Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l'objet d'aucune demande du marché, et comment se fait-il qu'il faille en même temps chercher des commandes au loin, s'adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d'existence indispensables? Uniquement parce qu'en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la disposition du consommateur que lorsqu'il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l'on dit que les capitalistes n'ont qu'à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation."[11] (Souligné par nous)

Il est vrai que la citation ne nous donne pas plus de précisions permettant de mieux caractériser la nature de ces "marchés étrangers", de ces "commandes" qui sont passées "au loin". Ceci dit, celle-ci étant explicite quant au fait que la demande en question ne peut pas émaner des capitalistes eux-mêmes, car le but de la production est la mise en valeur du capital et non pas sa consommation, à partir de là il n'est pas interdit de réfléchir. La demande en question ne peut pas, non plus, émaner de quelque autre agent économique au sein du capitalisme qui vit de la plus-value extraite et redistribuée par la bourgeoisie. Qui reste-t-il en fin de compte dans la société capitaliste? Personne et c'est pourquoi il faut s'adresser aux "marchés au loin", c'est-à-dire non encore conquis par les rapports de production capitalistes.

C'est exactement ce que nous dit le Manifeste communiste lorsqu'il décrit la conquête de la planète par la bourgeoisie, poussée par le besoin de débouchés toujours plus importants:

"Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations. (…) Par suite du perfectionnement rapide de tous les instruments de production et grâce à l'amélioration incessante des communications, la bourgeoisie précipite dans la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares les plus opiniâtrement xénophobes. Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, à adopter le mode de production bourgeois; elle les contraint d'importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit: elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image."[12]

Marx nous fournit une description plus détaillée concernant la manière dont s'effectue l'échange avec des sociétés marchandes non capitalistes, aussi variées soient-elles, grâce auquel le capital bénéficie à la fois d'un débouché et d'une source d'approvisionnement nécessaires à son développement: "dans le processus de circulation où le capital industriel fonctionne soit comme argent, soit comme marchandise, son circuit s'entrecroise – comme capital-argent ou comme capital-marchandise – avec la circulation marchande des modes sociaux de production les plus divers, dans la mesure où celle-ci est en même temps production marchande. Il importe peu que les marchandises soient le fruit d'une production fondée sur l'esclavage, ou le produit de paysans (Chinois, ryots des Indes), de communes rurales (Indes hollandaises), d'entreprises d'État (comme on les rencontre aux époques anciennes de l'histoire russe, sur la base du servage), ou de peuples chasseurs demi-sauvages, etc.: comme marchandises et argent, elles affrontent l'argent et les marchandises qui représentent le capital industriel; elles entrent dans le circuit du capital industriel tout autant que dans le circuit de la plus-value véhiculée par le capital-marchandise et dépensée comme revenu; elles entrent donc dans les deux phases de circulation du capital-marchandise. Ce qui caractérise par conséquent le processus de circulation du capital industriel, c'est l'origine universelle des marchandises, l'existence du marché comme marché mondial."[13]

La fin de la phase d'accumulation primitive a-t-elle modifié les relations du capital avec sa sphère extérieure?

MR reproduit également la deuxième partie de la citation ci-dessus du Manifeste communiste, mais en prenant soin de souligner que "tous les ressorts et limites du capitalisme dégagés par Marx dans Le Capital ne l'ont été qu'en faisant abstraction des rapports avec sa sphère extérieure (non capitaliste). Plus précisément, Marx analyse ces derniers uniquement dans le cadre de l'accumulation primitive, car il se réservait de traiter les autres aspects de "l'extension du champ extérieur de la production" dans deux volumes spécifiques consacrés, pour l'un, au commerce international et, pour l'autre, au marché mondial". (Dyn p.36. Souligné par nous)

Il poursuit en affirmant que, pour lui, les "marchés étrangers" n'ont plus continué à jouer un rôle important pour le développement du capitalisme, une fois achevée la phase d'accumulation primitive: "Cependant, une fois ses fondements cimentés par trois siècles d'accumulation primitive, c'est essentiellement sur ses propres bases que le capitalisme s'est déployé. En regard de l'importance et du dynamisme pris par la production capitaliste, la contribution de son environnement extérieur est devenue relativement marginale pour son développement." (Dyn p.38)

Le raisonnement de Marx démontre, nous l'avons vu, la nécessité d'un marché extérieur. La description qu'il fait de cette sphère extérieure dans le Manifeste communiste montre qu'elle est constituée de sociétés marchandes n'ayant pas encore accédé aux relations de production capitalistes. Marx n'explique évidemment pas dans le détail pourquoi cette sphère doit être extérieure aux relations de production capitalistes, cependant il fait clairement découler sa nécessité des caractéristiques mêmes de la production capitaliste. Si, comme MR, Marx ou Engels avaient pensé que, depuis la première publication du Manifeste, des modifications importantes étaient intervenues concernant les relations du capital avec sa sphère extérieure, les "marchés au loin" ayant de cessé de jouer le rôle qu'ils avaient eu jusque-là durant l'accumulation primitive, on peut penser qu'ils auraient ressenti la nécessité d'en rendre compte dans les préfaces des éditions successives du Manifeste[14], alors que l'un et l'autre ont été témoin, sur des périodes différentes, de la marche triomphante du capitalisme après la phase d'accumulation primitive. Or, non seulement cela n'a pas été le cas mais encore le livre III est commencé en 1864 et "terminé" en 1875. On peut penser qu'à cette date-là Marx avait acquis déjà suffisamment de recul par rapport à la phase d'accumulation primitive (de la fin du Moyen-Âge jusqu'au milieu du 19e siècle) et, pourtant, il poursuit dans cet ouvrage l'idée du Manifeste communiste en invoquant, "les commandes au loin", "les marchés étrangers".

MR persiste dans sa thèse, en prétendant qu'elle correspond à la vision qu'avait Marx: "C'est pourquoi, nous pensons comme Marx que "la tendance à la surproduction" ne provient pas d'une insuffisance de marchés extra-capitalistes, mais bien du "rapport immédiat du capital" au sein du capitalisme pur: "Il va de soi que nous n'avons pas l'intention d'analyser ici en détail la nature de la surproduction; nous dégageons simplement la tendance à la surproduction qui existe dans le rapport immédiat du capital. Nous pouvons donc laisser de côté ici tout ce qui a trait aux autres classes possédantes et consommatrices, etc., qui ne produisent pas, mais vivent de leurs revenus, c'est-à-dire procèdent à un échange avec le capital et constituent autant de centres d'échange pour lui. Nous n'en parlerons que là où elles ont une importance véritable, c'est-à-dire dans la genèse du capital" (Grundrisse, chapitre sur le capital, Éditions 10/18. p.226)." (Dyn p.38)

Ce que dit la citation de Marx, c'est que, pour l'examen de la surproduction, on peut laisser de côté le rôle joué par les classes possédantes dans leurs échanges avec le capitalisme car, de ce point de vue, elles n'ont plus qu'un rôle marginal. Or, les classes possédantes ici nommées sont celles qui subsistent de l'ancien ordre féodal. Ce que la citation ne dit pas, en revanche, c'est ce que MR veut lui faire dire, à savoir que les "marchés étrangers", des "commandes" qui sont passées "au loin" n'ont plus qu'un rôle marginal face à la surproduction. Or c'est bien cela qui est au cœur de la polémique.

La théorie de l'accumulation de Rosa Luxemburg à l'épreuve

Il revient à Rosa Luxemburg d'avoir mis en évidence que l'enrichissement du capitalisme, comme un tout, dépendait des marchandises produites en son sein et échangées avec des économies précapitalistes, c'est-à-dire pratiquant l'échange marchand mais n'ayant pas encore adopté le mode de production capitaliste. Rosa Luxemburg n'a pas fait que développer l'analyse de Marx, elle en a également fait la critique dans L'Accumulation du capital lorsque c'était nécessaire, en ce qui concerne notamment les schémas de l'accumulation dont certaines erreurs résultaient, selon elle, du fait que ceux-ci ne font pas intervenir les marchés extra-capitalistes, pourtant indispensables à l'accomplissement de la reproduction élargie. Elle attribue cette erreur au fait que, Le Capital étant une œuvre inachevée, Marx réservait à des travaux ultérieurs l'étude du capital en lien avec son environnement.[15]

MR critique la théorie de l'accumulation de Rosa Luxemburg. Pour lui, en effet, c'est de façon délibérée et justifiée d'un point de vue théorique que Marx écarte, dans sa description de l'accumulation au moyen de schémas, la sphère des relations extra-capitalistes: "Appréhender la place que Marx attribue à cette sphère dans le développement historique du capitalisme permet de comprendre pourquoi il l'élimine de son analyse dans Le Capital: non pas seulement par hypothèse méthodologique comme le pense Luxemburg, mais parce qu'elle représente une entrave dont le capitalisme a dû se débarrasser. Ignorant cette analyse, Luxemburg n'a pas compris les raisons profondes pour lesquelles Marx écarte cette sphère dans Le Capital". (Dyn p.36) Sur quoi MR appuie-t-il une telle affirmation? Sur l'argument que nous avons réfuté précédemment, selon lequel pour lui et Marx, les "marchés lointains" n'auraient plus joué qu'un rôle marginal dans le développement du capitalisme après sa phase d'accumulation primitive.

MR avance trois autres arguments venant, selon lui, étayer sa critique de la théorie de l'accumulation de Rosa Luxemburg.

1) "Pour Rosa Luxemburg, la force du capital dépend de l'importance de la sphère précapitaliste et l'épuisement de celle-ci annonce sa mort. Marx soutient une compréhension opposée: "Tant que le capital est faible, il cherche à s'appuyer sur les béquilles d'un mode de production disparu ou en voie de disparition; sitôt qu'il se sent fort, il se débarrasse de ses béquilles et se meut conformément à ses propres lois" (Le Capital, p.295. Éd. La Pléiade Économie II). Cette sphère ne constitue donc pas un milieu dont le capitalisme devrait se nourrir pour pouvoir s'élargir, mais une béquille qui l'affaiblit et dont il doit se débarrasser pour être fort et se mouvoir conformément à ses propres lois." (Dyn p.36) Cette conclusion est pour le moins hâtive et tirée par les cheveux.[16] Le Manifeste contient d'ailleurs une idée très proche de celle de la citation de Marx ci-dessus empruntée au Capital, mais exprimée de manière telle que, contrairement à ce que pense MR, elle permet d'affirmer que le milieu précapitaliste a constitué un terreau nourricier pour le capitalisme:

"La grande industrie a fait naître le marché mondial, que la découverte de l'Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au commerce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce développement a entraîné l'essor de l'industrie. À mesure que l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer prirent de l'extension, la bourgeoisie s'épanouissait, multipliant ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen Âge."[17] (souligné par nous)

On voit ici que, alors qu'il crée le marché mondial et qu'il se développe, ce n'est pas le marché mondial que le capitalisme rejette mais bien les classes léguées par le Moyen Âge qu'il refoule à l'arrière-plan.

2) "Les meilleures estimations des ventes à destination du tiers-monde montrent que la reproduction élargie du capitalisme ne dépendait pas des marchés extra-capitalistes en dehors des pays développés: "En dépit d'une opinion très répandue, il n'y a jamais eu, dans l'histoire du monde occidental développé, de période au cours de laquelle les débouchés offerts par les colonies, ou même l'ensemble du tiers-monde, aient joué un grand rôle dans le développement de ses industries. Le tiers-monde dans son ensemble ne représentait même pas un débouché très important [...] on peut estimer que le tiers-monde n'absorbait que 1,3% à 1,7% du volume total de la production des pays développés, dont seulement 0,6 à 0,9% pour les colonies" (Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, p.104-105). Déjà très faible, ce pourcentage l'est en réalité bien plus puisque ce n'est qu'une partie des ventes au tiers-monde qui est destinée à la sphère extra-capitaliste". (Dyn p.39)

Nous traiterons de cette objection plus globalement en prenant en compte également la suivante: "Ce sont les pays disposant d'un vaste empire colonial qui connaissent les taux de croissance les plus faibles, alors que ceux vendant sur les marchés capitalistes ont des taux bien supérieurs! Ceci se vérifie tout au long de l'histoire du capitalisme, et en particulier aux moments où les colonies jouent, ou devraient jouer, leur plus grand rôle! Ainsi, au XIXème siècle, au moment où les marchés coloniaux interviennent le plus, tous les pays capitalistes non coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapides en moyenne – moyenne arithmétique des taux de croissance non pondérée par les populations respectives des pays). Il suffit de prendre les taux de croissance du PIB par habitant durant les 25 années d'impérialisme (1880-I913), que Rosa Luxemburg définissait comme la période la plus prospère et dynamique du capitalisme:

1) Puissances coloniales: Grande-Bretagne (1,06%), France (1,52%), Hollande (0,87%), Espagne (0,68%), Portugal (0,84%);

2) Pays très peu ou non coloniaux: USA (1,56%), Allemagne (1,85%), Suède (1,58%), Suisse (1,69%), Danemark (1,79%) (Taux de croissance annuel moyen; source: www.rug.nl/ggdc/historicaldevelopment/maddison [21])." (Dyn p.39 et 40)

Notre réponse à ce qui précède tient en quelques mots. Il est faux d'identifier marchés extra-capitalistes et colonies car les marchés extra-capitalistes incluent aussi bien les marchés intérieurs que les colonies non encore assujetties aux relations de production capitalistes. Pendant la période 1880-1913, tous les pays cités ci-dessus bénéficient au minimum de l'accès à leur propre marché extra-capitaliste intérieur, voire à celui d'autres pays industrialisés. De plus, du fait de la division internationale du travail, le commerce avec la sphère extra-capitaliste peut également bénéficier, indirectement, aux pays ne possédant pas directement de colonies.

Quant aux États-Unis, ils sont l'illustration type du rôle que jouent les marchés extra-capitalistes dans le développement économique et industriel. Après la destruction de l’économie esclavagiste des États du Sud par la Guerre civile (1861-1865), le capitalisme s’est étendu au cours des 30 années suivantes vers l’Ouest américain selon un processus continu qu’on peut résumer ainsi: massacre et nettoyage ethnique de la population indigène; établissement d’une économie extra-capitaliste à travers la vente et la concession de territoires nouvellement annexés par le gouvernement à des colons et de petits éleveurs; destruction de cette économie extra-capitaliste au moyen de la dette, la fraude et la violence, et extension de l’économie capitaliste. En 1898, un document du Département d’État américain expliquait: "Il semble à peu près certain que tous les ans nous aurons à faire face à une surproduction croissante de biens qui devront être placés sur les marchés étrangers si nous voulons que les travailleurs américains travaillent toute l'année. L'augmentation de la consommation étrangère des biens produits dans nos manufactures et nos ateliers est, d'ores et déjà, devenue une question cruciale pour les autorités de ce pays comme pour le commerce en général."[18]. Suivit alors une rapide expansion impérialiste: Cuba (1898), Hawaï (1898 également), Philippines (1899), la zone du canal de Panama (1903). En 1900, Albert Beveridge (un des principaux partisans de la politique impérialiste américaine) déclarait au Sénat: "Les Philippines sont à nous pour toujours (...). Et derrière les Philippines, il y a les marchés illimités de Chine (...). Le Pacifique est notre océan (...) Où trouver des consommateurs pour nos surplus? La géographie apporte la réponse. La Chine est notre client naturel." Il n'est nul besoin des "meilleures statistiques" pour prouver qu'un atout ayant permis aux États-Unis de devenir la première puissance mondiale avant la fin du 19e siècle consiste dans le fait qu'ils ont pu disposer d'un accès privilégié à de vastes marchés extra-capitalistes.

3) Voici un dernier argument présent dans le livre nécessitant un court commentaire: "La réalité est donc pleinement conforme à la vision de Marx, et exactement à l'opposé de la théorie de Rosa Luxemburg. Ceci s'explique aisément pour plusieurs raisons sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Signalons rapidement qu'en règle générale, toute vente de marchandise sur un marché extra-capitaliste sort du circuit de l'accumulation et tend donc à freiner cette dernière. La vente de marchandises à l'extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l'accumulation globale du capitalisme, car cette vente correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l'accumulation au sein du capitalisme pur." (Dyn p.40)

Loin de constituer une entrave à l'accumulation, la vente aux secteurs extra-capitalistes est un facteur qui la favorise. Non seulement ce qui est vendu à la sphère extra-capitaliste ne fait pas défaut à l'accumulation, grâce au dynamisme de ce mode de production qui, par nature, tend toujours à produire de façon excédentaire mais, de plus, elle permet à la sphère des relations de production capitaliste de recevoir des moyens de paiement (le produit de la vente) qui pourront, d'une manière ou d'une autre, accroître le capital accumulé.

L'examen des "arguments" de MR selon lesquels l'existence d'un important secteur extra-capitaliste n'avait pas constitué la condition de l'important développement du capitalisme, montre que ceux-ci ne sont pas consistants. Mais nous sommes évidemment disposés à prendre en compte toute critique concernant la méthode que nous avons employée dans notre propre critique.

Les limites du marché extérieur au capitalisme

L'existence en abondance de marchés extra-capitalistes dans les colonies a permis que, jusqu'à la Première Guerre mondiale, l'excédent de la production des principaux pays industrialisés ait pu être écoulé. Mais au sein de ces pays, il subsistait aussi à cette époque, en quantité plus ou moins importante, des marchés extra-capitalistes (la Grande-Bretagne a été la première puissance industrielle à les avoir épuisés) servant également de déversoir à la production capitaliste. C'est pendant cette phase de la vie du capitalisme que les crises furent les moins violentes. "Si différentes qu'elles fussent à maints égards, toutes ces crises cependant présentent un point commun: elles font figure d'interruptions relativement brèves d'un gigantesque mouvement ascendant qu'une vue d'ensemble pourrait considérer comme continu".[19]

Mais les marchés extra-capitalistes n'étaient pas illimités, comme le soulignait Marx: "Du point de vue géographique, le marché est limité: le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l’est par rapport au marché mondial, lequel - bien que susceptible d’extension - est lui-même limité dans le temps."[20]. C'est à l'Allemagne que s'imposa en premier cette réalité.

La phase du développement industriel le plus rapide de ce pays se situe à une époque où le partage des richesses du monde était à peu près achevé et où les possibilités de nouvelles poussées impérialistes se faisaient de plus en plus rares. En effet, cet État arrivait sur le marché mondial à un moment où les territoires naguère libres de toute domination européenne étaient presque tous répartis et réduits au rang de colonies ou semi-colonies de ces mêmes États industriels plus anciens et qui formaient, précisément, ses concurrents les plus redoutables. La surproduction et la nécessité d'exporter à tout prix constituent des facteurs qui orientent la politique extérieure de l'Allemagne dès le début du 20e siècle (voir à ce propos les développements du Conflit du siècle, pp.51, 53 et 151). Les restrictions d'accès aux marchés extra-capitalistes furent la conséquence de la transformation de ceux-ci, par les plus grandes puissances coloniales, en véritables chasses gardées. Si bien que le seuil du 20e siècle est marqué par le renforcement des tensions internationales nées de l'expansion impérialiste qui aboutiront à la conflagration mondiale de 1914, lorsque l'Allemagne prit l'initiative d'une guerre en vue d'un repartage du monde et de ses marchés.

MR signale à ce propos la grande disparité des analyses au sein de l'avant-garde révolutionnaire pour expliquer l'entrée en décadence que marque l'éclatement du premier conflit mondial: "Si cette sentence historique [le capitalisme entraîné dans une spirale de crises et de guerres] était communément partagée au sein du mouvement communiste, les facteurs qui étaient censés l'expliquer, l'étaient beaucoup moins". (Dyn p.47) Il omet cependant de relever la grande convergence de Rosa Luxemburg et Lénine autour de l'analyse d'une guerre pour le repartage du monde, Lénine s'exprimant sur ce sujet de la manière suivante: "… le trait caractéristique de la période envisagée, c'est le partage définitif du globe, définitif non en ce sens qu'un nouveau partage est impossible - de nouveaux partages étant au contraire possibles et inévitables - mais en ce sens que la politique coloniale des pays capitalistes en a terminé avec la conquête des territoires inoccupés de notre planète. Pour la première fois, le monde se trouve entièrement partagé, si bien qu'à l'avenir il pourra uniquement être question de nouveaux partages, c'est-à-dire du passage d'un "possesseur" à un autre, et non de la "prise de possession" de territoires sans maître."[21]

Qui dit nécessité de repartage du monde pour les pays les plus mal lotis en colonies, ne dit pas insuffisance des marchés extra-capitalistes relativement aux besoins de la production. C'est une identification qui a trop souvent été faite. En effet, il existe encore, au début du 20e siècle, des marchés extra-capitalistes en abondance (dans les colonies et au sein même des pays industrialisés) dont l'exploitation est encore capable de faire faire des bonds en avant très importants au développement du capitalisme. C'est ce que met en avant Rosa Luxemburg en 1907 dans son Introduction à l'économie politique: "À chaque pas de son propre développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement. Le développement capitaliste en soi a devant lui un long chemin, car la production capitaliste en tant que telle ne représente qu'une infime fraction de la production mondiale. Même dans les plus vieux pays industriels d'Europe, il y a encore, à côté des grandes entreprises industrielles, beaucoup de petites entreprises artisanales arriérées, la plus grande partie de la production agricole, la production paysanne, n'est pas capitaliste. À côté de cela, il y a en Europe des pays entiers où la grande industrie est à peine développée, où la production locale a un caractère paysan et artisanal. Dans les autres continents, à l'exception de l'Amérique du Nord, les entreprises capitalistes ne constituent que de petits îlots dispersés tandis que d'immenses régions ne sont pas passées à la production marchande simple. (…) Le mode de production capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes arriérées de production. L'évolution va dans ce sens."[22]

C'est la crise de 1929 qui viendra signaler l'insuffisance des marchés extra-capitalistes subsistants, non pas de façon absolue mais au regard de la nécessité du capitalisme d'exporter des marchandises en quantités toujours plus importantes. Ces marchés n'étaient pas pour autant épuisés. Les progrès de l'industrialisation et des moyens de transport réalisés dans les métropoles capitalistes rendirent possible une meilleure exploitation des marchés existants, si bien qu'ils purent encore jouer un rôle au début des années 1950, en tant que facteur de la prospérité des Trente Glorieuses.

Cependant, à ce stade, était posée, selon Rosa Luxemburg, la question de l'impossibilité même du capitalisme: "Cependant, cette évolution enferme le capitalisme dans la contradiction fondamentale: plus la production capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport au besoin d'expansion des entreprises capitalistes existantes. La chose devient tout à fait claire si nous nous imaginons pour un instant que le développement du capitalisme est si avancé que sur toute la surface du globe tout est produit de façon capitaliste, c'est-à-dire uniquement par des entrepreneurs capitalistes privés, dans des grandes entreprises, avec des ouvriers salariés modernes. L'impossibilité du capitalisme apparaît alors clairement."[23] Comment cette impossibilité allait-elle être surmontée? Nous y reviendrons plus avant en examinant la question de l'effondrement catastrophique du capitalisme.

Il n'existe pas de solution à la surproduction au sein du capitalisme

Du fait même qu'il n'est pas possible, sous le capitalisme, de résoudre les crises de surproduction en augmentant le salaire des ouvriers, ni d'augmenter indéfiniment la demande solvable extérieure à celle des ouvriers, la surproduction ne peut pas être dépassée au sein du capitalisme. En fait, elle ne peut réellement l'être que par l'abolition du salariat et donc le remplacement du capitalisme par la société des producteurs librement associés.

MR ne peut se résoudre à cette logique implacable et sans appel pour le capitalisme et ses réformateurs. En fait, il a beau citer Marx de différentes façons autour du thème "l'ouvrier ne peut constituer une demande adéquate", il a vite fait de l'oublier et d'entrer en contradiction avec cette idée de base selon laquelle "si la "demande extérieure à celle des ouvriers eux-mêmes" disparaît ou s'amenuise, la crise éclate". C'est ainsi qu'il en vient à faire résulter la crise de surproduction de la diminution de la masse salariale, ce qui n'est autre qu'une resucée des thèmes malthusianistes combattus par Marx: "la masse salariale dans les pays développés s'élève aujourd'hui en moyenne aux deux tiers du revenu total et a toujours représenté une composante majeure de la demande finale. Sa diminution restreint les marchés et aboutit à une mévente qui est à la base des crises de surproduction. Cette réduction de la consommation touche directement les salariés, mais indirectement aussi les entreprises puisque la demande se restreint. En effet, l'augmentation correspondante de la part des profits et de la consommation des capitalistes ne parvient que très partiellement à compenser la réduction relative de la demande salariale. C'est d'autant moins le cas que le réinvestissement des profits est limité par la contraction générale des marchés." (Dyn p.14)

Il est indéniable que la diminution des salaires, au même titre que le développement du chômage, ont un impact négatif sur l'activité économique des entreprises du secteur de la production des biens de consommation, en premier lieu celles qui produisent ce qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail. Mais ce n'est pas la compression salariale qui constitue la cause de la crise. C'est justement l'inverse qui est vrai. C'est parce qu'il y a crise que l'État ou les patrons sont amenés à licencier et diminuer les salaires.

MR a complètement renversé la réalité. Sa problématique devient "si la demande des ouvriers eux-mêmes s'amenuise, la crise éclate". C'est ainsi que, pour lui, la cause ultime du krach boursier immédiatement antérieur au moment où le livre a été écrit (4e trimestre 2010) réside dans la compression de la demande salariale: "La meilleure preuve en est la configuration qui a mené au dernier krach boursier: comme la demande salariale était drastiquement comprimée, la croissance n'a été obtenue qu'en boostant la consommation (graphique 6.6) par une envolée de l'endettement (qui débute justement en 1982: graphique 6.5), une diminution du taux d'épargne (qui débute en 1982 également: graphique 6.4) et une montée des revenus patrimoniaux." (Dyn p.106). Cela revient ni plus ni moins à mettre sur le compte de la compression de la demande salariale l'ampleur actuelle de l'endettement.

De là à l'idée que la crise est le produit de la rapacité des capitalistes, il n'y a qu'un pas.

Ainsi, comme nous venons de le mettre en évidence et comme il est très clair pour quiconque aborde cette question sérieusement et avec honnêteté, MR défend sur la question des causes fondamentales des crises économiques du capitalisme une analyse différente de celle défendue en leur temps par Marx et Engels. C'est tout à fait son droit, et même sa responsabilité s'il l'estime nécessaire. En effet, quelles que soient la valeur et la profondeur de la contribution, considérable, qu'il a apportée à la théorie du prolétariat, Marx n'était pas infaillible et ses écrits ne sont pas à considérer comme des textes sacrés. Ce serait là une démarche religieuse totalement étrangère au marxisme, comme à toute méthode scientifique d'ailleurs. Les écrits de Marx doivent eux aussi être soumis à la critique de la méthode marxiste. C'est la démarche qu'a adoptée Rosa Luxemburg dans L'Accumulation du capital (1913) lorsqu'elle relève les contradictions contenues dans le livre II du Capital. Cela dit, lorsqu'on remet en cause une partie des écrits de Marx, l'honnêteté politique et scientifique commande d'assumer explicitement et en toute clarté une telle démarche. C'est bien ce qu'a fait Rosa Luxemburg dans son livre, ce qui lui a valu une levée de boucliers de la part des "marxistes orthodoxes", scandalisés qu'on puisse critiquer ouvertement un écrit de Marx. Ce n'est pas, malheureusement, ce que fait MR lorsque il s'écarte de l'analyse de Marx tout en prétendant y rester fidèle. Pour notre part, si sur cette question nous reprenons les analyses de Marx, c'est parce que nous considérons qu'elles sont justes et qu'elles rendent compte de la réalité de la vie du capitalisme.

En particulier, nous nous revendiquons pleinement de la vision révolutionnaire qu’elles contiennent, fermant résolument la porte à toute vision réformiste. Malheureusement, ce n’est pas le cas de MR dont la fidélité affichée aux textes de Marx, de même que ses petits tours de passe-passe, constituent justement le moyen de faire passer "en douceur" une telle vision réformiste. Et c’est là, incontestablement, l’aspect le plus déplorable de son livre.

Comment caractériser les courants qui prônent la résolution de la crise du capitalisme au moyen de l'augmentation des salaires?

Marx défendait la nécessité de la lutte pour des réformes, mais il dénonçait de toute son énergie les tendances réformistes qui tentaient d'y enfermer la classe ouvrière, qui "ne voyaient dans la lutte pour les salaires que des luttes pour les salaires" et non une école de combat où la classe forge les armes de son émancipation définitive. En fait Marx critiquait Proudhon qui ne voyait "dans la misère que la misère" et les trade-unions qui "manquent entièrement leur but dès qu'elles se bornent à une guerre d'escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d'un levier pour l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour l'abolition définitive du salariat".[24] Lorsque l'entrée du capitalisme en décadence a mis la révolution prolétarienne à l'ordre du jour et rendu impossible toute réelle politique réformiste au sein du système, une mystification majeure pour essayer de détourner le prolétariat de sa tâche historique a consisté à lui faire croire qu'il pouvait encore s'aménager une place au sein du système, en particulier en portant au pouvoir les bonnes équipes, les bonnes personnes, appartenant en général à la gauche ou à l'extrême-gauche de l'appareil politique du capital. En ce sens, depuis que la révolution prolétarienne est historiquement à l'ordre du jour, la défense de la lutte pour des réformes n'est plus seulement un travers opportuniste au sein du mouvement ouvrier, elle est ouvertement contre-révolutionnaire. C'est pourquoi une responsabilité des révolutionnaires est de combattre toutes les illusions véhiculées par la gauche du capital visant à faire croire à la possibilité de réformer le capitalisme, tout en encourageant les luttes de résistance de la classe ouvrière contre la dégradation de ses conditions de vie sous le capitalisme; celles-ci sont la condition pour n'être pas broyé par les empiètements incessants du capitalisme en crise et constituent une préparation indispensable pour la confrontation à l'État capitaliste.

A ce sujet, il convenait, comme nous l'avons fait précédemment, de signaler les ouvertures béantes qu'offre au réformisme la théorie de MR. Son livre fait mention de son engagement politique. Qu'il nous soit permis d'en douter quelque peu au vu de ses accointances avec des représentants du "marxisme", eux aussi engagés politiquement, mais très clairement dans la défense de thèses réformistes. C'est pourquoi nous avons pensé nécessaire de relever l'hommage appuyé qu'il rend à la contribution de "certains économistes marxistes": "il existe trop peu de considérations sur l'évolution du taux de plus-value, les problèmes de répartition, l'état de la lutte de classe et l'évolution de la part salariale. Ce n'est qu'avec les travaux de certains économistes marxistes (Jacques Gouverneur, Michel Husson, Alain Bihr, etc.) que ces préoccupations reviennent quelque peu sur le devant de la scène. Nous les partageons et espérons qu'elles seront suivies par d'autres". (Dyn p.86)[25] Le premier, Jacques Gouverneur, qui "a fourni" à MR "de nombreuses clés pour approfondir le Capital" (Dyn p.8) est l'auteur d'un "document de travail"[26] au titre évocateur, "Quelles politiques économiques contre la crise et le chômage ?", où il plaide, contre les politiques néolibérales, pour le retour à des politiques keynésiennes assorties de "politiques alternatives" ("augmentation des prélèvements publics - essentiellement sur les profits - pour financer des productions socialement utiles, …"). Quant à Michel Husson, membre du Conseil scientifique d’Attac, qui "a beaucoup appris" à MR "par la rigueur et l'énorme richesse de ses analyses" (Dyn p. 8), écoutons ses réflexions pour lutter contre le chômage et la précarité: "C’est donc sur le terrain de l’emploi qu’il faut interroger les projets de gauche. Sur ce sujet, le programme du Parti socialiste est très faible, même s’il comporte des propositions intéressantes (comme tous les programmes) (…) plutôt que de vouloir augmenter la richesse, il faut en changer la répartition. Autrement dit, ne pas compter sur la croissance, et surtout en changer le contenu, ce qui est rigoureusement impossible avec la répartition des revenus actuelle. Cela veut dire, en premier lieu, dégonfler les rentes financières et refiscaliser sérieusement les revenus du capital." (Chronique du 6 mai 2001. www.regards.fr/nos-regards/michel-husson/la-gauche-et-l-emploi [22]). Et, enfin, Alain Bihr, moins connu que ses prédécesseurs réformistes, s'il est moins marqué à droite que Husson, il n'est pas le dernier à apporter son soutien à la campagne visant à faire endosser par le libéralisme les ravages du capitalisme: "L’adoption de politiques néolibérales, leur mise en œuvre résolue et leur poursuite méthodique depuis près de trente ans auront donc produit ce premier effet de créer les conditions d’une crise de surproduction en comprimant par trop les salaires: en somme, une crise de surproduction par sous-consommation relative des salariés." Tous ces gens ont appris à MR, s'il ne le savait déjà, qu'à la racine des crises du capitalisme on trouve, non pas les contradictions insurmontables de celui-ci, mais les politique néolibérales, une mauvaise répartition des richesses et qu'en conséquence il faut faire appel à l'État pour mettre en place des politique keynésiennes, taxer les revenus du capital, augmenter les salaires, en un mot tenter de réguler l'économie.

MR semble également sympathiser avec l'idée, chère à Alain Bihr, selon laquelle le prolétariat serait en crise du fait de la crise du capitalisme et que la désyndicalisation serait une manifestation de cette prétendue crise de la classe ouvrière[27] lorsqu'il écrit: "la peur de perdre son travail détruit les solidarités ouvrières et le taux de syndicalisation s'inverse pour amorcer un déclin rapide à partir de 1978-79. Significatif de ce phénomène est l'isolement dans lequel restera la longue lutte menée par les mineurs anglais en 1984-85". (Dyn p. 84) Ce n'est pas là une mince contribution au discours de la bourgeoisie, lorsqu'on sait que le principal facteur de l'isolement et de la défaite des mineurs anglais a été le syndicat, et les illusions persistantes dans la classe ouvrière vis-à-vis de ses versions radicales, "à la base".

Le capitalisme est-il condamné à un effondrement catastrophique?

Arrivé à une certaine étape de son histoire, le capitalisme ne peut que plonger la société dans des convulsions croissantes, détruisant les progrès qu'il avait apportés à celle-ci auparavant. C'est dans ce contexte que se déploie la lutte de classe du prolétariat dans la perspective du renversement du capitalisme et de l'avènement d'une nouvelle société. Si le prolétariat ne parvient pas à hisser ses luttes aux niveaux élevés de conscience et d'organisation nécessaires, les contradictions du capitalisme ne permettront pas l'avènement d'une nouvelle société mais mèneront à "la ruine commune des classes en lutte", comme ce fut le cas de certaines sociétés de classes passées: "… oppresseurs et opprimés se sont trouvés en constante opposition; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt cachée, tantôt ouverte, une guerre qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine commune des classes en lutte."[28]

Ce cadre étant posé, il nous importe de comprendre si, au-delà même de la barbarie croissante inhérente à la décadence du capitalisme, les déterminations économiques de la crise ont nécessairement pour conséquence, à un moment donné, une impossibilité pour le système de continuer à fonctionner en conformité avec ses propres lois, l'accumulation devenant ainsi impossible[29]. C'est effectivement le point de vue d'un certain nombre de marxistes et nous le partageons[30]. Ainsi, pour Rosa Luxemburg, "L'impossibilité du capitalisme apparaît alors clairement" dès lors que "le développement du capitalisme est si avancé que sur toute la surface du globe tout est produit de façon capitaliste" (cf. citations précédentes de l'Introduction à l'économie politique)[31]. Toutefois Rosa Luxemburg apporte la précision suivante: "Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d'être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes"[32]

De même, Paul Mattick[33], qui considère aussi que les contradictions du système doivent aboutir à un effondrement économique tout en pensant que ces contradictions s'expriment fondamentalement sous la forme de la baisse du taux de profit et non pas de la saturation des marchés, rappelle comment historiquement cette question a été posée: "De la polémique engagée à propos de la théorie marxienne de l'accumulation et des crises se dégagèrent deux points de vue antithétiques qui firent eux-mêmes l'objet de plusieurs variantes. Selon l'une, des barrières absolues s'opposent à l'accumulation, avec pour conséquence à plus ou moins long terme un effondrement économique du système; selon l'autre, c'était là un raisonnement absurde, la disparition du système ne pouvant avoir de causes économiques. Comme on se doute bien, le réformisme, ne serait-ce que pour se justifier, avait fait sienne cette dernière conception. Mais d'un point de vue d'extrême-gauche également, celui de Pannekoek notamment, l'idée d'un effondrement aux causes purement économiques était étrangère au matérialisme historique. (…). Les déficiences du système capitaliste telles que Marx les a décrites et les phénomènes de crise concrets qui résultent de l'anarchie de l'économie lui apparaissaient de nature à faire mûrir la conscience révolutionnaire du prolétariat et, au-delà, la révolution prolétarienne."[34]

MR ne partage pas cette vision d'un capitalisme condamné par ses contradictions fondamentales (saturation des marchés, baisse du taux de profit) à une crise catastrophique. À celle-ci, il oppose le point de vue suivant: "En effet, il n'existe pas de point matériel alpha où le capitalisme s'effondrerait, que ce soit un pourcentage X de taux de profit, ou une quantité Y de débouchés, ou un nombre Z de marchés extra-capitalistes. Comme le disait Lénine dans L'impérialisme stade suprême: "il n'y a pas de situation d'où le capitalisme ne peut sortir"[35]!" (Dyn p.117 et 118)

MR précise sa vision: "Les limites des modes de production sont avant tout sociales, produites par leurs contradictions internes, et par la collision entre ces rapports devenus obsolètes et les forces productives. Dès lors, c'est le prolétariat qui abolira le capitalisme, et pas ce dernier qui mourra de lui-même suite à ses limites 'objectives'. Telle est la méthode posée par Marx: "La production capitaliste tend constamment à surmonter ces limites [NDLR: la dépréciation périodique du capital constant s'accompagnant de crises du processus de production] inhérentes; elle n'y réussit que par des moyens qui dressent à nouveau ces barrières devant elle, mais sur une échelle encore plus formidable, de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières." (Le Capital, p.1032. Éd. La Pléiade Économie II). Nulle vision catastrophiste ici, mais développement croissant des contradictions du capitalisme posant les enjeux à une échelle chaque fois supérieure. Cependant, il est clair que si le capitalisme ne s'effondrera pas de lui-même, il n'échappera pas davantage à ses antagonismes destructeurs." (Dyn p.53)

On voit mal comment le prolétariat pourrait renverser le capitalisme si, comme MR n'a de cesse de vouloir le prouver dans son livre, toute l'histoire de ce système depuis la seconde moitié du 20e siècle dément la réalité de l'existence d'entraves au développement des forces productives.

Ceci étant dit, s'il est tout à fait juste de dire que seul le prolétariat pourra abolir le capitalisme, cela n'implique en rien que le capitalisme ne pourra pas s'effondrer sous l'effet de ses contradictions fondamentales, ce qui évidemment n'est en rien équivalent à son dépassement révolutionnaire par le prolétariat. Nulle part dans son texte, MR ne démontre formellement une telle impossibilité. Au lieu de cela, il plaque sur la crise de la période de décadence des caractéristiques des crises telles que celles-ci se manifestaient à l'époque de Marx. De plus, pour décrire ces dernières, il ne s'appuie pas sur des citations de Marx relatives à la saturation des marchés, comme celle-ci: "dans le cycle de sa reproduction — un cycle dans lequel il n'y a pas seulement reproduction simple, mais élargie —, le capital décrit non pas un cercle, mais une spirale: il arrive un moment où le marché semble trop étroit pour la production. C'est ce qui arrive à la fin du cycle. Mais cela signifie simplement que le marché est sursaturé. La surproduction est manifeste. Si le marché s'était élargi de pair avec l'accroissement de la production, il n'y aurait ni encombrement du marché ni surproduction."[36]. MR préfère des passages où Marx traite uniquement du problème de la baisse du taux de profit. Cela lui permet de proclamer, en se couvrant de l'autorité de Marx, que le capitalisme récupérera toujours de ses crises. En effet, dans ce cadre, la dévalorisation du capital opérée par la crise est souvent la condition de la récupération d'un taux de profit permettant à nouveau la reprise de l'accumulation sur une échelle supérieure. Le seul problème c'est que faire découler la crise actuelle d'abord et avant tout de la contradiction "baisse du taux de profit", c'est passer à côté de la réalité qui a produit un endettement tel que nous le connaissons aujourd'hui. Il existe un autre problème à cette démarche et qui renvoie MR aux contradictions de ses constructions spéculatives, c'est que par ailleurs il affirme: "Il est totalement incongru d'affirmer – comme c'est trop souvent le cas – que la perpétuation de la crise depuis les années 1980 serait due à la baisse tendancielle du taux de profit". (Dyn p.82)

En fait, l'évolution même du capitalisme, déjà avant la Première Guerre mondiale, ne permettait plus de caractériser l'occurrence des crises comme un phénomène cyclique. C'est cette évolution que signale Engels dans une note au sein du Capital, où il dit: "la forme aigüe du processus périodique avec son cycle décennal semble avoir fait place à une alternance plus chronique, plus étendue (…) chaque facteur qui s'oppose à une répétition des anciennes crises recèle le germe d'une crise future bien plus puissante"[37]. Cette description par Engels du surgissement de la crise ouverte est une préfiguration de la crise de la décadence du capitalisme, dont la manifestation violente, généralisée et profonde n'a aucun caractère cyclique mais est préparée par toute une accumulation de contradictions, comme en ont témoigné les deux guerres mondiales, la crise de 1929 et des années 1930, la phase actuelle de la crise qui a été ouverte à la fin des années 1960.

Dire comme le fait MR, en s'appuyant sur des citations de Marx toujours relatives à la baisse du taux de profit, sorties de leur contexte, "Le mécanisme même de la production capitaliste élimine donc les obstacles qu'il se crée"[38], ne peut contribuer qu'à minimiser la profondeur des contradictions qui minent le capitalisme dans sa phase de décadence. Cela ne peut que conduire à sous-estimer la gravité de la phase actuelle de la crise, en particulier en reléguant au second plan les contradictions en question et en invoquant des sornettes selon lesquelles le capitalisme peut être régulé.

On pourrait nous objecter que les prévisions de Rosa Luxemburg se sont révélées inexactes puisque l'assèchement des derniers marchés extra-capitalistes conséquents dans les années 1950 n'a pas donné lieu à une "impossibilité" du capitalisme. C'est en effet à présent une évidence qu'à cette date le capitalisme ne s'est pas écroulé. Cependant, il n'a pu poursuivre son développement qu'en hypothéquant son avenir à travers l'injection de doses de plus en plus importantes de crédit irremboursable. Le problème insurmontable auquel est confrontée actuellement la bourgeoisie, c'est que, quelles que soient les cures d'austérité qu'elle fera subir à la société, en aucun cas celles-ci ne pourront améliorer la situation de l'endettement. Par ailleurs, les défauts de paiement et les faillites de certains acteurs économiques, y compris des États, ne pourront que favoriser une situation similaire chez leurs partenaires, accentuant les conditions de l'effondrement du château de cartes. Par ailleurs, ne pouvant relancer suffisamment l'économie au moyen de nouvelles dettes ou de la planche à billets, le capitalisme ne peut s'éviter une plongée dans la récession. Et, contrairement aux formules enchanteresses déroulées dans ce livre, cette plongée ne prépare pas, grâce à la dévalorisation du capital dont elle va s'accompagner, une future reprise. En revanche, elle prépare le terrain de la révolution.

Silvio (décembre 2011)

 


[1] Éditions Contradictions. Bruxelles, 2010.

[2] Marx. Matériaux pour l'"Économie" – "Les crises", p.484. Éd. La Pléiade Économie II.

[3] Marx. Principes d'une critique de l'économie politique, p.268. Éd. La Pléiade Économie II.

[4] Idem p.268.

[5] Marx, Le Capital. Livre III, section V, Chap.XVII, p.1206. Éd. La Pléiade Économie II.

[6] "Cette analyse des bases de la régulation keynésiano-fordiste n'a que très rarement été comprise dans le camp du marxisme. À notre connaissance, ce n'est qu'en 1959 qu'est énoncée, pour la première fois, une compréhension cohérente des Trente Glorieuses" (Dyn p. 74). MR reproduit à la suite un extrait d'article publié dès octobre 1959 dans le Bulletin intérieur du groupe Socialisme ou Barbarie. Effectivement le groupe Socialisme ou Barbarie a tellement compris les Trente Glorieuses qu'il achoppera sur le boom des années 1950 et, abusé par celui-ci, il remettra en cause les fondements de la théorie marxiste. Lire à ce propos, pour d'avantage d'explications, l'article "Le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme", dans la Revue internationale n° 147, https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html [23]. Paul Mattick est cité par MR pour la compréhension qu'il a également su développer du phénomène des Trente Glorieuses. Nous doutons réellement que l'auteur partage ce passage suivant de Mattick: "Les économistes ne font pas la distinction entre économie tout court et économie capitaliste, ils n'arrivent pas à voir que la productivité et ce qui est "productif pour le capital" sont deux choses différentes, que les dépenses, et publiques et privées, ne sont productives que dans la mesure où elles sont génératrices de plus-value, et non simplement de biens matériels et autres agréments de la vie". (Crise et théorie des crises, Paul Mattick. Éditions Champ libre. Souligné par nous.) En d'autres termes, les mesures keynésiennes, non productrices de plus-value, aboutissent à une stérilisation de capital.

[7] Le Capital. Livre III, section III.

[8] Marx, Le Capital livre IV, tome 3, 19e chapitre : "Malthus ; Critique par les Ricardiens de la conception de Malthus des "consommateurs improductifs"". p.60. Éd sociales.

[9] Marx; idem, pp.61 et 62.

[10] Marx, Le Capital livre IV, tome 2. p.560. Éd sociales.

[11] Marx, Le Capital. Livre III, section III: "La loi tendancielle de la baisse du taux de profit", Chapitre X: "Le développement des contradictions immanentes de la loi, Pléthore de capital et surpopulation [24]".

[12] Marx. Le Manifeste communiste; "Bourgeois et prolétaires". P. 165. Éd. La Pléiade Économie I.

[13] Marx, Le Capital. Livre II, section I: "Le mouvement circulaire du capital", Chapitre II: "Les trois formes du processus de circulation", partie II: "Les trois circuits en tant que formes particulières et exclusives". p. 553. Éd. La Pléiade Économie II.

[14] Conformément à ce qu'ils firent dans la préface à l'édition de 1872 pour indiquer des insuffisances révélées par l'expérience de la Commune de Paris, et à ce que fit Engels dans l'édition de 1890 pour indiquer des évolutions intervenues au sein de la classe ouvrière depuis la première édition du Manifeste.

[15] Sur ces questions, nous recommandons la lecture des articles "Rosa Luxemburg et les limites de l'expansion du capitalisme", "Le Comintern et le virus du 'Luxemburgisme' en 1924" dans les Revue internationale n° 142 et 145.

[16] Nous reproduisons in extenso le contexte de la citation de Marx, où, en fait, celui-ci traite du rapport entre le capitalisme et la libre concurrence: "Le règne du capital est la condition de la libre concurrence, tout comme le despotisme des empereurs romains était la condition du libre droit de Rome. Tant que le capital est faible, il cherche à s'appuyer sur les béquilles d'un mode de production disparu ou en voie de disparition; sitôt qu'il se sent fort, il se débarrasse de ses béquilles et se meut conformément à ses propres lois. De même, sitôt qu'il commence à se sentir et à être ressenti comme une entrave au développement, il cherche refuge dans des formes qui, tout en semblant parachever le règne du capital, annoncent en même temps, par les freins qu'elles imposent à la libre concurrence, la dissolution du capital et du mode de production dont il est la base."

[17] Marx. Le Manifeste communiste; "Bourgeois et prolétaires". P. 163. Éd. La Pléiade Économie I.

[18] Cité dans Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 344. Éditions Agone 2002.

[19] Fritz Sternberg, Le conflit du siècle. p. 75. Éditions du Seuil.

[20] Marx. Matériaux pour l'"Économie, p.489. La Pléiade, Économie II.

[21] L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. "Le partage du monde entre les grandes puissances [25]".

[22] Rosa Luxembourg, Introduction à l’économie politique, "Les tendances de l'économie mondiale". https://www.marxists.org/francais/luxembur/intro_ecopo/intro_ecopo_6.htm [26]

[23] Suite de la citation extraite de l'Introduction à l’économie politique.

[24] Marx. Salaire, prix et profit; "La lutte entre le Capital et le Travail et ses résultats". Éditions sociales.

[25] Michel Husson est, d'après Wikipédia, un ancien militant du Parti socialiste unifié (PSU, social-démocrate), de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, trotskiste) dont il a fait partie du comité central. Il est membre du Conseil scientifique d’Attac et a soutenu la candidature de José Bové (altermondialiste) à l'élection présidentielle française de 2007. Alain Bihr, toujours selon la même source, se réclame du communisme libertaire et est connu comme un spécialiste de l'extrême droite française (en particulier du Front national) et du négationnisme.

[26] www.capitalisme-et-crise.info/telechargements/pdf/FR_JG_Quelles_politiques_ [27]Žéconomiques_contre_la_crise_et_le_chômage_1.pdf

[27]          Idée que nous avions déjà critiquée dans un article de notre Revue internationale n° 74, "Le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire" (https://fr.internationalism.org/rinte74/proletariat [28])

[28]Marx. Le Manifeste communiste; "Bourgeois et prolétaires". Éd. La Pléiade Économie I.

[29]Lire à ce propos l'article "Pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l'obsolescence du capitalisme", Revue internationale n° 144. https://fr.internationalism.org/rint146/pour_les_revolutionnaires_la_grande_depression_confirme_l_obsolescence_du_capitalisme.html [29]

[30] MR avance l'idée selon laquelle l'impossibilité économique objective du capitalisme contenue dans la vision luxemburgiste aurait été responsable de l'immédiatisme qui s'était manifesté au 3e Congrès de l'Internationale communiste où "le KAPD (scission oppositionnelle du parti communiste allemand) défend une théorie de l'offensive à tout prix en s'appuyant sur la vision luxemburgiste selon laquelle le prolétariat serait face à "l'impossibilité économique objective du capitalisme" et confronté à "l'effondrement économique inévitable du capitalisme... " (Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital)". (Dyn p. 54) Lorsque Rosa Luxemburg défend effectivement la perspective d'une impossibilité du capitalisme, une telle perspective ne s'applique clairement pas au futur proche. Mais il se trouve que justement l'auteur, ou ses proches, défendent frauduleusement une vision attribuant à Rosa Luxemburg une telle perspective pour l'immédiat, étant donné l'insuffisance des marchés extra-capitalistes relativement aux besoins de la production. C'est ce que nous explicitons dans la note suivante. Pour un aperçu plus juste des causes de l'immédiatisme s'étant manifesté dans le mouvement ouvrier par rapport à la perspective, nous renvoyons le lecteur à l'article "Décadence du capitalisme: l'âge des catastrophes". Revue internationale n° 143. https://fr.internationalism.org/rint143/decadence_du_capitalisme_l_age_des_catastrophes.html [30].

[31]"Pour une bonne explication et critique de la théorie de l'accumulation de Rosa Luxemburg" (Dyn p. 36), MR nous aiguille vers l'article suivant: "Théorie des crises: Marx – Luxemburg (I)" (https://www.leftcommunism.org/spip.php?article110 [31]). Sur le site recommandé, nous avons lu l'article "L’accumulation du capital au XXe siècle – I" (https://www.leftcommunism.org/spip.php?article223 [32]) et avons eu la surprise d'y apprendre que, selon Rosa Luxemburg, citée à partir de son ouvrage L'Accumulation du capital, "le capitalisme avait atteint "la phase ultime de sa carrière historique: l’impérialisme" car "le champ d’expansion offert à celui-ci apparaît comme minime comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes…" ". N'en croyant pas nos yeux, nous sommes retournés à l'ouvrage cité et c'est une autre réalité qui s'est offerte à nous. Ce qui pour Rosa Luxemburg est minime (comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes), ce n'est pas, comme le dit l'article, le champ d’expansion offert au capitalisme, mais les derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. La différence est de taille puisqu'à l'époque les colonies contiennent une proportion importante de marchés extra-capitalistes vierges ou non épuisés, alors que de tels marchés n'existent effectivement que de façon beaucoup plus rare en dehors des colonies et des pays industrialisés. La restitution exacte de ce que dit réellement Rosa Luxemburg met en évidence le petit tour de passe-passe opéré par les amis de MR. Dans cette citation, nous avons souligné ce qui est reproduit dans l'article incriminé, et mis en caractères gras une idée importante écartée par l'auteur de l'article: "L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. Géographiquement, ce milieu représente aujourd'hui encore la plus grande partie du globe. Cependant le champ d'expansion offert à l'impérialisme apparaît comme minime comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes",  L'Accumulation du capital, III: "Les conditions historiques de l'accumulation", 31: "Le protectionnisme et l'accumulation", https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm [33]

[32] L'Accumulation du capital, III: "Les conditions historiques de l'accumulation", 31: "Le protectionnisme et l'accumulation", https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm [33]

[33] Pour davantage d'informations sur le positionnement politique de Paul Mattick lire l'article "Pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l'obsolescence du capitalisme" dans la Revue internationale n° 146. https://fr.internationalism.org/rint146/pour_les_revolutionnaires_la_grande_depression_confirme_l_obsolescence_du_capitalisme.html [29]

[34] Paul Mattick. Crises et théories des crises. pp.136 et 137. Éditions Champ libre.

[35] NDLR: Ce passage est absent de la version de L'impérialisme stade suprême en ligne sur marxists.org (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp.htm [34]). Par contre, il en existe un autre qui lui ressemble comme un frère correspondant également à des paroles de Lénine dans le Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales de l'I.C: "Il n'existe pas de situation absolument sans issue" (). Cependant il n'est pas relatif à la crise économique mais à la crise révolutionnaire.

[36] Matériaux pour l'"Économie", "Les crises". p.489. La Pléiade - Économie II.

[37] Note d'Engels au Capital, livre III, section V: "Le capital productif d'intérêt", Chapitre XVII: "Accumulation du capital monétaire et crises", partie III "Capital monétaire et capital réel". p.1210. Éd. La Pléiade Économie II.

[38]La référence donnée par MR est la suivante, Le Capital, Livre I, 4e édition allemande; Éditions sociales 1983, p.694. Elle ne comporte pas d'avantage de précisions quant à la section du Livre considéré. Il n'existe pas l'équivalent évident de cette phrase en français sur marxists.org.

 

Questions théoriques: 

  • Décadence [35]

Décadence du capitalisme (XIII) : Rejet et régressions

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Dans le précédent article de cette série[1], nous avons mis en évidence que la "théorie de la décadence", qu’une minorité intransigeante avait persisté à défendre malgré le triomphe apparent du capitalisme durant le boom d’après-guerre, avait gagné de nouveaux adhérents, car elle fournissait un cadre historique cohérent aux positions révolutionnaires que cette nouvelle génération avait acquises d’une façon plus ou moins intuitive: l’opposition aux syndicats et au réformisme, le rejet des luttes de libération nationale et des alliances avec la bourgeoisie, la compréhension que les pays prétendument "socialistes" étaient une forme de capitalisme d'État et ainsi de suite.

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, la crise ouverte du capitalisme ne faisait que commencer; au cours des quatre décennies suivantes, il est apparu de plus en plus clairement qu’elle était insurmontable. De ce fait, on aurait pu s’attendre à ce que la majorité des éléments attirés par l'internationalisme au cours de cette période soient plus facilement convaincus du fait que le capitalisme était vraiment un système social obsolète et décadent. Non seulement cela n’a pas été le cas mais on pourrait même parler d'un rejet persistant de cette théorie de la décadence – et c’est particulièrement vrai pour les nouvelles générations de révolutionnaires qui ont commencé à surgir au cours de la première décennie du 21e siècle – et, simultanément, d’une tendance à la remettre en question, voire à la rejeter ouvertement, de la part de beaucoup d’éléments qui y adhéraient auparavant.

L’attraction de l’anarchisme

En ce qui concerne le rejet de la part des nouvelles générations de révolutionnaires, nous parlons essentiellement des éléments internationalistes influencés par les différentes sortes d’anarchisme. L’anarchisme a connu un renouveau important au cours des années 2000, et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi il a eu une telle attraction sur de jeunes camarades désireux de combattre le capitalisme mais profondément critiques envers la gauche "officielle", dont une partie a vu comme une catastrophe l’effondrement du "socialisme existant réellement" dans le bloc de l’Est. Ainsi, la nouvelle génération se tourne souvent vers l’anarchisme parce qu’elle le voit comme un courant qui n’a pas trahi la cause du socialisme comme l’ont fait les courants social-démocrate, stalinien et trotskiste.

L’analyse des raisons pour lesquelles, dans les pays capitalistes centraux en particulier, tant d'éléments de la nouvelle génération ont été attirés par les différents courants de l’anarchisme et non par la Gauche communiste, qui constitue certainement le plus cohérent des courants politiques restés loyaux aux principes prolétariens après la terrible défaite de la période qui va de la fin des années 1920 à la fin des années 1960, prendrait un article à lui tout seul. Le problème de l’organisation des révolutionnaires – la question du "parti" - qui a toujours été une pomme de discorde entre les marxistes et les éléments révolutionnaires de l’anarchisme, constitue certainement un élément central. Mais dans cet article, notre préoccupation principale est la question spécifique de la décadence du capitalisme. Pourquoi la majorité des anarchistes, y compris ceux qui s’opposent authentiquement aux pratiques réformistes et défendent la nécessité d’une révolution internationale, rejettent-ils cette notion de façon si véhémente?

Il est vrai que certains des meilleurs éléments du courant anarchiste n’ont pas toujours eu cette réaction. Dans un article précédent de cette série[2], nous avons montré comment face à la crise économique mondiale et à la poussée vers la seconde guerre impérialiste mondiale, des camarades anarchistes comme Maximoff n’ont eu aucune difficulté à expliquer ces phénomènes comme des expressions d’un rapport social devenu une entrave au progrès de l’humanité, d’un mode de production en déclin.

Mais ce point de vue a toujours été minoritaire au sein du mouvement anarchiste. À un niveau plus profond, bien que beaucoup d’anarchistes reconnaissent que la contribution de Marx à la compréhension de l’économie politique est irremplaçable, leur point de vue sur la méthode historique qui sous-tend la critique du capital par Marx est bien plus sévère. Depuis Bakounine, il y a toujours eu chez les anarchistes une forte tendance à considérer le "matérialisme historique" (ou, si l’on préfère, la démarche matérialiste vis-à-vis de l’histoire) comme une forme de déterminisme rigide qui sous-estime et déprécie l’élément subjectif dans la révolution. Bakounine en particulier considérait que c’était un prétexte pour une pratique fondamentalement réformiste de la part du "parti de Marx", qui défendait à l’époque que le capitalisme n’avait pas encore épuisé son utilité historique pour l’humanité, que la révolution communiste n’était pas encore à l’ordre du jour et que la classe ouvrière devait développer ses forces et prendre confiance en elle-même dans le cadre de la société bourgeoise; ce point de vue était la base de la défense par Marx du travail syndical et de la constitution de partis ouvriers qui devaient, entre autres choses, participer aux élections bourgeoises. Pour Bakounine, le capitalisme avait toujours été mûr pour la révolution. Par extension, si les marxistes de l’époque historique actuelle défendent que les anciennes tactiques ne sont plus valables, cette position est souvent ridiculisée par les anarchistes d’aujourd’hui comme étant une justification rétrospective des erreurs de Marx et une façon d’éviter la conclusion désagréable que les anarchistes ont toujours eu raison.

Nous ne faisons qu’effleurer la question ici; nous y reviendrons plus loin en traitant une version plus élaborée de cette argumentation défendue par le groupe Aufheben dans une série d’articles critiquant la notion de décadence et que beaucoup dans le milieu communiste libertaire considèrent comme étant le dernier mot sur la question. Mais il y a d’autres éléments à examiner dans le fait que la génération actuelle rejette ce qui est pour nous la pierre de touche théorique d’une plateforme révolutionnaire aujourd’hui et qui sont moins liés à la tradition anarchiste.

Le paradoxe auquel nous sommes confrontés est le suivant: tandis que, pour nous, le capitalisme semble se décomposer de plus en plus, au point que nous pouvons parler de phase finale de son déclin, pour beaucoup d’autres, la capacité du capitalisme à prolonger ce processus de déclin constitue la preuve que le concept même de déclin est réfuté. En d’autres termes, plus un capitalisme, sénile depuis longtemps, approche de sa fin catastrophique, plus certains révolutionnaires le considèrent capable de se renouveler quasiment sans fin.

Il est tentant de faire un peu de psychologie ici. Nous avons déjà noté[3] que la perspective de sa propre fin constitue un élément du rejet par la bourgeoisie non seulement du marxisme mais même de ses propres tentatives pour appréhender de façon scientifique le problème de la valeur, une fois qu’il est apparu clairement que le comprendre impliquait aussi la compréhension du caractère transitoire du système capitaliste et de sa condamnation à périr de ses propres contradictions internes. Il serait étonnant que cette idéologie du déni n’affecte pas aussi ceux qui cherchent à rompre avec la vision bourgeoise du monde. En fait, puisque cette fuite de la réalité par la bourgeoisie grandit désespérément au fur et à mesure qu’elle s’approche de sa véritable fin, on peut s’attendre à voir ce mécanisme de défense pénétrer toutes les couches de la société, y compris la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. Après tout, qu’est ce qui est plus terrifiant, plus susceptible de susciter une réaction de fuite ou de se cacher la tête dans le sable que la possibilité réelle d’un capitalisme agonisant nous écrasant tous dans les affres de ses derniers moments?

Mais le problème est plus complexe. D’abord il est connecté à la façon dont la crise a évolué au cours des quarante dernières années, qui a rendu le diagnostic de la véritable gravité de la maladie mortelle du capitalisme plus difficile.

Comme nous l’avons noté, les premières décennies qui ont suivi 1914 étaient une preuve très claire du fait que le capitalisme était en déclin. Ce n’est que lorsque le boom d’après-guerre s’est vraiment déployé dans les années 1950 et 1960 qu’un certain nombre d’éléments du mouvement politique prolétarien ont commencé à exprimer de profonds doutes envers l’idée que le capitalisme était dans sa phase de décadence. Le retour de la crise – et de la lutte de classe – à la fin des années 1960 a permis de voir la nature passagère de ce boom et de redécouvrir les fondements de la critique marxiste de l’économie politique. Mais tandis que la nature "permanente" de la crise depuis la fin des années 1960 et, par-dessus tout, l’explosion plus récente de toutes les contradictions qui s’étaient accumulées au cours de cette période (la "crise de la dette") ont confirmé cette analyse au niveau fondamental, la longueur de la crise a aussi témoigné de l’extraordinaire capacité du capitalisme à s’adapter et à survivre, même si c’était en trichant avec ses propres lois et en accumulant des problèmes encore plus dévastateurs pour lui-même à long terme. Le CCI a certainement, en certaines occasions, sous-estimé ces capacités: certains des articles publiés dans les années 1980 – décennie au cours de laquelle le chômage massif a de nouveau fait partie de la vie quotidienne – ne prévoyaient pas le "boom" (ou plutôt les booms, puisqu’il y a eu aussi de nombreuses récessions) des années 1990 et 2000, et il est certain que nous n’avions pas prévu la possibilité qu’un pays comme la Chine s'industrialise au rythme frénétique qu’on a connu au cours des années 2000 grosso modo. Pour une génération élevée dans de telles conditions où le consumérisme rampant et éhonté des pays développés fait paraître la société de consommation des années 1950 et 1960 surannée en comparaison, il est compréhensible que parler de déclin du capitalisme puisse paraître quelque peu dépassé. L’idéologie officielle des années 1990 et des premières années 2000 était que le capitalisme avait triomphé sur toute la ligne et que le néo-libéralisme et la mondialisation ouvraient la porte à une nouvelle ère de prospérité sans précédent. En Grande-Bretagne, par exemple, le porte-parole économique du gouvernement de Tony Blair, Gordon Brown, proclamait, dans son discours sur le budget en 2005, que le Royaume-Uni connaissait la période de croissance économique la plus longue depuis les premiers relevés qui commencèrent en 1701. Il n’est pas surprenant que des versions "radicales" de ces idées soient reprises,  même parmi des défenseurs de la révolution. Après tout, la classe dominante elle-même continue de se quereller sur la question de savoir si elle s’est débarrassée en fin de compte du cycle "expansion-récession". Beaucoup de "pro-révolutionnaires", qui sont capables de citer Marx sur les crises périodiques du 19e siècle et d’expliquer que même s’il peut encore y avoir des crises périodiques, celles-ci servent à nettoyer l’économie de ses branches mortes et à apporter un regain de croissance, se sont fait écho de cette problématique.

Régressions à partir de la cohérence de la gauche italienne

Tout cela est très compréhensible, mais on peut peut-être moins le pardonner quand cela vient des rangs de la Gauche communiste, qui avait déjà une certaine connaissance du caractère maladif de la croissance capitaliste à l’époque de son déclin. Et pourtant, depuis les années 1970, nous avons connu une série de défections vis-à-vis de la théorie de la décadence dans les rangs de la Gauche communiste, et dans le CCI en particulier, s’accompagnant souvent de sévères crises organisationnelles.

Ce n’est pas le lieu d’analyser l’origine de ces crises. Nous pouvons dire que les crises dans les organisations politiques du prolétariat constituent un moment inévitable de leur vie, comme un coup d’œil rapide à l’histoire du Parti bolchevique ou des gauches allemande et italienne le confirme. Les organisations révolutionnaires sont une partie de la classe ouvrière, qui est une classe constamment soumise à l’immense pression de l’idéologie dominante. L’avant-garde ne peut échapper à cette pression et est contrainte de mener un combat permanent contre elle. Les crises organisationnelles éclatent en général à un moment où une partie voire l'ensemble de l’organisation est confrontée – ou succombe – à une dose particulièrement forte d’idéologie dominante. Très souvent, ces convulsions sont initiées ou exacerbées par la nécessité de faire face à de nouvelles situations ou à des crises plus larges dans la société.

Les crises du CCI ont presque toujours été centrées sur des questions d’organisation et de comportement politique. Mais il est également notable que pratiquement toutes les scissions importantes dans nos rangs ont mis en question également notre vision de l’époque historique.

Le GCI : le progrès est-il un mythe bourgeois?

En 1987, dans la Revue internationale n° 48, nous avons commencé la publication d’une nouvelle série intitulée "Comprendre la décadence du capitalisme". C’était une réponse au fait que, de plus en plus, des éléments à l’intérieur ou autour du mouvement révolutionnaire étaient en train de changer d’avis sur la notion de décadence. Le premier des trois articles de la série[4] était une réponse aux positions du Groupe communiste internationaliste (GCI) qui était à l’origine une scission du CCI à la fin des années 1970. Certains des éléments qui avaient initialement formé le GCI se voyaient comme des continuateurs du travail de la Fraction italienne de la Gauche communiste, s’opposant à ce qu’ils considéraient comme des déviations conseillistes du CCI. Mais à la suite de nouvelles scissions au sein du GCI lui-même, le groupe évolua vers ce que l’article de la Revue internationale qualifiait de "bordiguisme anarcho-punk": une étrange combinaison de concepts tirés du bordiguisme tels que "l’invariance" du marxisme et une régression vers une vision volontariste à la Bakounine. Ces deux éléments menèrent le GCI à s’opposer de façon véhémente à l’idée que le capitalisme avait connu une phase ascendante et une phase décadente, principalement dans l’article "Théories de la décadence ou décadence de la théorie?" (Le Communiste n° 23, 1985).

L’article de la Revue internationale réfute un certain nombre d’accusations portées par le GCI. Il critique le sectarisme grossier du GCI qui mettait dans le même sac les groupes défendant l’idée que le capitalisme était décadent et les Témoins de Jéhovah, la secte Moon ou les néo-nazis; le GCI montrait son ignorance quand il déclarait que le concept de décadence était né après la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23 et que "certains produits de la victoire de la contre-révolution se mirent à théoriser une ‘longue période’ de stagnation et de ‘déclin’"; surtout, l’article montre que ce qui sous-tend "l’anti-décadence" du GCI, c’est un abandon de l’analyse matérialiste de l’histoire en faveur de l’idéalisme anarchiste.

Ce que le GCI rejette vraiment dans le concept de décadence, c’est l’idée que le capitalisme ait été autrefois un système ascendant, qu’il ait joué un rôle progressiste pour l’humanité: en fait le GCI rejette la notion même de progrès historique. Pour lui, c’est de la simple idéologie pour justifier la mission "civilisatrice" du capitalisme: "La bourgeoisie présente tous les modes de production qui l’ont précédée comme ‘barbares’ et ‘sauvages’ et deviendraient, avec l’évolution historique, progressivement ‘civilisés’. Le mode de production capitaliste est évidemment l’incarnation finale et la plus haute de la Civilisation et du Progrès. La vision évolutionniste correspond donc à ‘l’être social capitaliste’ et ce n’est pas pour rien que cette vision a été appliquée à toutes les sciences (c’est-à-dire toutes les interprétations partielles de la réalité du point de vue bourgeois): les sciences de la nature (Darwin), la démographie (Malthus), la logique, l’histoire, la philosophie (Hegel)…" (Ibid.)

Mais ce n’est pas parce que la bourgeoisie a une certaine vision du progrès où tout culmine dans la domination du capital que tout concept de progrès est faux: c’est précisément la raison pour laquelle Marx n’a pas rejeté les découvertes de Darwin mais les a considérées – en les interprétant correctement et en utilisant une vision dialectique plutôt que linéaire – comme un argument supplémentaire en faveur de sa vision de l’histoire.

Cela ne veut pas dire non plus que la vision marxiste du progrès historique signifie l’adhésion et l’alignement sur la classe dominante, comme le GCI le proclame: "Les décadentistes sont donc pour l’esclavage jusqu’à une certaine date, pour le féodalisme jusqu’à une autre… pour le capitalisme jusqu’en 1914! Ainsi, à cause de leur culte du progrès, ils s’opposent à chaque étape à la guerre de classe menée par les exploités, s’opposent aux mouvements communistes qui ont eu le malheur d’éclater dans la ‘mauvaise période’." (Ibid.) Le mouvement marxiste au 19e siècle, tout en reconnaissant généralement que le capitalisme n’avait pas encore créé les conditions de la révolution communiste, a toujours considéré son rôle comme étant de défendre de façon intransigeante les intérêts de classe du prolétariat au sein de la société bourgeoise et il a reconnu "rétrospectivement" l’importance absolument vitale des révoltes des exploités dans les sociétés de classes précédentes, tout en considérant que ces révoltes ne pouvaient aboutir à la société communiste.

On rencontre souvent le radicalisme superficiel du GCI chez ceux qui épousent ouvertement les conceptions anarchistes et il leur a même parfois fourni une justification semi-marxiste plus "élaborée" pour maintenir leurs vieux préjugés. Alors que les anarchistes peuvent reconnaître à Marx certaines contributions théoriques (critique de l’économie politique, concept d’aliénation, etc.), ils ne tolèrent pas sa pratique politique qui était de construire des partis ouvriers participant au parlement, de développer des syndicats et même, dans certains cas, de soutenir des mouvements nationaux. Selon eux, toutes ces pratiques (à l’exception peut-être du développement de syndicats) étaient déjà bourgeoises (ou autoritaires) à l’époque et elles sont toujours bourgeoises (ou autoritaires) aujourd’hui.

Dans la pratique cependant, ce rejet général de toute une partie du passé du mouvement ouvrier n’est pas une garantie de la radicalité des positions aujourd’hui. Comme le conclut le deuxième article de la série: "… pour les marxistes, les formes de lutte du prolétariat dépendent des conditions objectives dans lesquelles celle-ci se déroule et non des principes abstraits de révolte éternelle. C'est seulement en se fondant sur l'analyse objective du rapport de forces entre les classes envisagé dans sa dynamique historique que l'on peut fonder la validité ou non d'une stratégie, d'une forme de combat. En dehors de cette base matérialiste, toute prise de position sur les moyens de la lutte prolétarienne repose sur du sable mouvant; c'est la porte ouverte au déboussolement dès que les formes superficielles de la ‘révolte éternelle’ - la violence, l'anti-légalité - font leur apparition"[5]. L’article en veut pour preuve le flirt du GCI avec le Sentier lumineux au Pérou. C’est une position idéologique que le GCI a reprise dans des déclarations plus récentes sur la violence du Jihad en Irak.[6]

PI : l’accusation de "productivisme"

La série publiée dans les années 1980 contenait également une réponse à un autre groupe né d’une scission du CCI en 1985: la Fraction Externe du CCI (FECCI) qui publiait la revue Perspective Internationaliste (PI). La FECCI,  proclamant faussement avoir été exclue du CCI et dédiant une grande partie de ses premières polémiques à apporter la "preuve" de la "dégénérescence du CCI" et même de son "stalinisme", était née en déclarant qu’elle avait l’intention de défendre la plateforme du CCI à l’encontre du CCI lui-même – d’où son nom. Ce nom de ‘FECCI’ fut finalement abandonné et le groupe adopta le titre de sa publication. Contrairement au GCI, cependant, PI n’a jamais dit qu’il rejetait la notion même d’ascendance et de décadence du capitalisme: il a expliqué qu’il voulait approfondir et clarifier ces concepts. C’est certainement un projet louable. Le problème est que ses innovations théoriques ajoutent peu de chose qui soit vraiment profond et servent principalement à diluer l’analyse de base.

D’une part, PI a de plus en plus développé une périodisation "parallèle" du capitalisme, basée sur ce qu’il appelle la transition de la domination formelle à la domination réelle du capital qui, dans la version de PI, correspond plus ou moins au même cadre historique que celui du changement "traditionnel" du capitalisme passant à sa période de déclin dans la première partie du 20e siècle. Dans la vision de PI, la pénétration globale croissante de la loi de la valeur dans tous les domaines de la vie économique et sociale constitue la domination réelle du capital, et c’est cela qui nous fournit la clé pour comprendre les frontières de classe que le CCI avait basées auparavant sur la notion de décadence: la banqueroute du travail syndical, du parlementarisme et du soutien à la libération nationale, etc.

Il est certain que l’émergence réelle du capitalisme comme une économie mondiale, sa "domination" effective sur le globe correspondent à l’ouverture de la période de décadence; et que, comme le souligne PI, cette période a été marquée par une pénétration croissante de la loi de la valeur dans quasiment tous les recoins de l’activité humaine. Mais comme nous le défendons dans notre article de la Revue internationale n° 60[7], la définition que donne PI de la transition entre la domination formelle et la domination réelle part d’un concept élaboré par Marx et l’élargit au-delà de la signification spécifique que ce dernier lui attribuait. Pour Marx, la transition en question concernait le passage de la période de la manufacture – quand le travail artisanal était regroupé par des capitalistes individuels sans véritablement transformer les anciennes méthodes de production – à celui du système d’usines, basé sur le travailleur collectif. Dans son essence, ce changement avait déjà eu lieu à l’époque de Marx, quand le capitalisme ne "dominait" encore qu’une petite partie de la planète: son expansion ultérieure allait se baser sur la "domination réelle" du processus de production. Notre article montrait que le point de vue des bordiguistes de Communisme ou Civilisation était plus conséquent quand il défendait la possibilité du communisme dès 1848, puisque, pour ce groupe, cette date marquait en fait la transition à la domination réelle.

Mais PI développait un autre argument dans sa mise en question du concept de décadence hérité du CCI: l'accusation de "productivisme". Dans l’une de ses premières salves (PI n° 28, automne 1995), Mac Intosh affirmait que tous les groupes la Gauche communiste, depuis Bilan jusqu’aux groupes existants tels que le CCI ou le BIPR, souffraient de la même maladie: ils étaient "désespérément et inextricablement empêtrés dans le productivisme qui est le cheval de Troie du capital dans le camp du marxisme. Ce productivisme fait du développement de la technologie et des forces productives l’étalon du progrès historique et social; dans cette optique théorique, tant qu’un mode de production assure le développement technologique, on doit le considérer comme historiquement progressiste." La brochure du CCI, La décadence du capitalisme[8], fit particulièrement l’objet de critiques. Rejetant l’idée de Trotsky, exprimée dans le document programmatique de 1938: Programme de Transition - L’agonie du capitalisme et les tâches de la Quatrième Internationale[9], selon laquelle les forces productives de l’humanité avaient cessé de croître, notre brochure définissait la décadence comme une période au cours de laquelle les rapports de production agissaient comme une entrave au développement des forces productives mais non comme une barrière absolue, et menait une sorte d’expérience intellectuelle en cherchant à montrer combien le capitalisme aurait pu se développer s’il n’avait pas été limité par ses contradictions internes.

Mac Intosh se focalisa sur ce passage et le contredit par différents chiffres qui indiquaient, à son avis, des taux de croissance si formidables à l’époque de la décadence que toute notion de décadence vue comme ralentissement du développement des forces productives devait être remplacée par l’idée que c’était précisément la croissance du système qui était profondément inhumaine – comme en témoigne, par exemple, le développement de la crise écologique.

D’autres membres de PI poursuivirent dans le même sens, par exemple dans l’article: "For a Non-productivist Understanding of Capitalist Decadence" par E.R. dans PI n° 44[10]. Mais il y avait déjà eu une réponse assez profonde à Mac Intosh dans le n° 29 de PI[11] par M. Lazare (ML). Si l’on ne tient pas compte de la caricature occasionnelle des prétendues caricatures du CCI, cet article montre bien comment la critique du productivisme par Mac Intosh est elle-même prise dans une logique productiviste[12]. D’abord il met en question l’utilisation par Mac Intosh des chiffres prétendant montrer que le capital avait crû d’un facteur 30 entre 1900 et 1980. ML montre que ce chiffre est bien moins impressionnant si on le rapporte à un taux annuel qui nous donne une croissance moyenne de 4,36% par an. Mais, surtout, il défend l’idée que si nous parlons en termes quantitatifs, malgré les taux de croissance impressionnants que le capitalisme en déclin a pu connaître, quand on regarde le gigantesque gaspillage de forces productives qu’entraînent la bureaucratie, les armements, la publicité, la finance, une multitude de "services" inutiles ainsi que la crise économique quasi-permanente ou récurrente, l’expansion à proprement parler de l’activité productrice réelle aurait pu être alors bien plus grande. En ce sens, l’idée que le capitalisme est une entrave qui freine mais ne bloque pas totalement le développement des forces productives, même en termes capitalistes, reste totalement valable. Comme Marx l’a écrit, le capital est la contradiction vivante et "la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même" (Livre III du Capital[13]).

Cependant, et de façon tout à fait correcte, ML ne s’arrête pas là. La question de la "qualité" du développement des forces productives dans la période de décadence se pose dès qu’on fait entrer des facteurs comme le gaspillage et la guerre dans l’équation. Contrairement à certaines insinuations de ML, la vision que le CCI a de la décadence n’a jamais été purement quantitative, mais a toujours pris en compte le "coût" humain de la survie prolongée du système. Et il n’y a rien dans notre vision de la décadence excluant l’idée, également mise en avant par ML, que nous avons besoin d’une conception bien plus profonde de ce que signifie exactement le développement des forces productives. Les forces productives ne sont pas intrinsèquement du capital – illusion entretenue à la fois par les primitivistes qui considèrent le progrès technologique comme la source de tous les maux et par les staliniens qui mesurent le progrès vers le "communisme" à l’aune du ciment et de l’acier. À la base des forces productives de l’humanité, il y a sa puissance créatrice, et le mouvement vers le communisme ne peut se mesurer qu’en fonction du degré de libération des capacités de créativité humaine. L’accumulation du capital – "la production pour la production" -  a constitué une étape dans ce sens, mais une fois qu’elle eut établi les prérequis pour une société communiste, elle a cessé de jouer un rôle progressiste. En ce sens, loin d’être gouvernée par une vision productiviste, la Gauche communiste italienne fut l’une des premières à critiquer ouvertement cette vision, puisqu’elle rejetait les hymnes de Trotsky sur les miracles de la production "socialiste" dans l’URSS stalinienne et qu’elle insistait sur le fait que les intérêts de la classe ouvrière (même dans un "État prolétarien") étaient nécessairement antagoniques aux besoins de l’accumulation (ML note aussi cela, contrairement aux accusations portées par Mac Intosh à la tradition de la Gauche communiste).

Pour Marx, et pour nous, la "mission progressiste" du capital se mesure au degré de sa contribution à la libération de la puissance créatrice de l’homme, vers une société où la mesure des richesses n’est plus le temps de travail mais le temps libre. Le capitalisme a constitué une étape inévitable vers cet horizon, mais sa décadence se signale précisément par le fait que ce potentiel ne peut être réalisé qu’en abolissant les lois du capital.

Il est crucial d’envisager ce problème dans toute sa dimension historique, qui embrasse aussi bien le futur que le passé. Les tentatives du capital pour maintenir l’accumulation dans le carcan imposé par ses limites globales créent une situation où ce n'est pas seulement le potentiel de l’humanité qui est ainsi emprisonné, c’est aussi la survie de l'humanité elle-même qui est menacée au fur et à mesure que les contradictions des rapports sociaux capitalistes s’expriment de plus en plus violemment, entraînant la société à sa ruine. C’est sûrement ce à quoi Marx fait allusion dans les Grundrisse quand il parle du développement comme déclin[14].

Une illustration actuelle: la Chine, dont les taux de croissance vertigineux obsèdent tant les anciens inconditionnels de la théorie de la décadence. Le capital chinois a-t-il développé les forces productives? Selon ses propres critères, oui, mais quel est le contexte historique global dans lequel cela a lieu? Il est certainement vrai que l’expansion du capital chinois a accru la taille du prolétariat industriel mondial, mais cela s’est produit à travers un vaste processus de désindustrialisation à l’Ouest et la perte de beaucoup de secteurs centraux de la classe ouvrière dans les pays d’origine du capital, allant de pair avec la perte d’une grande partie de ses traditions de lutte. En même temps, le coût écologique du "miracle" chinois est gigantesque. Les besoins de la Chine en matières premières pour sa croissance industrielle amènent au pillage accéléré des ressources mondiales et toute la production qui en découle porte avec elle une grande augmentation de la pollution globale. Au niveau économique, tandis que la Chine dépend entièrement du marché occidental de consommation. Tant du point de vue du marché intérieur que de celui des exportations, les perspectives économiques, à terme, de l'économie chinoise sont à la baisse, Ttout comme le sont celles de l'Europe et des Etats-Unis. La seule différence c'est que ce pays part de plus haut [15]. Mais il pourrait bien perdre son avance, ou du moins une partie de celle-ci si, à son tour, il devait être ébranlé par des faillites en série[16]. Tôt au tard la Chine ne pourra que s'inscrire pleinement dans la dynamique récessioniste de l'économie mondiale.

Marx, à la fin du 19e siècle, voyait des raisons d’espérer que le développement capitaliste ne serait pas nécessaire en Russie, car il pouvait voir que, à l’échelle mondiale, les conditions du communisme étaient déjà en train d’être réunies. Cela n’est-il pas encore plus vrai aujourd’hui?

Des hésitations dans le BIPR?

En 2003-04, nous avons commencé une nouvelle série d’articles sur la décadence, en réponse à un certain nombre de charges contre ce concept mais, en particulier, à cause de signes alarmants de la part du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR) – maintenant Tendance communiste internationaliste (TCI) – qui avait généralement fondé ses positions sur une notion de décadence, et semblait à présent être aussi influencé par les pressions "anti-décadentistes" prédominantes.

Dans une prise de position "Éléments de réflexion sur les crises du CCI" de février 2002 et publiée dans la revue Internationalist Communist n° 21, le concept de décadence est critiqué ainsi: "aussi universel que confus", "étranger à la critique de l’économie politique", " étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique". On nous demande aussi: "Quel rôle joue donc le concept de décadence sur le terrain de la critique de l’économie politique militante, c’est à dire de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme dans la période que nous vivons? Aucun. Au point que le mot lui-même n’apparaît jamais dans les trois volumes qui composent le Capital."[17]

Une contribution publiée en italien dans Prometeo n° 8, Série VI (décembre 2003) et en français sur le site, "Pour une définition du concept de décadence"[18] contenait toute une série d’affirmations inquiétantes.

La théorie de la décadence, apparemment, est considérée comme une notion fataliste de la trajectoire du capitalisme et du rôle des révolutionnaires: "L'ambiguïté réside dans le fait que l'idée de décadence ou de déclin progressif du mode de production capitaliste, provient d'une sorte de processus d'autodestruction inéluctable dépendant de son essence propre. (…) [la] disparition et [la] destruction de la forme économique capitaliste [serait] un événement historiquement daté, économiquement inéluctable et socialement prédéterminé. Outre une approche infantile et idéaliste, cela finit par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge, ou, au mieux, d’intervenir dans une situation de crise, et seulement celle-ci, les instruments subjectifs de la lutte de classe sont perçus comme le dernier coup de pouce d’un processus irréversible."

La décadence ne semble plus aboutir à l’alternative "socialisme ou barbarie" puisque le capitalisme est capable de se renouveler sans fin: "L’aspect contradictoire de la forme capitaliste, les crises économiques qui en dérivent, le renouvellement du processus d’accumulation qui est momentanément interrompu par les crises mais qui reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires, ne mettent pas automatiquement en cause sa disparition. Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien, le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction."

Comme dans la prise de position de 2002, ce nouvel article défendait l’idée que le concept de décadence n’avait pas grand-chose à voir avec une critique sérieuse de l’économie politique: il n’était considéré comme utile que si l’on pouvait le "prouver" économiquement en examinant les tendances du taux de profit: "La théorie évolutionniste suivant laquelle le capitalisme se caractérise par une phase progressiste et décadente ne vaut rien, si l’on n’en donne pas une explication économique cohérente. (…) La recherche sur la décadence conduit soit à identifier les mécanismes qui président au ralentissement du processus de valorisation du capital avec toutes les conséquences que cela comporte, soit à demeurer dans une fausse perspective, vainement prophétique (…) Mais l’énumération des phénomènes économiques et sociaux une fois identifiés et décrits, ne peut être considérée elle-même comme la démonstration de la phase de décadence du capitalisme; en effet, ces phénomènes n’en sont que les effets et la cause première qui les impose, réside dans la loi de la crise des profits."

Les deux articles de la Revue internationale en réponse[19] montraient que si le Parti communiste internationaliste (PCInt) - Battaglia comunista, la section du BIPR/TCI en Italie - qui a écrit la contribution d’origine, avait toujours été assez inconséquent dans son adhésion à la notion de décadence; celui-ci traduisait ici une réelle régression vers la vision bordiguiste qui avait été l’un des éléments conduisant à la scission de 1952 du PCInt. Bordiga – dont la position était fortement combattue par Damen comme nous l’avons vu dans un article précédent de cette série[20] - affirmait que la "théorie de la courbe descendante" était fataliste tout en niant toute limite objective à la croissance du capital. Quant à l’idée de prouver "économiquement" la décadence, la reconnaissance que 1914 avait ouvert une nouvelle phase qualitative dans la vie du capital avait été défendue par des marxistes comme Lénine, Luxemburg et la Gauche communiste, avant tout sur la base de facteurs sociaux, politiques et militaires – comme tout bon médecin, ils avaient diagnostiqué la maladie à partir de ses symptômes les plus évidents, avant tout la guerre mondiale et la révolution mondiale.[21]

Nous ne savons pas comment la discussion s’est déroulée dans le BIPR/TCI suite à la publication de cet article par Battaglia comunista.[22] En tous cas, il reste que les deux articles que nous venons de mentionner sont le reflet d’un rejet plus général de la cohérence de la gauche italienne, ils sont l'expression de cette tendance au sein d'un des groupes les plus solides de cette tradition.

La régression vis-à-vis de la théorie de la décadence de la part d’éléments de la Gauche communiste peut être vue comme une libération par rapport à un dogmatisme rigide et une ouverture vers un enrichissement théorique. Mais alors que nous sommes les derniers à rejeter la nécessité d’élucider et d’approfondir toute la question de l’ascendance et du déclin du capitalisme[23], il nous semble que ce à quoi nous sommes principalement confrontés ici, c’est à un recul par rapport à la clarté de la tradition marxiste et à une concession envers le poids énorme de l’idéologie bourgeoise, qui se fonde nécessairement sur la foi dans la nature éternelle et auto-renouvelable de cet ordre social.

Aufheben. C’est le capital qui est "objectiviste", pas le marxisme

Comme nous l’avons dit au début de cet article, ce problème – l’incapacité de voir le capitalisme comme une forme transitoire d’organisation sociale qui a déjà montré son obsolescence – domine particulièrement dans la nouvelle génération de minorités politisées fortement influencées par l’anarchisme. Mais, comme tel, l’anarchisme n’a pas grand-chose à proposer au niveau théorique, surtout quand il s’agit de la critique de l’économie politique, et a l’habitude d’emprunter au marxisme s’il veut se donner une apparence de véritable profondeur. Dans une certaine mesure, c'est le rôle du groupe Aufheben dans le milieu communiste libertaire en Grande-Bretagne et internationalement. Beaucoup attendent impatiemment la parution annuelle de la revue Aufheben qui propose des analyses solides sur les questions de l’heure, du point de vue du "marxisme autonomiste". La série sur la décadence en particulier ("Decadence: The Theory of Decline or the Decline of Theory?" - Décadence: la théorie du déclin ou le déclin de la théorie? – qui a commencé dans le n° 2 d’Aufheben, été 1993) est considérée par beaucoup comme la réfutation définitive du concept de déclin du capitalisme qui serait un héritage de la Deuxième Internationale, exprimant un point de vue "objectiviste" sur la dynamique du capitalisme qui sous-estime totalement la dimension subjective de la lutte de classe.

"Pour les social-démocrates de gauche, insister sur le fait que le capitalisme est en déclin, qu’il approche de son effondrement, est considéré comme essentiel. Le sens du "marxisme" est de s’inscrire dans l’idée que le capitalisme est en banqueroute et que l’action révolutionnaire est donc nécessaire. Les marxistes s’engagent donc dans l’action révolutionnaire mais, comme nous l’avons vu, parce que le centre d’attention porte sur les contradictions objectives du système et que l’action subjective révolutionnaire est une réaction à celles-ci, ils n’ont rien à voir avec les véritables prérequis nécessaires à la fin du capitalisme – le développement concret du sujet révolutionnaire. Il semblait aux membres les plus révolutionnaires du mouvement comme Lénine et Luxemburg qu’une position révolutionnaire était une position croyant dans l’effondrement alors que la théorie de l’effondrement avait en fait permis l’adoption d’une position réformiste au début de la Deuxième Internationale. La question, c’est que la théorie du déclin du capitalisme en tant que théorie de son effondrement du fait de ses propres contradictions objectives implique un état d’esprit essentiellement contemplatif face au caractère objectif du capitalisme tandis que ce qui est vraiment requis pour la révolution, c’est de rompre avec cette attitude contemplative."[24]

Aufheben considère que les trotskystes comme les communistes de gauche d’aujourd’hui sont les héritiers de cette tradition social-démocrate (de gauche): "Notre critique est que leur théorie contemple le développement du capitalisme; les conséquences pratiques sont que les trotskystes courent après tout ce qui bouge afin de recruter pour leur confrontation finale tandis que les communistes de gauche se tiennent à l’écart en attendant le pur exemple d’action révolutionnaire des ouvriers. Derrière cette opposition apparente dans la façon de voir la lutte, ils partagent une conception de l’effondrement du capitalisme qui signifie qu’ils n’apprennent pas du mouvement réel. Bien qu’ils prennent des positions qui glissent vers l’idée de l’inévitabilité du socialisme, en général pour les théoriciens de la décadence cet avènement n’est pas inévitable – nous ne devons pas tous sortir au pub – mais le capitalisme s’effondrera. Cette théorie peut ainsi s’accompagner de la construction d’une organisation léniniste maintenant ou bien, comme pour Mattick, on peut attendre le moment de l’effondrement quand il sera possible de créer une véritable organisation révolutionnaire. La théorie du déclin et de la Crise est détenue et comprise par le parti, le prolétariat doit se mettre derrière sa bannière. Ça veut dire "Nous comprenons l’Histoire, suivez-nous". La théorie du déclin va très bien avec la théorie léniniste de la conscience qui, bien sûr, s’est beaucoup inspirée de Kautsky qui a terminé son commentaire sur le Programme d’Erfurt par la prévision que les classes moyennes allaient s’engager "dans le Parti socialiste et, main dans la main avec le prolétariat qui avance irrésistiblement, suivront sa bannière jusqu’à la victoire et au triomphe".

Comme on peut le voir de cette affirmation selon laquelle la théorie de la décadence amène logiquement à la théorie "léniniste" de la conscience de classe, la vision globale d’Aufheben  a été influencée par Socialisme ou Barbarie (S ou B), dont l’abandon de la théorie marxiste de la crise dans les années 1960 a été examiné dans un article précédent de cette série[25]) et plus encore par l’autonomisme italien[26]. Ces deux courants partageaient la critique d’un "objectivisme" de Marx, en faisant une lecture d’après laquelle l’étude constante des lois économiques du capital minimiserait l’impact de la lutte de classe sur l’organisation de la société capitaliste et ne parviendrait pas à saisir l’importance de l’expérience subjective de la classe ouvrière face à son exploitation. En même temps, Aufheben est conscient que la théorie de l’aliénation de Marx est fondée, précisément, sur la subjectivité et critique Paul Cardan/Cornelius Castoriadis (le principal théoricien de S ou B) pour avoir érigé une critique de Marx ne prenant pas en compte cet élément-clé de sa pensée: "La "contradiction fondamentale" de S ou B est de ne pas saisir pleinement le radicalisme de la critique de l’aliénation par Marx. En d’autres termes, il présentait comme une innovation ce qui était en réalité un appauvrissement de la critique de Marx."[27]

Les autonomes sont aussi allés au-delà de l’idée superficielle de Cardan selon laquelle Marx avait écrit "un ouvrage monumental [Le Capital] analysant le développement du capitalisme, ouvrage d’où la lutte des classes est totalement absente."[28] Le livre de Harry Cleaver, Reading Capital Politically, publié en 1979 et qui s’identifie explicitement à la tradition du "marxisme autonomiste", démontre très bien que, dans la démarche de Marx, le capital est défini comme un rapport social et, comme tel, inclut nécessairement la résistance du prolétariat à l’exploitation qui, à son tour, modifie la façon dont le capital s’organise. C’était évident par exemple dans la lutte pour la réduction du temps de travail, dans le passage de l’extraction de la plus-value absolue à la plus-value relative (au 19e siècle) et dans le besoin croissant du système d’une planification de l'État pour faire face au danger prolétarien (au 20e siècle).

Ceci apporte un correctif valable à une vision mécaniste "kautskyste", qui s’est vraiment développée à l’époque de la Deuxième Internationale et selon laquelle les lois inexorables de l’économie capitaliste garantissaient plus ou moins que le pouvoir tomberait "comme un fruit mûr" dans les mains d’un parti social-démocrate bien organisé. De plus, souligne Cleaver, cette démarche qui sous-estime réellement le développement subjectif de la conscience de classe n’épargne pas une sorte d’ultra-léninisme qui intercale le parti comme seul élément de subjectivité, comme dans la fameuse formule de Trotsky selon laquelle "La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire" (Programme de Transition - L’agonie du capitalisme et les tâches de la Quatrième Internationale[29]). Le parti est vraiment un facteur subjectif mais sa capacité à grandir et à influencer le mouvement de la classe dépend d’un développement bien plus grand de la conscience et du combat prolétariens.

Il est également juste que la bourgeoisie a besoin de tenir compte de la lutte de la classe ouvrière dans ses efforts pour gérer la société – pas seulement sur le plan économique mais aussi aux niveaux politique et militaire. Et les analyses du CCI de la situation mondiale prennent assurément en compte cet aspect. On peut donner plusieurs exemples: quand nous interprétons le choix des équipes politiques qui doivent diriger l'État "démocratique", nous considérons toujours la lutte de classe comme un élément central; c’est pourquoi au cours des années 1980 nous écrivions que la bourgeoisie préférait maintenir les partis de gauche dans l’opposition pour mieux affronter les réactions prolétariennes face aux mesures d’austérité; de même, la stratégie de privatisation n’a pas seulement une fonction économique dictée par les lois abstraites de l’économie (généralisant la sanction du marché à chaque étape du processus du travail) mais, aussi, une fonction sociale ayant pour but de fragmenter la réponse du prolétariat aux attaques contre ses conditions de vie, qui n’apparaissent plus comme émanant d’un seul patron, l'État capitaliste. Sur un plan plus historique, nous avons toujours défendu que la lutte de classe, qu’elle soit ouverte ou potentielle, joue un rôle crucial dans la détermination du cours historique vers la guerre ou vers la révolution. Nous donnons ces exemples pour montrer qu’il n’y a pas de lien logique entre le fait de défendre une théorie du déclin du capitalisme et la négation du facteur subjectif de la classe pour déterminer la dynamique générale de la société capitaliste.

Mais les autonomes perdent complètement la tête quand ils concluent que la crise économique, qui a refait surface à la fin des années 1960, était elle-même un produit de la lutte de classe. Même si, à certains moments, les luttes ouvrières peuvent exacerber les difficultés économiques de la bourgeoisie et faire barrage à ses "solutions", nous ne savons que trop bien à quel point la crise économique peut atteindre des proportions catastrophiques dans des phases où la lutte de classe connaît un profond reflux. La Grande Dépression des années 1930 en est le plus clair exemple. Cette vision selon laquelle les luttes ouvrières provoquent la crise économique pouvait sembler  plausible dans les années 1970 vu la concomitance des deux phénomènes, mais Aufheben lui-même en voit les limites dans l'article de la série sur la décadence consacré notamment aux autonomes: "La théorie de la crise provoquée par la lutte de classe a quelque peu déraillé dans les années 1980 car, alors que dans les années 1970 la rupture des lois objectives du capital sautait aux yeux, avec le succès partiel du capital le sujet qui émergeait a été repoussé. Durant les années 1980, nous avons vu les lois objectives du capital donner libre cours à leur folie furieuse dans notre vie. Une théorie qui faisait le lien entre les manifestations de la crise et le comportement concret de la classe trouvait peu de luttes offensives sur lesquelles s’appuyer et, pourtant, la crise a continué. Cette théorie est devenue moins appropriée aux conditions."[30]

Alors que reste-t-il de l’équation entre la théorie de la décadence et "l’objectivisme"? Plus haut, nous avons mentionné qu’Aufheben avait critiqué à juste raison Cardan parce qu’il ignorait les véritables implications de la théorie de l’aliénation de Marx. Malheureusement, Aufheben commet la même erreur quand il amalgame la théorie du déclin du capitalisme avec la vision "objectiviste" du capital comme n'étant rien d’autre qu’une machine réglée comme une horloge, par des lois inhumaines. Mais, pour le marxisme, le capital n’est pas quelque chose qui plane au-dessus de l’humanité comme Dieu; ou, plutôt, comme Dieu, il est engendré par l’activité humaine. Cependant, c’est une activité aliénée, ce qui veut dire qu’il devient indépendant de ses créateurs – en fin de compte tant de la bourgeoisie que du prolétariat, puisque tous deux sont menés par les lois abstraites du marché vers l’abîme du désastre économique et social. Cet objectivisme du capital est précisément ce que la révolution prolétarienne veut abolir, non en humanisant ses lois mais en les remplaçant par la subordination consciente de la production aux besoins humains.

Dans World Revolution n° 168 (octobre 1993)[31], nous avions publié une réponse au premier article d’Aufheben sur la décadence. L’argument central de cette réponse est qu’en critiquant la théorie de la décadence, Aufheben rejetait toute la démarche de Marx vis-à-vis de l’histoire. En particulier, en portant l’accusation d’ "objectivisme", il ignorait l’avancée cruciale faite par le marxisme rejetant à la fois la méthode matérialiste vulgaire et la méthode idéaliste et surmontant ainsi la dichotomie entre l’objectif et le subjectif, entre la liberté et la nécessité[32].

Il est intéressant de noter que, dans ses premiers articles sur la décadence, Aufheben ne reconnait pas seulement l’inadéquation de l’explication de la crise par les autonomes: dans une introduction très critique de la série publiée en ligne sur libcom.org[33], il admet qu’il n’a pas réussi à saisir de façon précise la relation entre les facteurs objectifs et subjectifs chez un certain nombre de penseurs marxistes (y compris Rosa Luxemburg qui défendait clairement la notion de déclin du capitalisme) et admet que la critique que nous avions portée sur un certain nombre d’aspects de cette question-clé était tout à fait valable. Après la publication du troisième article, il a réalisé que toute la série faisait fausse route et, pour cette raison, il l’a abandonnée. Cette autocritique n’est pas particulièrement connue tandis que la série d’origine continue de servir de référence comme étant le dernier mot contre la théorie de la décadence.

Cet auto-examen ne peut qu’être bienvenu mais nous ne sommes pas convaincus que ses résultats aient été particulièrement positifs. L’indication la plus évidente étant que, précisément dans une période où l’impasse économique à laquelle ce système est confronté paraît de plus en plus évidente, les dernières publications du groupe montrent qu’il s’est engagé dans une montagne de travaux qui ont accouché d’une souris: la "crise de la dette" qui a éclaté en 2007 n’est pas, selon lui, l’expression d’un problème sous-jacent du processus d’accumulation mais provient fondamentalement des erreurs du secteur financier. De plus, celle-ci pourrait très facilement mener à un nouveau et vaste "redressement" du même type que ceux qui l’ont précédé dans les années 1990 et dans les années 2000[34]. Nous n’avons pas la place de développer plus longuement cette question ici, mais il semble que l’anti-décadentisme est en train d’atteindre la phase finale de son déclin.

Nous arrêterons ici cette polémique mais le débat sur cette question doit se poursuivre. Il est rendu d’autant plus urgent qu'un nombre croissant de personnes, et par-dessus tout la nouvelle génération, est de plus en plus conscient du fait que le capitalisme n’a vraiment pas d’avenir et que la crise est vraiment une crise terminale. C’est une question qui doit de plus en plus être débattue dans les batailles de classe et les révoltes sociales que la crise provoque sur toute la planète. Il est plus que jamais vital de fournir un cadre théorique clair pour comprendre la nature historique de l’impasse dans laquelle se trouve le système capitaliste, d’insister sur le fait que c’est un mode de production hors de contrôle et qui va à son autodestruction, et donc de souligner l’impossibilité de toutes les solutions réformistes ayant pour but de rendre le capital plus humain ou plus démocratique. Bref, de démontrer que l’alternative "socialisme ou barbarie", annoncée fortement et clairement par les révolutionnaires en 1914, est plus valable aujourd’hui que jamais. Cet appel n’a rien à voir avec un plaidoyer pour l’acceptation passive de la voie suivie par la société. Au contraire, c’est un appel à ce que le prolétariat agisse, devienne de plus en plus conscient et ouvre la voie à un avenir communiste qui est possible, nécessaire, mais en aucune façon garanti.

Gerrard (printemps 2012)


[1] https://fr.internationalism.org/rint148/40_annees_de_crise_ouverte_montrent_que_le_capitalisme_en_declin_est_incurable.html [36]

[2] "Décadence du capitalisme (X) : Pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l'obsolescence du capitalisme [29]".

[3] "Quelle méthode scientifique pour comprendre l'ordre social existant, les conditions et moyens de son dépassement" https://fr.internationalism.org/node/3485 [37]

[4] https://fr.internationalism.org/rinte48/decad.htm [38], https://fr.internationalism.org/french/rinte49/decad.htm [39], https://fr.internationalism.org/french/rinte50/decadence.htm [40]

[5] https://fr.internationalism.org/french/rinte49/decad.htm [39]

[6] https://fr.internationalism.org/icconline/2007/gci [41]

[7] https://fr.internationalism.org/rinte60/decad.htm [42]

[8] https://fr.internationalism.org/brochures/decadence [43]

[9] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran.htm [44]

[10] internationalist-perspective.org/IP/ip-archive/ip_44_decadence-2.html  en français : « Une contribution au débat sur la décadence" qui comporte quelques variations par rapport à la version anglaise, internationalist-perspective.org/PI/pi-archives/pi_44_decadence-2.html.

[11] internationalist-perspective.org/IP/ip-archive/ip_29_decadence.html. L’article n’est pas publié en français sur le web.

[12] Mac Intosh n’est ni le premier ni le dernier des anciens membres du CCI à être si ébloui par les taux de croissance du capitalisme qu’il finit par mettre en question ou par abandonner le concept de décadence du capitalisme. À la fin des années 1990, dans le sillage d’une grave crise centrée une fois de plus sur la question de l’organisation, un certain nombre d’anciens membres du CCI ont constitué le Cercle de Paris, parmi lesquels RV, rédacteur de la brochure La décadence du capitalisme et des articles de réponse à la critique par le GCI du « décadentisme". Bien que la question de la décadence n’ait jamais été un objet de débat dans la crise interne, le Cercle de Paris publia rapidement un texte important rejetant le concept de décadence – son argument essentiel portant sur le développement considérable des forces productives depuis 1914 et surtout depuis 1955.(cercledeparis.free.fr/indexORIGINAL.html [45])

[13] Le Capital, Livre III, Troisième section, Éd. La Pléiade, p. 1032

[14] Lire à ce propos notre article "L'étude du Capital et des fondements du communisme" de la série "Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle" (https://fr.internationalism.org/rinte75/communisme.htm [46]).

[15] En fait une estimation du FMI prévoit que "l'économie chinoise pourrait voir sa croissance divisée par deux si la crise de la zone euro s'aggrave". (Les Echos. www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/finance-marches/actu/0201894521951-... [47]).

[16] Pour maintenir sa croissance, malgré le ralentissement de la conjoncture économique mondiale, la Chine a misé sur son marché intérieur à travers un endettement renforcé des administrations locales. Mais, ici aussi, il n'y a pas de miracle possible. On ne peut pas s'endetter sans fin sans créer des risques de faillite, en l'occurrence des banques commerciales chinoise. Or, justement, "Pour éviter des défauts de paiements en cascade", celles-ci ont "repoussé dans le temps les échéances d'une grande partie des titres de la dette des collectivités locales, ou s'apprêtent à le faire" (Les Echos).

[17] www.leftcom.org/fr/articles/2002-02-01/el%C3%A9ments-de-r%C3%A9flexion-sur-les-crises-du-cci [48]

[18] www.leftcom.org/fr/articles/2003-12-01/pour-une-d%C3%A9finition-du-concept-de-d%C3%A9cadence [49]

[19] https://fr.internationalism.org/rinte119/decadence.htm [50]  et https://fr.internationalism.org/rint/120_decadence [51]

[20] https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html [23]

[21] L’article de la Revue internationale n° 120 dénonce aussi les affirmations hypocrites d’un groupe d’éléments exclus du CCI pour leur comportement inacceptable: la « Fraction interne du CCI", qui avait publié un article flagorneur sur la contribution de Battaglia comunista. Ayant attaqué le CCI pour avoir « abandonné" le concept de décadence à travers la théorie de la décomposition (qui n’est aucunement en dehors du concept de décadence), le projet politique de cette « fraction" - celui d’attaquer le CCI tout en flattant le BIPR – se démasquait très clairement dans cet article.

[22] Il semblerait que l’article de Prometeo n°8 était un document de discussion et non une prise de position du BIPR ou de l’un de ses affiliés, ce qui rend le titre de notre réponse (« Battaglia comunista abandonne le concept marxiste de décadence") en quelque sorte inadapté.

[23] Par exemple, le débat sur la base économique du boom d’après-guerre (https://fr.internationalism.org/rint133/les_causes_de_la_periode_de_prosperite_consecutive_a_la_seconde_guerre_mondiale.html [52] et les articles dans les numéros suivants) et la reconnaissance que la décadence a une histoire, menant au concept de décomposition en tant que stade final du déclin du capitalisme.

[24] https://libcom.org/library/decadence-aufheben-2 [53] (toutes les citations sont traduites de l’anglais par nous)

[25] https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html [23]

[26] https://fr.internationalism.org/rinte16/autonomie.htm [54]

[27] https://libcom.org/library/decadence-aufheben-3 [55]

[28] Cornelius Castoriadis. Brochure n°10. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne. Chap. II : « La perspective révolutionnaire dans le marxisme traditionnel".

[29] https://fr.internationalism.org/rint146/pour_les_revolutionnaires_la_grande_depression_confirme_l_obsolescence_du_capitalisme.html [29]

[30] https://libcom.org/library/decadence-aufheben-3 [55]

[31] https://en.internationalism.org/wr/168_polemic_with_aufheben [56]

[32] Voir aussi l’article de cette série dans la Revue internationale n° 141 https://fr.internationalism.org/rint140/la_theorie_du_declin_du_capitalisme_et_la_lutte_contre_le_revisionnisme.html [57] , qui contient une critique de l’idée d’Aufheben selon laquelle la notion de décadence trouve son origine dans la Deuxième Internationale.

[33] https://libcom.org/article/aufheben-decadence [58]. Dans cette introduction, Aufheben dit clairement qu’au début, les écrits du CCI avaient constitué un point de référence important pour le groupe. Cependant, il dit aussi que notre démarche dogmatique et sectaire à son égard (par exemple lors d’une réunion à Londres  sur l'avenir de l'Union européenne) l’avait convaincu du fait qu’il n’était pas possible de discuter avec nous. Il est vrai que le CCI a eu, dans une certaine mesure, une démarche sectaire envers Aufheben – ce qui se reflète dans notre article de 1993, par exemple lorsque nous écrivons, à la fin, que ce serait mieux que le groupe disparaisse.

[34] Voici les derniers paragraphes d'un article datant de 2011: « il n’y a pas grand-chose qui suggère que nous soyons entrés dans une longue descente ou que le capitalisme soit maintenant embourbé dans la stagnation sinon la crise financière elle-même. En fait, la reprise rapide des profits et la confiance de la plus grande partie de la bourgeoisie dans les perspectives à long terme d’une accumulation renouvelée du capital semblent suggérer l’inverse. Mais si le capitalisme dans son ensemble est encore au milieu du chemin d’un long redressement, avec historiquement de hauts taux de profit, comment expliquer la crise financière imprévue de 2007-2008?

Comme nous l’avons depuis longtemps défendu contre l’orthodoxie « stagnationniste", la théorie du « redressement" s’est avérée correcte en comprenant que la restructuration de l’accumulation globale du capital qui a eu lieu au cours de la dernière décennie, en particulier par l’intégration dans l’économie mondiale de la Chine et de l’Asie, a mené à la restauration des taux de profit et, en conséquence, à un redressement économique soutenu. Mais comme nous le reconnaissons aujourd’hui, le problème est que la théorie du redressement n’a pas réussi à saisir de façon adéquate l’importance de l’émergence des banques et de la finance au niveau global, ni le rôle qu’elles ont joué dans cette restructuration.

Ainsi, afin de surmonter les limites des théories « stagnationniste" et « redressementiste" sur la crise, il était nécessaire d’examiner les rapports entre l’émergence et le développement des secteurs bancaire et financier au niveau global et la restructuration de la véritable accumulation du capital qui a eu lieu au cours des trente dernières années. Sur la base de cet examen, nous avons pu conclure que la crise financière de 2007-08 n’avait pas eu lieu par hasard à cause d’une politique erronée ni que c’était une crise du système financier qui ne faisait que refléter une crise sous-jacente de stagnation de la réelle accumulation du capital. Mais, au contraire, la cause sous-jacente de la crise financière était une trop grande fourniture de capital-monnaie empruntable au sein du système bancaire et financier dans son ensemble qui s’est développée à la fin des années 1990. Ceci à son tour était le résultat de développements dans l’accumulation réelle de capital – comme la montée de la Chine, le décollage de la « nouvelle économie" et la liquidation continue de la « vieille économie" - qui ont été centraux pour soutenir la longue montée.

De cela, nous pourrions tenter de conclure que la nature et la signification de la crise financière ne sont pas à un tournant décisif menant à une descente économique ou à la fin du néolibéralisme comme beaucoup l’ont supposé mais, plutôt, un point d’inflexion indiquant une nouvelle phase à long terme. La signification de cette phase et les implications que cela a pour le développement futur du capitalisme et de la lutte contre lui sont une question que nous n’avons pas la place de traiter ici." Aufheben n° 19,  « Return of the crisis: Part 2 - the nature and significance of the crisis", https://libcom.org/article/return-crisis-part-2-nature-and-significance-crisis [59]


 

Questions théoriques: 

  • Décadence [35]

Rubrique: 

Décadence du capitalisme

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