Le Mouvement "15M" en Espagne – dont le nom correspond à la date de sa création, le 15 mai – est un événement de grande importance aux caractéristiques inédites. Nous voulons dans cet article en raconter les épisodes marquants et, à chaque fois, tirer les leçons et tracer les perspectives pour le futur.
Rendre compte de ce qui s’est réellement passé est une contribution nécessaire à la compréhension de la dynamique que prend la lutte de classes internationale vers des mouvements massifs de la classe ouvrière, qui l’aideront à reprendre confiance en elle et lui donneront les moyens de présenter une alternative à cette société moribonde 1.
Le mot "crise" contient une connotation dramatique pour des millions de personnes, frappées par une avalanche de misère qui va de détérioration croissante des conditions de vie, en passant par le chômage à durée indéterminée et la précarité qui rendent impossible la moindre stabilité quotidienne, jusqu’aux situations les plus extrêmes qui renvoient directement à la grande pauvreté et à la faim 2.
Mais ce qui est le plus angoissant est l’absence de futur. Comme le dénonçait l’Assemblée des Emprisonnés de Madrid 3 dans un communiqué qui, comme nous allons le voir, fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres du mouvement : "nous nous trouvons face à un horizon privé du moindre espoir et sans un futur qui nous permette de vivre tranquilles et de pouvoir nous consacrer à ce qui nous plaît" 4. Lorsque l’OCDE nous déclare qu’il faudra 15 ans pour que l’Espagne retrouve le niveau d’emploi qu’elle avait en 2007 – presque une génération entière privée de travail ! –, lorsque des chiffres similaires peuvent être extrapolés pour les États-Unis ou la Grande-Bretagne, on peut réaliser à quel point cette société est précipitée dans un tourbillon sans fin de misère, de chômage et de barbarie.
Le mouvement s’est, à première vue, polarisé contre le système politique bipartite dominant en Espagne (deux partis, à droite le Parti Populaire et à gauche le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, qui représentent 86 % des élus) 5. Ce facteur a joué un rôle, en rapport précisément avec cette absence d’avenir, puisque dans un pays où la droite jouit de la réputation méritée d’être d’autoritaire, arrogante et anti-ouvrière, d’amples secteurs de la population ont vu avec inquiétude comment, avec les attaques gouvernementales portées par les faux-amis – le PSOE –, les ennemis déclarés – le PP – menaçaient de s’installer au pouvoir pour de longues années, sans alternative aucune au sein du jeu électoral, reflétant ainsi le blocage général de la société.
Ce sentiment a été renforcé par l’attitude des syndicats qui commencèrent par convoquer une "grève générale" le 29 septembre, qui ne fut qu’une gesticulation démobilisatrice, puis signèrent avec le gouvernement un Pacte social en janvier 2011 qui acceptait la brutale réforme des retraites et fermait la porte à toute possibilité de mobilisations massives sous leur direction.
A ces facteurs s'est joint un profond sentiment d’indignation. Une des conséquences de la crise, comme cela fut dit dans l’assemblée de Valence, c’est que "les rares qui possèdent beaucoup sont encore plus rares et possèdent beaucoup plus, alors que le grand nombre qui possède peu est beaucoup plus nombreux et possède beaucoup moins". Les capitalistes et leur personnel politique se font de plus en plus arrogants, voraces et corrompus. Ils n’hésitent pas à accumuler d’immenses richesses, alors qu’autour d’eux se répandent la misère et la désolation. Tout cela fait comprendre, bien plus aisément qu'une démonstration, que les classes sociales existent et que nous ne sommes pas des "citoyens égaux".
Dès la fin de 2010, face à cette situation, des collectifs ont surgi, affirmant qu’il fallait s’unir dans la rue, agir en marge des partis et des syndicats, s’organiser en assemblées… La vieille taupe évoquée par Marx préparait dans les entrailles de la société une maturation souterraine qui éclata en plein jour au mois de mai ! La mobilisation de "Jeunes Sans Avenir" au mois d’avril regroupa 5 000 jeunes à Madrid. Par ailleurs, le succès de manifestations de jeunes au Portugal – Geração à Rasca (génération à la dérive) – qui rassemblèrent plus de 200 000 personnes, et l’exemple très populaire de la place Tahrir en Égypte ont fait partie des stimulateurs du mouvement.
Le 15 mai, un cartel de plus de 100 organisations – baptisé Democracia Real Ya (DRY) 6 – convoqua des manifestations dans les grandes villes de province "contre les politiciens", réclamant une "véritable démocratie".
De petits groupes de jeunes (chômeurs, précaires et étudiants), en désaccord avec le rôle de soupape du mécontentement social que les organisateurs voulaient faire jouer au mouvement, tentèrent de mettre en place un campement sur la place centrale à Madrid, à Grenade et autres villes afin de poursuivre le mouvement. DRY les désavoua et laissa les troupes policières se livrer à une brutale répression, perpétrée en particulier dans les commissariats. Cependant, ceux qui en ont été victimes se constituèrent en Assemblée des Emprisonnés de Madrid et produisirent rapidement un communiqué dénonçant clairement les traitements dégradants infligés par la police. Celui-ci fit forte impression et encouragea de nombreux jeunes à se joindre aux campements.
Le mardi 17 mai, alors que DRY tentait d’enfermer les campements dans un rôle symbolique de protestation, l’énorme masse qui affluait vers eux imposa la tenue d’assemblées. Le mercredi et le jeudi, les assemblées massives se répandaient dans plus de 73 villes. Il s’y exprimait des réflexions intéressantes, des propositions judicieuses, traitant de tous les aspects de la vie sociale, économique, politique et culturelle. Rien de ce qui est humain n’était étranger à cette immense agora improvisée !
Une manifestante madrilène disait : "ce qu’il y a de mieux c’est les assemblées, la parole se libère, les gens se comprennent, on peut penser à haute voix, des milliers d’inconnus peuvent parvenir à être d’accord. N’est-ce pas merveilleux ?". Les assemblées étaient un tout autre monde, à l’opposé de l’ambiance sombre qui règne dans les bureaux de vote et à cent lieues de l’enthousiasme de marketing des périodes électorales : "Accolades fraternelles, cris d'enthousiasme et de ravissement, chants de liberté, rires joyeux, gaieté et transports de joie : c'était tout un concert qu'on entendait dans cette foule de milliers de personnes allant et venant à travers la ville du matin au soir. Il régnait une atmosphère d'euphorie ; on pouvait presque croire qu'une vie nouvelle et meilleure commençait sur la terre. Spectacle profondément émouvant et en même temps idyllique et touchant" 7. Des milliers de personnes discutaient passionnément dans une ambiance de profond respect, d’ordre admirable, d’écoute attentive. Elles étaient unies par l’indignation et l’inquiétude face au futur mais, surtout, par la volonté de comprendre ses causes ; de là cet effort pour le débat, pour l’analyse d’une foule de questions, les centaines de réunions et la création de bibliothèques de rue… Un effort apparemment sans résultat concret, mais qui a bouleversé tous les esprits et a semé des graines de conscience dans les champs de l’avenir.
Subjectivement, la lutte de classe repose sur deux piliers : d’une part la conscience, de l’autre, la confiance et la solidarité. Sur ce dernier aspect, les assemblées ont aussi été porteuses pour l’avenir : les liens humains qui se tissaient, le courant d’empathie qui animait les places, la solidarité et l’unité qui fleurissaient avaient au moins autant d’importance que le fait de prendre des décisions ou de converger sur une revendication. Les politiciens et la presse enrageaient, eux qui réclamaient, avec l’immédiatisme et l’utilitarisme caractéristiques de l’idéologie bourgeoise, que le mouvement condense ses revendications dans un "protocole", ce que DRY tentait de convertir en "décalogue" regroupant toutes les mesures démocratiques ridicules et poussives telles que les listes des candidats ouvertes, les initiatives législatives populaires et la réforme de la loi électorale.
La résistance acharnée à laquelle se heurtèrent ces mesures précipitées est venue illustrer en quoi le mouvement exprimait le devenir de la lutte de classes. A Madrid, les gens criaient : "Nous n’allons pas lentement, c’est que nous allons très loin !". Dans une Lettre ouverte aux assemblées, un groupe de Madrid disait : "Le plus difficile est de synthétiser ce que veulent nos manifestations. Nous sommes convaincus que ce n’est pas à la légère, comme le veulent de façon intéressée les politiciens et tous ceux qui veulent que rien ne change ou, pour mieux dire, ceux qui veulent changer quelques détails pour que tout reste identique. Que ce ne sera pas en proposant soudain un "Grenelle de revendications" que nous parviendrons à synthétiser ce pourquoi nous luttons, ce n’est pas en créant un petit tas de revendications que notre révolte s’exprimera et se renforcera" 8.
L’effort pour comprendre les causes d’une situation dramatique et d’un futur incertain, et trouver la façon de lutter en conséquence, a constitué l’axe des assemblées. D'où leur caractère délibératif qui a désorienté tous ceux qui espéraient une lutte centrée sur des revendications précises. L’effort de réflexion sur des thèmes éthiques, culturels, artistiques et littéraires (il y eut des interventions sous forme de chansons ou de poèmes) a créé le sentiment trompeur d’un mouvement petit-bourgeois "d’indignés". Nous devons ici séparer le bon grain de l’ivraie. Cette dernière est bien sûr présente dans la coquille démocratique et citoyenne qui a souvent enveloppé ces préoccupations. Mais celles-ci sont du bon grain, car la transformation révolutionnaire du monde s’appuie, et à la fois le stimule, sur un gigantesque changement culturel et éthique ; "changer le monde et changer la vie en nous transformant nous-mêmes", telle est la devise révolutionnaire que Marx et Engels formulèrent dans l’Idéologie allemande voilà plus d’un siècle et demi : "... Une transformation massive des hommes s'avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener la chose elle-même à bien ; or, une telle transformation ne peut s'opérer que par un mouvement pratique, par une révolution ; cette révolution n'est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu'elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l'est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles" 9.
Les assemblées massives ont été une première tentative de réponse à un problème général de la société que nous avons mis en évidence il y a plus de 20 ans : la décomposition sociale du capitalisme. Dans les "Thèses sur la décomposition" que nous avions alors écrites 10, nous signalons la tendance à la décomposition de l'idéologie et des superstructures de la société capitaliste et, allant de pair avec celle-ci, la dislocation croissante des relations sociales qui affecte aussi bien la bourgeoisie que la petite bourgeoisie. La classe ouvrière n'y échappe pas du fait, entre autres, qu'elle côtoie la petite bourgeoisie. Nous mettions en garde dans ce document contre les effets de ce processus : "1) 'l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le 'chacun pour soi', la 'débrouille individuelle' ; 2) le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ; 3) la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le 'no future' ; 4) la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque."
Cependant, ce que montrent les assemblées massives en Espagne – de même que ce qu'ont mis en évidence celles qui sont apparues durant le mouvement des étudiants en France en 2006 11 - c'est que les secteurs les plus vulnérables aux effets de la décomposition – les jeunes, les chômeurs, du fait en particulier du peu d'expérience du travail qu'il ont acquis – se sont retrouvés à l'avant-garde des assemblées et de l'effort de prise de conscience d'une part, de solidarité et d'empathie d'autre part.
Pour toutes ces raisons, les assemblées massives ont constitué une première anticipation de ce qui est devant nous. Cela peut paraître très peu à ceux qui attendent que le prolétariat, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, se manifeste clairement et sans ambages comme la classe révolutionnaire de la société. Cependant, d’un point de vue historique et en prenant en compte les difficultés énormes qu’il rencontre pour atteindre cet objectif, il s’agit là d’un bon début, puisqu’il a commencé à préparer rigoureusement le terrain subjectif.
Paradoxalement, ces caractéristiques ont aussi été le talon d’Achille du mouvement "15M" tel qu'il s'est exprimé dans une première étape de son développement. N’ayant pas surgi avec un objectif concret, la fatigue, la difficulté pour aller au-delà de premières approximations des graves problèmes qui se posent, l’absence de conditions pour que le prolétariat entre en lutte depuis les lieux de travail, ont plongé le mouvement dans une sorte de vide et de terrain vague qui ne pouvait se maintenir longtemps en l'état, et que DRY a tenté d'investir avec ses objectifs de "réforme démocratique" soi-disant "faciles" et "réalisables" mais qui ne sont qu’utopiques et réactionnaires.
Pendant presque deux décennies, le prolétariat mondial a réalisé une traversée du désert caractérisée par l’absence de luttes massives et, surtout, par une perte de confiance en lui-même et une perte de sa propre identité de classe 12. Même si cette atmosphère est allée en se diluant progressivement depuis 2003, avec l’apparition de luttes significatives dans bon nombre de pays et d’une nouvelle génération de minorités révolutionnaires, l’image stéréotypée d’une classe ouvrière "qui ne bouge pas", "complètement absente", continuait de dominer.
L’irruption soudaine de grandes masses dans l’arène sociale devait être entravée par ce poids du passé, difficulté accrue par la présence dans le mouvement de couches sociales en voie de prolétarisation, plus vulnérables aux pièges démocratique et citoyen. À cela s'est ajouté le fait que le mouvement n'ayant pas surgi à partir de la lutte contre une mesure concrète, il en a résulté un paradoxe, qui n’est pas nouveau dans l’histoire 13, à savoir que les deux grandes classes de la société – le prolétariat et la bourgeoisie – ont semblé esquiver le corps à corps ouvert, donnant ainsi l’impression d’un mouvement pacifique, jouissant de "l’approbation de tous" 14.
Mais en réalité, la confrontation entre les classes était présente dès les premiers jours. Le gouvernement PSOE ne répliqua-t-il pas d’emblée par la répression brutale contre une poignée de jeunes ? N’est-ce pas la réponse rapide et passionnée de l’Assemblée des Emprisonnés de Madrid qui déchaîna le mouvement ? N’est-ce pas cette dénonciation qui ouvrit les yeux à bien des jeunes qui, dès lors, scandèrent "ils l'appellent démocratie mais ce n’en est pas une !", mot d’ordre ambigu qui fut transformé par une minorité en "ils la nomment dictature et c’en est une !" ?
Pour tous ceux qui pensent que la lutte de classes est une succession "d’émotions fortes", l’aspect "paisible" que revêtaient les assemblées les a poussés à croire que celles-ci n’étaient rien de plus que l’exercice d’un "inoffensif droit constitutionnel", peut-être même beaucoup de participants croyaient-ils que leur mouvement se limitait à cela.
Cependant, les assemblées massives sur la place publique, le mot d’ordre "Prends la place !", expriment un défi en règle à l’ordre démocratique. Ce que déterminent les rapports sociaux et que sanctifient les lois, c’est que la majorité exploitée s’occupe de "ses affaires" et, si elle veut "participer" aux affaires publiques, elle utilise le vote et la protestation syndicale qui l’atomisent et l’individualisent davantage encore. S’unir, vivre la solidarité, discuter collectivement, commencer à agir en tant que corps social indépendant, sont de fait une violence irrésistible contre l’ordre bourgeois.
La bourgeoisie a fait l’impossible pour en finir avec les assemblées. Pour la vitrine, avec l’écœurante hypocrisie qui la caractérise, ce n’étaient que louanges et clins d’œil complices vers les Indignés, mais les faits – qui sont ce qui compte réellement – démentaient cette apparente complaisance.
A cause de la proximité de la journée électorale – le dimanche 22 mai –, l’Assemblée électorale centrale décida d’interdire les assemblées dans tout le pays le samedi 21, considéré comme un "jour de réflexion". Dès samedi à 0 heure, un énorme déploiement policier encercle le campement de la Puerta del Sol, mais il est à son tour encerclé par une foule gigantesque, qui oblige le ministre de l’Intérieur lui-même à ordonner le repli. Plus de 20 000 personnes occupent alors la place dans une grande explosion de joie. Nous voyons là un autre épisode de confrontation de classe, même si la violence explicite s’est réduite à quelques algarades.
DRY propose de maintenir les campements tout en gardant le silence afin de respecter la "journée de réflexion", donc de ne pas tenir d’assemblées. Mais personne ne l’écoute, et les assemblées du samedi 21, formellement illégales, enregistrent les plus hauts niveaux d’assistance. Dans l’assemblée de Barcelone, des panneaux, des slogans repris en chœur et des pancartes proclament ironiquement en réponse à l’Assemblée électorale : "Nous réfléchissons !".
Le dimanche 22, jour d’élections, a lieu une nouvelle tentative d’en finir avec les assemblées. DRY proclame que "les objectifs sont atteints" et que le mouvement doit s’achever. La riposte est unanime : "Nous ne sommes pas ici pour les élections !". Lundi 23 et mardi 24, tant en nombre de participants que par la richesse des débats, les assemblées atteignent leur point culminant. Les interventions, les mots d’ordre, les pancartes prolifèrent qui démontrent une profonde réflexion : "Où se trouve la gauche ? Au fond à droite !", "Les urnes ne peuvent contenir nos rêves !", "600 euros par mois, ça c’est de la violence !", "Si vous ne nous laissez pas rêver, nous vous empêcheront de dormir !", "Sans travail, sans logement, sans peur !", "Ils ont trompé nos grands-parents, ils ont trompé nos enfants, qu’ils ne trompent pas nos petits-enfants !". Ils démontrent aussi une conscience des perspectives : "Nous sommes le futur, le capitalisme c’est le passé !", "Tout le pouvoir aux assemblées !", "Il n’y a pas d’évolution sans révolution !", "Le futur commence maintenant !", "Tu crois encore que c’est une utopie ?"…
A partir de ce sommet, les assemblées commencent à décliner. En partie à cause de la fatigue, mais aussi au bombardement incessant de DRY pour faire adopter son "Décalogue démocratique". Les points du décalogue sont loin d’être neutres, ils sont dirigés directement contre les assemblées. La revendication la plus "radicale", l’"Initiative législative populaire" 15, outre qu’elle implique d’interminables démarches parlementaires qui décourageraient les plus tenaces, remplace surtout le débat massif, où tous peuvent se sentir partie prenante d’un corps collectif, par des actes individuels, purement citoyens, de protestation enfermée entre les quatre murs du Moi 16.
Le sabotage de l’intérieur s’est conjugué avec les attaques répressives de l’extérieur, démontrant par-là à quel point la bourgeoisie est hypocrite lorsqu'elle prétend que les assemblées constituent "un droit constitutionnel de réunion". Le vendredi 27, le Gouvernement catalan – en coordination avec le gouvernement central – tente un coup de force : les "mossos de esquadra" (forces de police régionale) envahissent la Place de Catalogne à Barcelone et répriment sauvagement, provoquant de nombreux blessés et de multiples arrestations. L’Assemblée de Barcelone – jusqu’alors la plus orientée vers des positionnements de classe – est prise au piège des revendications démocratiques classiques : pétitions pour exiger la démission du conseiller de l’Intérieur, rejet de la répression "disproportionnée" 17, revendication d’un "contrôle démocratique de la police". Sa volte-face est d'autant plus évidente qu’elle cède au poison nationaliste et inclut dans ses revendications le "droit à l’autodétermination".
Les scènes de répression se multiplient dans la semaine du 5 au 12 juin : Valence, Saint-Jacques-de-Compostelle, Salamanque… Le coup le plus brutal est cependant porté du 14 au 15 à Barcelone. Le Parlement catalan discutait une loi dite Omnibus qui prévoyait de violentes coupes sociales en particulier dans les secteurs de l’éducation et de la santé (entre autres 15 000 licenciements dans ce dernier). DRY, en dehors de toute dynamique de discussion en assemblées de travailleurs, convoqua une "manifestation pacifique" qui consistait à encercler le Parlement pour "empêcher les députés de voter une loi injuste". Il s’agit là d'une action purement symbolique typique qui, au lieu de combattre une loi et les institutions dont elle émane, s’adresse à la "conscience" des députés. Aux manifestants ainsi piégés, il ne reste plus que le faux choix : ou bien le terrain démocratique et les pleurnicheries impuissantes et passives de la majorité, ou bien son pendant, la violence "radicale" d’une minorité.
Les insultes et bousculades de quelques députés sont l'occasion d'une campagne hystérique qui criminalise les "violents" (mettant dans ce sac ceux qui défendent des positions de classe) et appelle à "défendre les institutions démocratiques menacées". Pour que la boucle soit bouclée, DRY arbore son pacifisme pour demander aux manifestants d’exercer la violence sur les éléments "violents" 18, et va encore plus loin : elle demande ouvertement que les "violents" soient livrés à la police et que les manifestants applaudissent cette dernière pour ses "bons et loyaux services" !
Dès le début, le mouvement a eu deux âmes : une âme démocratique très large, alimentée par les confusions et les doutes, résultant de son caractère socialement hétérogène et sa tendance à fuir la confrontation directe. Mais il y avait aussi une âme prolétarienne, qui se matérialisait par les assemblées 19 et par une tendance toujours présente à "aller vers la classe ouvrière".
À l’Assemblée de Barcelone, des travailleurs des télécommunications et de la santé, des pompiers, des étudiants de l’université, mobilisés contre les coupes sociales, participent activement. Ils créent une Commission d’extension et de grève générale, dont les débats sont très animés et organisent un réseau des Travailleurs indignés de Barcelone qui convoque une assemblée d’entreprises en lutte pour le samedi 11 juin, puis une Rencontre le samedi 3 juillet. Vendredi 3 juin, chômeurs et actifs manifestent autour de la place de Catalogne derrière une banderole qui affiche : "A bas la bureaucratie syndicale ! Grève générale !". A Valence, l’Assemblée soutient une manifestation des travailleurs des transports publics et aussi une manifestation de quartier protestant contre les coupes dans l’enseignement. A Saragosse, les travailleurs des transports publics se joignent à l’assemblée avec enthousiasme 20. Les assemblées décident de former des assemblées de quartier 21.
La manifestation du 19 juin voit une nouvelle poussée de "l’âme prolétarienne". Cette manifestation a été convoquée par les Assemblées de Barcelone, Valence et Malaga et est orientée contre les coupes sociales. DRY tente de la dénaturer en proposant uniquement des mots d’ordre démocratiques. Cela provoque une réaction qui se concrétise, à Madrid, par l’initiative spontanée d’aller au Congrès manifester contre les coupes sociales, manifestation qui regroupe plus de 5 000 personnes. Par ailleurs, une Coordination des assemblées de quartier du sud de Madrid, née à la suite du fiasco de la grève du 29 septembre et ayant une orientation très similaire à celle des Assemblées générales interprofessionnelles créées en France à la chaleur des événements de l'automne 2010, lance un appel : "Depuis les populations et les quartiers de travailleurs de Madrid, allons au Congrès où se décident sans nous consulter les coupes sociales, pour dire : basta ! (…) Cette initiative provient d’une conception assembléiste de base de la lutte ouvrière, contre ceux qui prennent des décisions dans le dos des travailleurs sans les soumettre à leur approbation. Parce que la lutte est longue, nous t’encourageons à t’organiser dans les assemblées de quartier ou locales, comme dans les lieux de travail ou d’études".
Les manifestations du 19 juin connaissent un réel succès, l’assistance est massive dans plus de 60 villes, mais leur contenu est encore plus important. Il répond à la brutale campagne contre "les violents". Exprimant une maturation née des nombreux débats dans les milieux les plus actifs 22, le mot d’ordre le plus repris, par exemple à Bilbao, est "La violence, c’est de ne pas boucler les fins de mois !" et à Valladolid : "La violence, c’est aussi le chômage et les expulsions !".
Cependant, c'est surtout la manifestation à Madrid qui exprime le virage du 19 juin vers la perspective du futur. Elle est convoquée par un organisme directement lié à la classe ouvrière et né de ses minorités les plus actives 23. Le thème de ce rassemblement est "Marchons ensemble contre la crise et contre le capital". Les revendications sont : "Non aux réductions de salaires et des pensions ; pour lutter contre le chômage : la lutte ouvrière, contre l’augmentation des prix, pour l’augmentation des salaires, pour l’augmentation des impôts de ceux qui gagnent le plus, en défense des services publics, contre les privatisations de la santé, de l’éducation... Vive l’unité de la classe ouvrière !" 24.
Un collectif d’Alicante adopte le même Manifeste. À Valence, un "Bloc autonome et anticapitaliste" de plusieurs collectifs très actifs dans les assemblées diffuse un Manifeste qui dit : "Nous voulons une réponse au chômage. Que les chômeurs, les précaires, ceux qui connaissent le travail au noir, se réunissent en assemblées, qu’ils décident collectivement de leurs revendications et que celles-ci soient satisfaites. Nous demandons le retrait de la loi de réforme du Code du travail et de celle qui autorise des plans sociaux sans contrôle et avec une indemnisation de 20 jours. Nous demandons le retrait de la loi sur la réforme des pensions de retraites car, après une vie de privations et de misère, nous ne voulons pas sombrer dans encore plus de misère et d’incertitude. Nous demandons que cessent les expulsions. Le besoin humain d’avoir un logement est supérieur aux lois aveugles du commerce et de la recherche du profit. Nous disons NON aux réductions qui touchent la santé et l’éducation, NON aux licenciements à venir que préparent les gouvernements régionaux et les mairies suite aux dernières élections". 25
La marche de Madrid s’est organisée en plusieurs colonnes qui partent de sept banlieues ou quartiers de la périphérie différents ; au fur et à mesure que ces colonnes avancent, elles sont rejointes par une foule toujours plus dense. Ces foules reprennent la tradition ouvrière des grèves de 1972-76 en Espagne (mais aussi la tradition de 1968 en France) où, à partir d’une concentration ouvrière ou d’une usine "phare", comme à l’époque la Standard de Madrid, les manifestations voyaient des masses croissantes d’ouvriers, d’habitants, de chômeurs, de jeunes les rejoindre, et toute cette masse convergeait vers le centre de la ville. Cette tradition était d’ailleurs déjà réapparue dans les luttes de Vigo de 2006 et 2009 26.
A Madrid, le Manifeste lu pendant le rassemblement appelle à tenir des "Assemblées afin de préparer une grève générale", ce qui est accueilli par des cris massifs de "Vive la classe ouvrière !".
Les manifestations du 19 juin provoquent un sentiment d’enthousiasme ; une manifestante à Madrid déclare : "L’ambiance était celle d’une fête authentique. On marchait ensemble, des gens très variés et de tous les âges : des jeunes autour de 20 ans, des retraités, des familles avec leurs enfants, d’autres personnes encore différentes... et cela, alors que des gens se mettaient à leur balcon pour nous applaudir. Je suis rentrée à la maison épuisée, mais avec un sourire rayonnant. Non seulement j’avais la sensation d’avoir contribué à une cause juste, mais en plus, j’ai passé un moment vraiment extra". Un autre dit : "C’est vraiment important de voir tous ces gens rassemblés sur une place, parlant politique ou luttant pour leurs droits. N’avez-vous pas la sensation que nous sommes en train de récupérer la rue ?".
Après les premières explosions caractérisées par des assemblées "en recherche", le mouvement commence à présent à chercher la lutte ouverte, commence à entrevoir que la solidarité, l’union, la construction d’une force collective peuvent être menées à bien 27. L’idée commence à se répandre que "Nous pouvons être forts face au capital et à son État !", et que la clé de cette force sera donnée par l’entrée en lutte de la classe ouvrière. Dans les assemblées de quartier de Madrid, un débat a eu pour thème la convocation d’une grève générale en octobre pour "rejeter les coupes sociales". Les syndicats CCOO et UGT poussèrent des hauts cris en disant que cette convocation serait "illégale" et qu’eux seuls étaient autorisés à la faire, ce à quoi beaucoup de secteurs ripostèrent haut et fort : "seules les assemblées massives peuvent la convoquer".
Nous ne devons cependant pas nous laisser aller à l’euphorie, l’entrée en lutte de la classe ouvrière ne sera pas un processus facile. Les illusions et confusions sur la démocratie, le point de vue citoyen, les "réformes", pèsent lourdement, renforcées par la pression de DRY, des politiciens, des médias, qui exploitent les doutes et l’immédiatisme poussant à chercher des "résultats rapides et palpables", mais aussi la peur face à l’ampleur des questions qui se posent. Il importe surtout de comprendre que la mobilisation des ouvriers sur leur lieu de travail est aujourd’hui réellement très difficile, à cause du risque élevé de perdre son emploi, de se retrouver sans ressources, ce qui pour beaucoup ferait franchir la frontière entre une vie misérable mais supportable et une vie misérable et d’extrême pauvreté.
Les critères démocratiques et syndicaux voient la lutte comme une addition de décisions individuelles. N’êtes-vous pas mécontents ? Ne vous sentez-vous pas piétinés ? Si, vous l'êtes ! Alors pourquoi ne vous révoltez-vous pas ? Ce serait si simple s’il s’agissait pour l’ouvrier de choisir entre être "courageux" ou "lâche", seul avec sa conscience, comme dans un bureau de vote ! La lutte de classe ne suit pas ce genre de schéma idéaliste et falsificateur, elle est le résultat d’une force et d’une conscience collectives qui proviennent non seulement du malaise que provoque une situation insoutenable, mais aussi de la perception qu’il est possible de lutter ensemble et qu’il existe un minimum de solidarité et de détermination le permettant.
Une telle situation est le produit d’un processus souterrain qui repose sur trois piliers : l’organisation en assemblées ouvertes qui permettent de prendre conscience des forces dont on dispose et de la marche à suivre pour les accroître ; la conscience pour définir ce que nous voulons et comment le conquérir ; la combativité face au travail de sape des syndicats et de tous les organes de mystification.
Ce processus est en marche, mais il reste difficile de savoir quand et comment il aboutira. Une comparaison peut éventuellement nous y aider. Lors de la grande grève massive de Mai 68 28, il y eut le 13 mai une manifestation gigantesque à Paris en soutien aux étudiants brutalement réprimés. Le sentiment de force qu’elle dégagea se traduisit, dès le lendemain, par l'éclatement d'une série de grèves spontanées, comme celle de Renault à Cléon puis Paris. Ceci ne s’est pas produit après les grandes manifestations du 19 juin en Espagne. Pourquoi ?
La bourgeoisie, en mai 1968, était peu préparée politiquement pour affronter la classe ouvrière, la répression ne fit que jeter de l’huile sur le feu ; aujourd’hui, elle peut s'appuyer dans un grand nombre de pays sur un appareil super-sophistiqué de syndicats, de partis, et peut déployer des campagnes idéologiques basées précisément sur la démocratie, et qui de plus permettent un usage politique très efficace de la répression sélective. De nos jours, le surgissement d’une lutte requiert un effort bien supérieur de conscience et de solidarité que ce n'était le cas dans le passé.
En mai 1968, la crise n'en était qu'à ses prémices, elle plonge aujourd’hui clairement le capitalisme dans une impasse. Cette situation est intimidante, elle rend difficile l’entrée en grève ne serait-ce que pour une raison aussi "simple" que l’augmentation des salaires. La gravité de la situation fait qu’éclatent des grèves parce que "la coupe est pleine", mais alors doit pouvoir s'ensuivre la conclusion que "le prolétariat n'a que ses chaînes à perdre et un monde à gagner".
Si la route semble donc plus longue et douloureuse qu’en mai 1968, les bases qui se forgent sont cependant beaucoup plus solides. L’une d’entre elles, déterminante, c’est de se concevoir comme partie d’un mouvement international. Après toute une période "d’essais" avec quelques mouvements massifs (le mouvement des étudiants en France en 2006 et la révolte de la jeunesse en Grèce en 2008 29), cela fait à présent neuf mois que se succèdent des mouvements bien plus larges et laissant entrevoir la possibilité de paralyser la main barbare du capitalisme : France à l'automne 2010, Grande-Bretagne en novembre et décembre 2010, Égypte, Tunisie, Espagne et Grèce en 2011.
La conscience que le mouvement "15M" fait partie de cette chaîne internationale commence à se développer de façon embryonnaire. Le slogan "Ce mouvement n’a pas de frontières" fut repris par une manifestation à Valence. Des manifestations "pour une Révolution européenne" furent organisées par plusieurs campements, il y eut le 15 juin des manifestations en soutien à la lutte en Grèce, et elles se répétèrent le 29. Le 19, les slogans internationalistes commencèrent à apparaître minoritairement : une pancarte disait : "Heureuse union mondiale !", et une autre affichait en anglais : "World Revolution".
Pendant des années, ce qu’elle nommait "globalisation de l’économie" servit de prétexte à la bourgeoisie de gauche pour susciter des réactions nationalistes, son discours consistant à revendiquer la "souveraineté nationale" face aux "marchés apatrides". Elle proposait aux ouvriers rien de moins que d’être plus nationalistes que la bourgeoisie ! Avec le développement de la crise, mais aussi grâce à la popularisation d’Internet, aux réseaux sociaux, etc., la jeunesse ouvrière commence à retourner ces campagnes contre leurs promoteurs. L’idée fait son chemin selon laquelle, "face à la globalisation de l’économie il faut riposter par la globalisation internationale des luttes", que face à la misère mondiale l’unique riposte possible est la lutte mondiale.
Le "15M" a eu une ample répercussion au niveau international. Les mobilisations en Grèce depuis deux semaines suivent le même "modèle" d’assemblées massives sur les places principales ; elles se sont inspirées consciemment des événements en Espagne 30. Selon Kaosenlared du 19 juin, "c’est le quatrième dimanche consécutif que des milliers de personnes, de tous âges, manifestent place Syntagma devant le Parlement grec, à l'appel du mouvement paneuropéen des 'Indignés', pour protester contre les mesures d’austérité".
En France, en Belgique, au Mexique, au Portugal ont lieu des assemblées régulières très minoritaires où se font jour la solidarité avec les Indignés et la tentative d’impulser le débat et la riposte. Au Portugal, "Quelque 300 personnes, jeunes dans leur majorité, marchèrent dimanche après-midi au centre de Lisbonne à l’appel de Democracia Real Ya, inspirés par les Indignés espagnols. Les manifestants portugais marchèrent dans le calme derrière une banderole où l’on pouvait lire : "Espagne, Grèce, Irlande, Portugal : notre lutte est internationale !" 31.
La crise mondiale de la dette illustre la réalité de la crise sans issue du capitalisme. En Espagne comme dans les autres pays, pleuvent les attaques frontales et l’on ne peut apercevoir le moindre répit, sinon de nouveaux et pires coups-bas contre nos conditions de vie. La classe ouvrière doit riposter et, pour cela, elle doit s’appuyer sur l’impulsion donnée par les assemblées de mai et les manifestations du 19 juin.
Pour préparer ces ripostes, la classe ouvrière secrète en son sein des minorités actives, des camarades qui tentent de comprendre ce qui se passe, se politisent, animent les débats, actions, réunions, assemblées, tentent de convaincre ceux qui doutent encore, apportent des arguments à ceux qui cherchent. Comme nous l’avons vu au début, ces minorités contribuèrent au surgissement du "15M".
Avec ses modestes forces, le CCI a participé au mouvement, tentant de donner des orientations. "Lors d'une épreuve de force entre les classes, on assiste à des fluctuations importantes et rapides face auxquelles il faut savoir s'orienter, guidé par les principes et les analyses sans se noyer. Il faut être dans le flot du mouvement, sachant comment concrétiser des 'buts généraux' pour répondre aux préoccupations réelles d'une lutte, pour pouvoir appuyer et stimuler les tendances positives qui se font jour" 32. Nous avons écrit de nombreux articles tentant de comprendre les diverses phases par lesquelles est passé le mouvement tout en faisant des propositions concrètes et réalisables : l’émergence des assemblées et leur vitalité, l’offensive de DRY contre elles, le piège de la répression, le tournant que représentent les manifestations du 19 juin 33.
Une autre des nécessités du mouvement étant le débat, nous avons ouvert une rubrique sur notre page web en Espagnol "Debates del 15 M" où ont pu s’exprimer des camarades avec différentes analyses et positions.
Travailler avec d’autres collectifs et minorités actives a été une autre de nos priorités. Nous nous sommes coordonnés et avons participé à des initiatives communes avec le Círculo obrero de debate de Barcelona, avec la Red de Solidaridad de Alicante et divers collectifs assembléistes de Valence.
Dans les assemblées, nos militants sont intervenus sur des points concrets : défense des assemblées, orienter la lutte vers la classe ouvrière, impulsion des assemblées massives dans les centres de travail et d’études, rejet des revendications démocratiques pour les remplacer par la lutte contre les coupes sociales, l’impossibilité de réformer ou de démocratiser le capitalisme, la seule possibilité réaliste étant sa destruction 34. Dans la mesure de nos possibilités, nous avons aussi participé activement à des assemblées de quartier.
Suite au "15M", la minorité favorable à une orientation de classe s’est élargie et s’est rendue plus dynamique et influente. Elle doit à présent se maintenir unie, articuler un débat, se coordonner au niveau national et international. Face à l’ensemble de la classe ouvrière, il doit s’affirmer une position qui recueille ses besoins et aspirations les plus profonds : contre le mensonge démocratique, montrer ce qui se profile derrière le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux assemblées !" ; contre les revendications de réformes démocratiques, montrer la lutte conséquente contre les coupes sociales ; contre d’illusoires "réformes" du capitalisme, montrer la lutte tenace et persévérante dans la perspective de la destruction du capitalisme.
L’important est que se développent dans ce milieu un débat et un combat. Un débat sur les nombreuses questions qui se sont posées ces derniers mois : Réforme ou révolution ? Démocratie ou assemblées ? Mouvement citoyen ou mouvement de classe ? Revendications démocratiques ou revendications contre les attaques sociales ? Grève générale ou grève de masse ? Syndicats ou assemblées ? etc. Un combat pour impulser l’auto-organisation et la lutte indépendante mais surtout pour savoir déjouer et dépasser les multiples pièges qui ne vont pas manquer de nous être tendus.
C. Mir
1 Lire, dans la Revue internationale no 144, "Mobilisation sur les retraites en France, riposte étudiante en Grande-Bretagne, révolte ouvrière en Tunisie – L'avenir est au développement international et à la prise en main de la lutte de classe [2]".
2 Un responsable de Cáritas en Espagne, ONG ecclésiastique qui se consacre à la pauvreté, signalait que "nous parlons à présent de 8 millions de personnes en cours d’exclusion et de 10 millions sous le seuil de pauvreté". Cf. https://www.burbuja.info/inmobiliaria/burbuja-inmobiliaria/230828-tenemo... [3]. 18 millions de personnes, c’est un tiers de la population de l’Espagne ! Ceci n’est évidemment en rien une particularité espagnole, le niveau de vie des Grecs a baissé en un an de 8 %.
3 Nous reviendrons sur celle-ci plus en détail au paragraphe suivant.
4 Nous avons publié ce communiqué [4] en plusieurs langues (dont le français [5]).
5 Deux slogans étaient très repris "PSOE-PP, c’est la même merde !" et "Avec des roses ou des mouettes, ils nous prennent pour des crêpes !", sachant que la rose est le symbole du PSOE et la mouette celle du PP.
6 Pour se faire une idée de ce mouvement et de ses méthodes, voir notre article "Le mouvement citoyen "Democracia Real Ya !" : une dictature sur les assemblées massives [6]", traduit en plusieurs langues.
7 Cette citation de Rosa Luxemburg, extraite de Grève de masse, parti et syndicats [7] et qui fait référence à la grande grève du sud de la Russie en 1903, va comme un gant à l’ambiance exaltée des assemblées, un siècle plus tard.
8 Voir "Carta abierta a las Asambleas [8]".
9 Cf. première partie [9], "Feuerbach – Opposition de la conception matérialiste et idéaliste", B, "La base réelle de l'idéologie".
10 Voir la Revue internationale no 62, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [10]".
11 "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [11]" dans la Revue internationale n° 125.
12 A notre avis, la cause fondamentale de ces difficultés se trouve dans les événements de 1989 qui balayèrent les régimes étatiques identifiés faussement comme "socialistes" et qui permirent à la bourgeoisie de développer une campagne écrasante sur la "fin du communisme", "la fin de la lutte des classes", "l’échec du communisme", etc., qui affectèrent brutalement plusieurs générations ouvrières. Cf. Revue internationale n° 60, "Des difficultés accrues pour le prolétariat [12]".
13 Rappelons comment, entre février et juin 1848 en France, eut également lieu ce type de "grande fête de toutes les classes sociales" qui s’achèvera avec les journées de juin où le prolétariat parisien s'affronta, les armes à la main, au Gouvernement Provisoire. Au cours de la Révolution russe de 1917 régna aussi entre février et avril cette même ambiance d’union générale sous l’égide de la "démocratie révolutionnaire".
14 À l’exception de l’extrême-droite qui, portée par sa haine irrépressible contre la classe ouvrière, exprimait à haute voix ce que les autres fractions de la bourgeoisie se limitaient à dire dans l’intimité de ses salons.
15 Possibilité pour les citoyens de recueillir un certain nombre de signatures afin de proposer et faire voter des lois et des réformes au Parlement.
16 La démocratie se base sur la passivité et l’atomisation de l’immense majorité réduite à une somme d’individus d’autant plus sans défense et vulnérables qu’ils pensent que leur Moi peut être souverain. Par contre, les assemblées partent du point de vue opposé : les individus sont forts parce qu’ils s’appuient sur la "richesse de leurs rapports sociaux" (Marx) en s’intégrant et étant partie prenante d’un vaste corps collectif.
17 Comme s’il pouvait exister une répression "proportionnée" !
18 DRY demande que les manifestants encerclent et critiquent publiquement le comportement de tout élément "violent", ou "suspect d’être violent" (sic).
19 Ses origines plus lointaines sont les réunions de districts pendant la Commune de Paris, mais c’est avec le mouvement révolutionnaire de Russie en 1905 qu’elles s’affirment et, depuis lors, tout grand mouvement de la classe les verra surgir sous différentes formes et appellations : Russie 1917, Allemagne 1918, Hongrie 1919 et 1956, Pologne 1980… Il y eut en 1972 à Vigo en Espagne une Assemblée générale de ville qui se répéta à Pampelune en 1973 et à Vitoria en 1976, puis de nouveau à Vigo en 2006. Nous avons écrit de nombreux articles sur l’origine de ces assemblées ouvrières. Voir en particulier la série "Que sont les conseils ouvriers", à partir de la Revue internationale no 140.
20 A Cadix, l’Assemblée générale organise un débat sur la précarité qui attire une forte assistance. A Caceres est dénoncée l’absence d’information sur le mouvement en Grèce et à Almeria est organisée le 15 juin une réunion sur "la situation du mouvement ouvrier".
21 Ce sont en fait des armes à double tranchant : elles contiennent des aspects positifs, par exemple l’extension du débat massif vers des couches plus profondes de la population travailleuse et la possibilité – comme ce fut le cas – d’impulser des assemblées contre le chômage et la précarité, brisant l’atomisation et le sentiment de honte qui accable beaucoup de travailleurs au chômage, rompant aussi la situation de totale vulnérabilité dans laquelle se trouvent les travailleurs précaires des petits commerces. Le point négatif est qu’elles sont aussi utilisées pour disperser le mouvement, lui faire perdre ses préoccupations plus globales, pour l’enfermer dans des dynamiques "citoyennes" favorisées par le fait que le quartier – entité qui mélange les ouvriers avec la petite bourgeoisie, des patrons, etc. – se prête plus à ce genre de préoccupations.
22 Voir entre autres "un protocole anti-violence".
23 Dans la Coordination des Assemblées de quartiers et de banlieues du sud de Madrid, on trouve fondamentalement des Assemblées de travailleurs de différents secteurs même si y participent également des petits syndicats radicaux. Voir https://asambleaautonomazonasur.blogspot.com/ [13]
24 La privatisation des services publics et des Caisses d'épargne est une réponse du capitalisme à l'aggravation de la crise et, plus concrètement, au fait que l'État, de plus en plus endetté, est contraint de réduire ses dépenses, quitte pour cela à dégrader de façon insupportable la manière dont des services essentiels sont assumés. Cependant, il est important de comprendre que l'alternative aux privatisations n'est pas la lutte pour le maintien de ces services dans le giron de l'État. En premier lieu, parce que les services "privatisés" continuent souvent d'être contrôlés organiquement par des institutions étatiques qui sous-traitent le travail à des entreprises privées. Et en deuxième lieu, parce que l'État et la propriété étatique n'ont rien de "social" ni à voir avec un quelconque "bien-être citoyen". L'État est un organe exclusivement au service de la classe dominante et la propriété étatique est basée sur l'exploitation salariée. Cette problématique a commencé à être posée dans certains milieux ouvriers, notamment dans une assemblée à Valence contre le chômage et la précarité. www.kaosenlared.net/noticia/cronica-libre-reunion-contra-paro-precariedad [14].
25 Voir https://infopunt-vlc.blogspot.com/2011/06/19-j-bloc-autonom-i-anticapitalista.html [15]
26 Voir "Grève de la métallurgie à Vigo en Espagne : une avancée dans la lutte prolétarienne [16]" et aussi "A Vigo, en Espagne : les méthodes syndicales mènent tout droit à la défaite [17]".
27 Ce qui n’implique pas la sous-estimation des obstacles que la nature intrinsèque du capitalisme, basé sur la concurrence à mort et la méfiance des uns par rapport aux autres, oppose à ce processus d’unification. Celui-ci ne pourra se réaliser qu’au terme d’énormes et complexes efforts se basant sur la lutte unitaire et massive de la classe ouvrière, une classe qui produit collectivement et au moyen du travail associé les principales richesses sociales et qui, pour cela, contient en elle la reconstruction de l’être social de l’humanité.
28 Voir la série "Mai 68 et la perspective révolutionnaire", à partir de la Revue internationale no 133.
29 Voir la Revue internationale no 125, "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [11]", et la Revue internationale no 136, "Les révoltes de la jeunesse en Grèce confirment le développement de la lutte de classe [18]".
30 La censure sur les événements en Grèce et les mouvements massifs qui s'y déroulent est totale, ce qui nous empêche de les intégrer dans notre analyse.
31 Repris de Kaosenlared [19].
32 Revue internationale no 20, "Sur l'intervention des révolutionnaires : réponse à nos censeurs [20]".
33 Voir les différents articles qui ponctuent chacun de ces moments dans notre presse.
34 Ce n’était pas une insistance spécifique du CCI, un mot d’ordre assez populaire disait : "Être réaliste, c’est être anticapitaliste !", une banderole proclamait : "Le système est inhumain, soyons antisystème".
La Commune de Paris, qui s'est déroulée de mars à juin 1871, constitue le premier exemple dans l'histoire de prise du pouvoir politique par la classe ouvrière. La Commune a démantelé l'ancien État bourgeois et formé un pouvoir directement contrôlé d'en bas : les délégués de la Commune, élus par les assemblées populaires des quartiers de Paris, étaient révocables à tout moment et leur salaire ne dépassait pas la moyenne de celui des ouvriers. La Commune appela à suivre son exemple dans toute la France, détruisit la Colonne Vendôme, symbole du chauvinisme national français et déclara que son drapeau rouge était le drapeau de la République universelle. Évidemment, ce crime contre "l'ordre naturel" devait être puni sans merci. Le journal libéral britannique The Guardian publia à l'époque un rapport très critique de la revanche sanglante prise par la classe dominante française :
"Le gouvernement civil est temporairement suspendu à Paris. La ville est divisée en quatre districts militaires, sous le commandement des généraux Ladmirault, Cissky, Douay et Vinoy. Tout le pouvoir des autorités civiles dans le maintien de l'ordre est transféré aux militaires. Les exécutions sommaires se poursuivent, et les déserteurs de l'armée, les incendiaires et les membres de la Commune sont tués sans merci. On rapporte que le Marquis De Galliffet a suscité un léger mécontentement en faisant abattre des personnes innocentes près de l'Arc de triomphe. Il faut rappeler que le Marquis (qui était avec Bazaine au Mexique) a ordonné que 80 personnes, extraites d'un grand convoi de prisonniers, soient exécutées près de l'Arc. On dit maintenant que certaines d'entre elles étaient innocentes. Si on le lui demandait, le Marquis exprimerait probablement un regret poli qu'une telle circonstance fâcheuse se soit produite et qu'est-ce qu'un "véritable ami de l'ordre" demanderait de plus ?" (Manchester, jeudi 1er juin 1871. Résumé des nouvelles. Étranger.)
En à peine huit jours, 30 000 communards ont été massacrés. Et ceux qui ont infligé ce supplice ne sont pas seulement les Galliffet ni leurs supérieurs français. Les prussiens, dont la guerre avec la France a provoqué le soulèvement à Paris, ont mis de côté leurs intérêts divergents de ceux de la bourgeoisie française pour permettre à cette dernière d'écraser la Commune : c'est clairement la première indication du fait que, aussi féroces que soient les rivalités nationales qui opposent les unes aux autres les différentes fractions de la classe dominante, celles-ci se serrent les coudes quand elles sont confrontées à la menace prolétarienne.
La Commune fut totalement vaincue, mais elle a constitué une source inestimable de leçons politiques pour le mouvement ouvrier. Marx et Engels ont revu leur vision de la révolution prolétarienne à la suite de celle-ci et en ont déduit que la classe ouvrière ne pouvait pas prendre le contrôle de l'ancien appareil d'État bourgeois mais devait le détruire et le remplacer par une nouvelle forme de pouvoir politique. Les Bolcheviks et les Spartakistes des révolutions russe et allemande de 1917-19 se sont inspirés de la Commune et ont considéré que les conseils ouvriers, ou soviets, qui étaient nés de ces révolutions constituaient une continuation et un développement des principes de la Commune. La Gauche communiste des années 1930 et 1940, qui cherchait à comprendre les raisons de la défaite de la révolution en Russie, est revenue sur l'expérience de la Commune et a examiné ses apports concernant le problème de l'État dans la période de transition. Dans la lignée de cette tradition, notre Courant a publié un certain nombre d'articles sur la Commune. Le premier volume de notre série Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle, qui se penche sur l'évolution du programme communiste dans le mouvement ouvrier au XIXe siècle, consacre un chapitre à la Commune et examine comment cette expérience a clarifié l'attitude que la classe ouvrière doit adopter à la fois envers l'État bourgeois et l'État post-révolutionnaire, envers les autres couches non exploiteuses de la société, envers les mesures politiques et économiques nécessaires pour avancer dans la direction d'une société sans classe et sans État. On peut lire cet article ("1871 : la première révolution prolétarienne [21]") dans la Revue internationale n° 77 (1994, 8e partie).
Nous republions également dans notre presse territoriale un article [22] écrit pour le 120e anniversaire de la Commune, en 1991. Cet article dénonce les tentatives du moment de récupérer la mémoire de la Commune et de travestir son caractère essentiellement internationaliste et révolutionnaire en la présentant comme un moment de la lutte patriotique pour les libertés démocratiques.
On a pu remarquer qu’entre 1855 et 1914, le prolétariat qui émergeait dans la colonie de l’AOF (Afrique Occidentale Française) faisait l’apprentissage de la lutte de classe en cherchant à se regrouper et à s’organiser en vue de se défendre face aux exploiteurs capitalistes. En effet, malgré son extrême faiblesse numérique, il a pu démontrer sa volonté de lutter et la prise de conscience de sa force en tant que classe exploitée. Par ailleurs, on a pu noter que, à la veille de la Première Guerre mondiale, le développement des forces productives dans la colonie était suffisant pour donner lieu à un choc frontal entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.
Au début de 1914, le mécontentement et l’inquiétude de la population qui s'accumulaient depuis l’année précédente ne s'exprimèrent pas tout de suite sous forme de grève ou de manifestation. Mais au mois de mai la colère explosa, entraînant celle de la classe ouvrière qui déclencha une grève générale insurrectionnelle.
Cette grève fut avant tout une réponse aux grossières provocations du pouvoir colonial envers la population de Dakar lors des élections législatives de mai cette année-là à l'occasion desquelles le gros commerce 1 et le maire de la commune menaçaient de couper les crédits, l’eau et l’électricité à tous ceux qui voulaient voter pour le candidat autochtone (un certain Blaise Diagne, nous y reviendrons plus loin). Le hasard fit qu’éclata à ce moment-là une épidémie de peste dans la ville et que, sous prétexte d’endiguer son éventuelle extension vers les quartiers résidentiels (où habitaient les européens), le maire de Dakar, Masson (un colon), ordonna purement et simplement la destruction par le feu de toutes les habitations (des populations locales) suspectées d’infection.
Cela mit un autre feu aux poudres : grève générale et émeute contre les procédés criminels des autorités coloniales. Et, pour passer à l‘action, un groupe de jeunes dit "Jeunes Sénégalais" appela au boycott économique et sillonna les rues pour placarder dans tout Dakar le slogan : "affamons les affameurs", en reprenant ainsi le mot d’ordre du candidat et futur député noir.
De son côté, tout en dissimulant mal son inquiétude, le gros commerce lança une violente campagne de dissuasion véhiculée par le journal L’AOF (à sa botte) contre les grévistes dans ces termes :
"Voilà nos arrimeurs, charretiers et manœuvres privés de leurs salaires (…) Avec quoi vont-ils manger ? (…) vos grèves, celles qui atteindraient la vie du port, ne feraient que rendre la gêne bien plus cruelle aux malheureux qu’à ceux qui ont de la fortune : elles paralyseraient le développement de Dakar en décourageant ceux qui peuvent venir s’y fixer". (cité par Iba Der Thiam.)2
Mais rien n’y fit, la grève ne put être empêchée. Au contraire, elle s’étendit en touchant l’ensemble des secteurs, notamment les poumons de l’économie de la colonie à savoir le port et le chemin de fer, ainsi que les services et le commerce, public et privé confondus. La suite nous est racontée dans les mémoires secrets du Gouverneur de la colonie William Ponty :
"La grève (ajoutait le Gouverneur général), par l’abstention fomentée en dessous, était parfaitement organisée et eut un plein succès. C’était (…) la première manifestation de ce genre qu’il m’ait été donné de voir aussi unanime dans ces régions". (Thiam, ibidem)
La grève dura 5 jours (entre le 20 et le 25 mai) et ses auteurs finirent par acculer les autorités coloniales à éteindre l’incendie qu’elles avaient, elles-mêmes, allumé. En effet quelle grève exemplaire ! Voilà une lutte qui marqua un tournant majeur dans la confrontation entre la bourgeoisie et la classe ouvrière de l’AOF. C’était la première fois qu’une grève se généralisait au-delà des catégories professionnelles en réunissant, ensemble, ouvriers et population de Dakar et sa région dans un même combat contre le pouvoir dominant. En clair, ce fut une lutte qui modifia brusquement le rapport de forces en faveur des opprimés, d’où d’ailleurs la décision de ce même Gouverneur (avec l’aval de Paris) de céder aux revendications de la population gréviste, exprimée en ces termes :
"La cessation des incinérations des cases, la restitution des cadavres, la reconstruction en matériaux durs des bâtiments et concessions détruites, la disparition complète dans la ville entière de toutes les baraques en mauvaises planches de caisses ou en paille et leur remplacement par des immeubles en ciment, un type d’habitation à bon marché". (Thiam, ibid.)
Cependant, le même Gouverneur ne dit rien sur le nombre des victimes, brûlées à l’intérieur de leur case ou tombées sous les balles des forces de l’ordre. Tout au plus, les autorités locales de la colonie évoquèrent seulement "la restitution des cadavres" mais, là aussi, sans un mot sur les conditions des tueries, ni sur leur étendue.
Mais, en dépit de la censure sur les actes et les paroles de la classe ouvrière de cette époque, on peut cependant penser que les ouvriers qui voyaient brûler leur propre maison et celles de leurs proches ne restèrent pas inertes et qu'ils durent livrer une bataille acharnée. En clair, bien que très minoritaire, la classe ouvrière fut sans doute un élément décisif dans les affrontements qui firent plier les forces du capital colonial. Mais, surtout, la grève avait un caractère très politique :
"Il s’agissait donc d’une grève économique, certes, mais aussi politique, d’une grève de protestation, d’une grève de sanction, d’une grève de représailles, décidée et appliquée par toute la population du Cap- Vert (…). Leur grève avait donc un caractère nettement politique, la réaction des autorités le fut tout autant (…) L’administration était à la fois surprise et désarmée. Surprise parce qu’elle n’avait jamais eu à faire face à une manifestation de cette nature, désarmée parce qu’elle ne se trouvait nullement en présence d’une organisation syndicale classique avec bureau, statuts, mais d’un mouvement général pris en main par toute une population dont la direction était invisible". (Thiam, ibid.)
En accord avec le point de vue cet auteur, on se doit de conclure qu’il s’était agi d’une grève éminemment politique exprimant un haut degré de conscience prolétarienne. Phénomène d’autant plus remarquable que le contexte était peu favorable à la lutte de classe car dominé, à l’extérieur, par le bruit de bottes et, au plan intérieur, par des luttes de pouvoir et des règlements de comptes au sein de la bourgeoisie à travers justement les élections législatives dont l’enjeu principal était l'élection, pour la première fois de l’histoire, d'un député du continent noir. Voilà le piège mortel que la classe ouvrière sut retourner contre la classe dominante en déclenchant avec la population la grève victorieuse.
Comme on le sait, la période de 1914/1916 fut marquée, dans le monde en général et en Afrique en particulier, par un sentiment de terreur et d’abattement consécutif à l'éclatement de la première boucherie mondiale. Certes, juste avant le début de l’embrasement, on avait pu assister au formidable combat de classe à Dakar en 1914, de même à une dure grève de mineurs en Guinée en 1916 3 mais, dans l’ensemble, ce qui dominait était un état général d’impuissance au sein de la classe ouvrière alors même que ses conditions de vie se dégradaient sur tous les plans. En effet, il fallut attendre 1917 (pur hasard ?) pour voir de nouvelles expressions de luttes conséquentes dans la colonie :
"Les effets cumulés de l’inflation galopante, du blocage des salaires et des tracasseries de tous ordres, en même temps qu’ils révèlent au grand jour la nature étroite du lien de dépendance existant entre la colonie et la Métropole et l’imbrication accentuée du Sénégal dans le système capitaliste mondial, avaient provoqué une rupture de l’équilibre social à la faveur de laquelle la conscience des travailleurs et leur volonté de lutte s’étaient nettement affirmées. Dès l’année 1917, les rapports politiques signalaient, que devant la situation de crise, le marasme des affaires, la fiscalité écrasante, la paupérisation accrue des masses, des travailleurs de plus en plus nombreux, incapables de joindre les deux bouts, revendiquaient des augmentations de salaires". (Thiam, ibid.)
Effectivement, des grèves éclatèrent entre décembre 1917 et février 1918 contre la misère et la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière, et ce malgré l’instauration de l’état de siège dans toute la colonie, accompagné d’une censure implacable. Néanmoins, même avec le peu de détail sur les tenants et aboutissants des grèves de cette époque, on peut y voir, à travers certaines notes confidentielles, l’existence de véritables affrontements de classes. Ainsi, à propos du mouvement de grève des charbonniers de la société italienne Le Sénégal, on peut lire, dans une note du Gouverneur William Ponty à son ministère, ceci :
"(…) Satisfaction leur ayant été donnée de suite, le travail fut repris le lendemain (…)".
Ou encore : "Une petite grève de deux jours s’est produite également au cours du trimestre dans le chantier des entreprises Bouquereau et Leblanc. La plupart des grévistes ont été remplacés par des Portugais". (Thiam, ibid.)
Mais, sans que l’on puisse savoir ce que fut la nature des réactions des ouvriers remplacés par des "jaunes", le Gouverneur général indiquait quand même que : "Les ouvriers de toutes les professions devaient faire grève générale le 1er janvier". Plus loin, il informa son ministre que des maçons répartis sur une dizaine de chantiers étaient partis en grève le 20 février en revendiquant une augmentation de salaire de 6 à 8 francs par jour, et que "la satisfaction [de la revendication] mit fin à la grève".
Comme on peut le voir clairement, entre 1917 et 1918, la combativité ouvrière fut telle que les affrontements entre la bourgeoisie et le prolétariat débouchèrent souvent sur des victoires de ce dernier, comme en attestent les citations des divers rapports ou propos secrets des autorités coloniales. De même les luttes ouvrières de cette époque ne pouvaient pas être sans rapport avec le contexte historique de la révolution en Russie en particulier et en Europe en général :
"La concentration de travailleurs salariés dans les ports, les chemins de fer, crée les conditions pour l’apparition des premières manifestations du mouvement ouvrier. (…) Enfin, les souffrances de la guerre - effort de guerre, épreuves subies par les combattants - créent le besoin d’une détente, l’espoir d’un changement. Or, les échos de la Révolution russe d’octobre sont parvenus en Afrique ; il y avait des troupes sénégalaises parmi les unités stationnées en Roumanie qui ont refusé de marcher contre les Soviets ; il y avait des marins noirs sur les unités navales mutinées de la Méditerranée ; certains ont assisté aux mutineries de 1917, ont vécu ou suivi l’essor révolutionnaire des années de la fin de la guerre et de l’immédiat après-guerre en France". ( Jean Suret-Canale. Ibid).
Effectivement, la révolution russe d’octobre 1917 eut des échos jusqu’en Afrique, en particulier auprès de la jeunesse dont une grande partie fut enrôlée et expédiée en Europe par l’impérialisme français en vue de la boucherie de 1914-18. Dans ce contexte, on comprend mieux le bien-fondé des inquiétudes d’alors de la bourgeoisie française, d’autant plus que la vague de luttes se poursuivait.
1919, année d’intenses luttes ouvrières, fut aussi l’année de l’émergence de multiples structures associatives à caractère professionnel alors que l’autorité coloniale continuait d’interdire en AOF toute organisation syndicale et toute coalition de travailleurs supérieure à vingt personnes. Pourtant, nombreux furent les travailleurs qui prenaient l’initiative de créer des associations professionnelles (des "amicales") susceptibles de prendre en charge la défense de leurs intérêts. Mais l’interdiction étant destinée particulièrement aux travailleurs indigènes, il revint par conséquent à leurs camarades européens, en l’occurrence les cheminots, d'avoir pris l'initiative de créer la première "amicale professionnelle" en 1918, les cheminots ayant déjà été à l’origine de la première tentative (publique) en la matière, en 1907.
Ce sont ces amicales professionnelles qui furent les jalons des premières organisations syndicales reconnues dans la colonie :
"(…) Peu à peu, sortant du cadre étroit de l’entreprise, le processus de coalition des travailleurs était, de proche en proche, émancipé, assez vite d’ailleurs, passant d’abord à l’Union à l’échelon d’une ville comme Saint-Louis ou Dakar, puis au regroupement au niveau de la colonie, de tous ceux que leurs obligations professionnelles associaient aux mêmes servitudes professionnelles. Nous en trouvons des exemples chez les instituteurs, les agents des PTT, les dames dactylographes, les employés de commerce. (…) Par ce moyen, le mouvement syndical naissant renforçait ses positions de classe. Il élargissait le champ et le cadre de son action, et disposait d’une force de frappe dont la mise en œuvre pouvait se révéler particulièrement efficace face au patronat. Ainsi, l’esprit de solidarité entre travailleurs prenait corps peu à peu. Des indices probants prouvaient même que les éléments les plus avancés étaient en train de prendre conscience des limites du corporatisme et de jeter les bases d’une union interprofessionnelle des travailleurs d’un même secteur dans un cadre géographique beaucoup plus vaste". (Thiam, ibid.) 4
En effet, c’est dans ce contexte qu’on apprendra plus tard, dans un rapport de police tiré des archives, l’existence d’une fédération des associations des fonctionnaires coloniaux de l’AOF.
Mais dès qu’il prit connaissance de l’ampleur du danger que constituait à ses yeux le surgissement des groupes ouvriers fédérés, le Gouverneur ordonna une enquête sur les activités des syndicats émergents. Par la suite, il chargea son secrétaire général de briser les organisations et leurs responsables dans les termes suivants (selon Thiam) :
"1) voir s’il est possible de liquider tous les indigènes signalés ;
2) rechercher dans quelles conditions ils ont été engagés ;
3) ne pas donner la note jointe dans les services et la conserver dans votre tiroir, pour me la remettre personnellement avec ma note".
Quel vocabulaire, et quel cynique ce Monsieur le Gouverneur ! C’est donc en toute logique qu’il fit appliquer sa sale "mission" se traduisant effectivement par des révocations massives et par la "chasse à l’ouvrier" et à tout travailleur susceptible d’appartenir à une organisation syndicale ou autre. En clair, l’attitude du Gouverneur fut celle d’un chef d'État policier dans ses œuvres les plus criminelles et, en ce sens, il appliquait également la ségrégation entre ouvriers européens et ouvriers "indigènes", comme le montre ce document d’archive :
"Que les lois civiles métropolitaines soient étendues aux citoyens habitants les colonies, cela se conçoit puisqu’il s’agit de membres d’une société évoluée ou bien d’originaires habitués depuis longtemps à nos mœurs et à notre vie civique ; mais prétendre y assujettir des races sinon encore dans un état voisin de la barbarie, du moins tout à fait étrangères à notre civilisation, c’est souvent une impossibilité, quand ce n’est pas une erreur regrettable". (Thiam, ibid.)
Nous voilà devant un Gouverneur parfaitement méprisant en train de mener sa politique d’apartheid. En effet, non content d’avoir décidé de "liquider" les ouvriers indigènes, il se permit de surcroît de justifier ses actes par des théories ouvertement racistes.
Malgré cette politique criminelle anti-prolétarienne, la classe ouvrière de cette époque (ouvriers européens et africains) refusa de capituler en poursuivant la lutte de plus belle pour la défense de ses intérêts de classe.
1919 fut une année de forte agitation sociale où plusieurs secteurs entrèrent en lutte pour diverses revendications, que ce soit d’ordre salarial ou concernant le droit de constituer des organisations de défense des intérêts des travailleurs.
Mais ce sont les cheminots les premiers qui entrèrent en grève cette année-là, entre le 13 et le 15 avril, en envoyant d’abord un avertissement à l’employeur :
"Le 8 avril 1919, soit sept mois à peine après la fin des hostilités, un mouvement de revendication éclata dans les services du chemin de fer Dakar - Saint-Louis (DSL) à l’initiative des travailleurs européens et indigènes sous la forme d’un télégramme anonyme ainsi libellé, adressé à l’Inspecteur général des travaux publics : "cheminots Dakar - Saint-Louis d’accord unanime présentent revendications suivantes : relèvement de soldes personnel européen et indigène, augmentation régulière et maintien indemnité, amélioration soldes et indemnités congés maladie… cesseront tout travail sous cent vingt heures, à partir ce jour, c'est-à-dire le douze avril, vingt quatre heures si pas réponse favorable sur tous points : signé Cheminots Dakar - Saint-Louis" ". (Thiam, ibid.)
Voilà le ton particulièrement ferme et combatif avec lequel les employés du chemin de fer annoncèrent leur intention de partir en grève, s’ils n'étaient pas entendus par leurs employeurs. De même, on doit noter le caractère unitaire des grévistes. Pour la première fois, de façon consciente, européens et africains décidèrent d’élaborer ensemble leur cahier de revendications. Là, nous sommes en face d’un geste d’internationalisme dont seule la classe ouvrière est authentiquement porteuse. C’est le pas de géant que purent franchir les cheminots en s’efforçant de dépasser sciemment les frontières ethniques que l’ennemi de classe établit régulièrement pour les diviser en vue de mieux les amener à la défaite.
À la réception du télégramme des ouvriers, le Gouverneur général convoqua les membres de son administration ainsi que les chefs de l’armée pour décider aussitôt la réquisition totale du personnel et de l’administration de la ligne du Dakar - Saint-Louis, placée sous les ordres de l’autorité militaire. En effet on peut lire ceci dans l’arrêté du Gouverneur :
"La troupe se servirait d’abord de la crosse de ses fusils. A une attaque à armes blanches, elle répondrait par l’usage de la baïonnette (…) Il serait indispensable à la troupe de faire usage des feux pour assurer la sécurité du personnel de l’administration qui serait en danger ainsi que la sienne propre (…)."
Et l’autorité française de conclure que les lois et les règlements régissant l’armée devenaient immédiatement applicables.
Pourtant, ni cette terrible décision à vocation décidément répressive, ni le tapage arrogant accompagnant sa mise en œuvre, ne réussirent à empêcher le déclenchement de la grève :
"A 18h 30, Lachère (chef civil du réseau) câblait au chef de la Fédération que "trains impairs pas partis aujourd’hui ; trains quatre et six partis, le deuxième arrêté à Rufisque (…)" et priait celui-ci de lui indiquer d’urgence la suite qu’il convient de donner aux revendications des travailleurs. En vérité le trafic avait été presque complètement paralysé. Il en était de même à Dakar, à Saint-Louis, à Rufisque. Tout le réseau était en grève, européens, comme africains (…) ; les arrestations opérées ici et là, les tentatives visant à opposer les travailleurs sur des bases raciales n’y firent rien. Ou bien le personnel se rendait dans les gares sans travailler, ou bien il faisait purement et simplement défection. Le 15 avril au matin, la grève fut totale à Rufisque. Aucun agent européen, ni africain n’était présent. En conséquence ordre fut donné de fermer la gare. C’était là que se trouvait le centre du mouvement de grève. Jamais le Sénégal n’avait connu un mouvement d’une telle ampleur. Pour la première fois une grève avait été conduite par des Européens et des Africains et réussie avec éclat, et à l’échelle territoriale. Les milieux économiques s’affolèrent. Giraud, président de la chambre de commerce, entra en contact avec les cheminots et tenta une action de conciliation. La Maison Maurel et Prom alerta sa direction à Bordeaux. La Maison Vieilles adressa à son siège marseillais ce télégramme alarmiste : "Situation intenable, agissez". Giraud revint à la charge, saisit directement le Président du Syndicat de défense des intérêts sénégalais (patronaux) à Bordeaux, stigmatisa la nonchalance des autorités". (Thiam, ibid.)
Panique et tremblement s'emparaient des dirigeants de l’administration coloniale face aux flammes de la lutte ouvrière. En effet, suite aux pressions du milieu économique de la colonie, à la fois sur ses dirigeants métropolitains et sur le gouvernement central, les autorités de Paris durent donner le feu vert en vue de négocier avec les grévistes. Dès lors, le Gouverneur général convoqua les représentants de ces derniers (au deuxième jour de la grève) avec des propositions allant dans le sens des revendications des grévistes. Et lorsque le Gouverneur signifia son désir de rencontrer les délégués des cheminots composés uniquement d’européens, les ouvriers répliquèrent en refusant de se rendre à la concertation sans la présence des délégués africains sur un même pied d’égalité de droits que leurs camarades blancs. En effet, les ouvriers grévistes se méfiaient de leurs interlocuteurs, non sans raison, car après avoir donné satisfaction aux cheminots sur les principaux points de leurs revendications, les autorités poursuivirent leurs manœuvres et tergiversèrent par rapport à certaines revendications des indigènes. Mais cela ne faisait qu’augmenter la combativité des cheminots, qui décidèrent aussitôt de repartir en grève, d’où à nouveau des pressions de la part des représentants de la bourgeoisie française à Dakar sur le gouvernement central de Paris. C'est ce que montrent les télégrammes suivants (Thiam, ibid.) :
"Il est urgent que satisfaction soit donnée de suite au personnel du DSL et décision soit notifiée sans tarder sinon nous risquons avoir nouvelle grève" (le représentant du gros commerce) ;
"Je vous demande instamment (…) donner approbation arbitrage Gouverneur Général transmis mon câble du 16…toute urgence avant le 1er mai, si allons (probablement si voulons) avoir nouvelle cessation de travail cette date" (le directeur du chemin de fer) ;
"Malgré mes conseils, grève va reprendre si compagnie donne pas satisfaction" (le Gouverneur général).
Visiblement, ce fut l’affolement général chez les autorités coloniales à tous les étages. Bref, au bout du compte, le gouvernement français donna son approbation à l’arbitrage de son Gouverneur en validant ainsi les accords négociés avec les grévistes, et le travail reprit le 16 avril. Une fois encore, la classe ouvrière arracha une belle victoire sur les forces du capital grâce notamment à son unité de classe exploitée par le même exploiteur, mais surtout au développement de sa conscience de classe.
Mais, en plus de la satisfaction des revendications des cheminots, ce mouvement eut d’autres retombées positives pour les autres travailleurs, en l’occurrence, la journée de 8 heures fut étendue à la colonie au lendemain de la grève. Cependant, face à la résistance du patronat pour l’accepter et face à la dynamique de lutte créée par les cheminots, des ouvriers d’autres branches durent eux aussi partir en lutte pour se faire entendre.
Ainsi, pour obtenir des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail, les agents des PTT de Saint-Louis partirent en grève le 1er mai 1919. Celle-ci dura 12 jours et se solda par une paralysie quasi-totale des services postaux. Devant l’ampleur du mouvement, l’autorité coloniale fit appel, par réquisition, à l’armée afin que celle-ci lui fournisse des forces spécialisées en matière postale pour assurer la continuité du service public. Mais ce corps militaire étant loin de pouvoir jouer efficacement les "jaunes", l’autorité administrative dut par conséquent se résoudre à négocier avec le comité de grève des postiers, auquel fut proposée une majoration des traitements de 100 %. En effet :
"La duplicité des autorités coloniales avait aussitôt relancé le mouvement de grève, qui avait repris avec vigueur renouvelée, tonifié sans aucun doute par les perspectives alléchantes qu’il avait un moment pu entrevoir. Il dura jusqu’au 12 mai et se termina par un succès total". (Thiam, ibid.)
Une fois de plus, voilà une victoire obtenue par les ouvriers des PTT, grâce à la pugnacité de leur combat. Décidément, les ouvriers se montraient de plus en plus conscients de leur force et de leur appartenance de classe.
En fait, toute la fonction publique avait été plus ou moins touchée par le mouvement. De même, de nombreuses catégories professionnelles purent bénéficier amplement des retombées du succès de la lutte déclenchée par les agents des PTT : après que ceux-ci eurent obtenu de fortes hausses de salaires, ce fut ensuite le cas pour des agents des travaux publics, des agents de la culture, des enseignants, des aide- médecins, etc. Mais le succès de ce mouvement ne s’arrêta pas là ; de nouveau les représentants du capital refusèrent d’abdiquer.
Suite au mouvement des agents des PTT et six mois après la fin victorieuse de leur propre mouvement, les cheminots indigènes décidèrent de repartir en lutte sans leurs camarades européens en adressant aux autorités de nouvelles revendications :
"Dans cette lettre, nous demandons, notaient-ils, une amélioration de traitement et quelques modifications sur le règlement du Personnel indigène. (…) Nous nous permettons de vous dire que nous ne pouvons plus continuer à mener cette vie de galère et nous espérons que vous éviterez d’en arriver à des mesures dont seul vous serez responsable. (…) et nous voulons comme le personnel sédentaire (formé presque uniquement d’européens) être récompensés. Agissez à notre égard, comme vous agissez à leur égard, et tout ira pour le mieux". (Thiam, ibid.)
En fait, les cheminots indigènes voulaient bénéficier d'avantages matériels que certains fonctionnaires avaient acquis suite à la grève des agents PTT. Mais surtout ils réclamaient une égalité de traitement avec les cheminots européens, avec à la clé la menace d’une nouvelle grève.
"L’initiative des agents indigènes du D.S.L. avait, tout naturellement, suscité le plus vif intérêt du côté patronal. L’unité d’action grâce à laquelle le mouvement du 13 au 15 avril avait été couronné de succès ayant désormais vécu, il fallait tout faire, pour que le fossé nouveau qui venait se creuser entre travailleurs européens et africains ne soit jamais comblé. On aurait ainsi le meilleur moyen d’affaiblir le mouvement ouvrier, en le laissant s’épuiser dans des rivalités fratricides qui rendaient inefficace toute entreprise de coalition à venir.
L’administration du réseau s’employa, à partir de cette analyse, à accentuer les disparités pour augmenter la frustration des milieux indigènes dans l’espoir de rendre définitive la rupture amorcée". (Thiam, ibid.)
Par conséquent les responsables coloniaux passèrent cyniquement à l’acte en décidant, non pas d’ajuster les revenus des indigènes par rapport à ceux des européens, mais au contraire d’augmenter tapageusement les rémunérations de ces derniers, tout en tardant à satisfaire les revendications des cheminots autochtones, avec la volonté évidente de creuser l’écart entre les deux groupes pour mieux les dresser les uns contre les autres dans le but de les neutraliser.
Mais heureusement, sentant venir ce gros piège dans lequel les autorités coloniales voulaient les faire tomber, les cheminots indigènes surent éviter de partir en grève dans ces conditions, en décidant d’attendre des jours meilleurs. On constatera plus loin que, s’ils donnèrent l’impression d’avoir oublié l’importance de l’unité de classe dont ils avaient fait preuve précédemment en s’alliant avec leurs camarades européens, les cheminots indigènes purent cependant décider d’élargir leur mouvement à d’autres catégories ouvrières (employés de services publics et privés, européens comme africains). De toute façon, il convient de prendre en compte ici, chez les ouvriers, le caractère balbutiant de l’unité de classe doublé d’une conscience qui se développait lentement et en dents de scie. Rappelons aussi le fait que le pouvoir colonial institutionnalisa les divisions raciales et ethniques dès les premiers contacts entre les populations européennes et africaines. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y aura plus d’autres tentatives d’unité entre ouvriers européens et africains.
On apprend dans les souvenirs d’un consul français l’existence d’un mouvement de lutte mené par des marins du Vapeur Provence (immatriculé à Marseille) à Santos courant mai 1920, l’épisode montrant une lutte de solidarité ouvrière suivie d’une féroce répression policière. Voici comment ce diplomate relata l’évènement :
"Des actes d’indiscipline s’étant produits à bord du Vapeur Provence…, je me suis rendu à Santos et, après enquête, j’ai puni les principaux coupables. (…) 4 jours de prison et je les ai fait conduire à la prison de la ville dans l’intérêt de la sécurité du navire. (…) Tous les chauffeurs sénégalais se sont solidarisés avec leurs camarades, ont pris une attitude menaçante et ont voulu quitter le bord malgré ma défense formelle. (…) Et les sénégalais ont essayé de dégager leurs camarades, ont suivi les agents de police en proférant des menaces et des injures et l’autorité locale a dû finalement procéder à leur arrestation". (Thiam, ibid.)
En fait, il s’agissait d’ouvriers marins (chauffeurs, graisseurs, matelots) dont les uns étaient inscrits à Dakar et les autres à Marseille, employés par le gros commerce français pour assurer le transport des marchandises entre les trois continents. Le problème ici est que les notes du diplomate restent muettes sur la cause de la révolte. Il semble cependant que ce mouvement ait pu avoir un lien avec un autre fait précédent s'étant produit en 1919 quand des marins sénégalais, suite à une lutte, furent débarqués et remplacés par des européens (selon des sources policières). Suite à cela, après la grève, beaucoup de syndiqués indigènes décidèrent de quitter la CGT qui avait approuvé cette décision pour adhérer à la CGTU (cette dernière étant dissidente de la première).
En tous cas, cet événement semble avoir inquiété sérieusement les autorités coloniales comme le montre le récit suivant qui en est fait :
"Le consul fulminait de plus belle, demandait avec véhémence que les coupables soient déférés, dès leur arrivée à Dakar, devant les tribunaux compétents et traduisait sa surprise et son indignation en ces termes : "L’attitude de ces individus est telle qu’elle constitue un réel danger pour les navires sur lesquels ils seraient embarqués à l’avenir, et pour la sécurité des états-majors et des équipages. Ils sont animés du plus mauvais esprit, ont perdu, ou n’ont jamais eu, le moindre respect pour la discipline et se croient le droit de donner des ordres au commandant".
Il découvrit, sans doute, pour la première fois, l’état d’esprit des sénégalais après la Première Guerre mondiale et avait manifestement été scandalisé par leur esprit de contestation et leur détermination à ne pas accepter sans réagir ce qu’ils considéraient comme attentatoire à leurs droits et libertés. La classe ouvrière était en train de mûrir politiquement et syndicalement". (Thiam, ibid.)
Effectivement on assiste là à un magnifique combat de classe de la part des ouvriers marins qui, malgré le rapport de force qui leur était très défavorable, purent montrer à l’ennemi leur détermination à se faire respecter en étant solidaires dans la lutte.
On a vu que, suite au mouvement victorieux des agents des PTT (en 1919), les cheminots indigènes voulaient s’engouffrer dans cette brèche pour repartir en grève avant de décider finalement d’annuler leur action faute de conditions favorables.
Six mois après cet épisode, ils décidèrent de relancer pour de bon leur action revendicative. Le mouvement d’action des cheminots fut motivé d’abord par la dégradation générale des conditions de vie due aux conséquences désastreuses de la Grande Guerre, ayant accentué le mécontentement prévisible des travailleurs et de la population en général. En effet, le coût de la vie connut dans les principales villes des hausses vertigineuses. Ainsi, le prix du kilo de mil qui était en décembre 1919 de 0,75 F avait été multiplié par trois en l’espace de quatre mois. Et le kilo de viande était passé de 5 à 7 F, de poulet de 6 à 10 F, etc.
Ce fut une note de l’Inspecteur général des Travaux publics le 13 avril, dans laquelle il demandait à ses supérieurs administratifs de ne pas appliquer la loi sur la journée de huit heures dans la colonie, qui fit déborder le vase en ravivant aussitôt le mécontentement latent qui couvait chez les cheminots depuis leur mouvement revendicatif de décembre 1919. Et de fait les ouvriers du rail passèrent à l’action le premier juin 1920 :
"C’était là le premier mouvement de grève mené à l’échelle ethnique par les ouvriers du chemin de fer, ce qui explique la rapidité et l’unanimité avec lesquelles les milieux économiques accueillirent l’événement et résolurent d’y porter remède. (…) Dès le premier juin, ils tenaient les États Généraux du commerce colonial au Sénégal, adressaient au chef de la Fédération leur préoccupation, et l’invitaient à ne pas assister en spectateur à la détérioration en cours du climat social". (Thiam, ibid.)
Les cheminots indigènes décidèrent ainsi de se lancer dans un nouveau bras de fer avec les autorités coloniales afin de faire aboutir les mêmes revendications. Mais, cette fois-ci, les cheminots africains semblèrent avoir tiré les leçons de l’action avortée, en élargissant la base sociale du mouvement, avec plusieurs délégués représentant chaque corps de métier, pleinement investis pour négocier collectivement avec les responsables politiques et économiques. Précisément, dès le deuxième jour de la grève, l’inquiétude grandit chez les principaux responsables coloniaux. Ainsi alerté par les décideurs économiques de Dakar, le ministre des colonies envoya un câble au Gouverneur dont les termes sont les suivants :
"On me signale que par suite grève 35 000 tonnes graines non abritées seraient en souffrance dans différentes stations du Dakar - Saint- Louis".
A partir de là, la pression fut renforcée sur le directeur du réseau ferré pour le pousser à répondre aux revendications des salariés. Et le "chef de gare" de répondre à ses supérieurs comme suit :
"Nous craignons que si une nouvelle augmentation de salaire aussi forte et aussi peu justifiée était accordée, il en résulte une répercussion générale sur les prétentions de tout le personnel et un encouragement à nous présenter de nouvelles demandes".
Dès lors, la Direction du réseau s’efforça d’emblée de briser la grève en jouant les blancs contre les noirs (ce qui lui avait réussi précédemment). Ainsi, au 3e jour du mouvement, elle parvenait même à composer un train de marchandises et de voyageurs grâce au concours d’un mécanicien européen et de chauffeurs de la Marine sous bonne escorte des forces de l’ordre. Mais, quand la Direction voulut jouer à nouveau ce scénario, elle ne trouva aucun salarié pour se prêter à son jeu car, cette fois-ci, les cheminots européens avaient décidé de rester "neutres", à la suite de fortes pressions exercées sur eux par les grévistes indigènes. Et la suite on l’entendra dans un compte-rendu du délégué du Gouverneur du Sénégal 5 : "Les agents de Dakar - Saint-Louis ont déclaré que, si au bout d’un mois, ils n’ont pas satisfaction, ils quitteront Dakar pour aller cultiver des lougans 6 dans l’intérieur de la colonie".
Dès cet instant, le Gouverneur du Sénégal convoqua aussitôt (au 6e jour de la grève) l’ensemble des partenaires sociaux pour leur notifier une série de mesures élaborées par ses propres services en vue de satisfaire les revendications des grévistes et, au bout du compte, les grévistes obtinrent ce qu'ils voulaient. En clair, les ouvriers remportèrent ainsi une nouvelle victoire grâce à leur combativité et à une meilleure organisation de la grève, et c’est bien cela qui leur permit d’imposer un rapport de force aux représentants de la bourgeoisie :
"Ce qui en revanche paraît sûr, c’est que la mentalité ouvrière au fil des épreuves s’affermissait et s’affinait de plus en plus et concevait au regard des enjeux en cause des formes de lutte plus étendues et des tentatives de coordination syndicale dans une sorte de large front de classe, face à un patronat de combat". (Thiam, ibid.)
Mais plus significatif encore dans cette montée du développement du front de classe, ce fut le 1er juin 1920, le jour où les cheminots venaient de déclencher la grève et le fait "que les équipages des remorqueurs cessaient le travail quelques heures plus tard, malgré la promesse qu’ils avaient donnée, notait le Délégué du Gouverneur, d’attendre le résultat des pourparlers qu’avait été chargé de conduire Martin, le chef du service de l’inspection maritime. Nous avons donc là, la première tentative délibérée de coordination volontaire de mouvements de grève simultanés déclenchés par (…) des cheminots et des ouvriers des équipages du port, c'est-à-dire, les personnels des deux secteurs qui constituaient les poumons de la colonie dont la paralysie concertée bloquait toute activité économique, commerciale, à l’entrée comme à la sortie (…). La situation paraissait plus préoccupante encore (pour l’Administration), puisque les boulangers de Dakar avaient eux aussi menacé de se mettre en grève, précisément le 1er juin et auraient sans nul doute tenu parole si des augmentations immédiates de salaires ne leur avaient pas été concédées." (Thiam, ibid.)
De même, au même moment, d’autres mouvements de grève éclatèrent simultanément aux chantiers Han/Thiaroye et aux chantiers de la route de Dakar à Rufisque. Les sources policières qui relatent cet événement ne disent rien sur l’origine de l’éclatement simultané de ces différents mouvements. Cependant, un recoupement de plusieurs éléments d’information de la même police coloniale permet de conclure que l’extension du mouvement de lutte n’était pas sans lien avec la tentative du Gouverneur de briser la grève des transports maritimes. En effet, sans le dire ouvertement, le représentant de l'État colonial fit d’abord appel à la Marine en compagnie de quelques équipages civils européens pour assurer les services de transport entre Dakar et Gorée 7. Et cela semble avoir provoqué des actions de solidarité chez les ouvriers d’autres secteurs :
"Cette intervention de l'État aux côtés du patronat avait-elle suscité la solidarité d’autres branches professionnelles ? Sans pouvoir l’affirmer de manière péremptoire, nous ne pouvons ne pas noter la grève qui éclata presque simultanément aux tentatives visant à briser le mouvement de revendication des équipages, dans les travaux publics". (Thiam, ibid.)
En effet, on sait qu’au bout du 5e jour, le mouvement s’effritait sous le double effet de la répression étatique et des rumeurs faisant état de la décision du patronat de remplacer les grévistes par des "jaunes".
"Les travailleurs, sentant que la durée de leur lutte et l’intervention des militaires pouvaient modifier le rapport des forces et compromettre l’heureux aboutissement de leur action, avaient, au septième jour de leur action de grève assoupli leurs exigences initiales en formulant leur plateforme sur les bases suivantes (…). L’Administration et le patronat firent front pour rejeter ces nouvelles propositions, obligeant ainsi les grévistes à poursuivre désespérément leur mouvement ou bien à l’arrêter aux conditions des autorités locales. Ils optèrent pour cette dernière solution". (Thiam, ibid.).
En clair, les grévistes durent effectivement reprendre le travail avec leur ancien salaire plus la "ration", en constatant la modification du rapport des forces nettement en faveur de la bourgeoisie et tout en mesurant les dangers encourus dans la poursuite de leur mouvement dans l’isolement. On peut dire qu’ici la classe ouvrière a bien subi une défaite mais le fait d'avoir su reculer en bon ordre a permis que celle-ci ne soit pas davantage profonde, ni à même d'effacer dans la conscience ouvrière les victoires plus nombreuses et plus importantes qu'elle avait remportées.
En résumé, cette période allant de 1914 à 1920 fut fortement marquée par d’intenses affrontements de classe entre la bourgeoisie coloniale et la classe ouvrière qui émergeait dans la colonie de l’AOF, cela dans un contexte révolutionnaire à l’échelle mondiale, ce dont le capital français prit pleinement conscience car se sentant fortement bousculé par le prolétariat en lutte exemplaire.
"Les activités du mouvement communiste mondial connurent pendant la même période, un développement ininterrompu marqué notamment par l’entrée en scène du premier africain de formation marxiste 8 ; rompant avec l’approche utopique que ses frères avaient des problèmes coloniaux, il tenta la première explication autochtone connue dans l’état actuel des sources, et la première critique sérieuse et approfondie du colonialisme, en tant que système organisé d’exploitation et de domination". (Thiam, ibid.)
Précisément, parmi les ouvriers qui se portèrent à la tête des mouvements de grève au Sénégal dans la période 1914/1920, certains purent côtoyer d’anciens "jeunes tirailleurs" immobilisés ou rescapés de la Première Guerre mondiale. Par exemple, les mêmes sources font part de l’existence, à l’époque, d’une petite poignée de syndicalistes sénégalais dont un certain Louis Ndiaye (jeune marin de 13 ans) qui fut militant de la CGT dès 1905 et le représentant de cette organisation dans les colonies entre 1914 et 1930. Par ailleurs, comme beaucoup d’autres jeunes "tirailleurs", il fut mobilisé en 1914/18, dans la Marine où il faillit périr. De même, avec un autre jeune sénégalais, en l’occurrence Lamine Senghor (proche du PCF dans les années 1920), ils furent, tous deux, sensiblement influencés par les idées de l’Internationale communiste. En ce sens, en compagnie d’autres figures des années 1920, on les considérait comme ayant joué un rôle majeur et dynamisant dans le processus de politisation et de développement de la conscience de classe dans les rangs ouvriers de la première colonie de l’AOF.
Lassou (à suivre)
1 Ce terme désignait à l'époque le commerce autre que local, essentiellement l'import / export contrôlé par quelques familles.
2 Iba Der Thiam, Histoire du Mouvement syndical africain 1790-1929, Éditions L’Harmattan, 1991.
3 Voir Afrique noire, l'Ère coloniale 1900- 1945. Jean Suret-Canale , Éditions Sociales, Paris 1961.
4 Il vaut ici la peine de rappeler ce que nous avons déjà signalé à l'occasion de la publication de la première partie de cet article dans la Revue Internationale n° 145. "Si nous reconnaissons largement le sérieux des chercheurs qui transmettent les sources de référence, en revanche nous ne partageons pas forcément certaines de leurs interprétations des évènements historiques. Il en est de même sur certaines notions, par exemple quand les mêmes parlent de "conscience syndicale" à la place de "conscience de classe" (ouvrière), ou encore "mouvement syndical" (au lieu de mouvement ouvrier). Reste que, jusqu’à nouvel ordre, nous avons confiance en leur rigueur scientifique tant que leurs thèses ne se heurtent pas aux faits historiques ou n’empêchent pas d’autres interprétations". De manière plus générale, nous soulignons à nouveau ici que si les syndicats ont, dans une première période de la vie du capitalisme, effectivement constitué de véritables organes de la lutte de la classe ouvrière en vue de la défense de ses intérêts immédiats au sein du capitalisme, ils ont par la suite été intégrés à l'Etat capitaliste et ont définitivement perdu toute possibilité d'être utilisés par la classe ouvrière dans son combat contre l'exploitation.
5 Le Gouverneur du Sénégal était le subalterne du Gouverneur général de l'AOF.
6 Champs créés sur brûlis.
7 Île sénégalaise située dans la baie de Dakar.
8 Il s'agissait de Lamine Senghor.
1) La résolution adoptée par le précédent congrès du CCI mettait d'emblée en évidence le démenti cinglant infligé par la réalité aux prévisions optimistes des dirigeants de la classe bourgeoise au début de la dernière décennie du 20e siècle, particulièrement après l'effondrement de cet "Empire du mal" que constituait le bloc impérialiste dit "socialiste". Elle citait la déclaration désormais fameuse du président George Bush senior de mars 1991 annonçant la naissance d'un "Nouvel Ordre mondial" basé sur le "respect du droit international" et elle soulignait son caractère surréaliste face au chaos croissant dans lequel s'enfonce aujourd'hui la société capitaliste. Vingt ans après ce discours "prophétique", et particulièrement depuis le début de cette nouvelle décennie, jamais, depuis la fin de la seconde guerre mondiale le monde n'a donné une telle image de chaos. A quelques semaines d'intervalle on a assisté à une nouvelle guerre en Libye, venant s'ajouter à la liste de tous les conflits sanglants qui ont touché la planète au cours de la dernière période, à de nouveaux massacres en Côte d'Ivoire et aussi à la tragédie qui a frappé un des pays les plus puissants et modernes du monde, le Japon. Le tremblement de terre qui a ravagé une partie de ce pays a souligné une nouvelle fois qu'il n'existe pas des "catastrophes naturelles" mais des conséquences catastrophiques à des phénomènes naturels. Il a montré que la société dispose aujourd'hui de moyens pour construire des bâtiments qui résistent aux séismes et qui permettraient d'éviter des tragédies comme celle d'Haïti l'an dernier. Mais il a montré aussi toute l'imprévoyance dont même un État aussi avancé que le Japon peut faire preuve : le séisme en lui-même a fait peu de victimes mais le tsunami qui l'a suivi a tué près de 30 000 êtres humains en quelques minutes. Plus encore, en provoquant un nouveau Tchernobyl, il a mis en lumière, non seulement l'imprévoyance de la classe dominante, mais aussi sa démarche d'apprenti sorcier, incapable de maîtriser les forces qu'elle a mises en mouvement. Ce n'est pas l'entreprise Tepco, l'exploitant de la centrale atomique de Fukushima qui est le premier, encore moins l'unique responsable de la catastrophe. C'est le système capitaliste dans son ensemble, basé sur la recherche effrénée du profit ainsi que sur la compétition entre secteurs nationaux et non sur la satisfaction des besoins de l'humanité, qui porte la responsabilité fondamentale des catastrophes présentes et futures subies par l'espèce humaine. En fin de compte, le Tchernobyl japonais constitue une nouvelle illustration de la faillite ultime du mode de production capitaliste, un système dont la survie constitue une menace croissante pour la survie de l'humanité elle-même.
2) C'est évidemment la crise que subit actuellement le capitalisme mondial qui exprime le plus directement la faillite historique de ce mode de production. Il y a deux ans, la bourgeoisie de tous les pays était saisie d'une sainte panique devant la gravité de la situation économique. L'OCDE n'hésitait pas à écrire : "L’économie mondiale est en proie à sa récession la plus profonde et la plus synchronisée depuis des décennies" (Rapport intermédiaire de mars 2009). Quand on sait avec quelle modération cette vénérable institution s'exprime habituellement, on peut se faire une idée de l'effroi que ressentait la classe dominante face à la faillite potentielle du système financier international, la chute brutale du commerce mondial (plus de 13% en 2009), la brutalité de la récession des principales économies, la vague de faillites frappant ou menaçant des entreprises emblématiques de l'industrie telles General Motors ou Chrysler. Cet effroi de la bourgeoisie l'avait conduite à convoquer les sommets du G20 dont celui de mars 2009 à Londres décidant notamment le doublement des réserves du Fonds monétaire international et l'injection massive de liquidités dans l'économie par les États afin de sauver un système bancaire en perdition et de relancer la production. Le spectre de la "Grande Dépression des années 1930" hantait les esprits ce qui conduisait la même OCDE à conjurer de tels démons en écrivant : "Bien qu’on ait parfois qualifié cette sévère récession mondiale de ‘grande récession’, on reste loin d’une nouvelle ‘grande dépression’ comme celle des années 30, grâce à la qualité et à l’intensité des mesures que les gouvernements prennent actuellement" (Ibid.). Mais comme le disait la résolution du 18e congrès, "le propre des discours de la classe dominante aujourd'hui est d’oublier les discours de la veille" et le même rapport intermédiaire de l'OCDE du printemps 2011 exprime un véritable soulagement face à la restauration de la situation du système bancaire et à la reprise économique. La classe dominante ne peut faire autrement. Incapable de se donner une vision lucide, d'ensemble et historique des difficultés que rencontre son système, car une telle vision la conduirait à découvrir l'impasse définitive dans laquelle se trouve ce dernier, elle en est réduite à commenter au jour le jour les fluctuations de la situation immédiate en essayant de trouver dans celle-ci des motifs de consolation. Ce faisant, elle en est amenée à sous-estimer, même si, de temps en temps, les médias adoptent un ton alarmiste à son sujet, la signification du phénomène majeur qui s'est fait jour depuis deux ans : la crise de la dette souveraine d'un certain nombre d'États européens. En fait, cette faillite potentielle d'un nombre croissant d'États constitue une nouvelle étape dans l'enfoncement du capitalisme dans sa crise insurmontable. Elle met en relief les limites des politiques par lesquelles la bourgeoisie a réussi à freiner l'évolution de la crise capitaliste depuis plusieurs décennies.
3) Cela fait maintenant plus de 40 ans que le système capitaliste se confronte à la crise. Mai 68 en France et l'ensemble des luttes prolétariennes qui ont suivi internationalement n'ont connu cette ampleur que parce qu'ils étaient alimentés par une aggravation mondiale des conditions de vie de la classe ouvrière, une aggravation résultant des premières atteintes de la crise capitaliste, notamment la montée du chômage. Cette crise a connu une brutale accélération en 1973-75 avec la première grande récession internationale de l'après guerre. Depuis, de nouvelles récessions, chaque fois plus profondes et étendues, ont frappé l'économie mondiale jusqu'à culminer avec celle de 2008-2009 qui a ramené dans les consciences le spectre des années 1930. Les mesures adoptées par le G20 de mars 2009 pour éviter une nouvelle "Grande Dépression" sont significatives de la politique menée depuis plusieurs décennies par la classe dominante : elles se résument par l'injection dans les économies de masses considérables de crédits. De telles mesures ne sont pas nouvelles. En fait, depuis plus de 35 ans, elles constituent le cœur des politiques menées par la classe dominante pour tenter d'échapper à la contradiction majeure du mode de production capitaliste : son incapacité à trouver des marchés solvables en mesure d'absorber sa production. La récession de 1973-75 avait été surmontée par des crédits massifs aux pays du Tiers-Monde mais, dès le début des années 1980, avec la crise de la dette de ces pays, la bourgeoise des pays les plus développés avait dû renoncer à ce poumon pour son économie. Ce sont alors les États des pays les plus avancés, et au premier lieu celui des États-Unis, qui ont pris la relève en tant que "locomotive" de l'économie mondiale. Les "reaganomics" (politique néolibérale de l'Administration Reagan) du début des années 80, qui avaient permis une relance significative de l'économie de ce pays, étaient basées sur un creusement inédit et considérable des déficits budgétaires alors que Ronald Reagan déclarait au même moment que "L'État n'est pas la solution, c'est le problème". En même temps, les déficits commerciaux également considérables de cette puissance permettaient aux marchandises produites par les autres pays de trouver à s'y écouler. Au cours des années 1990, les "tigres" et les "dragons" asiatiques (Singapour, Taïwan, Corée du Sud, etc.) ont accompagné pour un temps les États-Unis dans ce rôle de "locomotive" : leurs taux de croissance spectaculaires en faisaient une destination importante pour les marchandises des pays les plus industrialisés. Mais cette "success story" s'est construite au prix d'un endettement considérable qui a conduit ces pays à des convulsions majeures en 1997 au même titre que la Russie "nouvelle" et "démocratique" qui s'est retrouvée en cessation de paiements ce qui a déçu cruellement ceux qui avaient misé sur la "fin du communisme" pour relancer durablement l’économie mondiale. Au début des années 2000 l’endettement a connu une nouvelle accélération, notamment grâce au développement faramineux des prêts hypothécaires à la construction dans plusieurs pays, en particulier aux États-Unis. Ce dernier pays a alors accentué son rôle de "locomotive de l’économie mondiale" mais au prix d’une croissance abyssale des dettes, -notamment au sein de la population américaine- basées sur toutes sortes de "produits financiers" censés prévenir les risques de cessation de paiement. En réalité, la dispersion des créances douteuses n’a nullement aboli leur caractère d’épée de Damoclès suspendue au-dessus de l’économie américaine et mondiale. Bien au contraire, elle n’a fait qu’accumuler dans le capital des banques les "actifs toxiques" à l’origine de leur effondrement à partir de 2007 et de la brutale récession mondiale de 2008-2009.
4) Ainsi, comme le disait la résolution adoptée au précédent congrès, "ce n’est pas la crise financière qui est à l’origine de la récession actuelle. Bien au contraire, la crise financière ne fait qu’illustrer le fait que la fuite en avant dans l’endettement qui avait permis de surmonter la surproduction ne peut se poursuivre indéfiniment. Tôt ou tard, "l’économie réelle" se venge, c’est-à-dire que ce qui est à la base des contradictions du capitalisme, la surproduction, l’incapacité des marchés à absorber la totalité des marchandises produites, revient au devant de la scène." Et cette même résolution précisait, après le sommet du G20 de mars 2009, que "la fuite en avant dans l’endettement est un des ingrédients de la brutalité de la récession actuelle. La seule ‘solution’ que soit capable de mettre en œuvre la bourgeoisie est… une nouvelle fuite en avant dans l’endettement. Le G20 n’a pu inventer de solution à une crise pour la bonne raison qu’il n’existe pas de solution à celle-ci."
La crise des dettes souveraines qui se propage aujourd'hui, le fait que les États soient incapables d'honorer leurs dettes, constitue une illustration spectaculaire de cette réalité. La faillite potentielle du système bancaire et la récession ont obligé tous les États à injecter des sommes considérables dans leur économie alors même que les recettes étaient en chute libre du fait du recul de la production. De ce fait les déficits publics ont connu, dans la plupart des pays, une augmentation considérable. Pour les plus exposés d'entre eux, comme l'Irlande, la Grèce ou le Portugal, cela a signifié une situation de faillite potentielle, l'incapacité de payer leurs fonctionnaires et de rembourser leurs dettes. Les banques se refusent désormais à leur consentir de nouveaux prêts, sinon à des taux exorbitants, puisqu'elles n'ont aucune garantie de pouvoir être remboursées. Les "plans de sauvetage" dont ils ont bénéficié de la part de la Banque européenne et du Fonds monétaire international constituent de nouvelles dettes dont le remboursement s'ajoute à celui des dettes précédentes. C'est plus qu'un cercle vicieux, c'est une spirale infernale. La seule "efficacité" de ces plans consiste dans l'attaque sans précédent contre les travailleurs qu'ils représentent, contre les fonctionnaires dont les salaires et les effectifs sont réduits de façon drastique, mais aussi contre l'ensemble de la classe ouvrière à travers les coupes claires dans l'éducation, la santé et les pensions de retraite ainsi que par des augmentations majeures des impôts et taxes. Mais toutes ces attaques anti-ouvrières, en amputant massivement le pouvoir d'achat des travailleurs, ne pourront qu'apporter une contribution supplémentaire à une nouvelle récession.
5) La crise de la dette souveraine des PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne) ne constitue qu'une part infime du séisme qui menace l'économie mondiale. Ce n'est pas parce qu'elles bénéficient encore pour le moment de la note AAA dans l'indice de confiance des agences de notation (les mêmes agences qui, jusqu'à la veille de la débandade des banques en 2008, leur avaient accordé la note maximale) que les grandes puissances industrielles s'en tirent beaucoup mieux. Fin avril 2011, l'agence Standard and Poor's émettait une opinion négative face à la perspective d'un Quantitative Easing n° 3, c'est-à-dire un 3e plan de relance de l'État fédéral américain destiné à soutenir l'économie. En d'autres termes, la première puissance mondiale court le risque de se voir retirer la confiance "officielle" sur sa capacité à rembourser ses dettes, si ce n'est avec un dollar fortement dévalué. En fait, de façon officieuse, cette confiance commence à faire défaut avec la décision de la Chine et du Japon depuis l'automne dernier d'acheter massivement de l'or et des matières premières en lieu et place des bons du Trésor américain ce qui conduit la Banque fédérale américaine à en acheter maintenant de 70% à 90% à leur émission. Et cette perte de confiance se justifie parfaitement quand on constate l'incroyable niveau d'endettement de l'économie américaine : en janvier 2010, l'endettement public (État fédéral, États, municipalités, etc.) représentait déjà près de 100% du PIB ce qui ne constituait qu'une partie de l'endettement total du pays (qui comprend également les dettes des ménages et des entreprises non financières) se montant à 300% du PIB. Et la situation n'était pas meilleure pour les autres grands pays où la dette totale représentait à la même date des montants de 280% du PIB pour l’Allemagne, 320% pour la France, 470% pour le Royaume-Uni et le Japon. Dans ce dernier pays, la dette publique à elle seule atteignait 200% du PIB. Et depuis, pour tous les pays, la situation n'a fait que s'aggraver avec les divers plans de relance.
Ainsi, la faillite des PIIGS ne constitue que la pointe émergée de la faillite d'une économie mondiale qui n'a dû sa survie depuis des décennies qu'à la fuite en avant désespérée dans l'endettement. Les États qui disposent de leur propre monnaie comme le Royaume-Uni, le Japon et évidemment les États-Unis ont pu masquer cette faillite en faisant fonctionner à tout va la planche à billets (au contraire de ceux de la zone Euro, comme la Grèce, l'Irlande ou le Portugal, qui ne disposent pas de cette possibilité). Mais cette tricherie permanente des États qui sont devenus de véritables faux-monnayeurs, avec comme chef de gang l'État américain, ne pourra se poursuivre indéfiniment de la même façon que ne pouvaient pas se poursuivre les tricheries du système financier comme l'a démontré la crise de celui-ci en 2008 qui a failli le faire exploser. Un des signes visibles de cette réalité est l'accélération actuelle de l'inflation mondiale. En basculant de la sphère des banques à celles des États, la crise de l'endettement ne fait que marquer l'entrée du mode de production capitaliste dans une nouvelle phase de sa crise aiguë où vont s'aggraver encore de façon considérable la violence et l'étendue de ses convulsions. Il n'y a pas de "sortie du tunnel" pour le capitalisme. Ce système ne peut qu'entraîner la société dans une barbarie toujours croissante.
6) La guerre impérialiste constitue la manifestation majeure de la barbarie dans laquelle le capitalisme décadent précipite la société humaine. L'histoire tragique du 20e siècle en constitue la manifestation la plus évidente : face à l'impasse historique dans laquelle se trouve son mode de production, face à l'exacerbation des rivalités commerciales entre États, la classe dominante est conduite à une fuite en avant dans les politiques guerrières, dans les affrontements militaires. Pour la plupart des historiens, y compris ceux qui ne se réclament pas du marxisme, il est clair que la Seconde Guerre mondiale est fille de la Grande Dépression des années 1930. De même, l'aggravation des tensions impérialistes de la fin des années 1970 et du début des années 1980 entre les deux blocs d'alors, l'américain et le russe (invasion de l'Afghanistan par l'URSS en 1979, croisade contre "l'Empire du mal" de l'administration Reagan) découlaient pour une grande partie du retour de la crise ouverte de l'économie capitaliste à la fin des années 1960. Cependant, l'histoire a montré que ce lien entre aggravation des affrontements impérialistes et crise économique du capitalisme n'est pas direct ou immédiat. L'intensification de la "guerre froide" s'est finalement soldée par la victoire du bloc occidental et par l'implosion du bloc adverse, laquelle a conduit en retour à la désagrégation du premier. Mais s'il échappait à la menace d'une nouvelle guerre généralisée qui pouvait aboutir à la disparition de l'espèce humaine, le monde n'a pu s'épargner une explosion des tensions et des affrontements militaires : la fin des blocs rivaux a signifié la fin de la discipline qu'ils réussissaient à imposer dans leurs territoires respectifs. Depuis, l'arène impérialiste planétaire est dominée par la tentative de la première puissance mondiale de maintenir son leadership sur le monde, et en premier lieu sur ses anciens alliés. La 1e Guerre du Golfe, en 1991, avait déjà cet objectif mais l'histoire des années 1990, particulièrement la guerre en Yougoslavie, a montré la faillite de cette ambition. La "guerre contre le terrorisme mondial" déclarée par les États-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001 se voulait une nouvelle tentative pour réaffirmer leur leadership, mais leur enlisement en Afghanistan et en Irak a souligné une nouvelle fois l'incapacité de rétablir ce leadership.
7) Ces échecs des États-Unis n'ont pas découragé cette puissance à poursuivre la politique offensive qu'elle mène depuis le début des années 1990 et qui fait d'elle le principal facteur d'instabilité sur la scène mondiale. Comme le disait la résolution du précédent congrès : "Face à cette situation, Obama et son administration ne pourront pas faire autre chose que poursuivre la politique belliciste de leurs prédécesseurs" (…) "si Obama a prévu de retirer les forces américaines d'Irak, c'est pour pouvoir renforcer leur engagement en Afghanistan et au Pakistan". C'est ce qui s'est illustré récemment avec l'exécution de Ben Laden par un commando américain sur le territoire pakistanais. Cette opération "héroïque" avait évidemment une vocation électorale à un an et demi des élections américaines. Elle visait notamment à contrer les critiques des républicains qui reprochaient à Obama sa mollesse dans l'affirmation de la prééminence des États-Unis sur le plan militaire, des critiques qui s'étaient radicalisées lors de l'intervention en Libye où le leadership de l'opération avait été laissé au tandem franco-britannique. Elle signifiait aussi qu'après avoir fait jouer à Ben Laden le rôle du méchant de l'histoire pendant près de 10 ans, il était temps de s'en débarrasser sous peine d'apparaître comme impuissants. Ce faisant, la puissance américaine faisait la preuve qu'elle est la seule à avoir les moyens militaires, technologiques et logistiques de réussir ce genre d'opération, justement au moment où la France et le Royaume-Uni peinent à mener à bien leur opération anti-Kadhafi. Elle signifiait au monde qu'elle n'hésitait pas à violer la "souveraineté nationale" d'un "allié", qu'elle entendait fixer les règles du jeu partout où elle l'estimait nécessaire. Enfin, elle réussissait à obliger la plupart des gouvernements du monde à saluer, souvent à leur cœur défendant, la valeur de cet exploit.
8) Cela-dit, le coup d'éclat réussi par Obama au Pakistan ne saurait en aucune façon lui permettre de stabiliser la situation dans la région, notamment au Pakistan même où ce camouflet subi par sa "fierté nationale" risque d'attiser les conflits anciens entre divers secteurs de la bourgeoisie et de l'appareil d'État. De même, la mort de Ben Laden ne permettra pas aux États-Unis et aux autres pays engagés en Afghanistan de reprendre le contrôle du pays et d'asseoir l'autorité d'un gouvernement Karzaï complètement miné par la corruption et le tribalisme. Plus généralement, elle ne permettra nullement de mettre un frein aux tendances au "chacun pour soi" et à la contestation de l'autorité de la première puissance mondiale telle qu'elle continue à se manifester, comme on l'a vu récemment avec la constitution d'une série d’alliances ponctuelles surprenantes : rapprochement entre la Turquie et l’Iran, alliance entre l’Iran, le Brésil et le Venezuela, (stratégique et anti-USA), entre l’Inde et Israël (militaire et rupture d’isolement), entre la Chine et l’Arabie Saoudite (militaire et stratégique), etc. En particulier, elle ne saurait décourager la Chine de faire prévaloir les ambitions impérialistes que lui permet son statut récent de grande puissance industrielle. Il est clair que ce pays, malgré son importance démographique et économique, n'a absolument pas les moyens militaires ou technologiques, et n'est pas prêt de les avoir, de constituer une nouvelle tête de bloc. Cependant, il a les moyens de perturber encore plus les ambitions américaines – que ce soit en Afrique, en Iran, en Corée du Nord, en Birmanie, et d'apporter sa pierre à l'instabilité croissante qui caractérise les rapports impérialistes. Le "nouvel ordre mondial" prédit il y a 20 ans par George Bush père, et que celui-ci rêvait sous l'égide des États-Unis, ne peut que se présenter toujours plus comme un "chaos mondial", un chaos que les convulsions de l'économie capitaliste ne pourront qu'aggraver encore.
9) Face à ce chaos qui affecte la société bourgeoise sur tous les plans - économique, guerrier et aussi environnemental, comme on l'a vu encore récemment au Japon - seul le prolétariat peut apporter une solution, SA solution, la révolution communiste. La crise insoluble de l'économie capitaliste, les convulsions toujours croissantes qu'elle va connaître, constituent les conditions objectives pour celle-ci. D'une part en obligeant la classe ouvrière à développer de façon croissante ses luttes face aux attaques dramatiques qu'elle va subir de la part de la classe exploiteuse. D'autre part en lui permettant de comprendre que ces luttes prennent toute leur signification comme moments de préparation de son affrontement décisif avec un mode de production - le capitalisme - condamné par l'histoire, en vue de son renversement.
Cependant, comme le disait la résolution du précédent congrès international : "Le chemin est encore long et difficile qui conduit aux combats révolutionnaires et au renversement du capitalisme. (…) Pour que la conscience de la possibilité de la révolution communiste puisse gagner un terrain significatif au sein de la classe ouvrière, il est nécessaire que celle-ci puisse prendre confiance en ses propres forces et cela passe par le développement de ses luttes massives." De façon beaucoup plus immédiate, la résolution précisait que "la forme principale que prend aujourd’hui cette attaque, celle des licenciements massifs, ne favorise pas, dans un premier temps, l’émergence de tels mouvements. (…) C’est dans un second temps, lorsqu’elle sera en mesure de résister aux chantages de la bourgeoisie, lorsque s’imposera l’idée que seule la lutte unie et solidaire peut freiner la brutalité des attaques de la classe régnante, notamment lorsque celle-ci va tenter de faire payer à tous les travailleurs les énormes déficits budgétaires qui s’accumulent à l’heure actuelle avec les plans de sauvetage des banques et de 'relance' de l’économie, que des combats ouvriers de grande ampleur pourront se développer beaucoup plus."
10) Les deux années qui nous séparent du précédent congrès ont amplement confirmé cette prévision. Cette période n'a pas connu de luttes d'ampleur contre les licenciements massifs et la montée du chômage sans précédent subis par la classe ouvrière dans les pays les plus développés. En revanche, c'est à partir des attaques portées directement par les gouvernements en application des plans "d'assainissement des comptes publics" qu'ont commencé à se développer des luttes significatives. Cette réponse est encore très timide, notamment là où ces plans d'austérité ont pris les formes les plus violentes, dans des pays comme la Grèce ou l'Espagne par exemple où, pourtant, la classe ouvrière avait fait preuve dans un passé récent d'une combativité relativement importante. D'une certaine façon, il semble que la brutalité même des attaques provoque un sentiment d'impuissance dans les rangs ouvriers, d'autant plus qu'elles sont conduites par des gouvernements "de gauche". Paradoxalement, c'est là où ces attaques semblent les moins violentes, en France par exemple, que la combativité ouvrière s'est exprimée le plus massivement avec le mouvement contre la réforme des retraites de l'automne 2010.
11) En même temps, les mouvements les plus massifs qu'on ait connus au cours de la dernière période ne sont pas venus des pays les plus industrialisés mais des pays de la périphérie du capitalisme, notamment dans un certain nombre de pays du monde arabe, particulièrement la Tunisie et l'Égypte où, finalement, après avoir tenté de les museler par une répression féroce, la bourgeoisie a été conduite à licencier les dictateurs en place. Ces mouvements n'étaient pas des luttes ouvrières classiques comme ces pays en avaient déjà connues dans un passé récent (par exemple les luttes à Gafsa en Tunisie en 2008 ou les grèves massives dans l’industrie textile en Égypte, durant l’été 2007, rencontrant la solidarité active de la part de nombreux autres secteurs). Ils ont pris souvent la forme de révoltes sociales où se trouvaient associés toutes sortes de secteurs de la société : travailleurs du public et du privé, chômeurs, mais aussi des petits commerçants, des artisans, les professions libérales, la jeunesse scolarisée, etc. C'est pour cela que le prolétariat, la plupart du temps, n'y est pas apparu directement de façon distincte (comme il est apparu, par exemple, dans les grèves en Égypte vers la fin des révoltes), encore moins en assumant le rôle de force dirigeante. Cependant, à l'origine de ces mouvements (ce qui se reflétait dans beaucoup des revendications mises en avant) on trouve fondamentalement les mêmes causes à l'origine des luttes ouvrières dans les autres pays : l'aggravation considérable de la crise, la misère croissante qu'elle provoque au sein de l'ensemble de la population non exploiteuse. Et si en général le prolétariat n'est pas apparu directement comme classe dans ces mouvements, son empreinte y était présente dans les pays où il a un poids significatif, notamment par la profonde solidarité qui se manifestait dans les révoltes, leur capacité à éviter de se lancer dans des actes de violence aveugle et désespérée malgré la terrible répression qu'ils ont dû affronter. En fin de compte, si la bourgeoisie en Tunisie et en Égypte s'est finalement résolue, sur les bons conseils de la bourgeoisie américaine, à se débarrasser des vieux dictateurs, c'est en grande partie à cause de la présence de la classe ouvrière dans ces mouvements. Une des preuves, en négatif, de cette réalité, c'est l'issue qu'ont connue les mouvements en Libye : non pas le renversement du vieux dictateur Kadhafi mais l'affrontement militaire entre cliques bourgeoises où les exploités ont été enrôlés comme chair à canon. Dans ce pays, une grande partie de la classe ouvrière était constituée de travailleurs immigrés (égyptiens, tunisiens, chinois, subsahariens, bengalis) dont la réaction principale a été de fuir la répression qui s'est déchaînée avec férocité dès les premiers jours.
12) L'issue guerrière du mouvement en Libye, avec l'entrée en lice des pays de l'OTAN, a permis à la bourgeoise de promouvoir des campagnes de mystification en direction des ouvriers des pays avancés dont la réaction spontanée avait été de se sentir solidaires des manifestants de Tunis et du Caire et de saluer leur courage et leur détermination. En particulier, la présence massive des jeunes générations dans le mouvement, notamment de la jeunesse scolarisée dont l'avenir se présente sous les auspices sinistres du chômage et de la misère, faisait écho aux récents mouvements qui ont animé la jeunesse scolarisée dans de nombreux pays européens dans la dernière période : mouvement contre le CPE en France au printemps 2006, révoltes et grèves en Grèce fin 2008, manifestations et grèves des lycéens et étudiants en Grande-Bretagne fin 2010, mouvements étudiants en Italie en 2008 et aux États-Unis en 2010, etc.). Ces campagnes bourgeoises pour dénaturer, aux yeux des travailleurs des autres pays, la signification des révoltes en Tunisie et en Égypte ont évidemment été facilitées par les illusions qui pèsent fortement sur la classe ouvrière de ces pays : les illusions nationalistes, démocratiques et syndicalistes notamment, comme cela avait d'ailleurs été le cas en 1980-81 avec la lutte du prolétariat polonais.
13) Ce mouvement d'il y a 30 ans avait permis au CCI d’élaborer son analyse critique de la théorie des "maillons faibles" développée notamment par Lénine au moment de la révolution en Russie. Le CCI avait à ce moment-là mis en avant, en se basant sur les positions élaborées par Marx et Engels, que c'est des pays centraux du capitalisme, et particulièrement des vieux pays industriels d'Europe de l'Ouest, que viendrait le signal de la révolution prolétarienne mondiale, du fait de la concentration du prolétariat de ces pays, et plus encore de son expérience historique, et qui lui donnent les meilleures armes pour déjouer finalement les pièges idéologiques les plus sophistiqués mis en œuvre depuis longtemps par la bourgeoisie. Ainsi, une des étapes fondamentales du mouvement de la classe ouvrière mondiale dans l'avenir sera constituée non seulement par le développement des luttes massives dans les pays centraux d'Europe occidentale, mais aussi par leur capacité à déjouer les pièges démocratiques et syndicaux, notamment par une prise en main de ces luttes par les travailleurs eux-mêmes. Ces mouvements constitueront un phare pour la classe ouvrière mondiale, y compris pour celle de la principale puissance capitaliste, les États-Unis, dont la plongée dans une misère croissante, une misère qui touche déjà des dizaines de millions de travailleurs, va transformer le "rêve américain" en véritable cauchemar.
CCI (mai 2011)
Le CCI a tenu son 19e congrès en mai dernier. Le congrès constitue, en général, le moment le plus important de la vie des organisations révolutionnaires et, dans la mesure où celles-ci sont parties intégrantes de la classe ouvrière, il leur appartient de porter à la connaissance de cette dernière les principaux enseignements de leur congrès. C'est le but du présent article. Il faut d'emblée signaler que le congrès lui-même a mis en pratique cette volonté d'ouverture vers l'extérieur de l'organisation puisque, outre les délégations des sections du CCI, étaient présents non seulement des sympathisants de celui-ci ou des membres de cercles de discussion auxquels participent ses militants mais aussi des délégations d'autres groupes avec qui le CCI est en contact et en discussion ; deux groupes de Corée et Opop du Brésil1. D'autres groupes avaient été invités et avaient accepté l'invitation mais il n'ont pu venir du fait des barrages de plus en plus sévères que la bourgeoisie européenne oppose aux ressortissants des pays non européens.
Suivant les statuts de notre organisation :
"Le Congrès international est 1'organe souverain du CCI. Comme tel il a pour tâches :
- d'élaborer les analyses et orientations générales de l'organisation, notamment en ce qui concerne la situation internationale ;
- d'examiner et faire le bilan des activités de l'organisation depuis le précédent congrès ;
- de définir ses perspectives de travail pour le futur."
C'est sur la base de ces éléments qu'on peut tirer le bilan et les enseignements du 19e congrès.
Le premier point qu'il importe d'aborder est celui de nos analyses et discussions sur la situation internationale. En effet, si l'organisation n'est pas en mesure d'élaborer une compréhension claire de celle-ci, elle se prive de sa capacité à y intervenir de façon appropriée. L'histoire nous a appris combien pouvait être catastrophique une évaluation erronée de la situation internationale de la part des organisations révolutionnaires. On peut citer les cas les plus dramatiques comme la sous-évaluation du danger de guerre par la majorité de la 2e Internationale à la veille de la première boucherie impérialiste mondiale, alors que dans la période précédente, sous l'impulsion de la Gauche de l'Internationale, ses congrès avaient correctement mis en garde et appelé à la mobilisation du prolétariat contre ce danger.
Un autre exemple est celui de l'analyse faite par Trotski au cours des années 1930 lorsqu'il voit dans les grèves ouvrières en France de 1936 ou dans la guerre civile en Espagne les prémices d'une nouvelle vague révolutionnaire internationale. Cette analyse le conduit à fonder en 1938 une "4e Internationale" qui doit, face à la "politique conservatrice des partis communistes et socialistes", prendre leur place à la tête "des masses de millions d'hommes [qui] s'engagent sans cesse sur la voie de la révolution". Cette erreur a fortement contribué au passage des sections de la 4e Internationale dans le camp bourgeois au cours de la Seconde Guerre mondiale : voulant à tout pris "coller aux masses", elles se sont engouffrées dans les politiques de la "Résistance" menées par les partis socialistes et "communistes", c'est-à-dire au soutien du camp impérialiste des Alliés.
Plus près de nous, on a pu voir comment certains groupes qui se réclamaient de la Gauche communiste étaient passés à côté de la grève généralisée de Mai 1968 en France et de l'ensemble du mouvement international de luttes ouvrières qui l'a suivi en considérant que c'était un "mouvement d'étudiants". On a pu aussi constater le cruel destin d'autres groupes qui, en considérant que Mai 68 était une "révolution", ont sombré dans le désespoir et ont finalement disparu lorsque que ce mouvement n'a pas tenu les promesses qu'ils y voyaient.
Aujourd'hui, il est de la plus haute importance pour les révolutionnaires d'élaborer une analyse correcte des enjeux de la situation internationale justement parce que ces enjeux ont acquis, au cours de la dernière période, une importance toute particulière.
Nous publions dans ce numéro de la Revue Internationale la résolution adoptée par le Congrès et il n'est donc pas nécessaire de revenir sur tous les points de celle-ci. Nous voulons seulement en souligner les aspects les plus importants.
Le premier aspect, le plus fondamental, est le pas décisif que vient de franchir la crise du capitalisme avec la crise de la dette souveraine de certains États européens comme la Grèce.
"En fait, cette faillite potentielle d'un nombre croissant d'États constitue une nouvelle étape dans l'enfoncement du capitalisme dans sa crise insurmontable. Elle met en relief les limites des politiques par lesquelles la bourgeoisie a réussi à freiner l'évolution de la crise capitaliste depuis plusieurs décennies. (…) Les mesures adoptées par le G20 de mars 2009 pour éviter une nouvelle 'Grande Dépression' sont significatives de la politique menée depuis plusieurs décennies par la classe dominante : elles se résument par l'injection dans les économies de masses considérables de crédits. De telles mesures ne sont pas nouvelles. En fait, depuis plus de 35 ans, elles constituent le cœur des politiques menées par la classe dominante pour tenter d'échapper à la contradiction majeure du mode de production capitaliste : son incapacité à trouver des marchés solvables en mesure d'absorber sa production. (…) La faillite potentielle du système bancaire et la récession ont obligé tous les États à injecter des sommes considérables dans leur économie alors même que les recettes étaient en chute libre du fait du recul de la production. De ce fait les déficits publics ont connu, dans la plupart des pays, une augmentation considérable. Pour les plus exposés d'entre eux, comme l'Irlande, la Grèce ou le Portugal, cela a signifié une situation de faillite potentielle, l'incapacité de payer leurs fonctionnaires et de rembourser leurs dettes. (…) Les 'plans de sauvetage' dont ils ont bénéficié de la part de la Banque européenne et du Fonds monétaire international constituent de nouvelles dettes dont le remboursement s'ajoute à celui des dettes précédentes. C'est plus qu'un cercle vicieux, c'est une spirale infernale. (…) La crise de la dette souveraine des PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne) ne constitue qu'une part infime du séisme qui menace l'économie mondiale. Ce n'est pas parce qu'elles bénéficient encore pour le moment de la note AAA dans l'indice de confiance des agences de notation… que les grandes puissances industrielles s'en tirent beaucoup mieux. (…) la première puissance mondiale court le risque de se voir retirer la confiance 'officielle' sur sa capacité à rembourser ses dettes, si ce n'est avec un dollar fortement dévalué. (…) pour tous les pays, la situation n'a fait que s'aggraver avec les divers plans de relance. Ainsi, la faillite des PIIGS ne constitue que la pointe émergée de la faillite d'une économie mondiale qui n'a dû sa survie depuis des décennies qu'à la fuite en avant désespérée dans l'endettement. (…) La crise de l'endettement ne fait que marquer l'entrée du mode de production capitaliste dans une nouvelle phase de sa crise aiguë où vont s'aggraver encore de façon considérable la violence et l'étendue de ses convulsions. Il n'y a pas de 'sortie du tunnel' pour le capitalisme. Ce système ne peut qu'entraîner la société dans une barbarie toujours croissante."
La période qui a suivi le congrès a confirmé cette analyse. D'une part, la crise des dettes souveraines des pays européens, dont il est clair maintenant qu'elle ne concerne pas que les "PIIGS" mais menace toute la zone Euro, est venue occuper l'actualité d'une façon de plus en plus insistante. Et ce n'est pas le prétendu "succès" du sommet européen du 22 juillet sur la Grèce qui y changera grand-chose. Tous les sommets précédents avaient vocation à résoudre durablement les difficultés rencontrées par ce pays et on voit avec quelle efficacité !
D'autre part, au même moment, avec les difficultés rencontrées par Obama pour faire adopter sa politique budgétaire, les médias "découvrent" que les États-Unis également sont confrontés à une dette souveraine colossale, dont le niveau (130% du PIB) n'a rien à envier à celui des PIIGS. Cette confirmation des analyses qui s'étaient dégagées du congrès ne découle d'aucun mérite particulier de notre organisation. Le seul "mérite" dont elle se revendique c'est d'être fidèle aux analyses classiques du mouvement ouvrier qui ont toujours, depuis le développement de la théorie marxiste, mis en avant le fait que le mode de production capitaliste, comme les précédents, n'était que transitoire et qu'il ne pourrait pas, à terme, surmonter ses contradictions économiques. Et c'est dans le cadre de l'analyse marxiste que s'est déroulée la discussion du congrès. Des points de vue différents s'y sont exprimés, notamment sur les causes ultimes des contradictions du capitalisme (qui recoupent en grande partie ceux exprimés dans notre débat sur les Trente Glorieuses 2) ou bien encore sur la possibilité que l'économie mondiale ne soit plongée dans l'hyperinflation du fait de l'utilisation effrénée de la planche à billets par les États, notamment celui des États-unis. Mais une réelle homogénéité s'est dégagée pour souligner toute la gravité de la situation actuelle comme le fait la résolution adoptée à l'unanimité.
Le congrès s'est également penché sur l'évolution des conflits impérialistes comme il apparaît dans la résolution. Sur ce plan, les deux années qui nous séparent du précédent congrès n'ont pas apporté d'élément fondamentalement nouveau sinon une confirmation du fait que, malgré tous ses efforts militaires, la première puissance mondiale se montre incapable de rétablir le "leadership" qui avait été le sien lors de la "Guerre froide" et que ses engagements en Irak et en Afghanistan n'ont pu établir une "Pax américana" sur le monde, bien au contraire :
"Le 'nouvel ordre mondial' prédit il y a 20 ans par George Bush père, et que celui-ci rêvait sous l'égide des États-Unis, ne peut que se présenter toujours plus comme un 'chaos mondial', un chaos que les convulsions de l'économie capitaliste ne pourront qu'aggraver encore." (point 8 de la résolution)
Il importait que le congrès se penche tout particulièrement sur l'évolution présente de la lutte de classe puisque, au-delà de l'importance toute particulière que revêt pour les révolutionnaires cette question, le prolétariat se trouve aujourd'hui confronté dans tous les pays à des attaques sans précédent de ses conditions d'existence. Ces attaques sont particulièrement brutales dans les pays mis sous perfusion par la Banque européenne et le Fonds monétaire international, comme c'est notamment le cas de la Grèce. Mais elles se déchaînent dans tous les pays du fait de l'explosion du chômage et surtout de la nécessité pour tous les gouvernements de réduire les déficits budgétaires.
La résolution adoptée par le précédent congrès avançait que : "la forme principale que prend aujourd’hui cette attaque, celle des licenciements massifs, ne favorise pas, dans un premier temps, l’émergence de tels mouvements [de luttes massives]. (…) C’est dans un second temps, lorsqu’elle sera en mesure de résister aux chantages de la bourgeoisie, lorsque s’imposera l’idée que seule la lutte unie et solidaire peut freiner la brutalité des attaques de la classe régnante, notamment lorsque celle-ci va tenter de faire payer à tous les travailleurs les énormes déficits budgétaires qui s’accumulent à l’heure actuelle avec les plans de sauvetage des banques et de 'relance' de l’économie, que des combats ouvriers de grande ampleur pourront se développer beaucoup plus."
Le 19e congrès a constaté que "Les deux années qui nous séparent du précédent congrès ont amplement confirmé cette prévision. Cette période n'a pas connu de luttes d'ampleur contre les licenciements massifs et la montée du chômage sans précédent subis par la classe ouvrière dans les pays les plus développés. En revanche, c'est à partir des attaques portées directement par les gouvernements en application des plans 'd'assainissement des comptes publics' qu'ont commencé à se développer des luttes significatives." Cependant, le congrès a relevé que : "Cette réponse est encore très timide, notamment là où ces plans d'austérité ont pris les formes les plus violentes, dans des pays comme la Grèce ou l'Espagne par exemple où, pourtant, la classe ouvrière avait fait preuve dans un passé récent d'une combativité relativement importante. D'une certaine façon, il semble que la brutalité même des attaques provoque un sentiment d'impuissance dans les rangs ouvriers, d'autant plus qu'elles sont conduites par des gouvernements 'de gauche'". Depuis, la classe ouvrière a fait la preuve dans ces mêmes pays qu'elle ne se résignait pas. C'est notamment le cas en Espagne où le mouvement des "Indignés" est devenu pour plusieurs mois une sorte de "phare" pour les autres pays d'Europe ou d'autres continents.
Ce mouvement a débuté au moment même où se tenait le congrès et ce dernier n'a pu, évidemment, en discuter. Cela dit, le congrès a été conduit à se pencher sur les mouvements sociaux qui avaient touché les pays arabes à partir de la fin de l'année dernière. Il n'y pas eu une totale homogénéité dans les discussions sur ce sujet, notamment du fait de leur caractère inédit, mais l'ensemble du congrès s'est rassemblé autour de l'analyse qui se trouve dans la résolution :
"… les mouvements les plus massifs qu'on ait connus au cours de la dernière période ne sont pas venus des pays les plus industrialisés mais des pays de la périphérie du capitalisme, notamment dans un certain nombre de pays du monde arabe, particulièrement la Tunisie et l'Égypte où, finalement, après avoir tenté de les museler par une répression féroce, la bourgeoisie a été conduite à licencier les dictateurs en place. Ces mouvements n'étaient pas des luttes ouvrières classiques comme ces pays en avaient déjà connues dans un passé récent (par exemple les luttes à Gafsa en Tunisie en 2008 ou les grèves massives dans l’industrie textile en Égypte, durant l’été 2007, rencontrant la solidarité active de la part de nombreux autres secteurs). Ils ont pris souvent la forme de révoltes sociales où se trouvaient associés toutes sortes de secteurs de la société : travailleurs du public et du privé, chômeurs, mais aussi des petits commerçants, des artisans, les professions libérales, la jeunesse scolarisée, etc. C'est pour cela que le prolétariat, la plupart du temps, n'y est pas apparu directement de façon distincte (comme il est apparu, par exemple, dans les grèves en Égypte vers la fin des révoltes), encore moins en assumant le rôle de force dirigeante. Cependant, à l'origine de ces mouvements (ce qui se reflétait dans beaucoup des revendications mises en avant) on trouve fondamentalement les mêmes causes à l'origine des luttes ouvrières dans les autres pays : l'aggravation considérable de la crise, la misère croissante qu'elle provoque au sein de l'ensemble de la population non exploiteuse. Et si en général le prolétariat n'est pas apparu directement comme classe dans ces mouvements, son empreinte y était présente dans les pays où il a un poids significatif, notamment par la profonde solidarité qui se manifestait dans les révoltes, leur capacité à éviter de se lancer dans des actes de violence aveugle et désespérée malgré la terrible répression qu'ils ont dû affronter. En fin de compte, si la bourgeoisie en Tunisie et en Égypte s'est finalement résolue, sur les bons conseils de la bourgeoisie américaine, à se débarrasser des vieux dictateurs, c'est en grande partie à cause de la présence de la classe ouvrière dans ces mouvements."
Ce surgissement de la classe ouvrière dans des pays de la périphérie du capitalisme a conduit le congrès à se pencher sur l'analyse élaborée par notre organisation à la suite des grèves de masse de 1980 en Pologne : "Le CCI avait à ce moment-là mis en avant, en se basant sur les positions élaborées par Marx et Engels, que c'est des pays centraux du capitalisme, et particulièrement des vieux pays industriels d'Europe de l'Ouest, que viendrait le signal de la révolution prolétarienne mondiale, du fait de la concentration du prolétariat de ces pays, et plus encore de son expérience historique, et qui lui donnent les meilleures armes pour déjouer finalement les pièges idéologiques les plus sophistiqués mis en œuvre depuis longtemps par la bourgeoisie. Ainsi, une des étapes fondamentales du mouvement de la classe ouvrière mondiale dans l'avenir sera constituée non seulement par le développement des luttes massives dans les pays centraux d'Europe occidentale, mais aussi par leur capacité à déjouer les pièges démocratiques et syndicaux, notamment par une prise en main de ces luttes par les travailleurs eux-mêmes. Ces mouvements constitueront un phare pour la classe ouvrière mondiale, y compris pour celle de la principale puissance capitaliste, les États-Unis, dont la plongée dans une misère croissante, une misère qui touche déjà des dizaines de millions de travailleurs, va transformer le "rêve américain" en véritable cauchemar."
Cette analyse a connu un début de vérification avec le récent mouvement des "Indignés". Alors que les manifestants de Tunis ou du Caire arboraient le drapeau national comme emblème de leur lutte, les drapeaux nationaux étaient absents dans la plupart des grandes villes européennes à la fin du printemps dernier (en Espagne en particulier). Certes le mouvement des "Indignés" est encore fortement imprégné d'illusions démocratiques mais il a le mérite de mettre en évidence que tout État, même le plus "démocratique" et y compris étiqueté "de Gauche", est un ennemi féroce des exploités.
Comme on l'a vu plus haut, la capacité des organisations révolutionnaires à analyser correctement la situation historique dans laquelle elles se trouvent, de même que de savoir remettre en cause éventuellement des analyses qui ont été infirmées par la réalité des faits, conditionne la qualité, dans sa forme comme dans son contenu, de leur intervention au sein de la classe ouvrière, c'est-à-dire, en fin de compte, de leur capacité d'être à la hauteur de la responsabilité pour laquelle cette dernière les a fait surgir.
Le 19e congrès du CCI, sur la base de l'examen de la crise économique, des terribles attaques que celle-ci va entraîner contre la classe ouvrière et sur la base des premières réponses de celle-ci à ces attaques, a considéré que nous entrions dans une période de développement des luttes prolétariennes bien plus intenses et massives que dans la période qui va de 2003 à aujourd'hui. Dans ce domaine, encore plus peut-être que dans celui de l'évolution de la crise qui le détermine grandement, il est difficile de faire des prévisions à court terme. Il serait illusoire d'essayer de chercher où et quand les prochains combats de classe importants vont se déployer. Ce qu'il importe de faire, en revanche, c'est de dégager une tendance générale et d'être particulièrement vigilant face à l'évolution de la situation afin de pouvoir réagir rapidement et de façon appropriée quand celle-ci le requiert tant du point de vue des prises de position que de l'intervention directe dans les luttes.
Le 19e congrès a estimé que le bilan de l'intervention du CCI depuis le précédent congrès était indiscutablement positif. Chaque fois que c'était nécessaire, et souvent de façon très rapide, des prises de position ont été publiées en de nombreuses langues sur notre site Internet et dans notre presse papier territoriale. Dans la mesure de nos très faibles forces, celle-ci a été diffusée largement dans les manifestations qui ont accompagné les mouvements sociaux qu'on a connus dans la période passée, notamment lors du mouvement contre la réforme des retraites à l'automne 2010 en France ou lors des mobilisations de la jeunesse scolarisée contre les attaques ciblant particulièrement les étudiants issus de la classe ouvrière (comme l'augmentation considérable des droits d'inscription dans les universités britanniques à la fin 2010). Parallèlement, le CCI a tenu des réunions publiques dans de nombreux pays et sur plusieurs continents traitant des mouvements sociaux en cours. De même, les militants du CCI sont intervenus, chaque fois que c'était possible, dans les assemblées, comités de lutte, cercles de discussion, forums Internet pour soutenir les positions et analyses de l'organisation et participer au débat international que ces mouvements avaient suscité.
Ce bilan n'est nullement un affichage destiné à consoler les militants ou à bluffer ceux qui liront cet article. Il peut être vérifié, et contesté, par tous ceux qui ont suivi les activités de notre organisation puisqu'il concerne, par définition, des activités publiques.
De même, le congrès a tiré un bilan positif de notre intervention en direction des éléments et groupes qui défendent des positions communistes ou qui s'approchent de ces positions.
En effet, la perspective d'un développement significatif des luttes ouvrières porte avec elle celle du surgissement de minorités révolutionnaires. Avant même que le prolétariat mondial ne se soit engagé dans des luttes massives, on a pu constater (comme cela a déjà été relevé dans la résolution adoptée par le 17e congrès3) qu'un tel surgissement commençait à se dessiner, notamment du fait que, depuis 2003, la classe ouvrière avait commencé à surmonter le recul qu'elle avait subi suite à l'effondrement du bloc dit "socialiste" en 1989 et des formidables campagnes sur "la fin du communisme", voire "la fin de la lutte de classe". Depuis, même si de façon encore timide, cette tendance s'est confirmée ce qui a conduit à l'établissement de contacts et discussions avec des éléments et groupes dans un nombre significatif de pays. "Ce phénomène de développement des contacts concerne aussi bien des pays où le CCI n'a pas de section que d'autres où il est déjà présent. Cependant l'afflux des contacts n'est pas immédiatement palpable au niveau de chaque pays où existe le CCI, loin s'en faut. On peut même dire que ses manifestations les plus franches sont encore réservées à une minorité de sections du CCI." (Présentation au congrès du rapport sur les contacts)
En fait, bien souvent, les nouveaux contacts de notre organisation sont apparus dans des pays où il n'existe pas (ou pas encore) de section de celle-ci. C'est ce qu'on a pu constater par exemple lors de la conférence "panaméricaine" qui s'est tenue en novembre 2010 et où étaient présents, outre Opop et d'autres camarades du Brésil, des camarades du Pérou, de Saint-Domingue et d'Équateur.4 Du fait du développement du milieu de contacts, "notre intervention en direction [de ces derniers] a connu une accélération très importante, nécessitant un investissement militant et financier comme jamais notre organisation n'en avait effectué pour ce type d'activité, permettant ainsi que puissent avoir lieu les rencontres et discussions les plus nombreuses et riches de toute notre existence" (Rapport sur les contacts présenté au congrès).
Ce rapport "met l'accent sur des nouveautés de la situation concernant les contacts, en particulier notre collaboration avec des anarchistes. Nous avons réussi, en certaines occasions, à faire cause commune dans la lutte avec des éléments ou groupes qui se trouvent dans le même camp que nous, celui de l'internationalisme." (Présentation du rapport au congrès) Cette collaboration avec des éléments et groupes se réclamant de l'anarchisme a suscité au sein de notre organisation de nombreuses et riches discussions qui nous ont permis de mieux connaître les différentes facettes de ce courant et en particulier de mieux comprendre toute l'hétérogénéité existant en sont son sein (depuis de purs gauchistes prêts à soutenir toutes sortes de mouvements ou idéologies bourgeoises, tel le nationalisme jusqu'à des éléments clairement prolétarien et d'un internationalisme irréprochable).
"Une autre nouveauté, c'est notre collaboration, à Paris, avec des éléments se réclamant du trotskisme (…) Pour l'essentiel, ces éléments (…) étaient très actifs [lors de la mobilisation contre la réforme des retraites] dans le sens de favoriser la prise en charge par la classe ouvrière de ses propres luttes, en dehors du cadre syndical et que, également, ils favorisaient le développement de la discussion au sein de celle-ci, tout comme le CCI aurait pu le faire. Nous avions, de ce fait toutes les raisons de nous associer à leur effort. Que leur attitude entre en contradiction avec la pratique classique du trotskisme, c'est tant mieux." (Présentation du rapport))
Ainsi, le congrès a pu tirer également un bilan positif de la politique de notre organisation en direction des éléments qui défendent les positions révolutionnaires ou s'en approchent. C'est là une partie très importante de notre intervention en direction de la classe ouvrière, celle qui participe à la future constitution d'un parti révolutionnaire indispensable pour le triomphe de la révolution communiste.5
Toute discussion sur les activités d'une organisation révolutionnaire doit se pencher sur le bilan de son fonctionnement. Et c'est dans ce domaine que le congrès, sur base de différents rapports, a constaté les plus grandes faiblesses dans notre organisation. Nous avons déjà traité publiquement, dans notre presse ou même dans des réunions publiques, des difficultés organisationnelles qu'a pu rencontrer le CCI par le passé. Ce n'est nullement de l'exhibitionnisme mais une pratique classique du mouvement ouvrier. Le congrès s'est longuement penché sur ces difficultés et en particulier sur l'état souvent dégradé du tissu organisationnel et du travail collectif qui pèse sur un certain nombre de sections. Nous ne pensons pas que le CCI connaisse aujourd'hui une crise comme cela a été le cas en 1981, 1993 ou 2001. En 1981, nous avions assisté à l'abandon par une partie significative de l'organisation des principes politiques et organisationnels sur lesquels elle avait été fondée, ce qui avait entraîné des convulsions très sérieuses et notamment la perte de la moitié de notre section en Grande-Bretagne. En 1993 et en 2001, le CCI avait dû affronter des difficultés de type clanique qui avaient entraîné le rejet de la loyauté organisationnelle et de nouveaux départs de militants (notamment des membres de la section de Paris en 1995 et des membres de l'organe central en 2001) 6. Parmi les causes de ces deux dernières crises, le CCI a identifié le poids des conséquences de l'effondrement du bloc "socialiste" qui a provoqué un recul très important de la conscience au sein du prolétariat mondial et, plus généralement, de la décomposition sociale qui affecte aujourd'hui le société capitaliste moribonde. Les causes des difficultés actuelles sont en partie du même ordre mais elles n'entraînent pas de phénomènes de perte de conviction ou de déloyauté. Tous les militants des sections où ces difficultés se manifestent sont fermement convaincus de la validité du combat mené par le CCI, sont totalement loyaux envers celle-ci et continuent à manifester leur dévouement à son égard. Alors que le CCI a dû faire face à la période la plus sombre connue par la classe ouvrière depuis la fin de la contre-révolution marquée avec éclat par le mouvement de Mai 1968 en France, celle d'un recul général de sa conscience et de sa combativité à partir du début des années 1990, ces militants sont restés "fidèles au poste". Bien souvent, ces camarades se connaissent et militent ensemble depuis plus de trente ans. Il existe souvent entre eux, de ce fait, des liens d'amitié et de confiance solides. Mais les petits défauts, les petites faiblesses, les différences de caractère que chacun doit pouvoir accepter chez les autres ont souvent conduit au développement de tensions ou d'une difficulté croissante à travailler ensemble pendant des dizaines d'années au sein de petites sections qui n'ont pas été irriguées par le "sang neuf" de nouveaux militants du fait, justement, du recul général subi par la classe ouvrière. Aujourd'hui, ce "sang neuf" commence à alimenter certaines sections du CCI mais il est clair que les nouveaux membres de celui-ci ne pourront être correctement intégrés en son sein que si son tissu organisationnel s'améliore. Le congrès a discuté avec beaucoup de franchise de ces difficultés ce qui a conduit certains des groupes invités à lui faire part également de leurs propres difficultés organisationnelles. Cependant, il n'a pas apporté de "solution miracle" à ces difficultés qui avaient déjà été constatées lors des précédents congrès. La résolution d'activités qu'il a adoptée rappelle la démarche déjà adoptée par l'organisation et appelle l'ensemble des militants et sections à la prendre en charge de façon plus systématique :
"Depuis 2001, le CCI s'est engagé dans un projet théorique ambitieux qui a été conçu, entre autres choses, pour expliquer et développer ce qu'est le militantisme communiste (et donc l'esprit de parti). Il a fallu faire preuve d'un effort de création pour comprendre au niveau le plus profond :
- les racines de la solidarité et de la confiance prolétariennes,
- la morale et la dimension éthique du marxisme,
- la démocratie et le démocratisme et leur hostilité à l'égard du militantisme communiste,
- la psychologie et l'anthropologie et leur rapport au projet communiste,
- le centralisme et le travail collectif,
- la culture du débat prolétarien,
- le marxisme et la science.
En bref, le CCI s'est engagé dans un effort pour rétablir une meilleure compréhension de la dimension humaine de l'objectif communiste et de l'organisation communiste, pour redécouvrir l'ampleur de la vision du militantisme qui a été presque perdue au cours de la contre-révolution et donc pour se prémunir contre la réapparition des cercles, des clans qui se développent dans une atmosphère d'ignorance ou de déni de ces questions plus générales d'organisation et de militantisme." (Point 10)
"La réalisation des principes unitaires de l'organisation – le travail collectif – requiert le développement de toutes les qualités humaines en lien avec l'effort théorique pour appréhender le militantisme communiste de façon positive auquel nous nous référons dans le point 10. Cela signifie que le respect mutuel, la solidarité, les réflexes de coopération, un esprit chaleureux de compréhension et de sympathie pour les autres, les liens sociaux et la générosité doivent se développer." (Point 15)
Une des insistances des discussions et de la résolution adoptée par le congrès porte sur la nécessité d'approfondir les aspects théoriques des questions auxquelles nous sommes confrontés. C'est pour cela que, comme pour les précédents congrès, celui-ci a consacré un point de son ordre du jour à une question théorique : "Marxisme et science" qui va donner lieu, comme nous l'avons fait pour la plupart des autres questions théoriques discutées en notre sein, à la publication d'un ou plusieurs documents. Nous n'allons pas de ce fait rapporter ici les éléments abordés dans la discussion, laquelle faisait suite à de nombreuses discussions qui s'étaient tenues auparavant au sein des sections. Ce qu'il nous faut signaler c'est la grande satisfaction qu'ont retiré les délégations de cette discussion, une satisfaction qui devait beaucoup aux contributions d'un scientifique, Chris Knight 7, que nous avons avions invité à participer à une partie du congrès. Ce n'était pas la première fois que le CCI invitait un scientifique à son congrès. Il y a deux ans, Jean-Louis Dessalles était venu nous présenter ses réflexions sur l'origine du langage, ce qui avait provoqué des discussions très animées et intéressantes. 8 Avant toute chose, nous voulons remercier Chris Knight d'avoir accepté notre invitation et nous tenons à saluer la qualité de ses interventions ainsi que leur caractère très vivant et accessible par des non spécialistes comme le sont la plupart des militants du CCI. Chris Knight est intervenu à trois reprises 9. Il a pris la parole dans le débat général et tous les participants ont été impressionnés non seulement par la qualité de ses arguments mais aussi par la remarquable discipline dont il a fait preuve, respectant strictement le temps de parole et le cadre du débat (discipline qu'on souvent du mal à respecter beaucoup de membres du CCI). Il a ensuite présenté, de façon très imagée, un résumé de sa théorie sur l'origine de la civilisation et du langage humain, évoquant la première des "révolutions" connues par l'humanité, dans laquelle les femmes ont joué un rôle moteur (idée qu'il reprend d'Engels), révolution qui a été suivie de plusieurs autres, permettant à chaque fois à la société de progresser. Il inscrit la révolution communiste comme point culminant de cette série de révolutions et estime que, comme les précédentes, l'humanité dispose des moyens pour la réussir.
La troisième intervention de Chris Knight a consisté en un salut très sympathique qu'il a dressé à notre congrès.
A la suite du congrès, l'ensemble des délégations a estimé que la discussion sur "Marxisme et Science", et la participation de Chris Knight au sein de celle-ci, avaient constitué un des moments les plus intéressants et satisfaisants du congrès, un moment qui encourage l'ensemble des sections à poursuivre et approfondir l'intérêt pour les questions théoriques.
Avant de passer à la conclusion de cet article, nous devons signaler que les participants au 19e congrès du CCI (délégations, groupes et camarades invités), qui s'est tenu 140 ans, presque jour pour jour, après la semaine sanglante qui a mis fin à la Commune de Paris, et à proximité de cet événement, a tenu à saluer la mémoire des combattants de cette première tentative révolutionnaire du prolétariat.10
Nous ne tirons pas un bilan triomphaliste du 19e congrès du CCI, notamment du fait que ce congrès a pu prendre la mesure des difficultés organisationnelles que rencontre notre organisation, des difficultés qu'elle devra surmonter si elle veut continuer à être présente aux rendez-vous que l'histoire donne aux organisations révolutionnaires. C'est donc un combat long et difficile qui attend notre organisation. Mais cette perspective n'est pas faite pour nous décourager. Après tout, le combat de l'ensemble de la classe ouvrière lui aussi est long et difficile, semé d'embûches et de défaites. Ce que cette perspective doit inspirer aux militants, c'est la ferme volonté de mener ce combat. Après tout, une des caractéristiques fondamentales de tout militant communiste c'est d'être un combattant.
CCI (31/07/2011)
2 Voire à ce sujet les Revues internationales n° 133, 135, 136, 138 et 141.
3 "Aujourd'hui, comme en 1968, la reprise des combats de classe s'accompagne d'une réflexion en profondeur dont l'apparition de nouveaux éléments se tournant vers les positions de la Gauche communiste constitue la pointe émergée de l'iceberg" (point 17)
4 Voir à ce sujet notre article "5ª Conferencia Panamericana de la Corriente Comunista Internacional - Un paso importante hacia la unidad de la clase obrera". https://es.internationalism.org/RM120-panamericana [26].
5 Le congrès a discuté et repris à son compte une critique contenue dans le rapport sur les contacts concernant la formulation suivante contenue dans la résolution sur la situation internationale du 16e congrès du CCI : "le CCI constitue déjà le squelette du futur parti". En effet, "Il n'est pas possible de définir dès à présent la forme que prendra la participation organisationnelle du CCI à la formation du futur parti puisque cela dépendra de l'état général et de la configuration du nouveau milieu mais aussi de notre propre organisation." Cela dit, le CCI a la responsabilité de maintenir vivant et d'enrichir le patrimoine qu'il a hérité de la Gauche communiste afin d'en faire bénéficier les générations actuelles et futures de révolutionnaires, et donc le futur parti. En d'autres termes, il a la responsabilité de participer à remplir la fonction de pont entre la vague révolutionnaire des années 1917-23 et la future vague révolutionnaire.
6 Ces éléments qui rejettent leur loyauté envers l'organisation sont souvent entraînées dans une démarche que nous avons qualifiée de "parasitaire" : tout en prétendant continuer à défendre les "véritables positions de l'organisation", ils consacrent l'essentiel de leurs efforts à la dénigrer et à essayer de la discréditer. Nous avons consacré un document au phénomène du parasitisme politique (Voir "Construction de l'organisation des révolutionnaires : thèses sur le parasitisme" dans la Revue Internationale 94). Il faut noter que certains camarades du CCI, tout en constatant ce type de comportements et en revendiquant la nécessité de défendre fermement l'organisation contre eux, ne partagent pas cette analyse du parasitisme, désaccord qui s'est exprimé au congrès.
7 Chris Knight est un universitaire britannique qui a enseigné l'anthropologie jusqu'en 2009 au London East College. Il est l'auteur, notamment, de Blood Relations, Menstruation and the Origins of Culture dont nous avons rendu compte sur notre site Internet en langue anglaise (https://en.internationalism.org/2008/10/Chris-Knight [27]) et qui s'appuie de façon très fidèle sur la théorie de l'évolution de Darwin ainsi que sur les travaux de Marx et surtout Engels (notamment, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État). Il se dit 100% "marxiste" en anthropologie. Par ailleurs, c'est un militant politique animant le groupe Radical Anthropology dont un des principaux modes d'intervention est l'organisation de représentations de théâtre de rue dénonçant et ridiculisant les institutions capitalistes Il a été exclu de l'Université pour avoir organisé des manifestations contre la tenue du G20 à Londres en mars 2009. Il était notamment accusé "d'appel au meurtre" pour avoir pendu en effigie des banquiers et avoir arboré une pancarte disant "Eat the banquers" ("Mangez les banquiers"). Nous ne partageons pas un certain nombre des positions politiques ni des modes d'action de Chris Knight mais, pour avoir discuté avec lui depuis un certain temps, nous tenons à affirmer notre conviction de sa totale sincérité, de son réel dévouement à la cause de l'émancipation du prolétariat et de sa farouche conviction que la science et la connaissance sont des armes fondamentales de celle-ci. Nous voulons, en ce sens, lui apporter notre chaleureuse solidarité face aux mesures de répression dont il a été l'objet (licenciement, arrestation).
8 Voir notre article sur le 18e congrès du CCI dans la Revue Internationale 138.
9 Nous publierons sur notre site Internet des extraits des interventions de Chris Knight.
10 Les participants au 19e congrès du CCI dédient ce congrès à la mémoire des combattants de la Commune de Paris qui sont tombés, il a exactement 140 ans, face à la bourgeoisie déchaînée qui leur a fait payer leur volonté de partir à "l'assaut du ciel".
En mai 1871, pour la première fois de l'Histoire, le prolétariat a fait trembler la classe dominante. C'est cette peur de la bourgeoisie face au fossoyeur du capitalisme qui explique la furie et la barbarie de la répression sanglante des insurgés de la Commune.
L'expérience de la Commune de Paris a apporté des leçons fondamentales aux générations suivantes de la classe ouvrière. Des leçons qui lui ont permis de s'engager dans la révolution russe en 1917.
Les combattants de la Commune de Paris, tombés sous la mitraille du Capital, n'auront pas donné leur sang pour rien si, dans ses combats futurs, la classe ouvrière est capable de s'inspirer de l'exemple de la Commune pour renverser le capitalisme.
"Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré a jamais comme le glorieux fourrier d'une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l'histoire les a déjà cloués au pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n'arriveront pas à les en libérer." (Karl Marx, La guerre civile en France)
Il n'y a pas eu de réelle reprise du capitalisme mondial après la dévastation de la Première Guerre mondiale. La plupart des économies d'Europe stagnaient, incapables de résoudre les problèmes posés par la rupture opérée par la guerre et la révolution, par des usines obsolètes et le chômage massif. La situation difficile de l'économie britannique, qui avait été la plus puissante, est typique de la situation lorsqu'en 1926 elle recourt à des réductions de salaire pour tenter vainement de reconstituer son avantage concurrentiel sur le marché mondial. Il en résulte la grève de dix jours en solidarité avec les mineurs dont les salaires et les conditions de vie étaient la cible centrale de l'attaque. Le seul vrai boom eu lieu aux États-Unis, qui ont bénéficié à la fois des difficultés de leurs anciens rivaux et du développement accéléré de la production en série symbolisée par les chaînes de montage de Détroit qui produisaient la Ford T. Le couronnement de l'Amérique comme première puissance économique mondiale a également permis de sortir l'économie allemande du marasme grâce à l'injection de prêts massifs. Mais tout le vacarme des "rugissantes années 20" [1] aux États-Unis et dans quelques autres endroits ne pouvait cacher le fait que cette relance n'était fondée sur aucune extension substantielle du marché mondial, contrairement à la croissance massive qui avait eu lieu durant les dernières décennies du 19ème siècle. Le boom, déjà en grande partie alimenté par la spéculation et les créances irrécouvrables, préparait le terrain pour la crise de surproduction qui a éclaté en 1929 et rapidement englouti l'économie mondiale, l'ensevelissant dans la dépression la plus profonde jamais connue (voir le premier article de cette série, dans la Revue internationale n° 132).
Ce n'était pas un retour au cycle "expansion – récession" du 19ème siècle, mais une maladie entièrement nouvelle : la première crise économique majeure d'une nouvelle ère de la vie du capitalisme. C'était une confirmation de ce que la grande majorité des révolutionnaires avait conclu en réponse à la guerre de 1914 : le mode de production bourgeois était devenu obsolète, un système décadent. La Grande Dépression des années 1930 a été interprétée par presque toutes les expressions politiques de la classe ouvrière comme une nouvelle confirmation de ce diagnostic. A celle-ci contribua de façon non négligeable le fait que pendant les années précédentes, il était devenu de plus en plus évident qu'il n'y aurait aucune récupération économique spontanée et que la crise poussait de plus en plus le système vers un deuxième partage impérialiste du monde.
Mais cette nouvelle crise n'a pas provoqué une nouvelle vague de luttes révolutionnaires, malgré des mouvements de classe importants qui eurent lieu dans un certain nombre de pays. La classe ouvrière avait souffert une défaite historique suite à l'écrasement des tentatives révolutionnaires en Allemagne, Hongrie, Italie et ailleurs, et à la mort atroce de la révolution en Russie. Avec le triomphe du stalinisme dans les partis communistes, les courants révolutionnaires qui survécurent avaient été réduits à de petites minorités luttant pour clarifier les raisons de cette défaite et incapables d'exercer une influence significative quelconque dans la classe ouvrière. Néanmoins, la compréhension de la trajectoire historique de la crise du capitalisme était un élément crucial qui a guidé ces groupes au cours de cette période sombre.
Le courant d'Opposition de gauche autour de Trotsky, regroupé au sein d'une nouvelle Quatrième Internationale, a édité son programme en 1938, avec le titre L'agonie du capitalisme et les tâches de la 4ème Internationale. En continuité avec la Troisième Internationale, il affirmait que le capitalisme était entré dans une décadence irrémédiable. "La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître (…) Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore "mûres" pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution ne sont pas seulement mûre ; elles ont même commencé à pourrir". (Programme de transition. https://www.cps-presse.com/archives/prg-tr/prgtrans.htm [29]). Ce n'est pas le lieu ici d'une critique détaillée du Programme de transition, nom sous lequel ce texte s'est fait connaître. En dépit de son point de départ marxiste, il présente une vision des rapports entre les conditions objectives et subjectives qui tombe à la fois dans le matérialisme vulgaire et l'idéalisme : d'une part, il tend à présenter la décadence du système comme un arrêt absolu du développement des forces productives ; de l'autre, il considère qu'une fois cette impasse objective atteinte, il ne manque qu'une direction politique correcte au prolétariat pour transformer la crise en révolution,. L'introduction du document déclare ainsi que "La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire". D'où la tentative volontariste de former une nouvelle Internationale dans une période de contre-révolution. En effet, pour Trotsky, la défaite du prolétariat constitue précisément ce qui rend nécessaire la proclamation de la nouvelle Internationale : "Des sceptiques demandent : mais le moment est-il venu de créer une nouvelle Internationale ? Il est impossible, disent-ils, de créer une Internationale "artificiellement" ; seuls, de grands événements peuvent la faire surgir, etc. (…) La IVème Internationale est déjà surgie de grands événements : les plus grandes défaites du prolétariat dans l’Histoire". En ratiocinant de la sorte, le niveau réel de la conscience de classe du prolétariat et sa capacité à s'affirmer comme force indépendante sont plus ou moins relégués à un rôle marginal. Cette démarche n'est pas sans lien avec la teneur semi-réformiste et capitaliste d'État de beaucoup des revendications transitoires contenues dans le programme, puisqu'elles ne sont pas tant vues comme de réelles solutions à l'étranglement des forces productives mais, plutôt, comme des moyens sophistiqués pour arracher le prolétariat à la prison de sa direction corrompue du moment, et le guider vers la bonne direction politique. Le programme de transition est ainsi établi sur une séparation totale entre l'analyse de la décadence du capitalisme et ses conséquences programmatiques.
Les anarchistes ont souvent été en désaccord avec les marxistes sur l'insistance de ces derniers pour baser les perspectives de la révolution sur les conditions objectives atteintes par le développement capitaliste. Au 19ème siècle, l'époque du capitalisme ascendant, des anarchistes comme Bakounine défendaient l'idée que le soulèvement des masses était possible à tout moment et accusaient les marxistes de remettre la lutte révolutionnaire à un avenir lointain. En conséquence, pendant la période qui suivit la Première Guerre mondiale, il y eut peu de tentatives de la part des courants anarchistes pour tirer les conséquences de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence puisque, pour bon nombre d'entre eux, rien n'avait réellement changé. Néanmoins, l'ampleur de la crise économique des années 1930 a convaincu certains de ses meilleurs éléments que le capitalisme avait en effet atteint son époque de déclin. L'anarchiste russe exilé Maximoff, dans Mon credo social, édité en 1933, affirme que "ce processus de déclin a commencé immédiatement après la Première Guerre mondiale, et il a pris la forme de crises économiques de plus en plus importantes et aigües qui, durant ces dernières années, ont éclaté simultanément dans les pays vainqueurs et vaincus. Au moment d'écrire ce texte (1933-1934), une véritable crise mondiale du système capitaliste touche presque tous les pays. Sa nature prolongée et sa portée universelle ne peuvent nullement être expliquées par la théorie de crises politiques périodiques" [2]. Il poursuit en montrant comment les efforts du capitalisme pour sortir de la crise par des mesures protectionnistes, des réductions de salaire ou la planification étatique ne font qu'approfondir les contradictions du système : "le capitalisme, qui a donné naissance à un nouveau fléau social, ne peut se débarrasser de sa propre progéniture maléfique sans se tuer lui-même. Le développement logique de cette tendance doit inévitablement aboutir au dilemme suivant : soit une désintégration complète de la société, soit l'abolition du capitalisme et la création d'un nouveau système social plus progressiste. Il n'existe aucune autre alternative. La forme moderne d'organisation sociale a suivi son cours et prouve, aujourd'hui même, qu'elle constitue à la fois un obstacle au progrès de l'humanité et un facteur de délabrement social. Ce système dépassé doit donc être relégué au musée des reliques de l'évolution sociale" (Ibid). Il est vrai que Maximoff sonne très marxiste dans ce texte, de même lorsqu'il avance que l'incapacité du capitalisme à s'étendre empêchera que la crise puisse se résoudre de la même manière qu'autrefois : "Dans le passé, le capitalisme aurait évité la crise mortelle au moyen des marchés coloniaux et de ceux des nations agraires. De nos jours, la plupart des colonies elles-mêmes concurrencent les pays métropolitains sur le marché mondial, alors que les terres agraires sont en cours d'industrialisation intensive" (Ibid). On rencontre la même clarté concernant les caractéristiques de la nouvelle période dans les écrits du groupe britannique Fédération Communiste Anti-Parlementaire (APCF), chez qui l'influence des marxistes de la Gauche communiste germano-hollandaise a été beaucoup plus directe [3].
Ce n'était pas un hasard : c'est la Gauche communiste qui a été la plus rigoureuse dans l'analyse de la signification historique de la dépression économique en tant qu'expression de la décadence du capitalisme et dans les tentatives d'identifier les racines de la crise au moyen de la théorie marxiste de l'accumulation. Les fractions italienne et belge de la Gauche communiste en particulier ont toujours fondé leurs positions programmatiques sur la reconnaissance du fait que la crise du capitalisme était historique et pas seulement cyclique : par exemple le rejet des luttes nationales et des revendications démocratiques, qui a clairement distingué ce courant du trotskisme, se basait non sur un sectarisme abstrait mais sur le fait que le changement des conditions du capitalisme mondial avait rendu obsolètes ces aspects du programme du prolétariat. Cette recherche d'une cohérence a incité les camarades de la Gauche italienne et belge à se lancer dans une étude approfondie de la dynamique interne de la crise capitaliste. Inspirée également par la traduction récente en français de L'accumulation du capital de Rosa Luxemburg, cette étude a donné naissance aux articles signés Mitchell, "Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant", publiés en 1934 dans les numéros 10 et 11 de Bilan (republiés dans les numéros 102 et 103 de la Revue internationale).
Les articles de Mitchell retournent à Marx et examinent la nature de la valeur et de la marchandise, le processus de l'exploitation du travail et les contradictions fondamentales du système capitaliste qui résident dans la production de la plus-value elle-même. Pour Mitchell, il y avait une claire continuité entre Marx et Rosa Luxemburg à travers la reconnaissance de l'impossibilité que l'intégralité de la plus-value soit réalisée au moyen de la consommation des travailleurs et des capitalistes. Concernant les schémas de la reproduction de Marx, qui sont au cœur de la polémique qui éclate avec le livre de Rosa Luxemburg, Mitchell dit ceci :
" … si Marx, dans ses schémas de la reproduction élargie, a émis cette hypothèse d'une société entièrement capitaliste où ne s'opposeraient que des capitalistes et des prolétaires c'est, nous semble-t-il, afin de pouvoir précisément faire la démonstration de l'absurdité d'une production capitaliste s'équilibrant et s'harmonisant un jour avec les besoins de l'humanité. Cela signifierait que la plus-value accumulable, grâce à l'élargissement de la production, pourrait se réaliser directement d'une part par 1'achat de nouveaux moyens de production nécessaires, d'autre part par la demande des ouvriers supplémentaires (où les trouver d'ailleurs ?) et que les capitalistes, de loups se seraient transformés en pacifiques progressistes.
Marx, s'il avait pu poursuivre le développement de ses schémas, aurait abouti à cette conclusion opposée qu'un marché capitaliste qui ne serait plus extensible par l'incorporation de milieux non capitalistes, qu'une production entièrement capitaliste - ce qui historiquement est impossible - signifierait l'arrêt du processus de l'accumulation et la fin du capitalisme lui-même. Par conséquent, présenter les schémas (comme l'ont fait certains "marxistes") comme étant l'image d'une production capitaliste pouvant se dérouler sans déséquilibre, sans surproduction, sans crises, c'est falsifier sciemment la théorie marxiste". (Bilan n° 10)
Mais le texte de Mitchell ne reste pas au niveau abstrait. Il nous présente les phases principales de l'ascendance et du déclin de l'ensemble du système capitaliste, depuis les crises cycliques du 19ème siècle, où il essaye de mettre en évidence l'interaction entre le problème de la réalisation et la tendance à la baisse du taux de profit, le développement de l'impérialisme et du monopole et la fin du cycle des guerres nationales après les années 1870. Tout en mettant l'accent sur le rôle croissant du capital financier, il critique la tendance de Boukharine à voir l'impérialisme comme un produit du capital financier plutôt que comme une réponse du capital à ses contradictions internes. Il analyse la chasse aux colonies et la concurrence croissante entre les principales puissances impérialistes comme étant les facteurs immédiats de la Première Guerre mondiale, qui marque l'entrée du système dans sa crise de sénilité. Il identifie alors certaines des caractéristiques principales du mode de vie du capitalisme dans cette nouvelle période : le recours croissant à la dette et au capital fictif, l'interférence massive de l'État dans la vie économique, dont le fascisme est une expression typique mais qui est significative de la tendance plus générale au divorce croissant entre l'argent et la valeur réelle symbolisé par l'abandon de l'étalon or. La récupération de courte durée effectuée par le capitalisme après la Première Guerre mondiale est expliquée par certains facteurs : la destruction de capital surabondant ; la demande produite par la nécessité de reconstruire les économies ruinées ; la position unique des États-Unis comme nouvelle locomotive de l'économie mondiale ; mais, surtout, la "prospérité fictive" créée par le crédit : cette croissance d'après-guerre n'était pas basée sur une véritable expansion du marché global et était donc très différente des reprises du 19ème siècle. Du même coup, la crise mondiale qui a éclaté en 1929 était différente des crises cycliques du 19ème siècle : pas seulement en ce qui concerne son échelle mais en raison de sa nature insoluble, faisant qu'elle ne serait pas suivie automatiquement ou spontanément par un boom. Le capitalisme survivrait dorénavant en flouant de plus en plus ses propres lois : "En nous référant aux facteurs déterminants de la crise générale du capitalisme, nous pouvons comprendre pourquoi la crise mondiale ne peut être résorbée par 1'action "naturelle" des lois économiques capitalistes, pourquoi, au contraire, celles-ci sont vidées par le pouvoir conjugué du capital financier et de l'État capitaliste, comprimant toutes les manifestations d'intérêts capitalistes particuliers" (Bilan n° 11). Ainsi, si les manipulations de l'État permettaient un accroissement de la production, celui-ci a été consacré en grande partie au secteur militaire et aux préparatifs pour une nouvelle guerre. "De quelque côté qu'il se tourne, quelque moyen qu'il puisse utiliser pour se dégager de l'étreinte de la crise, le capitalisme est poussé irrésistiblement vers son destin, à la guerre. Où et comment elle surgira est impossible à déterminer aujourd'hui. Ce qu'il importe de savoir et d'affirmer, c'est qu'elle explosera en vue du partage de l'Asie et qu'elle sera mondiale" (ibid).
Sans entrer davantage dans l'analyse des forces et de certains points plus faibles de l'analyse de Mitchell [4], ce texte s'avère remarquable à tout point de vue, il constitue une première tentative de la part de la Gauche communiste de fournir une analyse cohérente, unifiée et historique du processus d'ascendance et de décadence du capitalisme.
Dans la tradition de la gauche germano-hollandaise, qui avait été sévèrement décimée par la répression contre-révolutionnaire en Allemagne même, l'analyse luxemburgiste constituait encore la référence pour un certain nombre de groupes. Mais il y existait également une tendance importante, orientée dans une autre direction, en particulier dans la Gauche hollandaise et dans le groupe autour de Paul Mattick aux États-Unis. En 1929, Henryk Grossman publiait un travail important sur la théorie des crises : La loi de l'accumulation et de l'effondrement du système capitaliste. Le Groep van Internationale Communisten (GIC) en Hollande avait qualifié ce travail de "remarquable" [5] et, en 1934, Paul Mattick publiait un résumé (et un développement) des idées de Grossman, intitulé "La crise permanente – l'interprétation par Henryk Grossman de la théorie de Marx de l'accumulation capitaliste", au sein du n° 2 du volume 1 de International Council Correspondence. Ce texte reconnaissait explicitement la valeur de la contribution de Grossman tout en la développant sur certains points. En dépit du fait que Grossman était sympathisant du KPD et d'autres partis staliniens, et malgré l'appréciation qu'il faisait de Mattick, le considérant comme politiquement sectaire [6], les deux hommes ont maintenu une correspondance pendant quelque temps, en grande partie autour des questions posées par le livre de Grossman.
Le livre de Grossman a donc été publié avant l'éclatement de la crise mondiale, mais il a certainement inspiré un certain nombre de révolutionnaires pour appliquer sa thèse à la réalité concrète de la Grande Dépression. Au cœur de son livre, Grossman insiste sur l'idée selon laquelle la théorie de l'effondrement du capitalisme est absolument centrale dans Le Capital de Marx, même si Marx ne pouvait pas en tirer les conséquences ultimes. Les révisionnistes du marxisme - Bernstein, Kautsky, Tugan Baranowski, Otto Bauer et d'autres - ont tous rejeté la notion d'effondrement du capitalisme, en toute cohérence avec leur politique réformiste. Pour Grossman, il était axiomatique que le socialisme ne surviendrait pas seulement parce que le capitalisme était un système immoral mais parce que son évolution historique elle-même devait le plonger dans des contradictions insurmontables, le transformant en entrave à la croissance des forces productives : "À un certain stade de son développement historique, le capitalisme ne parvient plus à susciter un nouveau développement des forces productives. À partir de ce moment, la chute du capitalisme devient économiquement inévitable. La véritable tâche que se fixait Marx dans Le Capital était de fournir une description précise de ce processus et d'en saisir les causes au moyen d'une analyse scientifique du capitalisme" (La loi de l'accumulation, édition abrégée en anglais - 1992, Pluto Press, p. 36. Notre traduction). D'autre part, "s'il n'existe pas une raison économique faisant que le capitalisme doit nécessairement échouer, alors le socialisme peut remplacer le capitalisme sur des bases qui n'ont rien d'économique mais qui sont purement politiques, psychologiques ou morales. Mais, dans ce cas, nous abandonnons le fondement matérialiste d'un argument scientifique en faveur de la nécessité du socialisme, nous abandonnons la déduction de cette nécessité à partir du mouvement économique" (ibid, p. 56).
Jusque-là, Grossman est en accord avec Luxemburg qui avait ouvert la voie en réaffirmant le rôle central de la notion d'effondrement et, sur ce point, il est à ses côtés contre les révisionnistes. Cependant, Grossman considérait que la théorie de Luxemburg sur la crise comportait de grandes faiblesses car elle était basée sur une mauvaise compréhension de la méthode que Marx avait cherché à développer dans son utilisation du schéma de la reproduction : "au lieu d'examiner le schéma de la reproduction de Marx dans le cadre de son système total et particulièrement de sa théorie de l'accumulation, au lieu de se demander quel rôle celui-ci joue méthodologiquement dans la structure de sa théorie, au lieu d'analyser le schéma de l'accumulation depuis son début jusqu'à sa conclusion finale, Luxemburg a été inconsciemment influencée par eux (les épigones révisionnistes). Elle en est arrivée à croire que les schémas de Marx permettent une accumulation illimitée" (ibid p125). En conséquence, argumentait-il, elle a déplacé le problème de la sphère principale de la production de la plus-value vers la sphère secondaire de la circulation. Grossman a réexaminé le schéma de la reproduction qu'Otto Bauer avait adapté de Marx dans sa critique de L'accumulation du capital [7]. Le but de Bauer était alors de réfuter la thèse de Luxemburg selon laquelle le capitalisme serait confronté à un problème insoluble dans la réalisation de la plus-value une fois qu'il aurait éliminé tous les marchés "extérieurs" à son mode de production. Pour Bauer, la croissance démographique du prolétariat était suffisante pour absorber toute la plus-value requise pour permettre l'accumulation. Il faut souligner que Grossman n'a pas commis l'erreur de considérer le schéma de Bauer comme une description réelle de l'accumulation capitaliste (contrairement à ce que dit Pannekoek, nous y reviendrons plus loin) : "Je montrerai que le schéma de Bauer reflète et ne peut refléter que le côté valeur du processus de reproduction. En ce sens, ce schéma ne peut pas décrire le processus réel de l'accumulation en termes de valeur et valeur d'usage. Deuxièmement, l'erreur de Bauer consiste en ceci qu'il suppose que le schéma de Marx est, d'une certaine manière, une illustration des processus réels dans le capitalisme, et oublie les simplifications qui l'accompagnent. Mais ces points faibles ne réduisent pas la valeur du schéma de Bauer" (ibid p. 69). L'intention de Grossman, lorsqu'il pousse le schéma de Bauer jusqu'à à sa conclusion "mathématique", est de montrer que, même sans problème de réalisation, le capitalisme se heurterait inévitablement à des barrières insurmontables. Prenant en considération l'augmentation de la composition organique du capital et la tendance à la baisse du taux de profit qui en résulte, l'élargissement global du capital aboutirait à un point où la masse absolue du profit serait insuffisante pour permettre davantage d'accumulation, et le système serait confronté à l'effondrement. Dans l'utilisation par Grossman, selon ses hypothèses, du schéma de Bauer, ce point est atteint au bout de 35 ans : à partir dece moment, "toute nouvelle accumulation de capital dans les conditions postulées serait tout à fait sans effet. Le capitaliste gaspillerait ses efforts à gérer un système productif dont les fruits sont entièrement absorbés par la part des travailleurs. Si cet état persistait, cela signifierait une destruction du mécanisme capitaliste, sa fin économique. Pour la classe des entrepreneurs, l'accumulation serait non seulement insignifiante, elle serait objectivement impossible parce que le capital sur-accumulé se trouverait inexploité, ne pourrait pas fonctionner, échouerait à rapporter du profit" (ibid, p. 76).
Ceci a amené certains critiques de Grossman à dire que celui-ci pensait pouvoir prévoir avec une certitude absolue le moment où le capitalisme deviendrait impossible. Cependant, cela n'a jamais été son but. Grossmann essayait simplement de se réapproprier la théorie de Marx de l'effondrement en expliquant pourquoi celui-ci avait considéré la tendance à la baisse du taux de profit comme la contradiction centrale dans le processus d'accumulation. "Cette baisse du taux de profit à l'étape de la suraccumulation est différente de la baisse de ce taux aux étapes précédentes de l'accumulation du capital. Un taux de profit en baisse est un symptôme permanent du progrès de l'accumulation au cours de ses différentes étapes mais, durant les premières étapes de l'accumulation, il va de pair avec une masse croissante de profit et une consommation capitaliste elle aussi en hausse. Au-delà de certaines limites cependant, la baisse du taux de profit s'accompagne d'une chute de la plus-value affectée à la consommation capitaliste et, bientôt, de la plus-value destinée à l'accumulation. "La baisse du taux de profit s'accompagnerait cette fois d'une diminution absolue de la masse du profit" [Marx, Le Capital, livre 3, 3e section, Conclusions, "Les contradictions internes de la loi", Bibliothèque de La Pléiade, tome 2, p. 1034]" (ibid pp. 76-77).
Pour Grossman, la crise ne survient pas, comme le soutenait Rosa Luxemburg, parce que le capitalisme est confronté à "trop" de plus-value, mais parce qu'au final trop peu de plus-value est extraite de l'exploitation des travailleurs pour réaliser davantage d'investissements rentables dans l'accumulation. Les crises de surproduction se produisent effectivement mais elles sont fondamentalement la conséquence de la suraccumulation du capital constant : "La surproduction des marchandises est une conséquence d'une valorisation insuffisante due à la suraccumulation. La crise n'est pas provoquée par une disproportion entre l'expansion de la production et l'insuffisance du pouvoir d'achat, c'est-à-dire par une pénurie de consommateurs. La crise intervient parce qu'aucune utilisation n'est faite du pouvoir d'achat qui existe. C'est parce que cela ne paie pas d'augmenter la production puisque l'échelle de la production ne modifie pas la quantité de plus-value disponible. Ainsi, d'une part, le pouvoir d'achat demeure inemployé, de l'autre, les marchandises produites demeurent invendues" (ibid p. 132).
Le livre de Grossman constitue un réel retour à Marx et il n'hésite pas à critiquer des marxistes éminents comme Lénine et Boukharine pour leur incapacité à analyser les crises ou les menées impérialistes du capitalisme comme des expressions de ses contradictions internes, se concentrant au lieu de cela sur des manifestations extérieures de ces dernières (dans le cas de Lénine, par exemple, l'existence des monopoles vue comme la cause de l'impérialisme). Dans l'introduction à son livre, Grossman explique la prémisse méthodologique qui sous-tend cette critique : "J'ai essayé de montrer comment les tendances empiriquement décelables de l'économie mondiale qui sont considérées comme définissant les caractéristiques de de la dernière étape du capitalisme (monopoles, exportation de capitaux, la lutte pour le partage des sources des matières premières, etc.) ne sont que des manifestations extérieures secondaires qui résultent de l'essence de l'accumulation capitaliste qui en constitue le fondement. A travers ce mécanisme interne, il est possible d'employer un seul principe, la loi marxiste de la valeur, pour expliquer clairement toutes les manifestations du capitalisme sans avoir besoin d'improviser une théorie spécifique, et également de faire la lumière sur son étape ultime - l'impérialisme. Je n'insiste pas sur le fait que c'est la seule manière de démontrer l'immense cohérence du système économique de Marx"
Poursuivant dans la même veine, Grossman se défend alors à l'avance de l'accusation "d'économisme pur" :
"Puisque, dans cette étude, je me limite délibérément à ne décrire que les fondements économiques de l'effondrement du capitalisme, laissez-moi dès à présent dissiper tout soupçon d'économisme. Il est inutile de gâcher du papier à propos du lien entre les sciences économiques et la politique ;il est évident que ce lien existe. Cependant, tandis que les marxistes ont énormément écrit sur la révolution politique, ils ont négligé de traiter théoriquement l'aspect économique de cette question et n'ont pas réussi à prendre en compte le contenu réel de la théorie de Marx de l'effondrement. Mon unique souci ici est de combler cette lacune de la tradition marxiste" (Ibid p. 32-33).
On doit garder cela à l'esprit quand on accuse Grossman de ne décrire la crise finale du système que par l'incapacité de l'appareil économique de continuer à fonctionner plus longtemps. Cependant, si on laisse de côté l'impression créée par plusieurs de ses formulations abstraites au sujet de l'effondrement capitaliste, il y a un problème plus fondamental dans la tentative de Grossman "de faire la lumière sur l'étape ultime (du capitalisme) - l'impérialisme"
À la différence de Mitchell, par exemple, il ne conçoit pas explicitement son travail comme étant destiné à clarifier les conclusions auxquelles la Troisième internationale avait abouti, à savoir que la Première Guerre mondiale avait ouvert l'époque de déclin du capitalisme, l'époque des guerres et des révolutions. Dans certains passages, par exemple, il reproche à Boukharine de considérer la guerre (mondiale) comme la preuve du fait que l'époque de l'effondrement est arrivée, il tend à réduire l'importance de la Guerre Mondiale comme expression indubitable de la sénilité du mode de production capitaliste. Il est vrai qu'il accepte que cela "pourrait très bien être le cas", et que son objection principale à l'argument de Boukharine est l'idée de ce dernier selon laquelle la guerre serait la cause du déclin et non son symptôme ; mais Grossman argumente également que "loin de constituer une menace pour le capitalisme, les guerres sont le moyen de prolonger son existence comme un tout. Les faits montrent précisément qu'après chaque guerre, le capitalisme connaît une nouvelle période de croissance" (ibid pp. 49-50). Ceci représente une sérieuse sous-estimation de la menace que la guerre capitaliste représente pour la survie de l'humanité et semble confirmer que, pour Grossman, la crise finale sera purement économique. En outre, bien que son travail témoigne d'un certain nombre d'efforts pour concrétiser son analyse – en mettant en évidence l'accroissement inévitable des tensions impérialistes provoquée par la tendance vers l'effondrement, son insistance sur l'inévitabilité d'une crise finale qui obligerait la classe ouvrière à renverser le système ne fait pas clairement apparaître si l'époque de la révolution prolétarienne est réellement déjà ouverte.
Par rapport à cette question, le texte de Mattick est plus explicite que le livre de Grossman puisqu'il appréhende la crise du capitalisme dans le contexte général du matérialisme historique et, ce faisant, au moyen du concept d'ascendance et de décadence des différents modes de production. Ainsi, le point de départ du document est l'affirmation selon laquelle "le capitalisme en tant que système économique a eu la mission de développer les forces productives de la société à un degré qu'aucun système précédent n'aurait été capable d'atteindre. Le moteur du développement des forces productives dans le capitalisme est la course pour le profit. Et pour cette raison même, ce processus ne peut se poursuivre qu'aussi longtemps qu'il est rentable. De ce point de vue, le capital devient une entrave au développement continu des forces productives dès lors que ce développement entre en conflit avec la nécessité du profit" (notre traduction). Mattick n'a aucun doute sur le fait que l'époque de la décadence capitaliste est arrivée et que nous sommes maintenant dans la phase de la crise permanente comme l'exprime le titre de son texte, quoiqu'il puisse y avoir des booms temporaires provoqués par des mesures destinées à enrayer le déclin, telles que l'augmentation de l'exploitation absolue. Ces booms temporaires "au sein de la crise mortelle", ne sont pas "une expression du développement mais du délabrement".A nouveau, peut-être plus clairement que Grossman, Mattick ne plaide pas pour un effondrement automatique une fois que le taux de profit aura diminué en-deçà d'un certain niveau : il montre la réaction du capitalisme à son impasse historique, consistant à augmenter l'exploitation de la classe ouvrière pour extraire les dernières gouttes de plus-value requises pour l'accumulation, et marchant à la guerre mondiale pour s'approprier les matières premières à meilleur marché, conquérir des marchés et annexer de nouvelles sources de force de travail. En même temps, il considère les guerres, tout comme la crise économique elle-même, comme "de gigantesques dévalorisations du capital constant à travers la destruction violente de valeur et de valeurs d'usage qui forment sa base matérielle". Ces deux facteurs conduisent à une augmentation de l'exploitation et, selon la vision de Mattick, la guerre mondiale provoquera une réaction de la classe ouvrière qui ouvrira la perspective de la révolution prolétarienne. Déjà, la Grande Dépression constitue "la plus grande crise dans l'histoire capitaliste" mais "c'est de l'action des travailleurs que dépend qu'elle soit la dernière pour le capitalisme, aussi bien que pour ceux-ci".
Le travail de Mattick se situe ainsi clairement dans la continuité des tentatives antérieures de l'Internationale communiste et de la Gauche communiste pour comprendre la décadence du système. Et tandis que Grossman avait déjà examiné les limites des contre-tendances à la baisse du taux de profit, Mattick a permis de rendre celles-ci plus concrètes à travers l'analyse du développement réel de la crise capitaliste mondiale pendant la période ouverte par le krach de 1929.
De notre point de vue, en dépit des concrétisations apportées par Mattick à la théorie de Grossman, des aspects de cette démarche générale demeurent abstraits. Nous sommes perplexes face à la vision de Grossman selon laquelle il n'y a "aucune trace chez Marx" d'un problème d'insuffisance du marché (La loi de l'accumulation, p. 128). Le problème de la réalisation ou de la "circulation" ne réside pas en dehors du processus d'accumulation mais en constitue une partie indispensable.De même, Grossman semble écarter le problème de la surproduction comme étant un simple sous-produit de la baisse du taux de profit et ignore les passages de Marx qui l'enracinent clairement au sein des relations fondamentales entre travail salarié et capital [8]. Alors qu' en analysant ces éléments, Luxemburg fournit un cadre cohérent pour comprendre pourquoi le triomphe même du capitalisme en tant que système global devait le propulser dans son ère de déclin, il est plus difficile de saisir à quel moment l'augmentation de la composition organique du capital atteint un niveau tel que les contre-tendances deviennent inefficaces et que le déclin commence. En effet, en incluant le commerce extérieur dans l'ensemble de ces contre-tendances, Mattick lui-même se rapproche un peu de Luxemburg quand il argumente que la transformation des colonies en pays capitalistes enlève cette option essentielle : "En transformant les pays importateurs de capitaux en pays exportateurs de capitaux, en accélérant leur développement industriel par une forte croissance locale, le commerce extérieur cesse de devenir une contre-tendance [à la baisse du taux de profit]. Alors que l'effet des contre-tendances est annulé, la tendance à l'effondrement capitaliste reste dominante. Nous avons alors la crise permanente, ou la crise mortelle du capitalisme. Le seul moyen qu'il reste pour permettre au capitalisme de continuer à exister est alors la paupérisation permanente, absolue et générale du prolétariat". À notre avis, nous avons là une indication du fait que le problème de la réalisation - la nécessité de l'extension permanente du marché global afin de compenser les contradictions internes du capital - ne peut pas être retiré de l'équation aussi facilement [9].
Cependant, le but de ce chapitre n'est pas de fouiller à nouveau dans les arguments en faveur ou contre la théorie de Luxemburg, mais de prouver que l'explication alternative de la crise contenue dans la théorie de Grossman-Mattick s'insère également entièrement dans une compréhension de la décadence du capitalisme. Il n'en est pas de même concernant la principale critique portée à la thèse de Grossman-Mattick au sein de la Gauche communiste pendant les années 1930, "La théorie de l'écroulement du capitalisme" de Pannekoek, texte édité pour la première fois dans Rätekorrespondenz en juin 1934 [10].
Pendant les années 1930, Pannekoek travaillait très étroitement avec le Groep van Internationale Communisten et son texte a, sans aucun doute, été écrit en réponse à la popularité croissante des théories de Grossman au sein du courant communiste de conseils : il mentionne le fait que cette théorie avait déjà été intégrée dans le manifeste du Parti Uni des Travailleurs de Mattick. Les paragraphes introductifs du texte expriment une préoccupation qui pouvait être parfaitement justifiée et avait en vue d'éviter les erreurs faites par un certain nombre de communistes allemands à l'heure de la vague révolutionnaire, quand l'idée de la "crise mortelle" était invoquée pour affirmer que le capitalisme avait déjà épuisé toutes les options et qu' une légère poussée seulement était nécessaire pour le renverser complètement, un point de vue qui s'associait souvent à des actions volontaristes et aventuristes. Cependant, comme nous l'avons écrit par ailleurs [11], la faille essentielle dans le raisonnement de ceux qui défendaient la notion de crise mortelle dans l'après-guerre ne résidait pas dans la notion même de crise catastrophique du capitalisme. Cette notion caractérise un processus qui peut durer des décennies et non un krach soudain qui viendrait de nulle part. Cette faille résidait dans l'amalgame de deux phénomènes distincts : la décadence historique du capitalisme comme mode de production et la crise économique conjoncturelle –quelle que soit sa profondeur- que le système peut connaître à un moment donné. Dans sa polémique contre l'idée d'un l'effondrement du capitalisme en tant que phénomène immédiat et ayant lieu à un niveau purement économique, Pannekoek est tombé dans le piège de rejeter complètement la notion de décadence du capitalisme, en cohérence avec d'autres positions auxquelles il adhérait à cette époque, comme la possibilité de révolutions bourgeoises dans les colonies et le "rôle bourgeois du bolchevisme" en Russie.
Pannekoek commence par critiquer la théorie de l'effondrement de Rosa Luxemburg. Il reprend des critiques classiques faites à ses théories selon lesquelles celles-ci sont basées sur un faux problème et que, mathématiquement parlant, les schémas de la reproduction de Marx ne présentent pas de problème de réalisation pour le capitalisme. Cependant, la cible principale du texte de Pannekoek est la théorie de Grossman.
Pannekoek reproche à Grossman deux aspects essentiels : le manque de concordance entre sa théorie des crises et celle de Marx ; la tendance à considérer la crise comme un facteur automatique de l'avènement du socialisme exigeant peu de la classe ouvrière en termes d'action consciente. Un certain nombre des critiques détaillées faites par Pannekoek à l'utilisation par Grossman des tables de Bauer souffre d'un point de départ défectueux, en ce sens qu'il accuse Grossman de prendre telles quelles les tables de Bauer. Nous avons montré que ceci est faux. Plus sérieuse est son accusation selon laquelle Grossman aurait mal compris, voire même consciemment réécrit Marx concernant la relation entre la baisse du taux de profit et l'augmentation de la masse du profit. Pannekoek insiste sur le fait que, puisqu'une augmentation de la masse du profit a toujours accompagné la baisse du taux de profit, Marx n'a jamais envisagé une situation où il y aurait une pénurie absolue de plus-value : "Marx parle d’une suraccumulation qui introduit la crise, d’un trop-plein de plus-value accumulée qui ne trouve pas où s’investir et pèse sur le profit ; l’écroulement de Grossmann provient d’une insuffisance de plus-value accumulée."
(https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_19340001.htm [30])
Il est difficile de suivre ces critiques : il n'est pas contradictoire de parler, d'une part, de suraccumulation et, d'autre part, d'une pénurie de plus-value : la "suraccumulation" étant une autre manière de dire qu'il y a un excès de capital constant, ceci signifiera nécessairement que les marchandises produites contiendront moins de plus-value et ainsi moins de profit potentiel pour les capitalistes. Il est vrai que Marx a considéré qu'une baisse du taux de profit serait compensée par une augmentation de la masse du profit : ceci dépend en particulier de la possibilité de vendre une quantité de marchandises toujours plus grande et nous amène ainsi au problème de la réalisation de la plus-value, mais nous n'avons pas l'intention de l'examiner ici.
Le problème majeur que nous voulons aborder ici est la notion basique d'effondrement capitaliste et non pas les explications théoriques spécifiques à celle-ci. L'idée d'un effondrement purement économique (et il est vrai que Grosssman tend dans cette direction avec sa vision de la crise finale en tant que simple grippage des mécanismes économiques du capitalisme) trahit une approche très mécanique du matérialisme historique où l'action humaine ne joue qu'un rôle infime, voire ne joue pas de rôle ; et, pour Pannekoek, Marx a toujours vu la fin du capitalisme comme résultant de l'action consciente de la classe ouvrière. Cette question est centrale dans la critique portée par Pannekoek aux théories de l'effondrement, parce qu'il estimait que de telles théories tendaient à sous-estimer la nécessité pour la classe ouvrière de s'armer dans la lutte, de développer sa conscience et son organisation afin de réaliser l'immense tâche de renverser le capitalisme, qui ne tomberait certainement pas comme un fruit mûr dans les mains du prolétariat. Pannekoek accepte le fait que Grossman ait considéré que l'avènement de la crise finale provoquerait la lutte des classes, mais il critique la vision purement économiste de cette lutte. Pour Pannekoek, "Ce n’est pas parce que le capitalisme s’écroule économiquement et que les hommes –les ouvriers et les autres– sont poussés par la nécessité à créer une nouvelle organisation, que le socialisme apparaît. Au contraire : le capitalisme, tel qu’il vit et croît, devenant toujours plus insupportable pour les ouvriers, les pousse à la lutte, continuellement, jusqu’à ce que se soient formées en eux la volonté et la force de renverser la domination du capitalisme et de construire une nouvelle organisation, et alors le capitalisme s’écroule. Ce n’est pas parce que l’insupportabilité du capitalisme est démontrée de l’extérieur, c’est parce qu’elle est vécue spontanément comme telle, qu’elle pousse à l’action.".
(https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_19340001.htm [30])
En fait, un passage de Grossman anticipe déjà plusieurs des critiques de Pannekoek : "L'idée de l'effondrement, nécessaire pour des raisons objectives, ne contredit évidemment pas la lutte des classes. En revanche, l'effondrement, en dépit de sa nécessité objectivement donnée, peut être influencé dans une large mesure par l'action vivante des classes en lutte et laisse une certaine place pour une intervention active de la classe. C'est alors seulement qu'il est possible de comprendre pourquoi, un haut niveau d'accumulation du capital étant atteint, chaque hausse sérieuse des salaires rencontre de plus en plus de difficultés, pourquoi chaque lutte économique majeure devient nécessairement une question d'existence pour le capitalisme, une question de pouvoir politique…. La lutte de la classe ouvrière sur des revendications quotidiennes est ainsi liée à sa lutte pour le but final. Le but final, pour lequel la classe ouvrière lutte, n'est pas un idéal introduit au sein du mouvement ouvrier depuis l'extérieur par des moyens spéculatifs, et dont la réalisation, indépendante des luttes du présent, est réservée à l'avenir lointain. C'est le contraire, comme le montre la loi de l'effondrement du capitalisme présentée ici : [le but final est] un résultat des luttes quotidiennes immédiates et il peut être atteint plus rapidement au moyen de ces luttes" (Kuhn, op. cit. pp. 135-6, citation issue de l'édition allemande complète de La loi de l'accumulation. Notre traduction),
Mais, pour Pannekoek, Grossman était "un économiste bourgeois qui n’a jamais eu d'expérience pratique de la lutte du prolétariat, et par conséquent est dans une situation qui lui interdit de comprendre l’essence du marxisme" (https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_1934... [30]). Et bien que, il faut en convenir, Grossman ait critiqué des aspects du "vieux mouvement ouvrier" (social-démocratie et "communisme de parti"), il n'avait vraiment rien en commun avec ce que les communistes de conseils appelaient le "nouveau mouvement ouvrier", qui était véritablement indépendant du "vieux". Pannekoek insiste ainsi sur le fait que si, pour Grossman, il y a une dimension politique à la lutte des classes, celle-ci relève essentiellement de l'activité d'un parti de type bolchevique. Pour lui, Grossman est resté un avocat de l'économie planifiée, et la transition de la forme traditionnelle et anarchique du capital à la forme gérée par l’État pourrait facilement se passer de toute intervention du prolétariat auto-organisé ; tout ce dont elle a besoin, c'est de la main ferme d'une "avant-garde révolutionnaire" au moment de la crise finale.
Il n'est pas totalement juste d'accuser Grossman de n'être rien qu'un économiste bourgeois sans expérience pratique de la lutte des travailleurs : avant la guerre, il avait été très impliqué dans le mouvement des travailleurs juifs en Pologne et, bien qu'à la suite de la vague révolutionnaire il soit resté un sympathisant des partis staliniens (et des années plus tard, peu avant sa mort, il avait été employé par l'université de Leipzig en Allemagne de l'Est stalinienne), il a toujours maintenu une indépendance d'esprit, si bien que ses théories ne peuvent pas être écartées comme une simple apologie du stalinisme. Comme nous l'avons vu, il n'a pas hésité à critiquer Lénine ; il a maintenu une correspondance avec Mattick et, pendant une brève période au début des années 1930, il avait été attiré par l'opposition trotskiste. Il est clair que, contrairement à Rosa Luxemburg, Mattick, ou lénine, il n'a pas passé la plus grande partie de sa vie en tant que révolutionnaire communiste, mais il est réducteur de considérer la totalité de la théorie de Grossman comme étant le reflet direct de sa politique [12].
Pannekoek résume son argumentation dans "La théorie de l'écroulement du capitalisme" de la manière suivante : "Le mouvement ouvrier n’a pas à attendre une catastrophe finale, mais beaucoup de catastrophes, des catastrophes politiques – comme les guerres – et économiques – comme les crises qui se déclenchent périodiquement, tantôt régulièrement, tantôt irrégulièrement mais qui, dans l’ensemble, avec l’extension croissante du capitalisme, deviennent de plus en plus dévastatrices. Cela ne cessera de provoquer l’écroulement des illusions et des tendances du prolétariat à la tranquillité, et l’éclatement de luttes de classe de plus en plus dures et de plus en plus profondes. Cela apparaît comme une contradiction que la crise actuelle – plus profonde et plus dévastatrice qu’aucune auparavant – ne laisse rien entrevoir de l’éveil d’une révolution prolétarienne. Mais l’élimination des vieilles illusions est sa première grande tâche : en premier lieu de l’illusion de rendre le capitalisme supportable, grâce aux réformes qu’obtiendraient la politique parlementaire et l’action syndicale ; et d’autre part, l’illusion de pouvoir renverser le capitalisme dans un assaut guidé par un parti communiste se donnant des allures révolutionnaires. C’est la classe ouvrière elle-même, comme masse, qui doit mener le combat, et elle a encore à se reconnaître dans les nouvelles formes de lutte, tandis que la bourgeoisie façonne de plus en plus solidement son pouvoir. Des luttes sérieuses ne peuvent pas ne pas venir. La crise présente peut bien se résorber, de nouvelles crises viendront et de nouvelles luttes. Dans ces luttes la classe ouvrière développera sa force de combat, reconnaîtra ses objectifs, se formera, se rendra autonome et apprendra à prendre elle-même en main ses propres destinées, c’est-à-dire la production sociale. C’est dans ce processus que s’accomplit le trépas du capitalisme. L’auto-émancipation du prolétariat est l’écroulement du capitalisme". (https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_1934... [30])
Il y a beaucoup de choses correctes dans cette vision, surtout la nécessité pour la classe dans son ensemble de développer son autonomie vis-à-vis de toutes les forces capitalistes qui se présentent comme son sauveur. Pannekoek, cependant, n'explique pas pourquoi les crises devraient devenir de plus en plus dévastatrices - il invoque seulement la taille du capitalisme comme facteur de cette caractéristique [13]. Mais également, il ne pose pas la question : combien de catastrophes dévastatrices le capitalisme peut-il traverser avant qu'il ne se détruise lui-même et, avec lui, la possibilité d'une nouvelle société ? En d'autres termes, ce qui est absent ici, c'est la compréhension que le capitalisme est un système limité historiquement par ses propres contradictions et qu'il a déjà mis l'humanité face à l'alternative socialisme ou barbarie. Pannekoek avait parfaitement raison d'insister sur le fait que l'effondrement économique ne mènerait nullement automatiquement au socialisme. Mais il a tendu à oublier qu'un système en déclin qui n'a pas été renversé par la classe ouvrière révolutionnaire pourrait se détruire et détruire avec lui toute possibilité pour le socialisme. Les lignes introductrices du Manifeste communiste laissent ouverte la possibilité que les contradictions croissantes du mode de production puissent aboutir simplement à la ruine mutuelle des classes en présence si la classe opprimée ne peut pas réaliser sa transformation de la société. Dans ce sens, le capitalisme est en effet condamné à se détériorer jusqu'à sa "crise finale", et il n'y a aucune garantie que le communisme puisse s'édifier sur le sol de cette débâcle. Cette prise de conscience ne saurait cependant en rien diminuer l'importance de l'action décidée de la classe ouvrière pour imposer sa propre solution à l'effondrement du capitalisme. Au contraire, elle rend d'autant plus urgente et indispensable la lutte consciente du prolétariat et l'activité des minorités révolutionnaires en son sein.
Gerrard
1. Terme anglophone faisant explicitement référence à la période de l'entre-deux-guerres, et plus précisément aux années 1920 comme son nom l'indique, période durant laquelle les activités économiques et culturelles battent leur plein. On désigne par là le plus souvent un phénomène qui s'est déroulé en Amérique du Nord, notamment aux États-Unis. Cependant, ce phénomène trouve son pendant en France avec les "années folles". Source Wikipédia.
2. Notre traduction à partir de l'anglais. Il existe également une version en français.
3. Par exemple, Advance (Le Progrès), le journal de l'APCF, a édité en mai 1936 un article de Willie McDougall, intitulé "Le capitalisme doit continuer" qui explique la crise économique en termes de surproduction. L'article conclut de la sorte : "La mission historique [du capitalisme] - le remplacement du féodalisme - a été accomplie. Il a élevé le niveau de la production à des sommets auxquels ne songeaient même pas ses propres pionniers, mais son point le plus haut a été atteint et le déclin a commencé. A chaque fois qu'un système devient une entrave au développement ou au fonctionnement même des forces productives, une révolution est imminente et il est condamné à laisser la place à un successeur. Tout comme le féodalisme devait laisser la place au système plus productif qu'est le capitalisme, ce dernier doit être balayé du chemin du progrès pour laisser la place au socialisme." (Notre traduction à partir de l'anglais).
4. En particulier les paragraphes traitant la destruction de capital et du travail dans la guerre. Voir à ce sujet l'introduction à la discussion sur les facteurs à la base des "Trente glorieuses" [31] dans la Revue internationale n° 133 et, également, la note 2 [32] à la deuxième partie de l'article de Mitchell dans la Revue internationale n° 103.
5. PIC, Persdinst van de Groep van Internationale Communisten no.1, Janvier 1930 ‘Een marwaardog boek’, cité dans la brochure du CCI La Gauche Hollandaise, p 210.
6. Rick Kuhn, Henryk Grossman and the Recovery of Marxism, Chicago 2007, p 184
7. Otto Bauer, "L'accumulation du capital", Die Neue Zeit, 1913
8. Voir l'article précédent de cette série de la Revue internationale n° 139, "Les contradictions mortelles de la société bourgeoise [33]".
9. Dans un travail postérieur, Crises et théorie des crises (1974), Mattick revient sur ce problème et reconnaît qu'effectivement Marx ne conçoit pas le problème de la surproduction seulement comme une conséquence de la baisse du taux de profit, mais comme une contradiction réelle, résultant en particulier du "pouvoir de consommation limité" de la classe ouvrière. En fait, son honnêteté intellectuelle l'amène à poser une question inconfortable : "Une fois de plus, nous nous trouvons devant le point de savoir si Marx a élaboré deux théories des crises, l'une découlant de la théorie de la valeur, sous la forme de la baisse du taux de profit, l'autre relative à la faiblesse de la consommation ouvrière" (Crises et théorie des crises, chapitre "Les épigones", p. 140, Éditions Champ Libre). La réponse qu'il propose est que les formulations de Marx relatives à la "sous-consommation de la classe ouvrière" doivent être imputées "soit à une erreur de jugement soit à une faute de plume" (Idid., chapitre "La théorie des crises chez Marx", p. 100).
10. Traduction en français : "La théorie de l'écroulement du capitalisme [30]", sur www.marxists.org [34].
11. "L'âge des catastrophes [35]" dans la Revue internationale n° 143.
12. Ce serait là une erreur en quelque sorte similaire à celle que Pannekoek a faite dans Lénine philosophe où il défendait que les influences bourgeoises sur les écrits philosophiques de Lénine démontraient la nature de classe bourgeoise du bolchevisme et de la révolution d'Octobre
13. Voir notre livre sur la Gauche hollandaise, p 211, où une remarque semblable est faite au sujet de la position du GIC dans son ensemble : "tout en rejetant les conceptions quelque peu fatalistes de Grossman et de Mattick, le GIC abandonnait tout l'héritage théorique de la gauche allemande sur les crises. La crise de 1929 n'était pas une crise généralisée exprimant le déclin du système capitaliste mais une crise cyclique. Dans une brochure parue en 1933, le GIC affirmait que la Grande Crise avait un caractère chronique et non pas permanent, même depuis 1914. Le capitalisme était semblable au Phénix de la légende, sans cesse renaissant de ses cendres. Après chaque "régénération" par la crise, le capitalisme apparaît "plus grand et plus puissant que jadis". Mais cette régénération n'était pas éternelle ; puisque "l'incendie menace de mort toujours plus violemment l'ensemble de la vie sociale". Finalement, seul le prolétariat pouvait donner le "coup mortel" au Phénix capitaliste et transformer un cycle de crise en crise finale. Cette théorie était donc contradictoire, puisque, d'un côté, elle reprenait la vision des crises cycliques comme au XIXe siècle, élargissant sans cesse l'extension du capitalisme, en une ascension ininterrompue ; de l'autre, elle définissait un cycle de destructions et de reconstructions de plus en plus fatal à la société." La brochure évoquée dans la citation est De beweging van het kapitalistisch bedrijfsleven.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/fr_146.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/node/4524
[3] https://www.burbuja.info/inmobiliaria/burbuja-inmobiliaria/230828-tenemos-18-millones-de-excluidos-o-pobres-francisco-lorenzo-responsable-de-caritas.html
[4] https://es.internationalism.org/cci-online/201106/3128/comunicado-de-lxs-detenidxs-en-la-manifestacion-del-15-de-mayo-de-2011
[5] https://fr.internationalism.org/content/4696/communique-methodes-policieres-redige-des-personnes-arretees-a-suite-manifestation-du
[6] https://fr.internationalism.org/content/4693/mouvement-citoyen-democracia-real-ya-dictature-assemblees-massives
[7] https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve.htm
[8] https://es.internationalism.org/cci-online/201106/3120/carta-abierta-a-las-asambleas
[9] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000.htm
[10] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[11] https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants
[12] https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm
[13] https://asambleaautonomazonasur.blogspot.com/
[14] http://www.kaosenlared.net/noticia/cronica-libre-reunion-contra-paro-precariedad
[15] https://infopunt-vlc.blogspot.com/2011/06/19-j-bloc-autonom-i-anticapitalista.html
[16] https://fr.internationalism.org/isme/326/vigo
[17] https://fr.internationalism.org/icconline/2009/a_vigo_en_espagne_les_methodes_syndicales_menent_tout_droit_a_la_defaite.html
[18] https://fr.internationalism.org/rint136/les_revoltes_de_la_jeunesse_en_grece_confirme_le_developpement_de_la_lutte_de_classe.html
[19] https://lanueve.info/
[20] https://fr.internationalism.org/rinte20/intervention.htm
[21] https://fr.internationalism.org/rinte77/communisme.htm
[22] https://fr.internationalism.org/isme351/la_commune_de_paris_premier_assaut_revolutionnaire_du_proletariat.html
[23] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/commune-paris-1871
[24] https://fr.internationalism.org/tag/geographique/afrique
[25] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/resolutions-congres
[26] https://es.internationalism.org/RM120-panamericana
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[28] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
[29] https://www.cps-presse.com/archives/prg-tr/prgtrans.htm
[30] https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_19340001.htm
[31] https://fr.internationalism.org/rint133/les_causes_de_la_periode_de_prosperite_consecutive_a_la_seconde_guerre_mondiale.html
[32] https://fr.internationalism.org/rinte103/bilan.htm#_ftn2
[33] https://fr.internationalism.org/rint139/decadence_du_capitalisme_les_contradictions_mortelles_de_la_societe_bourgeoise.html
[34] https://www.marxists.org/
[35] https://fr.internationalism.org/rint143/decadence_du_capitalisme_l_age_des_catastrophes.html
[36] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence