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Revue Internationale n° 137 - 2e trimestre 2009

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Sommet du G20 à Londres : un nouveau monde capitaliste n'est pas possible

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"La première crise globale de l’humanité" (OMC, avril 2009) 1. La récession "la plus profonde et la plus synchronisée de mémoire d’homme" (OCDE, mars 2009) 2 ! De l’aveu même des grandes institutions internationales, la crise économique actuelle est d’une gravité sans précédent. Pour y faire face, toutes les forces de la bourgeoisie sont mobilisées depuis des mois. La classe dominante tente de juguler par tous les moyens cette descente aux enfers de l’économie mondiale. Le G20 est sans nul doute le symbole le plus fort de cette réaction internationale 3.

Début avril, tous les espoirs capitalistes étaient tournés vers Londres, ville où se tenait le sommet salvateur qui devait "relancer l’économie et moraliser le capitalisme". Et à en croire les déclarations des différents dirigeants de la planète, ce G20 fut un véritable succès. "C'est le jour où le monde s'est rassemblé pour combattre la récession" a lancé le Premier ministre britannique, Gordon Brown. "C'est au-delà de ce que nous pouvions imaginer", s’est ému le président français Nicolas Sarkozy. "Il s'agit d'un compromis historique pour une crise exceptionnelle", a estimé quant à elle la chancelière allemande Angela Merkel. Et pour Barack Obama, ce sommet est un "tournant".

Évidemment, la vérité est tout autre.

La seule réussite du G20 : s’être tenu !

Ces derniers mois, la crise économique a attisé fortement les tensions internationales. D’abord, la tentation du protectionnisme s’est développée. Chaque État tente de plus en plus de sauver une partie de son économie en la subventionnant et en lui octroyant des privilèges nationaux contre la concurrence étrangère. Ce fut par exemple le cas du plan de soutien à l’automobile décidé par Nicolas Sarkozy en France, plan vertement critiqué par ses "amis" européens. Ensuite, il y a une tendance croissante à mener les plans de relance en ordre dispersé, en particulier en ce qui concerne le sauvetage du secteur financier. Enfin, les États-Unis, épicentre du séisme financier, étant touchés de plein fouet par la bourrasque économique, de nombreux concurrents tentent de profiter de la situation pour affaiblir encore un peu plus le leadership économique américain. Tel est le sens des appels au "multilatéralisme" de la France, de l’Allemagne, de la Chine, des pays sud-américains…

Ce G20 de Londres s’annonçait donc tendu et, dans les coulisses, les débats ont dû effectivement être houleux. Mais les apparences sont restées sauves, la catastrophe pour la bourgeoisie d’un G20 chaotique a été évitée. La bourgeoisie n’a pas oublié combien l’absence de coordination internationale et le chacun pour soi forcené avaient contribué au désastre en 1929. A l’époque, le capitalisme est confronté à la première grande crise de sa période de décadence 4, la classe dominante ne sait pas encore y faire face. Dans un premier temps, les États vont rester sans réagir. De 1929 à 1933, presque aucune mesure n’est prise alors que les banques font faillite les unes après les autres, par milliers. Le commerce mondial s’effondre littéralement. En 1933, une première réaction s’ébauche : il s’agit du premier New Deal 5 de Roosevelt. Ce plan de relance contient une politique de grands travaux et d’endettement étatique mais aussi une loi protectionniste, le "Buy American Act" ("loi Achetez américain") 6. Dès lors, tous les pays se lancent dans la course au protectionnisme. Le commerce mondial, pourtant déjà mal en point, subit encore un choc. Par leurs mesures, les bourgeoisies ont finalement aggravé la crise mondiale dans les années 1930.

Aujourd’hui, toutes les bourgeoisies veulent donc éviter que ne se répète ce cercle vicieux crise-protectionnisme-crise… Elles ont conscience de devoir tout faire pour ne pas répéter les erreurs du passé. Il fallait impérativement que ce G20 affiche l’unité des grandes puissances contre la crise, en particulier pour soutenir le système financier international. Le FMI a même consacré un point spécifique de son "Document de travail" préparatoire au G20 pour mettre en garde contre ce danger du chacun pour soi 7. Il s’agit du point 13 intitulé "Le spectre du protectionnisme commercial et financier est une préoccupation croissante" : "Nonobstant les engagements pris par les pays du G20 [celui de novembres 2008] de ne pas recourir à des mesures protectionnistes, d’inquiétants dérapages ont eu lieu. Les lignes sont floues entre l’intervention publique visant à contenir l’impact de la crise financière sur les secteurs en difficulté et les subventions inappropriées aux industries dont la viabilité à long terme est discutable. Certaines politiques de soutien à la finance conduisent également les banques à orienter le crédit vers leur pays. Dans le même temps, il y a des risques croissants que certains pays émergents confrontés à des pressions extérieures sur leurs comptes cherchent à imposer des contrôles de capitaux." Et le FMI n’a pas été le seul à lancer de tels avertissements : "Je crains [qu’un] retour généralisé au protectionnisme soit probable, les pays déficitaires, comme les États-Unis, trouvant là le moyen de renforcer la demande de la production intérieure et le niveau d’emploi. […] Il s’agit d’un moment décisif. Des choix doivent être faits entre se tourner vers l’extérieur ou se replier vers des solutions internes. Nous avons tenté cette deuxième option dans les années 1930. Cette fois, nous devons tenter la première." (Martin Wolf, devant la Commission des Affaires Étrangères du Sénat des États-Unis, le 25 mars 2009 8).

Le G20 a entendu le message : les dirigeants du monde ont su présenter une apparence d’unité et inscrire dans leur communiqué final : "Nous ne répéterons pas les erreurs du passé". Il s’en est suivi un véritable "ouf" international de soulagement. Comme l’écrit le journal économique français Les Échos du 3 avril, "la première conclusion qui s'impose à propos du G20 qui s'est tenu hier dans la capitale britannique, c'est qu'il n'a pas échoué, et que c'est déjà beaucoup. Après les tensions de ces dernières semaines, les vingt grandes économies de la planète ont affiché leur unité" face à la crise.

Concrètement, les pays se sont engagés à ne pas mettre en place de barrières, y compris sur les flux financiers, et ont mandaté l'OMC pour qu'elle vérifie scrupuleusement que cet engagement soit respecté. Par ailleurs, 250 milliards de dollars vont être mis à disposition d'agences de soutien à l'export ou d'agences d'investissement afin d'aider à la reprise du commerce international. Mais surtout, la montée des tensions n’a pas pourri ce sommet au point de le transformer ostensiblement en pugilat. L’apparence est restée sauve. Voilà le seul succès du G20. Et encore, un succès certainement temporaire tant l’aiguillon de la crise va continuer d’attiser inexorablement la désunion internationale.

L’endettement d’aujourd’hui prépare les crises de demain

Depuis l’été 2007, et la fameuse crise des "subprimes", les plans de relance se succèdent à un rythme effréné. Les premières fois que furent annoncées des injections massives de milliards de dollars, un vent d’optimisme souffla momentanément. Mais aujourd’hui, la crise ayant continué de s’aggraver inexorablement, chaque nouveau plan est accueilli avec de plus en plus de scepticisme. Paul Jorion, sociologue spécialisé en économie (et qui est l’un des premiers à avoir annoncé la catastrophe économique), raille ainsi cette répétition d’échecs : "On est passé insensiblement des petits coups de pouce de 2007 d’un montant chiffré en milliards d’euros ou de dollars aux gros coups de pouce du début 2008, puis aux coups de pouce énormes de la fin de l’année se chiffrant désormais en centaines de milliards. Quant à 2009, c’est l’année des "kolossal" coups de pouce, aux montants exprimés cette fois en "trillions" d’euros ou de dollars. Et malgré l’ambition de plus en plus pharaonique, toujours pas la moindre lueur au bout du tunnel !" 9.

Et que propose le G20 ? Une nouvelle surenchère tout aussi inefficace ! 5 000 milliards de dollars vont être injectés dans l'économie mondiale d'ici la fin 2010 10. La bourgeoise n’a aucune autre "solution" à avancer et révèle par là-même son impuissance 11. La presse internationale ne s’y est d’ailleurs pas trompée : "La crise est en effet loin d'être finie et il faudrait être naïf pour croire que les décisions du G20 vont tout changer" (La Libre Belgique), "Ils ont failli à un moment où l’économie mondiale est en train d’imploser " (New York Times), "La relance les a laissés de marbre au sommet du G20 " (Los Angeles Times)

Les estimations de l’OCDE pour 2009, pourtant si optimistes d’habitude, ne laissent d’ailleurs guère de doute à propos de ce qui va venir frapper l’humanité dans les mois à venir, avec ou sans G20. D’après elle, les États-Unis devraient connaître une récession de 4%, la Zone euro de 4,1% et le Japon de 6,6 ! La Banque mondiale, de son côté, a affirmé, lundi 30 mars, attendre pour 2009 "une contraction de 1,7% du PIB mondial, ce qui constituerait le plus fort recul jamais enregistré de la production globale". La situation va donc certainement encore s'aggraver dans les mois à venir alors que la crise actuelle est déjà pire que celle de 1929. Les économistes Barry Eichengreen et Kevin O'Rourke ont ainsi calculé que la chute de la production industrielle mondiale était, depuis neuf mois, aussi violente qu'en 1929, que la chute des cours de Bourse était deux fois plus rapide, de même que le recul du commerce mondial 12.

Tous ces chiffres ont une réalité bien concrète et dramatique pour des millions d’ouvriers de par le monde. Aux États-Unis, première puissance mondiale, 663 000 emplois ont encore été détruits au mois de mars ce qui porte le total à 5,1 millions d’emplois détruits en 2 ans. Tous les pays sont aujourd’hui durement touchés par la crise. En Espagne, par exemple, le chômage devrait dépasser les 17% en 2009 !

Mais cette politique n’est pas simplement inefficace aujourd’hui, elle prépare aussi des crises plus violentes encore pour l’avenir. En effet, tous ces milliards sont créés en recourant massivement à l’endettement. Or, ces dettes, il faudra bien un jour (pas si lointain) essayer de les rembourser. Même les bourgeois le disent : "Il est clair que les conséquences de cette crise c'est qu'il va falloir payer une facture : il va y avoir des pertes de richesse, des pertes de patrimoine, des pertes de revenus, des pertes d'emplois, il n'est pas pensable, ce serait démagogiqu,e de dire que personne au monde ne va payer tout ou partie de cette facture" (Henri Guaino, conseiller spécial du Président de la République en France, le 03 avril dernier) 13. En accumulant les dettes, c’est finalement l’avenir économique que le capitalisme met en hypothèque.

Et que dire de tous ces journalistes qui se sont félicités de l’importance retrouvée du FMI ? Ses moyens financiers ont été triplés par le G20, en étant portés à 750 milliards de dollars avec, de plus, l'autorisation d’émission de Droits de Tirages Spéciaux (DTS) 14 pour 250 milliards de dollars. On comprend pourquoi son président, Dominique Strauss-Kahn, a déclaré qu’il s’agissait là du "plus grand plan de relance coordonné jamais décidé" dans l'histoire. Mission lui a été donnée "d’aider les plus faibles", en particuliers les pays de l’Est qui sont au bord de la faillite. Mais le FMI est une drôle de planche de salut. La réputation – justifiée – de cette organisation est d'imposer une austérité draconienne en contrepartie de son "aide". Restructurations, licenciements, chômage, suppression des allocations santé, retraite… telle est "l’effet FMI". Cette organisation s’est portée, par exemple, au chevet de l’Argentine dans les années 1990 jusqu’à… l’effondrement de cette économie en 2001 !

Non seulement, ce G20 n’a donc pas éclairci le ciel capitaliste mais il a laissé entrevoir des lendemains encore plus sombres.

Le grand bluff de la moralisation du capitalisme

Compte tenu de l’incapacité patente de ce G20 à proposer de réelles solutions pour l’avenir, il était bien difficile pour la bourgeoisie de promettre un retour rapide à la croissance et des lendemains radieux. Or, il y a dans les rangs ouvriers un profond dégoût pour ce capitalisme et une réflexion croissante sur l’avenir. La classe dominante s’est donc empressée de répondre, à sa façon, à ce questionnement. Avec tambours et trompettes, ce G20 a promis un nouveau capitalisme, mieux régulé, plus moral, plus écologique…

La manœuvre est tellement grosse qu’elle en est ridicule. En guise de moralisation du capitalisme, le G20 a fait les gros yeux à quelque "paradis fiscaux", en menaçant d’éventuelles sanctions, auxquelles il allait réfléchir d’ici la fin de l’année (sic !), les pays ne faisant pas d’effort de "transparence". Ont été pointés du doigt quatre territoires constituant la désormais célèbre "liste noire" : le Costa Rica, la Malaisie, les Philippines et l'Uruguay. D’autres nations ont été sermonnées et classées en "liste grise". Y figurent, par exemples, l'Autriche, la Belgique, le Chili, le Luxembourg, Singapour et la Suisse.

Autrement dit, les principaux "paradis fiscaux" manquent à l’appel ! Les îles Caïmans et ses hedge funds, les territoires dépendants de la couronne britannique (Guernesey, Jersey, île de Man), la City de Londres, les États fédérés américains comme le Delaware, le Nevada ou le Wyoming… tous ceux-là sont officiellement blancs comme neige (et figurent donc dans la liste blanche). Avec ce classement des paradis fiscaux par le G20, c’est un peu comme si l’hôpital se moquait de la charité.

Comble de l’hypocrisie, quelques jours seulement après le sommet de Londres, l'OCDE – responsable de cette classification – a annoncé le retrait des quatre pays de la liste noire, en échange de promesses d’effort de transparence !

Il n’y a dans toute cette histoire rien d’étonnant. Comment tous ces grands responsables capitalistes, véritables gangsters sans foi ni loi, pourraient-ils "moraliser" quoi que ce soit 15 ? Et comment un système basé sur l’exploitation et la recherche du profit pour le profit pourrait-il être plus "moral" ? Personne ne s'attendait d’ailleurs sérieusement à voir sortir de ce G20 un "capitalisme plus humain". Cela n'existe pas et les dirigeants politiques en parlent comme les parents parlent du Père Noël à leurs enfants. Ces temps de crise révèlent au contraire, encore plus crûment, le visage inhumain de ce système. Il y a presque 130 ans, Paul Lafargue écrivait "la morale capitaliste […] frappe d'anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci" (in Le droit à la paresse) ou plutôt, pourrions nous rajouter, la seule « trêve » possible est celle du chômage et de la misère. Quand la crise économique frappe, les travailleurs sont licenciés et jetés à la rue comme des objets devenus inutiles. Le capitalisme est et sera toujours un système d'exploitation brutal et barbare.

Mais la grossièreté de la manœuvre est en elle-même révélatrice. Cela démontre qu’ils n’ont vraiment plus rien à proposer, que le capitalisme n’apportera plus rien de bon à l’humanité, juste plus de misère et de souffrance. Et il n’y a pas plus de chance de voir naître un "capitalisme écologique" ou "un capitalisme moral" que de voir les alchimistes transformer le plomb en or.

Si ce G20 montre bien une chose c’est qu’un autre monde capitaliste n’est pas possible. Il est probable que la crise va connaître des hauts et des bas, avec parfois des moments ponctuels de retour à la croissance. Mais, fondamentalement, le capitalisme va continuer à sombrer économiquement, en semant la misère et en engendrant des guerres.

Il n’y a rien à attendre de ce système. La bourgeoisie, avec ses sommets internationaux et ses plans de relance, ne fait pas partie de la solution mais du problème. Seule la classe ouvrière peut changer le monde, mais il lui faut pour cela reprendre confiance en la société qu’elle peut faire naître : le communisme !

 

Mehdi (16 avril 2009)

 


1. Déclaration de Pascal Lamy, le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce.

2. Rapport intermédiaire de l’Organisation de Coopération et de Développement économiques.

3. Le G20 est composé des membres du G8 (Allemagne, France, ÉtatÉtats-Unis, Japon, Canada, Italie, Royaume-Uni, Russie) auxquels s’ajoutent l'Afrique du Sud, l'Arabie Saoudite, l'Argentine, l'Australie, le Brésil, la Chine, la Corée du Sud, l'Inde, l'Indonésie, le Mexique, la Turquie et enfin l’Union Européenne. Un premier sommet s’était tenu en novembre 2008, en pleine tourmente financière.

4. Lire notre série d’articles "Comprendre la décadence du capitalisme [2]".

5. Un mythe est aujourd’hui largement répandu, celui selon lequel le New Deal de 1933 aurait permis à l’économie mondiale de sortir du marasme économique. Et, conclusion logique, d’en appeler aujourd’hui à un "New New Deal". Mais en réalité, l’économie américaine, de 1933 à 1938, va rester particulièrement atone ; c’est le second New Deal, celui de 1938, qui va permettre véritablement de relancer la machine. Or, ce second New Deal ne fut rien d’autre que le début de l’économie de guerre (qui prépara la Seconde guerre mondiale). On comprend pourquoi ce fait est passé très largement sous silence !

6. Cette loi impose l'achat de biens produits sur le territoire américain pour les achats directs effectués par le gouvernement américain.

7. Source : contreinfo.info/prnart.php3?id_article=2612

8. Martin Wolf est un journaliste économique britannique. Il est rédacteur associé et commentateur économique en chef au Financial Times.

9. "L’ère des ‘Kolossal’ coups de pouce", publié le 7 avril.

10. En réalité, pour 4 000 milliards, il s’agit des dollars des plans de relance déjà annoncés ces derniers mois.

11. Au Japon, un nouveau plan de relance de 15.400 milliards de yens (116 milliards d'euros) vient d’être décidé. C'est le quatrième programme de relance élaboré par Tokyo en l'espace d'un an !

12. Source : voxeu.org [3]

13. Sur le rôle de l’endettement dans le capitalisme et ses crises, lire l’article de notre Revue précédente "La plus grave crise économique de l’histoire du capitalisme [4]".

14. Les DTS sont un panier monétaire constitué de dollars, d’euros, de yen et de livres sterling.

C’est la Chine qui, tout particulièrement, a insisté pour que soient tirés ces DTS. Ces dernières semaines, l’Empire du milieu a multiplié les déclarations officielles en appelant à la création d’une monnaie internationale pouvant remplacer le dollar. Et de nombreux économistes à travers le monde ont relayé cet appel, en avertissant de la chute inexorable de la monnaie américaine et des secousses économiques qui vont s’en suivre.

Il est vrai que l’affaiblissement du dollar, au fur et à mesure que l’économie américaine s’enfonce dans la récession, est un vrai danger pour l’économie mondiale. En tant que référence internationale, elle est l’un des piliers de la stabilité capitaliste depuis l’après-guerre. Par contre, l’émergence d’une nouvelle monnaie de référence (que ce soit l’Euro, le Yen, la Livre sterling ou les DTS du FMI) est totalement illusoire. Aucune puissance ne va venir remplacer les États-Unis, aucune ne va jouer son rôle de stabilisateur économique international. L’affaiblissement de l’économie américaine et de sa monnaie signifie donc un désordre monétaire croissant.

15 Lénine qualifiait la Société Des Nations, autre institution internationale, de "repaire de brigands".

Récent et en cours: 

  • Crise économique [5]

Darwinisme et marxisme I (Anton Pannekoek)

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L'année 2009 a été décrétée partout dans le monde, tant par les institutions scientifiques que par les maisons d'édition et les médias, "Année Darwin". En effet, elle correspond au bicentenaire de la naissance de Charles Darwin (12 février 1809) et au cent-cinquantenaire de la publication du premier de ses ouvrages fondamentaux, "Sur l'Origine des Espèces au moyen de la Sélection Naturelle", paru le 24 novembre 1859. À l'heure actuelle, nous sommes donc face à une multitude de conférences, de livres, de revues et d'émissions de télévision traitant de Darwin et de sa théorie qui, s'ils permettent quelquefois de se faire une idée plus précise de cette dernière, aboutissent bien souvent à l'entourer d'un brouillard épais dans lequel il est difficile de s'orienter. Cela tient en partie au fait que beaucoup d'auteurs, de conférenciers et de journalistes, qui sont présentés comme "spécialistes de Darwin", n'en connaissaient rien il y a un an et que, pour eux et leurs employeurs, l'Année Darwin est surtout une bonne occasion, grâce à une lecture rapide de quelques articles de Wikipédia, d'accroître leur notoriété ou leurs revenus. Mais il existe une autre cause à ce phénomène de brouillage des conceptions de Darwin. En effet, dès leur exposition dans "L'Origine des espèces", celles-ci ont constitué un enjeu idéologique et politique de premier ordre, notamment parce qu'elles portaient un coup sévère aux dogmes religieux de l'époque mais aussi parce qu'elles ont été immédiatement instrumentalisées par différents idéologues de la bourgeoisie. Et ces enjeux sont présents, aujourd'hui encore, dans les interprétations et falsifications multiples dont la théorie de Darwin continue de faire l'objet. Afin de permettre à nos lecteurs d'y voir un peu plus clair, nous republions en deux parties la brochure d'Anton Pannekoek, "Darwinisme et Marxisme", écrite en 1909 à l'occasion du centenaire de la naissance de Darwin et qui reste, pour l'essentiel, toujours d'actualité. Le marxisme s'est toujours intéressé à l'évolution des sciences comme faisant partie intégrante du développement des forces productives de la société et aussi parce qu'il considérait que la perspective du communisme ne pouvait se baser simplement sur une exigence morale de justice, comme c'était le cas pour nombre de "socialistes utopiques" du passé, mais sur une connaissance scientifique de la société humaine et de la nature à laquelle elle appartient. C'est pour cela que, bien avant la publication de la brochure de Pannekoek, Marx lui-même avait dédicacé, en juin 1873, un exemplaire de son œuvre principale, Le Capital, à Charles Darwin. En effet, Marx et Engels avaient reconnu dans sa théorie de l'évolution dans le domaine de l'étude des organismes vivants, une démarche analogue à celle du matérialisme historique comme l'attestent ces deux extraits de leur correspondance :

"Ce Darwin, que je suis en train d'étudier, est tout à fait sensationnel. On n'avait jamais fait une tentative d'une telle envergure pour démontrer qu'il y a un développement historique dans la nature." (Engels à Marx, 11 décembre 1859)

"Voilà le livre qui contient la base, en histoire naturelle, pour nos idées." (Marx à Engels, 19 décembre 1860) 1

Le texte de Pannekoek, rédigé avec une très grande simplicité, nous fournit un excellent résumé de la théorie de l'évolution des espèces. Mais Pannekoek n'était pas seulement un homme de science érudit (il était un astronome réputé). Il était avant tout un marxiste et un militant du mouvement ouvrier. C'est pour cela que sa brochure "Darwinisme et Marxisme" s'efforce de critiquer toute tentative d'appliquer schématiquement et mécaniquement la théorie de Darwin de la sélection naturelle à l'espèce humaine. Pannekoek met clairement en évidence les analogies entre marxisme et darwinisme et il rend compte de l'utilisation de la théorie de la sélection naturelle par les secteurs les plus progressistes de la bourgeoisie contre les vestiges réactionnaires de la féodalité. Mais il critique également l'exploitation frauduleuse par la bourgeoisie de la théorie de Darwin contre le marxisme, notamment les dérives du "darwinisme social", idéologie développée en particulier par le philosophe britannique Herbert Spencer (et reprise aujourd'hui par les idéologues du libéralisme pour justifier la concurrence capitaliste, la loi de la jungle, le chacun pour soi et l'élimination des plus faibles).

Face au retour des croyances obscurantistes issues de la nuit des temps, et notamment du "créationnisme" avec son avatar du "dessein intelligent" selon lequel l'évolution des organismes vivants (et l'apparition de l'homme lui-même) correspondrait à un "plan" préétabli par une "intelligence supérieure" d'essence divine, il appartient aux marxistes de réaffirmer le caractère scientifique et matérialiste de la théorie de Darwin et de souligner le pas considérable qu'elle a fait accomplir aux sciences de la nature.

Bien évidemment, la brochure de Pannekoek doit être resituée dans le contexte des connaissances scientifiques de son époque et certaines de ses vues, développées dans sa seconde partie (que nous publierons dans le prochain numéro de la Revue Internationale), sont aujourd'hui quelque peu dépassées par un siècle de recherches et de découvertes scientifiques (notamment celles de la paléoanthropologie et de la génétique). Mais pour l'essentiel, sa contribution2 (rédigée en néerlandais, et qui n'a pas, jusqu'à ce jour, été traduite en français) reste un apport inestimable à l'histoire du mouvement ouvrier.

 

CCI (19 avril 2009)

 

Brochure d'Anton Pannekoek

 

I Le darwinisme

Peu de scientifiques ont autant marqué la pensée de la deuxième moitié du 19e siècle que Darwin et Marx. Leurs apports ont révolutionné la conception que les masses se faisaient du monde. Pendant des décennies, leurs noms ont été sur toutes les bouches et leurs travaux sont au centre des luttes intellectuelles qui accompagnent les luttes sociales d'aujourd'hui. La raison en réside dans le contenu hautement scientifique de ces travaux.

L'importance scientifique du marxisme de même que du darwinisme réside dans leur fidélité rigoureuse à la théorie de l'évolution, portant, pour l'un, sur le domaine du monde organique, celui des objets animés, pour l'autre, sur le domaine de la société. Cette théorie de l'évolution n’était cependant nullement nouvelle : elle avait eu ses avocats avant Darwin et Marx ; le philosophe Hegel en avait même fait le point central de sa philosophie. Il est donc nécessaire d'examiner de près les apports de Darwin et de Marx dans ce domaine.

La théorie suivant laquelle les plantes et les animaux se sont développés les uns à partir des autres se rencontre pour la première fois au 19e siècle. Auparavant, à la question : "D'où viennent les milliers et les centaines de milliers de différentes sortes de plantes et d'animaux que nous connaissons ?", on répondait : "Aux temps de la création, Dieu les a tous créés, chacun selon son espèce". Cette théorie primitive était conforme à l'expérience acquise et aux meilleures données qui étaient disponibles sur le passé. Selon ces données, toutes les plantes et tous les animaux connus avaient toujours été identiques. Sur le plan scientifique, l’expérience était exprimée de la façon suivante : "Toutes les espèces sont invariables parce que les parents transmettent leurs caractéristiques à leurs enfants".

Cependant, du fait de certaines particularités parmi les plantes et les animaux, il devint nécessaire d'envisager une autre conception. Aussi ces particularités ont-elles été joliment organisées selon un système qui fut d'abord établi par le scientifique suédois Linné. Selon ce système, les animaux sont divisés en règnes (phylum), eux-mêmes divisés en classes, les classes en ordres, les ordres en familles, les familles en genres, chaque genre contenant des espèces. Plus les caractéristiques des êtres vivants sont semblables, plus, dans ce système, ils sont proches les uns des autres, et plus le groupe auquel ils appartiennent est petit. Tous les animaux classés comme mammifères présentent les mêmes caractéristiques générales dans leur forme corporelle. Les animaux herbivores, les carnivores et les singes qui appartiennent à des ordres différents, sont à nouveau différenciés. Les ours, les chiens et les chats, qui sont des animaux carnivores, ont beaucoup plus de points communs dans leur forme corporelle qu'ils n’en ont avec les chevaux ou les singes. Cette similarité augmente de façon évidente quand on examine des variétés de même espèce ; le chat, le tigre et le lion se ressemblent à bien des égards et diffèrent des chiens et des ours. Si nous quittons la classe des mammifères pour nous tourner vers d'autres classes, comme celles des oiseaux ou des poissons, nous trouvons de plus grandes différences entre les classes qu'au sein d’une classe. Il persiste cependant toujours une ressemblance dans la formation du corps, du squelette et du système nerveux. Ces caractéristiques disparaissent quand nous quittons cette division principale qui embrasse tous les vertébrés, pour nous tourner vers les mollusques (animaux à corps mou) ou les polypes.

L’ensemble du monde animal peut donc être organisé en divisions et subdivisions. Si chaque espèce différente d'animal avait été créée totalement indépendamment des autres, il n’y aurait aucune raison pour que de telles catégories existent. Il n'y aurait aucune raison pour qu'il n'y ait pas de mammifères à six pattes. Il faudrait donc supposer qu'au moment de la création, Dieu aurait suivi le plan du système de Linné et aurait tout créé selon ce plan. Heureusement, nous disposons d’une autre explication. La similarité dans la construction du corps peut être due à un vrai rapport de parenté. Selon cette conception, la similarité des particularités indique dans quelle mesure le rapport est proche ou éloigné, tout comme la ressemblance entre frères et sœurs est plus grande qu'entre parents plus éloignés. Les espèces animales n'ont donc pas été créées de façon individuelle, mais sont descendues les unes des autres. Elles forment un tronc qui a commencé sur des bases simples et qui s'est continuellement développé ; les dernières branches, les plus minces, sont constituées par les espèces existant aujourd'hui. Toutes les espèces de chats descendent d'un chat primitif qui, comme le chien primitif et l'ours primitif, est le descendant d'un certain type primitif d'animal carnivore. L'animal carnivore primitif, l'animal à sabots primitif et le singe primitif sont descendus d'un mammifère primitif, etc.

Cette théorie de la filiation a été défendue par Lamarck et par Geoffroy St. Hilaire. Cependant, elle n'a pas rencontré l'approbation générale. Ces naturalistes n’ont pas pu prouver la justesse de cette théorie et, par conséquent, elle est restée à l'état d'hypothèse, de simple supposition. Mais lorsque Darwin est arrivé, avec son oeuvre principale, L’Origine des Espèces, celle-ci a frappé les esprits comme un coup de tonnerre ; sa théorie de l'évolution a été immédiatement acceptée comme une vérité hautement démontrée. Depuis lors, la théorie de l'évolution est devenue inséparable du nom de Darwin. Pourquoi en est-il ainsi ?

C'est en partie dû au fait qu'avec l'expérience, on a accumulé de plus en plus de matériel à l’appui de cette théorie. On a trouvé des animaux qu'on ne pouvait pas situer clairement dans la classification, comme les mammifères ovipares, des poissons ayant des poumons, et des animaux vertébrés sans vertèbres. La théorie de la filiation affirmait que c'étaient simplement des vestiges de la transition entre les groupes principaux. Les fouilles ont révélé des restes fossilisés qui semblaient différents des animaux vivant de nos jours. Ces restes se sont en partie avérés être les formes primitives des animaux de notre époque et ont montré que les animaux primitifs ont graduellement évolué pour devenir les animaux d'aujourd’hui. Puis la théorie cellulaire s'est développée ; chaque plante, chaque animal se compose de millions de cellules et s'est développé par division et différentiation incessantes à partir de cellules uniques. Une fois arrivé aussi loin, penser que les organismes les plus développés sont descendus d’êtres primitifs constitués d’une seule cellule, n'apparaissait plus comme aussi étrange.

Toutes ces nouvelles expériences, cependant, ne pouvaient pas élever la théorie à un niveau de vérité démontrée. La meilleure preuve de l'exactitude de cette théorie aurait été de pouvoir observer de nos yeux une véritable transformation d'une espèce animale en une autre. Mais c'est impossible. Comment donc démontrer qu'une espèce animale se transforme en d'autres ? On peut le faire en montrant la cause, la force qui propulse un tel développement. Cela, Darwin l’a fait. Darwin a découvert le mécanisme du développement animal et, ce faisant, il a prouvé que, dans certaines conditions, certaines espèces animales se transformaient nécessairement en d'autres espèces animales. Nous allons maintenant clarifier ce mécanisme.

Son principal fondement est la nature de la transmission, le fait que les parents transmettent leurs particularités à leurs enfants mais, qu'en même temps, les enfants divergent de leurs parents à certains égards et diffèrent également entre eux. C'est pour cette raison que les animaux de la même espèce ne sont pas tous semblables, mais diffèrent dans toutes les directions à partir d'un type moyen. Sans cette variation, il serait totalement impossible qu’une espèce animale se transforme en une autre. Ce qui est nécessaire à la formation d’une nouvelle espèce, c'est que la divergence à partir du type central grandisse et qu'elle se poursuive dans la même direction jusqu'à devenir si importante que le nouvel animal ne ressemble plus à celui dont il est descendu. Mais quelle est cette force qui susciterait une variation croissante toujours dans la même direction ?

Lamarck a déclaré que le changement était dû à l'usage et à l'utilisation intense de certains organes ; qu’à cause de l’exercice continu de certains organes, ceux-ci se perfectionnaient de plus en plus. Tout comme les muscles des jambes des hommes se renforcent à courir beaucoup, de la même manière le lion a acquis des pattes puissantes et le lièvre des pattes véloces. De la même manière, les girafes ont développé leur long cou pour atteindre et manger les feuilles des arbres ; à force d’étendre leur cou, certains animaux à cou court ont développé un long cou de girafe. Pour beaucoup, cette explication n'était pas crédible et elle ne rendait pas compte du fait que la grenouille devait être verte pour assurer sa protection.

Pour résoudre cette question, Darwin s'est tourné vers un autre champ d'expérience. L'éleveur et l'horticulteur sont capables de développer de façon artificielle de nouvelles races et de nouvelles variétés. Quand un horticulteur veut développer, à partir d'une certaine plante, une variété ayant de grandes fleurs, tout ce qu'il doit faire est de supprimer, avant maturité, toutes les plantes ayant de petites fleurs et préserver celles qui en ont des grandes. S'il répète ceci pendant quelques années d'affilée, les fleurs seront toujours plus grandes, parce que chaque nouvelle génération ressemble à la précédente, et notre horticulteur, ayant toujours sélectionné les plus grandes d’entre les grandes, dans un but de propagation, réussit à développer une plante ayant des fleurs très grandes. Par une telle action, parfois délibérée et parfois accidentelle, les hommes ont développé un grand nombre de races de nos animaux domestiques qui diffèrent de leur forme d'origine bien davantage que les espèces sauvages ne diffèrent entre elles.

Si nous demandions à un éleveur de développer un animal à cou long à partir d’un animal à cou court, cela ne lui semblerait pas impossible. Tout ce qu'il devrait faire, ce serait de sélectionner ceux ayant des cous relativement plus longs, de les croiser, de supprimer les jeunes aux cous rétrécis et de croiser à nouveau ceux qui ont un long cou. S'il répétait ceci à chaque nouvelle génération, le résultat serait que le cou deviendrait toujours plus long et qu’il obtiendrait un animal ressemblant à la girafe.

Ce résultat est atteint parce qu'il y a une volonté définie avec un objectif défini, qui, dans le but d'élever une certaine variété, choisit certains animaux. Dans la nature, il n'existe pas une telle volonté et toutes les variations vont être atténuées par le croisement ; il est donc impossible qu’un animal continue à s’écarter du tronc commun original et poursuive dans la même direction jusqu'à devenir une espèce entièrement différente. Quelle est donc la force, dans la nature, qui sélectionne les animaux comme le fait un éleveur ?

Darwin a médité longtemps sur ce problème avant de trouver sa solution dans la "lutte pour l'existence". Dans cette théorie, nous avons un reflet du système productif de l’époque où Darwin a vécu, parce que c’est le combat de la concurrence capitaliste qui lui a servi de modèle pour la lutte pour l'existence qui prévalait dans la nature. Ce n’est pas grâce à ses propres observations que cette solution s’est présentée à lui. Elle lui est venue de sa lecture des travaux de l'économiste Malthus. Malthus a essayé d'expliquer que c'est parce que la population augmente beaucoup plus rapidement que les moyens de subsistance existants qu'il y a tant de misère, de famine et de privations dans notre monde bourgeois. Il n'y a pas assez de nourriture pour tous : les individus doivent donc lutter les uns contre les autres pour leur existence, et beaucoup d’entre eux succombent dans cette lutte. Avec cette théorie, la concurrence capitaliste comme la misère existante étaient déclarées loi naturelle inévitable. Dans son autobiographie, Darwin déclare que c'est le livre de Malthus qui l'a incité à penser à la lutte pour l'existence.

"En octobre 1838, c'est-à-dire quinze mois après que j’eus commencé mon enquête systématique, il m’arriva de lire, pour me distraire, l’essai de Malthus sur la Population ; et comme j’étais bien préparé, du fait de mes observations prolongées sur les habitudes des animaux et des plantes, à apprécier la présence universelle de la lutte pour l’existence, je fus soudain frappé par l’idée que dans ces circonstances, les variations favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être anéanties. Le résultat de cela serait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc trouvé là, enfin, une théorie pour travailler."

C'est un fait que l'augmentation des naissances chez les animaux excède celle de la quantité de nourriture nécessaire à leur subsistance. Il n'y a aucune exception à la règle suivant laquelle le nombre des êtres organiques tend à croître à une telle vitesse que notre terre serait rapidement débordée par la descendance d'un seul couple, si une partie de celle-ci n’était pas détruite. C'est pour cette raison qu'une lutte pour l'existence doit survenir. Chaque animal tente de vivre, fait de son mieux pour manger et cherche à éviter d'être mangé par d'autres. Avec ses particularités et ses armes spécifiques, il lutte contre tout le monde antagonique, contre les animaux, contre le froid, la chaleur, la sécheresse, les inondations, et d'autres circonstances naturelles qui peuvent menacer de le détruire. Par-dessus tout, il lutte contre les animaux de sa propre espèce, qui vivent de la même manière, possèdent les mêmes caractéristiques, utilisent les mêmes armes et vivent de la même alimentation. Cette lutte n'est pas directe ; le lièvre ne lutte pas directement contre le lièvre, ni le lion contre le lion à moins que ce soit une lutte pour la femelle - mais c'est une lutte pour l'existence, une course, une lutte compétitive. Tous ne peuvent atteindre l’âge adulte ; la plupart sont détruits, et seuls ceux qui remportent la course survivent. Mais quels sont ceux qui l'emportent ? Ceux qui, par leurs caractéristiques, par leur structure corporelle sont plus aptes à trouver de la nourriture ou échapper à l'ennemi ; en d'autres termes, ceux qui sont les mieux adaptés aux conditions existantes survivront. "Puisqu'il y a toujours plus d'individus qui naissent que de survivants, le combat pour la survie doit sans cesse recommencer et la créature qui possède un certain avantage par rapport aux autres survivra mais, comme ses caractéristiques particulières sont transmises aux nouvelles générations, c'est la nature elle-même qui choisit, et la nouvelle génération surgira avec des caractéristiques différentes de la précédente."

Ici nous avons un autre schéma pour comprendre l'origine de la girafe. Quand l'herbe ne pousse pas dans certains endroits, les animaux doivent se nourrir des feuilles des arbres, et tous ceux dont le cou est trop court pour atteindre ces feuilles vont périr. C'est la nature elle-même qui fait la sélection et la nature sélectionne seulement ceux qui ont de longs cous. Par référence à la sélection réalisée par l'éleveur, Darwin a appelé ce processus "la sélection naturelle".

Ce processus produit nécessairement de nouvelles espèces. Puisqu'il naît trop d'individus d’une même espèce, plus que les réserves de nourriture n'en permettent la subsistance, ils tentent en permanence de s’étendre sur une superficie plus vaste. Afin de se procurer leur nourriture, ceux qui vivent dans les bois vont vers les prairies, ceux qui vivent sur le sol vont dans l'eau, et ceux qui vivent sur la terre grimpent dans les arbres. Dans ces nouvelles conditions, une aptitude ou une variation est souvent appropriée alors qu’elle ne l’était pas avant, et elle se développe. Les organes changent avec le mode de vie. Ils s’adaptent aux nouvelles conditions et, à partir de l'ancienne espèce, une nouvelle se développe. Ce mouvement continu des espèces existantes se ramifiant en de nouvelles branches aboutit à l'existence de ces milliers d’animaux différents qui vont se différencier toujours plus.

De même que la théorie darwinienne explique ainsi la filiation générale des animaux, leur transmutation et leur formation à partir des êtres primitifs, elle explique, en même temps, l'adaptation merveilleuse qui existe dans toute la nature. Auparavant, cette merveilleuse adaptation ne pouvait s'expliquer que par la sage intervention de Dieu. Maintenant, cette filiation naturelle est clairement comprise. Car cette adaptation n’est rien d'autre que l'adaptation aux moyens d'existence. Chaque animal et chaque plante sont exactement adaptés aux circonstances existantes, car tous ceux qui y sont moins conformes, sont moins adaptés et sont exterminés dans la lutte pour l'existence. Les grenouilles vertes, qui proviennent des grenouilles brunes, doivent préserver leur couleur protectrice, car toutes celles qui dévient de cette couleur sont plus vite découvertes par leurs ennemis et sont détruites, ou elles éprouvent des difficultés plus grandes pour se nourrir et périssent.

C'est de cette façon que Darwin nous a montré, pour la première fois, que les nouvelles espèces se sont toujours formées à partir des anciennes. La théorie transformiste, qui n'était jusque là qu'une simple présomption induite à partir de nombreux phénomènes qu'on ne pouvait bien expliquer d'aucune autre façon, a gagné ainsi la certitude d'un fonctionnement nécessaire de forces spécifiques et que l'on pouvait prouver. C’est une des raisons principales pour laquelle cette théorie s'est imposée aussi rapidement dans les discussions scientifiques et a attiré l'attention du public.

II Le marxisme

Lorsqu'on se penche sur le marxisme, nous voyons immédiatement une grande ressemblance avec le darwinisme. Comme avec Darwin, l'importance scientifique du travail de Marx consiste en ceci qu'il a découvert la force motrice, la cause du développement social. Il n'a pas eu à démontrer qu'un tel développement avait lieu ; chacun savait que, depuis les temps les plus primitifs, de nouvelles formes sociales avaient toujours supplanté les anciennes ; mais les causes et les buts de ce développement restaient inconnus.

Dans sa théorie, Marx est parti des connaissances dont il disposait à son époque. La grande révolution politique qui a conféré à l'Europe l'aspect qu'elle a, la révolution française, était connue de chacun pour avoir été une lutte pour la suprématie, menée par la bourgeoisie contre la noblesse et la royauté. Après cette lutte, de nouvelles luttes de classes ont vu le jour. La lutte menée en Angleterre par les capitalistes industriels contre les propriétaires fonciers dominait la politique ; en même temps, la classe ouvrière se révoltait contre la bourgeoisie. Quelles étaient ces classes ? En quoi différaient-elles les unes des autres ? Marx a montré que ces distinctions de classe étaient dues aux différentes fonctions que chacune jouait dans le processus productif. C'est dans le processus de production que les classes ont leur origine, et c'est ce processus qui détermine à quelle classe on appartient. La production n'est rien d'autre que le processus de travail social par lequel les hommes obtiennent leurs moyens de subsistance à partir de la nature. C'est cette production des biens matériels nécessaire à la vie qui constitue le fondement de la société et qui détermine les relations politiques, les luttes sociales et les formes de la vie intellectuelle.

Les méthodes de production n'ont cessé de changer au cours du temps. D'où sont venus ces changements ? La façon de travailler et les rapports de production dépendent des outils avec lesquels les gens travaillent, du développement de la technique et des moyens de production en général. C'est parce qu'au Moyen-Âge on travaillait avec des outils rudimentaires, alors qu'aujourd'hui on travaille avec des machines gigantesques, qu'on avait à cette époque le petit commerce et le féodalisme, alors que maintenant on a le capitalisme. C'est également pour cette raison que, au Moyen-Âge, la noblesse féodale et la petite bourgeoisie étaient les classes les plus importantes, alors que maintenant la bourgeoisie et le prolétariat constituent les classes principales.

C'est le développement des outils, de ce matériel technique que les hommes mettent en oeuvre, qui est la cause principale, la force motrice de tout le développement social. Il va de soi que les hommes essayent toujours d'améliorer ces outils de sorte que leur travail soit plus facile et plus productif, et la pratique qu'ils acquièrent en utilisant ces outils, les amène à son tour à développer et perfectionner leur pensée. En raison de ce développement, un progrès, lent ou rapide, de la technique a lieu, qui transforme en même temps les formes sociales du travail. Ceci conduit à de nouveaux rapports de classe, à des institutions sociales nouvelles et à de nouvelles classes. En même temps, des luttes sociales, c'est-à-dire politiques, surgissent. Les classes qui dominaient dans l'ancien procès de production, tentent de préserver artificiellement leurs institutions, alors que les classes montantes cherchent à promouvoir le nouveau procès de production ; et en menant des luttes de classe contre la classe dirigeante et en conquérant le pouvoir, elles préparent le terrain pour un nouveau développement sans entrave de la technique.

Ainsi la théorie de Marx a révélé la force motrice et le mécanisme du développement social. Ce faisant, elle a montré que l'histoire n'est pas quelque chose erratique, et que les divers systèmes sociaux ne sont pas le résultat du hasard ou d'événements aléatoires, mais qu'il existe un développement régulier dans une direction définie. Il a aussi prouvé que le développement social ne cesse pas avec notre système, parce que la technique se développe continuellement.

Ainsi, les deux enseignements, celui de Darwin et celui de Marx, l'un dans le domaine du monde organique et l'autre dans le champ de la société humaine, ont élevé la théorie de l'évolution au niveau d'une science positive.

De ce fait, ils ont rendu la théorie de l'évolution acceptable pour les masses en tant que conception de base du développement social et biologique.

III. Le marxisme et la lutte de classe

Bien qu'il soit vrai que, pour qu'une théorie ait une influence durable sur l'esprit humain, elle doive avoir une valeur hautement scientifique, cela n'est cependant pas suffisant. Il est très souvent arrivé qu'une théorie scientifique de la plus grande importance pour la science, ne suscite aucun intérêt, sinon pour quelques hommes instruits. Tel fut le cas, par exemple, de la théorie de l’attraction universelle de Newton. Cette théorie est la base de l'astronomie, et c'est grâce à cette théorie que nous connaissons les astres et pouvons prévoir l'arrivée de certaines planètes et des éclipses. Cependant, lorsque la théorie de Newton sur l’attraction universelle est apparue, seuls quelques scientifiques anglais y ont adhéré. Les grandes masses n'ont prêté aucune attention à cette théorie. Elle n’a été connue des masses qu’avec un livre populaire de Voltaire, écrit un demi-siècle plus tard.

Il n'y a rien étonnant à cela. La science est devenue une spécialité pour un certain groupe d'hommes instruits, et ses progrès ne concernent que ces derniers, tout comme la fonderie est la spécialité du forgeron, et toute amélioration dans la fonderie du fer ne concerne que lui. Seule une connaissance dont tout le monde peut se servir et qui s'avère être une nécessité vitale pour tous peut gagner l’adhésion des grandes masses. Donc quand nous voyons qu'une théorie scientifique suscite enthousiasme et passion dans les grandes masses, ceci peut être attribué au fait que cette théorie leur sert d'arme dans la lutte de classe. Car c’est la lutte de classe qui mobilise la grande majorité de la société.

On peut constater cela de la façon la plus claire avec le marxisme. Si les enseignements économiques de Marx étaient sans importance pour la lutte de classe moderne, seuls quelques économistes professionnels y consacreraient du temps. Mais du fait que le marxisme sert d'arme aux prolétaires dans leur lutte contre le capitalisme, les luttes scientifiques se concentrent sur cette théorie. C'est grâce au service que cette dernière leur a rendu que des millions de personnes honorent le nom de Marx alors qu'elles connaissent pourtant très peu ses travaux, et que ce nom est méprisé par des milliers d’autres qui ne comprennent rien à sa théorie. C’est grâce au grand rôle que la théorie marxiste joue dans la lutte de classe que celle-ci est assidûment étudiée par les grandes masses et qu'elle domine l'esprit humain.

La lutte de classe prolétarienne existait avant Marx, car elle est le fruit de l'exploitation capitaliste. Il était tout à fait naturel que les ouvriers, étant exploités, pensent à un autre système de société où l'exploitation serait abolie et le revendiquent. Mais tout ce qu'ils pouvaient faire était de l'espérer et d'en rêver. Ils n'étaient pas certains qu'il puisse advenir. Marx a donné au mouvement ouvrier et au socialisme une fondation théorique. Sa théorie sociale a montré que les systèmes sociaux se développaient en un mouvement continu au sein duquel le capitalisme ne constituait qu'une forme temporaire. Son étude du capitalisme a montré que, du fait du perfectionnement constant de la technique, le capitalisme doit nécessairement céder la place au socialisme. Ce nouveau système de production ne peut être établi que par les prolétaires dans leur lutte contre les capitalistes dont l'intérêt est de maintenir l'ancien système de production. Le socialisme est donc le fruit et le but de la lutte de classe prolétarienne.

Grâce à Marx, la lutte de classe prolétarienne a pris une forme entièrement différente. Le marxisme est devenu une arme entre les mains des prolétaires ; à la place de vagues espoirs, il leur a donné un but positif et, en mettant clairement en évidence le développement social, il a donné de la force au prolétariat et, en même temps, il a créé la base pour la mise en oeuvre d'une tactique correcte. C'est à partir du marxisme que les ouvriers peuvent prouver le caractère transitoire du capitalisme ainsi que la nécessité et la certitude de leur victoire. En même temps, le marxisme a balayé les anciennes visions utopiques selon lesquelles le socialisme serait instauré grâce à l'intelligence et à la bonne volonté de l’ensemble des hommes sages, qui considéraient le socialisme comme une revendication de justice et de morale ; comme si l'objectif était d'établir une société infaillible et parfaite. La justice et la morale changent avec le système de production, et chaque classe s’en fait une conception différente. Le socialisme ne peut être obtenu que par la classe qui a intérêt au socialisme et ce n'est pas question de l'établissement d'un système social parfait, mais d’un changement dans les méthodes de production, menant à une étape supérieure, c’est-à-dire à la production sociale.

Puisque la théorie marxiste du développement social est indispensable aux prolétaires dans leurs luttes, les prolétaires cherchent à l'intégrer dans leur être ; elle domine leur pensée, leurs sentiments, toute leur conception du monde. Puisque le marxisme est la théorie du développement social, au sein duquel nous nous trouvons, le marxisme se tient donc à l’épicentre des grands combats intellectuels qui accompagnent notre révolution économique.

IV. Le darwinisme et la lutte de classe

Le fait que le marxisme a acquis son importance et sa position uniquement grâce au rôle qu’il occupe dans la lutte de classe prolétarienne est connu de tous. Avec le darwinisme, en revanche, les choses semblent différentes à un observateur superficiel, parce que le darwinisme traite d’une nouvelle vérité scientifique qui doit faire face à l'ignorance et aux préjugés religieux. Pourtant il n'est pas difficile de voir qu'en réalité, le darwinisme a dû subir les mêmes vicissitudes que le marxisme. Le darwinisme n'est pas une simple théorie abstraite qui aurait été adoptée par le monde scientifique après en avoir discuté et l'avoir mise à l'épreuve d'une façon purement objective. Non, immédiatement après son apparition, le darwinisme a eu ses avocats enthousiastes et ses adversaires passionnés ; le nom de Darwin aussi a été, soit honoré par les personnes qui avaient compris quelque chose à sa théorie, soit décrié par d'autres qui ne connaissaient rien de sa théorie sinon que «l’homme descend du singe» et qui étaient incontestablement incompétents pour juger d'un point de vue scientifique l'exactitude ou la fausseté de la théorie de Darwin. Le darwinisme aussi a joué un rôle dans la lutte de classe, et c’est à cause de ce rôle qu'il s’est répandu aussi rapidement et a eu des partisans enthousiastes et des adversaires acharnés.

Le darwinisme a servi d'instrument à la bourgeoisie dans son combat contre la classe féodale, contre la noblesse, les droits du clergé et les seigneurs féodaux. C'était une lutte entièrement différente de la lutte que mènent les prolétaires aujourd'hui. La bourgeoisie n'était pas une classe exploitée luttant pour supprimer l'exploitation. Oh non ! Ce que la bourgeoisie voulait, c’était se débarrasser des vieilles puissances dominantes qui se trouvaient en travers de sa route. La bourgeoisie voulait gouverner elle-même, et elle basait ses exigences sur le fait qu'elle était la classe la plus importante qui dirigeait l'industrie. Quels arguments pouvait lui opposer l'ancienne classe, la classe qui n'était devenue qu'un parasite inutile ? Cette dernière s’appuyait sur la tradition, sur ses anciens droits «divins». C'étaient là ses piliers. Grâce à la religion, les prêtres maintenaient la grande masse dans la soumission et la préparaient à s'opposer aux exigences de la bourgeoisie.

C’était donc pour défendre ses propres intérêts que la bourgeoisie se trouvait contrainte de saper le droit «divin» des gouvernants. Les sciences naturelles sont devenues une arme pour s'opposer à la croyance et à la tradition ; la science et les lois de la nature nouvellement découvertes ont été mises en avant ; c’est avec ces armes que la bourgeoisie a mené le combat. Si les nouvelles découvertes pouvaient montrer que ce que les prêtres enseignaient était faux, l'autorité «divine» de ces prêtres s'effriterait et les «droits divins» dont jouissait la classe féodale seraient détruits. Évidemment, la classe féodale n'a pas été vaincue seulement de cette façon ; le pouvoir matériel ne peut être renversé que par le pouvoir matériel ; mais les armes intellectuelles deviennent des armes matérielles. C'est pour cette raison que la bourgeoisie ascendante a accordé une telle importance à la science de la nature.

Le darwinisme est arrivé au bon moment. La théorie de Darwin, selon laquelle l'homme est le descendant d'un animal inférieur, détruisait tout le fondement du dogme chrétien. C'est pour cette raison que, dès que le darwinisme a fait son apparition, la bourgeoisie s’en est emparée avec beaucoup de zèle.

Ce ne fut pas le cas en Angleterre. Ici, nous voyons à nouveau à quel point la lutte de classe était importante pour la propagation de la théorie de Darwin. En Angleterre, la bourgeoisie dominait déjà depuis plusieurs siècles et, dans l’ensemble, elle n’avait aucun intérêt à attaquer ou à détruire la religion. C'est pour cette raison que, bien que cette théorie ait été largement lue en Angleterre, elle n'y a passionné personne ; elle a simplement été considérée comme une théorie scientifique sans grande importance pratique. Darwin lui-même la considérait comme telle et, de peur que sa théorie ne choque les préjugés religieux régnants, il a volontairement évité de l'appliquer immédiatement aux hommes. C’est seulement après de nombreux ajournements et après que d'autres l'aient fait avant lui, qu'il a décidé de franchir ce pas. Dans une lettre à Haeckel, il déplorait le fait que sa théorie doive heurter tant de préjugés et rencontre tant d’indifférence de sorte qu'il ne s’attendait pas à vivre assez longtemps pour la voir surmonter ces obstacles.

Mais en Allemagne, les choses étaient totalement différentes ; et Haeckel a répondu avec raison à Darwin qu'en Allemagne, la théorie darwinienne avait rencontré un accueil enthousiaste. En fait, lorsque la théorie de Darwin parut, la bourgeoisie s’apprêtait à mener une nouvelle attaque contre l'absolutisme et les junkers. La bourgeoisie libérale était dirigée par les intellectuels. Ernest Haeckel, un grand scientifique et, en outre, des plus audacieux, a immédiatement tiré dans son livre, Natürliche Schöpfungsgeschichte, les conclusions les plus audacieuses contre la religion. Ainsi, alors que le darwinisme rencontrait l’accueil le plus enthousiaste de la part de la bourgeoisie progressiste, il était aussi âprement combattu par les réactionnaires.

La même lutte eut lieu également dans d'autres pays européens. Partout, la bourgeoisie libérale progressiste devait lutter contre des forces réactionnaires. Les réactionnaires détenaient ou tentaient d'obtenir, avec l’aide de leurs soutiens religieux, le pouvoir disputé. Dans ces circonstances, même les discussions scientifiques se menaient avec l'ardeur et la passion d'une lutte de classe. Les écrits qui parurent, pour ou contre Darwin, avaient donc un caractère de polémique sociale, malgré le fait qu’ils portaient les noms d’auteurs scientifiques. Beaucoup d’écrits populaires de Haeckel, si on les considère d'un point de vue scientifique, sont très superficiels, tandis que les arguments et les protestations de ses adversaires font preuve d’une sottise incroyable dont on ne peut trouver d'équivalent que dans les arguments utilisés contre Marx.

La lutte menée par la bourgeoisie libérale contre le féodalisme n'avait pas pour objectif d’être conduite à son terme. C'était en partie dû au fait que partout, des prolétaires socialistes apparaissaient, menaçant tous les pouvoirs dominants, y compris celui de la bourgeoisie. La bourgeoisie libérale se calma et les tendances réactionnaires prirent le dessus. L'ancienne ardeur pour combattre la religion s'éteignit complètement et, même si les libéraux et les réactionnaires se combattaient toujours les uns les autres, en réalité, ils se rapprochaient. L'intérêt pour la science comme arme révolutionnaire dans la lutte de classe manifesté auparavant, avait entièrement disparu, tandis que la tendance réactionnaire chrétienne, qui voulait que le peuple conserve sa religion, se manifestait de manière toujours plus puissante et brutale.

L'estime pour la science a également subi un changement allant de pair avec le besoin de celle-ci. Auparavant, la bourgeoisie instruite avait fondé sur la science une conception matérialiste de l'univers, dans laquelle elle voyait la solution à l'énigme de celui-ci. Maintenant le mysticisme prenait de plus en plus le dessus ; tout ce qui avait été résolu par la science apparut comme très insignifiant, alors que tout ce qui ne l’avait pas été, prenait une très grande importance, embrassant les plus importantes questions de la vie. Un état d’esprit fait de scepticisme, de critique et de doute prenait de plus en plus le pas sur l'ancien esprit jubilatoire en faveur de la science.

Ceci se perçut également dans la position prise contre Darwin. "Que montre sa théorie? Elle laisse l'énigme de l'univers sans solution ! D'où vient cette nature merveilleuse de la transmission, d'où vient cette capacité des êtres animés à changer de façon si appropriée ?" C’est là que réside l'énigme mystérieuse de la vie qui ne peut pas être résolue avec des principes mécaniques. Que reste-t-il donc du darwinisme à la lumière de cette dernière critique ?

Naturellement, les avancées de la science ont permis de rapides progrès. La solution à un problème fait toujours apparaître de nouveaux problèmes à résoudre, qui étaient cachés sous la théorie de la transmission. Cette théorie, que Darwin avait dû accepter comme base de recherche, continuait à être étudiée, et une âpre discussion surgit au sujet des facteurs individuels du développement et de la lutte pour l'existence. Alors que quelques scientifiques portaient leur attention sur la variation qu'ils considéraient comme étant due à l'exercice et à l'adaptation à la vie (selon le principe établi par Lamarck), cette idée était expressément rejetée par des scientifiques comme Weissman et d'autres. Tandis que Darwin n'admettait que des changements progressifs et lents, de Vries découvrait des cas de variations soudaines et des sauts ayant pour résultat l'apparition soudaine de nouvelles espèces. Tout ceci, alors que se renforçait et se développait la théorie de la filiation, donnait, dans certains cas, l'impression que les nouvelles découvertes mettaient en pièces la théorie de Darwin, et chacune des nouvelles découvertes qui apparaissaient, était donc saluée par les réactionnaires comme preuve de la faillite du darwinisme. En même temps, la conception sociale rétroagissait sur la science. Les scientifiques réactionnaires proclamaient qu'un élément spirituel était nécessaire. Le surnaturel et le mystérieux, que le darwinisme avait balayés, devaient être réintroduits par la porte de derrière. C’était l’expression d’une tendance réactionnaire croissante au sein de cette classe qui, au début, s'était fait le porte-drapeau du darwinisme.

V Le darwinisme contre le socialisme

Le darwinisme a été d’une utilité inestimable à la bourgeoisie dans sa lutte contre les puissances du passé. Il était donc tout à fait naturel que la bourgeoisie l’utilisât contre son nouvel ennemi, le prolétariat; non pas parce que les prolétaires étaient opposés au darwinisme, mais pour la raison inverse. Dès que le darwinisme fit son apparition, l'avant-garde prolétarienne, les socialistes, salua la théorie darwinienne, parce qu'elle voyait dans le darwinisme une confirmation et un accomplissement de sa propre théorie ; non pas, comme quelques adversaires superficiels le croyaient, parce qu'elle voulait fonder le socialisme sur le darwinisme, mais dans le sens où la découverte darwinienne - qui montre que, même dans le monde organique apparemment stationnaire, il existe un développement continu – constitue une confirmation et un accomplissement magnifiques de la théorie marxiste du développement social.

Il était cependant normal que la bourgeoisie se serve du darwinisme contre les prolétaires. La bourgeoisie devait faire face à deux armées, et les classes réactionnaires le savaient très bien. Quand la bourgeoisie s’attaque à leur autorité, celles-ci montrent du doigt les prolétaires et mettent en garde la bourgeoisie contre tout morcellement de l’autorité. En agissant ainsi, les réactionnaires cherchent à effrayer la bourgeoisie afin qu’elle renonce à toute activité révolutionnaire. Naturellement, les représentants bourgeois répondent qu'il n'y a rien à craindre ; que leur science ne réfute que l'autorité sans fondement de la noblesse et les soutient dans leur lutte contre les ennemis de l’ordre.

Lors d’un congrès de naturalistes, le politicien et scientifique réactionnaire Virchow accusa la théorie darwinienne de soutenir le socialisme. "Faites attention à cette théorie, dit-il aux Darwiniens, car cette théorie est très étroitement liée à celle qui a causé tellement d’effroi dans le pays voisin." Cette allusion à la Commune de Paris, faite durant l’année célèbre pour sa chasse aux socialistes, dut avoir beaucoup d'effet. Que dire, cependant, de la science d'un professeur qui attaque le darwinisme avec l'argument selon lequel il n'est pas correct parce qu'il est dangereux ! Ce reproche, d'être allié aux révolutionnaires rouges, a beaucoup contrarié Haeckel, défenseur de cette théorie. Il ne put le supporter. Immédiatement après, il tenta de démontrer que c’était précisément la théorie darwinienne qui montrait le caractère indéfendable des revendications socialistes, et que darwinisme et socialisme "se soutiennent mutuellement comme le feu et l'eau".

Suivons les controverses de Haeckel, dont on retrouve les idées principales chez la plupart des auteurs qui basent sur le darwinisme leurs arguments contre le socialisme.

Le socialisme est une théorie qui présuppose l'égalité naturelle entre les personnes et qui s’efforce de promouvoir l'égalité sociale ; égalité des droits, des devoirs, égalité de propriété et de sa jouissance. Le darwinisme, au contraire, est la preuve scientifique de l'inégalité. La théorie de la filiation établit le fait que le développement animal va dans le sens d'une différentiation ou d’une division du travail toujours plus grande ; plus l'animal est supérieur et se rapproche de la perfection, plus l’inégalité est importante. Ceci tient tout autant pour la société. Ici aussi, nous voyons la grande division du travail entre les métiers, entre les classes, etc., et plus la société est développée, plus s’accroissent les inégalités dans la force, l’habileté, le talent. Il faut donc recommander la théorie de la filiation comme "le meilleur antidote à la revendication socialiste d’égalitarisme total".

Cela s"applique également, mais dans mesure encore plus grande, pour la théorie darwinienne de la survie. Le socialisme veut abolir la concurrence et la lutte pour l'existence. Mais le darwinisme nous enseigne que cette lutte est inévitable et qu'elle est une loi naturelle pour l’ensemble du monde organique. Non seulement cette lutte est naturelle, mais elle est également utile et salutaire. Cette lutte apporte une perfection grandissante, et cette perfection consiste dans l'élimination toujours plus grande de ce qui est inadapté. Seule la minorité sélectionnée, ceux qui sont qualifiés pour résister à la concurrence, peut survivre ; la grande majorité doit disparaître. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. En même temps, la lutte pour l'existence a pour résultat la victoire des meilleurs, alors que les moins bons et les inadaptés doivent être éliminés. On peut s’en lamenter, tout comme on se lamente que tous doivent mourir, mais le fait ne peut être ni nié ni changé.

Nous voulons remarquer ici comment un petit changement de mots presque semblables sert à la défense du capitalisme. Darwin a parlé, à propos de la survie des plus aptes, de ceux qui sont mieux adaptés aux conditions. Voyant que, dans cette lutte, ceux qui sont les mieux organisés l'emportent sur les autres, les vainqueurs furent appelés les vigilants et, par la suite, les "meilleurs". Cette expression a été introduite par Herbert Spencer. Étant les gagnants dans leur domaine, les vainqueurs de la lutte sociale, les grands capitalistes, se sont proclamés les meilleurs.

Haeckel a maintenu cette conception et la confirme toujours. En 1892, il dit :

"Le darwinisme, ou la théorie de la sélection, est entièrement aristocratique ; elle est basée sur la survie des meilleurs. La division du travail apportée par le développement est responsable d’une variation toujours plus grande dans le caractère, d'une inégalité toujours plus grande entre les individus, dans leur activité, leur éducation et leur condition. Plus la culture humaine est avancée, plus grandes sont la différence et le fossé entre les différentes classes existantes. Le communisme et les revendications d’égalité de condition et d'activité mis en avant par les socialistes sont synonymes de retour aux stades primitifs de la barbarie."

Le philosophe anglais Herbert Spencer avait déjà, avant Darwin, une théorie sur le développement social. C'était la théorie bourgeoise de l’individualisme, basée sur la lutte pour l'existence. Plus tard il a mis cette théorie en relation étroite avec le darwinisme. "Dans le monde animal, disait-il, les vieux, les faibles et les malade sont toujours anéantis et seuls les éléments forts et en bonne santé survivent. La lutte pour l'existence sert donc à la purification de la race, la protégeant de la dégénérescence. C'est l'effet bienfaiteur de cette lutte car, si cette lutte cessait et que chacun soit certain de subvenir à son existence sans la moindre lutte, la race dégénèrerait nécessairement. Le soutien apporté aux malades, aux faibles et aux inadaptés amène une dégénérescence générale de la race. Si la sympathie, qui trouve son expression dans la charité, dépasse des limites raisonnables, elle manque son objectif ; au lieu de diminuer la souffrance, elle l’augmente pour les nouvelles générations. L’effet bénéfique de la lutte pour l'existence se perçoit le mieux chez les animaux sauvages. Ils sont tous forts et en bonne santé parce qu'ils ont dû endurer des milliers de dangers qui ont nécessairement éliminé tous ceux qui n'étaient pas adaptés. Chez les hommes et les animaux domestiques, la faiblesse et la maladie sont généralisées parce que les malades et les faibles sont préservés. Le socialisme, ayant pour objectif de supprimer la lutte pour l'existence dans le monde humain, apportera nécessairement une dégénérescence mentale et physique toujours croissante."

Ce sont les principaux arguments de ceux qui utilisent le darwinisme pour défendre le système bourgeois. Aussi puissants que pouvaient paraître, à première vue, ces arguments, il ne fut pas difficile cependant aux socialistes d’en triompher. Ce ne sont, pour l’essentiel, que les vieux arguments utilisés contre le socialisme, mais revêtus de neuf avec la terminologie darwinienne, et ils manifestent une ignorance totale du socialisme comme du capitalisme.

Ceux qui comparent l'organisation sociale au corps de l’animal laissent de côté le fait que les hommes ne diffèrent pas entre eux comme diffèrent des cellules ou des organes, mais seulement dans le degré de leurs capacités. Dans la société, la division du travail ne peut aller jusqu'à un point où toutes les capacités devraient disparaître au profit d'une seule. De plus, quiconque comprend quelque chose au socialisme sait que la division efficace du travail ne cesse pas avec le socialisme, que, pour la première fois avec le socialisme, une véritable division sera possible. La différence entre les ouvriers, entre leurs capacités, leurs emplois ne disparaîtra pas ; ce qui cessera sera la différence entre les ouvriers et les exploiteurs.

 

Alors qu'il est tout à fait vrai que, dans la lutte pour l'existence, les animaux physiquement les plus forts, sains et bien adaptés survivent, cela ne se produit pas avec la concurrence capitaliste. Ici, la victoire ne dépend pas de la perfection de ceux qui sont engagés dans la lutte. Tandis que le talent pour les affaires et l’énergie peuvent jouer un rôle dans le monde petit bourgeois, dans le développement ultérieur de la société, le succès dépend de plus en plus de la possession du capital. Le plus grand capital l'emporte sur le plus petit, même si ce dernier se trouve en des mains plus qualifiées. Ce ne sont pas les qualités personnelles, mais la possession de l'argent qui décide qui sera le vainqueur de la lutte pour la survie. Quand les propriétaires de petits capitaux disparaissent, ils ne périssent pas en tant qu’hommes mais en tant que capitalistes ; ils ne sont pas éliminés de la vie, mais de la bourgeoisie. La concurrence qui existe dans le système capitaliste est donc quelque chose de différent, dans ses exigences et ses résultats, de la lutte animale pour l'existence.

Les gens qui périssent en tant que personnes sont des membres d'une classe entièrement différente, une classe qui ne participe pas au combat de la concurrence. Les ouvriers ne concurrencent pas les capitalistes, ils leur vendent seulement leur force de travail. Parce qu’ils n’ont aucune propriété, ils n'ont même pas l'occasion de mesurer leurs grandes qualités, ni d’entrer dans la course avec les capitalistes. Leur pauvreté et leur misère ne peuvent pas être attribuées au fait qu'ils échouent dans une lutte concurrentielle à cause de leur faiblesse ; mais, parce qu'ils sont très mal payés pour leur force de travail, c’est pour cette raison que, même si leurs enfants sont nés forts et en bonne santé, ils meurent de façon massive ; alors que les enfants nés de parents riches, même s’ils sont nés malades, survivent grâce à l'alimentation et aux nombreux soins qui leur sont apportés. Les enfants des pauvres ne meurent pas parce qu'ils sont malades ou faibles, mais pour des raisons extérieures. C'est le capitalisme qui crée toutes ces conditions défavorables avec l'exploitation, la réduction des salaires, les crises de chômage, les mauvais logements et les longues heures de travail. C'est le système capitaliste qui fait succomber tant d’êtres forts et sains.

Ainsi les socialistes montrent que, à la différence du monde animal, la lutte concurrentielle qui existe entre les hommes ne favorise pas ceux qui sont les meilleurs et les plus qualifiés, mais anéantit beaucoup d’individus forts et sains en raison de leur pauvreté, alors que ceux qui sont riches, même faibles et malades, survivent. Les socialistes montrent que la force personnelle n'est pas le facteur déterminant, mais que celui-ci est quelque chose d’extérieur à l'homme ; c'est la possession de l'argent qui détermine qui survivra et qui mourra.

Anton Pannekoek

 


1 Il faut relever que, quelque temps après, dans une autre lettre à Engels datée du 18 juin 1862, Marx reviendra sur son jugement en faisant cette critique à Darwin : "Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses 'inventions' et sa 'malthusienne' 'lutte pour la vie'. C'est le bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) de Hobbes, et cela rappelle Hegel dans la Phénoménologie, où la société civile intervient en tant que 'règne animal' de l'esprit, tandis que chez Darwin, c'est le règne animal qui intervient en tant que société civile." (Marx-Engels, Correspondance, Éditions sociales, Paris, 1979). Par la suite, Engels reprendra, en partie, à son compte cette critique de Marx dans L'Anti-Dühring (Engels fera allusion à la "bévue malthusienne" de Darwin) et dans la Dialectique de la nature. Dans le prochain numéro de la Revue Internationale, nous reviendrons sur ce qu'il faut bien considérer comme une interprétation erronée de l'œuvre de Darwin par Marx et Engels.

2 La traduction a été effectuée à partir de la version anglaise (1912, Nathan Weiser ) et ensuite améliorée sur la base de l'original en hollandais.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [6]

Personnages: 

  • Darwin [7]

Il y a 90 ans, la révolution allemande (V) : La terreur orchestrée par la social-démocratie fait le lit du fascisme

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[8]

La défaite de la révolution prolétarienne en Allemagne constitua le tournant décisif du 20e siècle puisqu'elle signifiait aussi, par conséquence, la défaite de la révolution mondiale. En Allemagne, l'instauration du régime national-socialiste édifié sur l'écrasement du prolétariat révolutionnaire ouvrait la marche accélérée de ce pays vers la Seconde Guerre mondiale. La barbarie particulière du régime national-socialiste devait très tôt servir de faire-valoir aux campagnes antifascistes destinées, quant à elles, à embrigader dans la guerre le prolétariat du camp impérialiste "démocratique". Selon l'idéologie antifasciste, le capitalisme démocratique serait un "moindre mal" qui pourrait, dans une certaine mesure, protéger les populations contre ce qu'il y a de pire dans la société bourgeoise. Une telle mystification, qui a encore aujourd'hui un pouvoir de nuisance sur la conscience de la classe ouvrière, est totalement démentie par les luttes révolutionnaires en Allemagne défaites par la social-démocratie qui déchaîna pour cela une terreur préfigurant celle du fascisme. C'est une des raisons pour lesquelles la classe dominante préfère couvrir ces événements d'un épais silence.

L'ordre règne à Berlin

Le soir du 15 janvier 1919, cinq membres du comité armé de vigilance bourgeois du quartier cossu de Wilmersdorf à Berlin, dont deux hommes d'affaires et un bouilleur de cru, s'introduisirent dans l'appartement de la famille Marcusson où ils trouvèrent trois membres du comité central du jeune Parti communiste d'Allemagne (KPD) : Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et Wilhelm Pieck. Les livres d'histoire "officiels" racontent encore aujourd'hui que les chefs du KPD furent "arrêtés". En réalité, Liebknecht, Luxemburg et Pieck furent kidnappés. Bien que les membres de "la milice citoyenne" fussent convaincus que leurs prisonniers étaient des criminels, ils ne les livrèrent pas à la police. Ils les emmenèrent, au lieu de cela, au luxueux hôtel Eden où, le matin même seulement, la Garde-Kavallerie-Schützen-Division ("Division de fusiliers de cavalerie de la garde", GKSD) venait d'établir ses nouveaux quartiers généraux.

La GKSD avait été une unité d'élite de l'armée impériale - à l'origine les gardes du corps de l'empereur lui-même. Comme les SS qui allaient prendre sa succession dans la Seconde Guerre mondiale, elle envoyait au front des unités de choc mais disposait aussi de son propre système de sécurité et d'espionnage. Dès que la nouvelle de la révolution arriva au front occidental, la GSKD rentra pour prendre la direction de la contre-révolution ; elle arriva dans la région de Berlin le 30 novembre. Là, elle mena l'attaque de la "veille de Noël" contre les marins révolutionnaires dans le palais impérial en employant, en plein milieu de la ville, l'artillerie, les gaz et les grenades.1

Dans ses mémoires, le commandant en chef du GSKD, Waldemar Pabst, raconte comment un de ses officiers, un aristocrate catholique, après avoir entendu un discours de Rosa Luxemburg, avait déclaré qu'elle était une "sainte" et lui avait demandé de permettre à Rosa Luxemburg de s'adresser à leur unité. Pabst écrit : "J'ai pris conscience du danger que représentait Madame Luxemburg. Elle était plus dangereuse que tout, même que ceux qui étaient armés."2

A leur arrivée avec leur butin au "paradis" de l'hôtel Eden, les cinq défenseurs intrépides de la loi et de l'ordre de Wilmersdorf furent grassement récompensés pour leurs services. Le GKSD était l'une des trois organisations de la capitale qui offrait une récompense financière considérable pour la capture de Liebknecht et de Luxemburg.3

Pabst nous fait un bref compte-rendu de l'interrogatoire de Rosa Luxemburg ce soir là. "Êtes-vous Madame Rosa Luxemburg ?" demanda-t-il. "Décidez-en vous-même s'il vous plaît", répondit-elle. "D'après les photos, ce doit être le cas." "Si vous le dites." Puis elle prit une aiguille et se mit à recoudre sa jupe dont le bord avait été déchiré lors de son arrestation. Puis elle se mit à lire l'un de ses livres préférés, Faust de Goethe, et ignora la présence de son interrogateur.

Dès que la nouvelle de la capture des "Spartakistes" se répandit, une atmosphère de pogrom éclata chez les hôtes de l'élégant hôtel. Cependant Pabst avait ses propres plans. Il fit venir des lieutenants et des officiers de la marine, des hommes d'honneur très respectés ; des hommes dont "l'honneur" avait été tout particulièrement blessé puisque leurs propres subordonnés, les marins de la flotte impériale, désertaient et s'engageaient dans la révolution. Ces gentlemen prêtèrent serment de garder le silence pour le reste de leur vie sur ce qui allait suivre.

Ils voulaient éviter un procès, une "exécution selon la loi martiale" ou tout autre procédé qui feraient apparaître les victimes comme des héros ou des martyrs. Les "Spartakistes" devaient mourir d'une mort honteuse. On se mit d'accord pour prétendre que Liebknecht était emmené en prison, simuler une panne de voiture dans le parc du centre ville, le Tiergarten, et l'abattre alors qu'il "était en fuite". Puisque cette "solution" avait peu de chance d'être crédible pour Rosa Luxemburg dont le handicap de la hanche qui la faisait boiter, était connu de tous, on décida qu'elle devait apparaître comme la victime d'un lynchage par la foule. Le rôle de la foule fut assigné au lieutenant de la marine, Herman Souchon, dont le père, l'amiral Souchon, avait en novembre 1918, en tant que gouverneur de Kiel, subi la déshonneur de devoir négocier avec les ouvriers et les marins révolutionnaires. Il devait attendre en dehors de l'hôtel, se ruer sur la voiture qui emmenait Rosa Luxemburg et lui tirer dans la tête.

Au cours de l'exécution de ce plan, un élément imprévu apparut en la personne d'un soldat appelé Runge qui s'était arrangé avec son capitaine, appelé Petri, pour rester à son poste après la fin de son service à 11 heures du soir. Ils voulaient recevoir pour eux la principale récompense pour la liquidation de ces révolutionnaires. Alors qu'on emmenait Liebknecht à une voiture en dehors de l'hôtel, Runge lui porta un terrible coup sur la tête avec la crosse de son fusil. Cette action allait considérablement discréditer la fable selon laquelle Liebknecht avait été abattu "en fuite". Dans la consternation qui suivit cet acte, personne ne pensa à écarter Runge de la scène. Et quand Rosa Luxemburg fut emmenée hors de l'hôtel à son tour, Runge en uniforme l'assomma de la même manière. Alors qu'elle gisait par terre, il lui asséna un second coup. Une fois qu'elle fut jetée à demi-morte dans la voiture qui attendait, un autre soldat en service, von Rzewuski, lui infligea un autre coup. C'est seulement à ce moment là que Souchon accourut pour l'exécuter. Ce qui suivit est bien connu. Liebknecht fut abattu dans le Tiergarten. Le corps de Rosa Luxemburg fut jeté dans le Landwehr canal proche.4 Le lendemain, les meurtriers furent photographiés à leur fête de célébration des événements.

Après avoir exprimé combien il était choqué par ces "atrocités" et les avoir condamnées, le gouvernement social-démocrate promit une "enquête la plus rigoureuse" qu'il mit entre les mains de la GKSD. Le responsable de l'enquête, Jorns, qui avait acquis sa réputation du fait de la dissimulation d'un génocide colonial par l'armée allemande en "Afrique du Sud-Ouest allemande" avant la guerre, installa son bureau à l'hôtel Eden où il était aidé dans son "enquête" par Pabst et par l'un des accusés du meurtre, von Pflugk-Hartnung. Cependant, le projet de jouer sur le temps et d'enterrer ensuite l'idée d'un procès, fut contrecarré par un article paru le 12 février dans la Rote Fahne, journal du KPD. Cet article, qui rendait compte de façon remarquable de ce qui a été établi comme vérité historique sur ces meurtres, déclencha un tollé général.5

Le procès commença donc le 8 mai 1919. Le palais de justice fut placé sous la protection des forces armées du GSKD. Le juge désigné était un autre représentant de la flotte impériale, Wilhelm Canaris, ami personnel de Pabst et de von Pflugk-Hartnung. Il devait devenir commandant en chef des services d'espionnage en Allemagne nazie. Encore une fois, presque tout se déroula selon un plan préétabli -sauf que des membres du personnel de l'hôtel Eden, malgré la peur de perdre leur emploi et d'être mis sur la liste des personnes à assassiner par les brigades militaires de tueurs, témoignèrent de la vérité de ce qu'ils avaient vu. La femme de ménage, Anna Belger, raconta qu'elle avait entendu les officiers parler de la "réception" qu'ils préparaient pour Liebknecht dans le Tiergarten. Les serveurs, Mistelski et Krupp, 17 ans tous les deux, identifièrent Runge et révélèrent ses relations avec Petri. Malgré tout cela, la cour accepta sans problème la version selon laquelle Liebknecht avait été abattu "en cours de fuite", et acquitta les officiers qui avaient tiré. Dans le cas de Rosa Luxemburg, il fut décrété que deux soldats avaient tenté de la tuer, mais qu'on ne connaissait pas le meurtrier. On ne connaissait pas non plus la cause de sa mort puisqu'on n'avait pas retrouvé son corps.

Le 31 mai 1919, des ouvriers trouvèrent le cadavre de Rosa Luxemburg à l'écluse du canal. Dès qu'il apprit qu' "elle" était réapparue, le ministre de l'intérieur SPD, Gustav Noske, ordonna un black-out des informations à ce sujet. Ce n'est que trois jours plus tard qu'une annonce officielle fut publiée, disant que les restes de Rosa Luxemburg avaient été trouvés par une patrouille militaire, et non par des ouvriers.

Au défi de toutes les règles, Noske remit le corps à ses amis militaires, aux mains des meurtriers eux-mêmes. Les autorités responsables ne purent s'empêcher de souligner que Noske avait en fait volé le corps. Il est évident que les sociaux-démocrates étaient terrifiés par Rosa Luxemburg, même par son cadavre. Le serment de silence fait à l'hôtel Eden tint pendant plusieurs décennies. Mais c'est Pabst lui-même qui le brisa finalement. Il ne pouvait supporter plus longtemps de ne pas se voir attribuer publiquement le mérite de son exploit. Après la Seconde Guerre mondiale, il se mit à y faire de lourdes allusions dans des interviews données à des journaux d'information (Spiegel, Stern) et à être plus explicite dans des discussions avec des historiens et dans ses mémoires. Dans la République fédérale d'Allemagne de l'Ouest, "l'anticommunisme" de la période d'après-guerre offrait des circonstances favorables. Pabst rapporta qu'il avait téléphoné au ministre de l'intérieur social-démocrate Noske, le soir du 15 janvier 1919, pour le consulter sur la procédure à suivre vis-à-vis de ses illustres prisonniers. Ils se mirent d'accord sur la nécessité de "mettre fin à la guerre civile". Sur la façon de le faire, Noske déclara : "Votre général6 doit prendre la décision, ce sont vos prisonniers". Dans une lettre au Dr Franz, datée de 1969, Pabst écrit : "Noske et moi étions en total accord. Naturellement, Noske ne pouvait donner l'ordre lui-même". Et dans une autre lettre, il écrit : "... ces idiots d'allemands devraient tomber à genoux et me remercier ainsi que Noske ; des rues et des squares devraient porter nos noms7 ! Noske fut exemplaire à l'époque et le Parti (sauf son aile gauche à demi-communiste) sans reproche. Il est clair que je n'aurais jamais pu décider cette action sans l'accord de Noske (ni de Ebert derrière-lui) et que je devais protéger mes officiers."8

Le système de l'assassinat politique

La situation de l'Allemagne de 1918 à 1920, où l'on répondit à une tentative de révolution prolétarienne par un horrible massacre qui coûta la vie à près de 20 000 prolétaires, ne constituait pas une première dans l'histoire. Des scènes similaires avaient eu lieu à Paris, à l'époque de la révolution de juillet, en 1848, et de la Commune de Paris en 1871. Et, alors que la révolution d'octobre en 1917 en Russie ne répandit quasiment pas de sang, la guerre civile que le capital international déchaîna pour y répondre coûta des millions de vies. Ce qui était nouveau en Allemagne, c'était l'utilisation du système de l'assassinat politique, pas seulement à la fin du processus révolutionnaire, mais dès le tout début.9

Sur ce sujet, après avoir cité Klaus Gietinger, nous nous reportons à un autre témoin, Emil Julius Gumbel, qui publia, en 1924, un livre célèbre intitulé "Quatre années d'assassinats politiques"10 Comme Klaus Gietinger aujourd'hui, Gumbel n'était pas un communiste révolutionnaire. Il était, en fait, un défenseur de la république bourgeoise établie à Weimar. Mais il était avant tout un homme à la recherche de la vérité et prêt à risquer sa vie dans cette quête.

Pour Gumbel, ce qui caractérisait l'évolution en Allemagne, c'était la transition de "l'assassinat artisanal" à ce qu'il appelle "une méthode plus industrielle".11 Elle se basait sur des listes de gens à assassiner, établies par des organisations secrètes, et était mise en œuvre systématiquement par des escadrons de la mort composés d'officiers et de soldats. Ces escadrons non seulement coexistaient pacifiquement avec les organismes officiels de l'État démocratique mais, de plus, ils coopéraient activement avec lui. Les médias jouaient un rôle-clé dans cette stratégie ; ils préparaient et justifiaient les assassinats à l'avance et, par la suite, dérobaient aux morts tout ce qu'il leur restait : leur réputation sans tache.

Comparant le terrorisme, principalement individuel, de l'aile gauche avant la guerre12 à la nouvelle terreur de droite, Gumbel écrivait : "L'incroyable clémence des tribunaux envers les auteurs est bien connue. C'est ainsi que les assassinats politiques actuels en Allemagne se distinguent de ceux du passé, communs à d'autres pays, par deux aspects : leur massivité et à quel point ils ne sont pas punis. Auparavant, l'assassinat politique requérait après tout une force de décision certaine. On ne peut lui dénier un certain héroïsme. L'auteur risquait sa vie. Il était extraordinairement difficile de s'enfuir. Aujourd'hui, le coupable ne risque rien. Des organisations puissantes ayant des représentants dans tout le pays lui offrent un abri, une protection et un soutien matériel. Des fonctionnaires "bienveillants", chefs de police, procurent les papiers nécessaires pour partir à l'étranger si nécessaire... On vous loge dans les meilleurs hôtels où on peut mener la belle vie. En un mot, l'assassinat politique est passé d'un acte héroïque à un acte du quotidien, pratiquement à une source de revenu facile."13

Ce qui était valable pour l'assassinat de personnes l'était tout autant pour un putsch de droite, utilisé en vue de tuer à grande échelle – ce que Gumbel appelle "l'assassinat semi-organisé". "Si le putsch réussit, tant mieux. S'il échoue, les tribunaux font en sorte que rien n'arrive aux meurtriers. Et ils l'ont fait. Pas un seul assassinat de la droite n'a jamais été vraiment puni. Même les meurtriers qui ont avoué leurs crimes ont été libérés sur la base de l'amnistie de Kapp."

En réponse à l'éclatement de la révolution prolétarienne, de nombreuses organisations contre-révolutionnaires de ce type furent constituées en Allemagne.14 Et lorsqu'elles furent bannies du pays, que la loi martiale et le système des tribunaux extraordinaires furent abolis, tout cela fut maintenu en Bavière, faisant de Munich le "nid" de l'extrême droite allemande et des exilés russes. Ce qui a été présenté comme une "particularité bavaroise" était, en réalité, une division du travail. Les principaux leaders de cette "fronde bavaroise" étaient Ludendorff et ses adeptes des anciens quartiers généraux militaires qui n'étaient absolument pas bavarois.15

La social-démocratie, les militaires et le système de la terreur

Comme nous l'avons rappelé dans la deuxième partie de cette série, la Dolchstosslegende, "la légende du coup de poignard dans le dos", fut inventée en septembre 1918 par le général Ludendorff. Dès qu'il réalisa que la guerre était perdue, il appela à la formation d'un gouvernement civil chargé de réclamer la paix. Son idée de départ était de faire porter la faute sur les civils et de sauver la réputation des forces armées. La révolution n'avait pas encore éclaté. Après son éclatement, la Dolchstosslegende prit une importance nouvelle. La propagande selon laquelle une force armée glorieuse, jamais vaincue sur les champs de bataille, se voyait dérober la victoire au dernier moment par la révolution, avait pour but de provoquer dans la société, et parmi les soldats en particulier, une haine ardente contre la révolution.

Au départ, quand les sociaux-démocrates se virent offrir une place dans ce gouvernement civil "du déshonneur", l'intelligent Scheidemann de la direction du SPD reconnut le piège et voulut décliner l'offre.16 Son point de vue fut vivement écarté par Ebert qui plaida pour la nécessité de mettre le bien de la patrie "au dessus de la politique de parti".17

Quand, le 10 décembre 1918, le gouvernement SPD et le haut commandement militaire firent défiler en masse dans les rues de Berlin des troupes revenant du front, leur intention était de les utiliser pour écraser la révolution. Dans ce but, Ebert s'adressa aux troupes à la Porte de Brandebourg en saluant l'armée "jamais battue sur les champs de bataille". C'est à ce moment-là qu'Ebert fit de la Dolchstosslegende une doctrine officielle du SPD et de son gouvernement.18

Évidemment, la propagande du "coup de poignard dans le dos" n'accusait pas explicitement la classe ouvrière d'être responsable de la défaite de l'Allemagne. Cela n'aurait pas été habile au moment où la guerre civile commençait, c'est-à-dire quand il était nécessaire pour la bourgeoisie d'estomper les divisions de classe. Il fallait trouver des minorités présentées comme ayant manipulé et dupé les masses et qu'on puisse désigner comme les véritables coupables.

Parmi ces coupables, figuraient les Russes et leur agent, le bolchevisme allemand, représentant une forme sauvage, asiatique de socialisme, le socialisme de la famine, virus qui menaçait la "civilisation européenne". Avec des mots différents, ces thèmes étaient en continuité directe avec la propagande antirusse des années de guerre. Le SPD était le principal et le plus ignoble agent de la propagation de ce poison. Là-dessus, les militaires étaient en fait plus hésitants, puisque certains de leurs représentants les plus audacieux misaient sur l'idée de ce qu'ils appelaient le "national-bolchevisme" (l'idée qu'une alliance militaire du militarisme prussien avec la Russie prolétarienne contre les "puissances de Versailles" pourrait aussi constituer un bon moyen de détruire moralement la révolution en Allemagne comme en Russie).

L'autre coupable ? Les Juifs. Ludendorff pensait à eux dès le départ. A première vue, il semblerait que le SPD n'ait pas suivi cette orientation. En réalité, sa propagande ne faisait que reprendre les ignominies répandues par les officiers – à part qu'il remplaçait le mot "Juif" par "étranger", "éléments sans racines nationales" ou par "intellectuels", des termes qui, dans le contexte du moment, signifiaient la même chose. Cette haine anti-intellectuelle envers les "rats de bibliothèque" est une caractéristique bien connue de l'antisémitisme. Deux jours avant l'assassinat de Luxemburg et Liebknecht, le Vorwärts, quotidien du SPD, publia un "poème" – en réalité un appel au pogrom – "La Morgue", qui regrettait qu'il n'y ait que des prolétaires parmi les morts tandis que les gens "du genre" de "Karl, Rosa, Radek" s'en étaient sortis.

La social-démocratie a saboté les luttes de l'intérieur. Elle a dirigé l'armement de la contre-révolution et ses campagnes militaires contre le prolétariat. En écrasant la révolution, elle a créé les conditions de la victoire ultérieure du national-socialisme et préparé involontairement son chemin. Le SPD a même fait plus que son devoir dans la défense du capitalisme. En aidant à créer les armées mercenaires non officielles des Corps-francs, en protégeant les organisations de tueurs des officiers, en répandant les idéologies de la réaction et de la haine qui allaient dominer la vie politique allemande pendant le quart de siècle suivant, il a participé activement à cultiver le milieu qui a permis de produire le régime d'Hitler.

"Je hais la révolution comme le péché", déclarait pieusement Ebert. Ce n'était pas la haine des industriels ou des militaires qui avaient peur de perdre leur propriété et pour qui l'ordre existant semblait si naturel qu'ils ne pouvaient que combattre tout ce qui se présentait de différent. Les péchés que la social-démocratie haïssait, c'étaient ceux de son propre passé, son engagement dans un mouvement aux côtés de révolutionnaires convaincus et de prolétaires internationalistes – même si beaucoup de membres de la social-démocratie n'avaient jamais partagé ces convictions ; la haine du renégat envers la cause trahie. Les chefs du SPD et les syndicats pensaient que le mouvement ouvrier était leur propriété. Lorsqu'ils se liguèrent avec la bourgeoisie impérialiste au moment de l'éclatement de la guerre, ils pensaient que c'était la fin du socialisme, ce chapitre illusoire qu'ils étaient maintenant décidés à fermer. Lorsque quatre années plus tard seulement, la révolution releva la tête, c'était comme la réapparition d'un fantôme effrayant du passé. Leur haine de la révolution venait aussi de la peur qu'ils en avaient. Projetant leurs propres émotions sur leurs ennemis, ils avaient peur d'être lynchés par les "Spartakistes" (une peur que partageaient les officiers des escadrons de la mort).19

Ebert était sur le point de fuir la capitale entre Noël et le Jour de l'An 1918. Tout cela se cristallisa autour de la principale cible de leur haine : Rosa Luxemburg. Le SPD était devenu un concentré de tout ce qui était réactionnaire dans le capitalisme en putréfaction. Aussi, l'existence même de Rosa Luxemburg était une provocation pour lui : sa loyauté envers les principes, son courage, sa brillance intellectuelle, le fait qu'elle était étrangère, d'origine juive, et une femme. Ils l'appelèrent "Rosa la rouge", assoiffée de sang et de revanche, une femme avec un fusil.

Quand on examine la révolution en Allemagne, il faut garder à l'esprit l'un de ses phénomènes frappants : le degré de servilité de la social-démocratie envers les militaires que même la caste des officiers prussiens trouvait répugnante et ridicule. Au cours de toute la période de collaboration entre le corps des officiers et le SPD, le premier ne cessa jamais de déclarer en public qu'il enverrait ce dernier "en enfer" dès qu'il n'en aurait plus besoin. Rien de tout cela ne pouvait plus stopper la servilité du SPD. Cette servilité n'était évidemment pas nouvelle. Elle avait caractérisé l'attitude des syndicats et des politiciens réformistes bien avant 1914.20 Mais elle s'ajoutait maintenant à la conviction que seuls les militaires pourraient sauver le capitalisme et, donc, le SPD lui-même.

En mars 1920, des officiers de droite se révoltèrent contre le gouvernement SPD (le putsch de Kapp). Du côté des putschistes, on trouve tous les collaborateurs d'Ebert et Noske dans le double assassinat du 15 janvier 1919 : Pabst et son général von Lüttwitz, le GSKD, les lieutenants de la Marine déjà mentionnés. Kapp et Lüttwitz avaient promis à leurs troupes une belle récompense financière pour le renversement d'Ebert. Le coup fut déjoué, non par le gouvernement (qui s'enfuit à Stuttgart), ni par le commandement militaire officiel (qui déclara sa "neutralité"), mais par le prolétariat. Les trois partis en conflit de la classe dominante – le SPD, les "kappistes" et le commandement militaire (ayant abandonné sa "neutralité") - s'unirent à nouveau pour vaincre les ouvriers. Tout est bien qui finit bien ! A l'exception d'une chose : qu'en était-il des infortunés mutinés qui espéraient une récompense pour le renversement d'Ebert ? Pas de problème ! Le gouvernement Ebert, de retour au travail, paya lui-même la récompense.

Voilà ce qu'il en est de l'argument (mis en avant par Trotsky, par exemple, avant 1933) selon lequel la social-démocratie, tout en étant intégrée au capitalisme, pourrait quand même se dresser contre les autorités et empêcher le fascisme – pour sauver sa peau.

La dictature du capital et la social-démocratie

En réalité, les militaires n'étaient pas tant opposés à la social-démocratie et aux syndicats qu'à l'ensemble du système des partis politiques existant.21 Déjà avant la guerre, l'Allemagne n'était pas gouvernée par les partis politiques mais par la caste militaire, système que symbolisait la monarchie. La bourgeoisie industrielle et financière de plus en plus puissante s'intégra peu à peu à ce système mais dans des structures non officielles, avant tout le Alldeutscher Verein ("Association panallemande") qui a en fait dirigé le pays avant et pendant la Première Guerre mondiale.22

En revanche, dans l'Allemagne impériale, le Parlement (le Reichstag) n'avait quasiment aucun pouvoir. Les partis politiques n'avaient pas de véritable expérience gouvernementale. C'étaient plus des groupes d'influence de différentes fractions économiques ou régionales qu'autre chose.

Ce qui était, à l'origine, le produit de l'arriération politique de l'Allemagne s'avéra un énorme avantage une fois que la guerre mondiale eut éclaté. Pour y faire face et pour affronter la révolution qui allait suivre, un contrôle dictatorial de l'État sur l'ensemble de la société était d'une nécessité impérieuse. Dans les vieilles "démocraties" occidentales, en particulier dans les pays anglo-saxons avec leur système sophistiqué à deux partis, ce capitalisme d'État évolua à travers la fusion graduelle des partis politiques et des différentes fractions économiques de la bourgeoisie avec l'État. Cette forme de capitalisme d'État, au moins en Grande-Bretagne et aux États-Unis, s'avéra très efficace. Mais cela prit un temps relativement long pour qu'elle se mette en place.

En Allemagne, la structure d'une telle intervention d'un État dictatorial existait déjà. L'un des principaux "secrets" de la capacité de l'Allemagne à tenir pendant la guerre pendant plus de quatre ans contre presque toutes les anciennes puissances majeures du monde – qui disposaient en outre des ressources de leurs empires coloniaux – réside dans l'efficacité de ce système. C'est pourquoi les alliés occidentaux ne faisaient pas que "jouer pour la galerie" lorsqu'ils demandèrent la liquidation du "militarisme prussien" à la fin de la guerre.

Comme nous l'avons déjà vu au cours de cette série d'articles, non seulement les militaires mais également Ebert lui-même voulaient sauver la monarchie à la fin de la guerre et garder un Reichstag semblable à celui qui existait avant 1914. En d'autres termes, ils voulaient maintenir ces structures capitalistes d'État qui avaient fait leurs preuves durant la guerre. Il fallut abandonner ce projet face au danger de la révolution. Tout l'arsenal et le spectacle de la démocratie politique des partis étaient nécessaires pour dévoyer les ouvriers.

C'est ce qui produisit le phénomène de la république de Weimar : un tas de partis inexpérimentés et inefficaces, tout à fait incapables de coopérer et de s'intégrer de façon disciplinée dans le régime capitaliste d'État. Il n'est pas surprenant que les militaires aient voulu s'en débarrasser ! Le seul véritable parti politique bourgeois existant en Allemagne était le SPD.

Mais si la révolution avait rendu impossible le maintien du régime de guerre capitaliste d'État23, elle rendait également impossible la réalisation du plan de la Grande-Bretagne et en particulier des États-Unis, de liquider sa base sociale militaire. Les "démocraties" occidentales durent conserver intact le noyau de la caste militaire et son pouvoir, afin d'écraser le prolétariat. Cela ne fut pas sans conséquence. Lorsqu'en 1933, les dirigeants traditionnels de l'Allemagne, les forces armées et la grande industrie, abandonnèrent le système de Weimar, ils retrouvèrent leur supériorité organisationnelle sur leurs rivaux impérialistes occidentaux dans la préparation de la Seconde Guerre mondiale. Sur le plan de sa composition, la principale différence entre l'ancien et le nouveau système était que le SPD était remplacé par le NSDAP, le parti nazi. Le SPD avait si bien réussi à vaincre le prolétariat que ses services n'étaient plus nécessaires.

La Russie et l’Allemagne : pôles dialectiques de la révolution mondiale

En octobre 1917, Lénine appela les soviets et le parti à l’insurrection en Russie. Dans une résolution pour le comité central du Parti bolchevique, "rédigée en hâte par Lénine, avec un petit bout de crayon sur une feuille de papier quadrillé d'écolier"24, il écrivait : "Le Comité central reconnaît que la situation internationale de la révolution russe (la mutinerie de la flotte en Allemagne, manifestation extrême de la croissance de la révolution socialiste mondiale dans toute l'Europe ; et, par ailleurs, la menace de voir la paix impérialiste étouffer la révolution en Russie), - de même que la situation militaire (décision indubitable de la bourgeoisie russe et de Kerenski et consorts, de livrer Petrograd aux Allemands), - de même que l'obtention par le parti prolétarien de la majorité aux Soviets, - tout cela, lié au soulèvement paysan et au changement d'attitude du peuple qui fait confiance à notre parti (élections de Moscou) et enfin la préparation manifeste d'une nouvelle aventure Kornilov (retrait des troupes de Petrograd, transfert des cosaques à Petrograd, encerclement de Minsk par les cosaques, etc.) - tout cela met l'insurrection armée à l'ordre du jour."25

Dans cette formulation se trouve toute la vision marxiste de la révolution mondiale du moment, et du rôle central de l’Allemagne dans ce processus. D’une part, l’insurrection doit avoir lieu en Russie en réponse au début de la révolution en Allemagne qui constitue un signal pour toute l’Europe. D’autre part, incapable d’écraser la révolution sur son territoire, la bourgeoisie russe a l’intention de confier cette tâche au gouvernement allemand, gendarme de la contre-révolution sur le continent européen (en livrant Petrograd). Lénine tonna contre ceux qui, dans le parti, s’opposaient à l’insurrection, qui déclaraient leur solidarité avec la révolution en Allemagne et, de ce fait, appelaient les ouvriers russes à attendre que le prolétariat allemand prenne la direction de la révolution. "Réfléchissez donc : dans des conditions pénibles, infernales, avec le seul Liebknecht [9] (enfermé au bagne, par surcroît), sans journaux, sans liberté de réunions, sans Soviets, au milieu de l'hostilité incroyable de toutes les classes de la population - jusqu'au dernier paysan aisé - à l'égard de l'idée de l'internationalisme, malgré l'organisation supérieure de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie impérialiste, les Allemands, c'est-à-dire les révolutionnaires internationalistes allemands, les ouvriers portant la vareuse de matelot, ont déclenché une mutinerie de la flotte, alors qu'ils n'avaient peut-être qu'une chance sur cent.

Et nous qui avons des dizaines de journaux, la liberté de réunion, qui avons la majorité dans les Soviets, nous qui sommes des internationalistes prolétariens possédant les positions les plus solides du monde entier, nous refuserions de soutenir par notre insurrection les révolutionnaires allemands. Nous raisonnerions comme les Scheidemann et les Renaudel : le plus sage est de ne pas nous soulever, car si on nous fusille tous tant que nous sommes, le monde perdra des internationalistes d'une si belle trempe, si sensés, si parfaits !!"26

Comme il l‘écrivit dans son texte célèbre "La crise est mûre" (29 septembre 1917), ceux qui voulaient retarder l’insurrection en Russie seraient des "traîtres à cette cause car par leur conduite, ils trahiraient les ouvriers révolutionnaires allemands qui ont commencé à se soulever dans la flotte."

Un débat similaire eut lieu au sein du parti bolchevique à l’occasion de la première crise politique qui suivit la prise du pouvoir : fallait-il ou non signer le Traité de Brest-Litovsk avec l’impérialisme allemand. A première vue, il semblait que les camps s’étaient renversés. C’était Lénine qui défendait la prudence maintenant : il fallait accepter l’humiliation de ce traité. Mais en réalité, il y a une continuité. Dans les deux cas où le destin de la révolution russe était en jeu, c’est la perspective de la révolution en Allemagne qui était au cœur du débat. Dans les deux cas, Lénine insiste sur le fait que tout dépend de ce qui se passe en Allemagne mais, également, sur le fait que, dans ce pays, la révolution prendra plus de temps et sera infiniment plus difficile qu’en Russie. C’est pourquoi la révolution russe devait prendre la tête en octobre 1917. C’est pourquoi, à Brest-Litovsk, le bastion russe devait se préparer au compromis. Il avait la responsabilité de "tenir" pour pouvoir soutenir la révolution allemande et mondiale.

Dès ses débuts, la révolution en Allemagne était imprégnée du sens des responsabilités vis-à-vis de la révolution russe. C’était aux prolétaires allemands qu’incombait la tâche de libérer les ouvriers russes de leur isolement international. Comme Rosa Luxemburg l’écrivait de sa prison dans ses notes sur la révolution russe, publiées de façon posthume, en 1922 ; "Tout ce qui se passe en Russie s'explique parfaitement : c'est une chaîne inévitable de causes et d'effets dont les points de départ et d'arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l'occupation de la Russie par l'impérialisme allemand."27

La gloire des événements en Russie c’est d’avoir commencé la révolution mondiale.

"C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des Bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d'avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l'exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c'est dans ce sens que l'avenir appartient partout au bolchevisme." (Ibid.)

Ainsi, la solidarité pratique du prolétariat allemand avec le prolétariat russe est la conquête révolutionnaire du pouvoir, l’élimination du principal bastion de la contre-révolution militaire et sociale-démocrate en Europe continentale. Seul ce pas pouvait élargir la brèche initiée en Russie et permettre que s'y engouffre le flot révolutionnaire mondial.

Dans une autre contribution depuis sa cellule, La tragédie russe, Rosa Luxemburg a montré les deux dangers mortels qui guettaient l’isolement de la révolution en Russie. Le premier était celui d’un terrible massacre par le capitalisme mondial, représenté, à ce moment-là, par le militarisme allemand. Le deuxième était celui d’une dégénérescence politique et de la banqueroute morale du bastion russe lui-même, son intégration dans le système impérialiste mondial. Au moment où elle écrivait (après Brest-Litovsk), elle voyait le danger du côté de ce qui allait devenir la ligne de pensée soi-disant nationale bolchevique dans l’ordre militaire allemand. Celle-ci se centrait sur l’idée d’offrir à la "Russie bolchevique" une alliance militaire comme moyen, non seulement d’aider l’impérialisme allemand à établir son hégémonie mondiale sur ses rivaux européens, mais en même temps de corrompre moralement la révolution russe – avant tout par la destruction de son principe fondamental, l’internationalisme prolétarien.

En fait, Rosa Luxemburg surestimait largement l’empressement de la bourgeoisie allemande à ce moment-là à vouloir se lancer dans une telle aventure. Mais elle avait fondamentalement raison d'identifier le deuxième danger et de reconnaître que si cela se passait, ce serait le résultat direct de la défaite de la révolution allemande et mondiale. Elle concluait : "N'importe quelle défaite politique des Bolcheviks dans un combat loyal contre des forces trop puissantes et la défaveur de la situation historique, serait préférable à cette débâcle morale."28

On ne peut comprendre la révolution russe et la révolution allemande qu’ensemble. Elles constituent deux moments d’un seul et même processus historique. La révolution mondiale commença à la périphérie de l’Europe. La Russie était le maillon faible de la chaîne de l’impérialisme, parce que la bourgeoisie mondiale était divisée par la guerre impérialiste. Mais il fallait porter un second coup, au cœur du système, pour pouvoir renverser le capitalisme mondial. Ce deuxième coup eut lieu en Allemagne et commença par la révolution de novembre 1918. Mais la bourgeoisie fut capable de dévier de son cœur le coup mortel. Cela scella le destin de la révolution en Russie. Ce qui se passa ne correspond pas à la première mais à la deuxième hypothèse de Rosa Luxemburg, celle qui l’effrayait le plus. Contre toute attente, la Russie rouge vainquit les forces d’invasion blanches contre-révolutionnaires. Ce fut possible grâce à la combinaison de trois facteurs principaux : d’abord la direction politique et organisationnelle du prolétariat russe qui était passée par l’école du marxisme et de la révolution ; deuxièmement, l’immensité du pays qui avait déjà permis de vaincre Napoléon et allait contribuer à la défaite d’Hitler et qui, cette fois également, devait désavantager les envahisseurs contre-révolutionnaires ; troisièmement, la confiance des paysans, la vaste majorité de la population russe, dans la direction révolutionnaire prolétarienne. Ce furent les paysans qui fournirent la grande masse des troupes de l’Armée rouge commandée par Trotsky.

Ce qui suivit, ce fut la dégénérescence capitaliste de l’intérieur de la révolution isolée : une contre-révolution au nom de la révolution. Ainsi, la bourgeoisie a pu enterrer le secret de la défaite de la révolution russe. Tout cela se base sur la capacité de la bourgeoisie à jeter un voile sur le fait qu’il y eut un soulèvement révolutionnaire en Allemagne. Le secret, c’est que la révolution n’a pas été vaincue à Moscou ou à St Petersburg, mais à Berlin et dans la Ruhr. La défaite de la révolution en Allemagne constitue la clé pour comprendre celle de la révolution en Russie. La bourgeoisie a caché cette clé, grand tabou historique auquel tous les cercles responsables se conforment. On ne parle pas de corde dans la maison du pendu.

En un sens, l‘existence de luttes révolutionnaires en Allemagne est plus problématique que les luttes en Russie, précisément parce que la révolution allemande a été vaincue par la bourgeoisie dans une lutte ouverte. Non seulement le mensonge selon lequel le stalinisme serait le communisme, mais le mensonge selon lequel la démocratie bourgeoise, la social-démocratie serait antagonique au fascisme, dépend, dans une large mesure, de la dissimulation des combats en Allemagne.

Ce qui en est resté est embarrassant, se concrétise par un malaise, avant tout par rapport aux meurtres de Luxemburg et Liebknecht, des assassinats devenus le symbole de la victoire de la contre-révolution.29 En fait ce crime qui incarne celui de dizaines de millions d’autres, est un abrégé de la cruauté, de la volonté de vaincre de la bourgeoisie pour défendre son système. Mais ce crime n’a-t-il pas été commis sous la direction de la démocratie bourgeoise ? N’était-il pas le produit conjoint de la social-démocratie et de l’extrême droite ? Ses victimes, et non ses bourreaux, n’étaient-elles pas l'essence de ce qu’il y a de meilleur, de plus humain, les meilleurs représentants de ce que pourrait être l’avenir pour l’espèce humaine ? Et pourquoi, déjà à l’époque, et à nouveau aujourd’hui, ceux qui se sentent une responsabilité envers l’avenir de la société, sont-ils si profondément troublés par ces crimes, si attirés par ceux qui en furent les victimes ? Ces crimes revendiqués et qui ont permis de sauver le système il y a 90 ans, peuvent encore se transformer en boomerang.

Dans son étude sur l’assassinat politique en Allemagne, menée dans les années 1920, Emil Gumbel établit un lien entre cette pratique et la vision "héroïque" des défenseurs de l’ordre social actuel qui voient l’histoire comme le produit des individus : "La droite est encline à penser qu’elle peut éliminer l’opposition de gauche qui est animée par l’espoir d’un ordre économique radicalement différent, en liquidant ses chefs."30 Mais l’histoire est un processus collectif, conduit et mis en œuvre par les millions de personnes, pas seulement par la classe dominante qui veut en monopoliser les leçons.

Dans son étude de la révolution allemande, écrite dans les années 1970, l’historien "libéral" Sebastian Haffner concluait que ces crimes étaient toujours une blessure ouverte et que leurs résultats à long terme était toujours une question ouverte.

"Aujourd'hui on réalise avec horreur que cet épisode fut vraiment l'événement historiquement déterminant du drame de la révolution allemande. En regardant ces événements avec un demi-siècle de distance, leur impact historique a pris l'imprédictibilité étrange des événements de Golgotha – qui, au moment où ils eurent lieu, semblaient aussi n'avoir rien changé." Et : "Le meurtre du 15 janvier 1919 était le début – le début des milliers de meurtres sous Noske dans les mois qui suivirent, jusqu'aux millions de meurtres dans les décennies suivantes sous Hitler. C'était le signal de tout ce qui allait suivre."31

Les générations présentes et futures de la classe ouvrière peuvent-elles se réapproprier cette réalité historique ? Est-il possible, à long terme, de liquider les idées révolutionnaires en tuant ceux qui les défendent ? Les derniers mots du dernier article de Rosa Luxemburg avant sa mort étaient écrits au nom de la révolution : "J'étais, je suis, je serai".

 

Steinklopfer

 


1. Cette attaque fut déjouée par la mobilisation spontanée des ouvriers. Voir le précédent article [10] dans la Revue n°136.

2 Cité par Klaus Gietinger : Eine Leiche im Landwehrkanal. Die Ermordung Rosa Luxemburgs ("Un cadavre dans le Landwehr canal. Le meurtre de Rosa Luxemburg"), page 17, Hambourg 2008. Gietinger, sociologue, auteur et cinéaste, a dédié une grande partie de sa vie à faire des recherches sur les circonstances du meurtre de Luxemburg et Liebknecht. Son dernier livre – Waldemar Pabst : der Konterrevolutionär – bénéficie du point de vue de documents historiques obtenus à Moscou et à Berlin-Est et qui complètent les preuves de l'implication du SPD.

3. Les autres étaient le "Régiment Reichstag" monarchiste et l'organisation d'espionnage du SPD sous le commandement d'Anton Fischer.

4. Wilhelm Pieck fut le seul des trois à avoir la vie sauve. A ce jour, on ne sait toujours pas clairement s'il a réussi à s'échapper de lui-même ou si on lui permit de le faire après qu'il eut trahi ses camarades. Pieck devait devenir, après la seconde guerre mondiale, président de la République démocratique allemande (RDA).

5. L'auteur de l'article, Leo Jogiches, fut abattu un mois plus tard lui aussi "en fuite"… dans la cellule de sa prison.

6. Le général von Lüttwitz

7. A l'occasion du 90e anniversaire de ces atrocités, le parti libéral d'Allemagne (FPD) a proposé d'ériger un monument en l'honneur de Noske à Berlin. Pofalla, le secrétaire général de la CDU, parti de la chancelière Angela Merkel, a décrit les agissements de Noske comme "une défense courageuse de la république" (cité dans le journal berlinois Tagesspiegel, 11 janvier 2009).

8. Gietinger, Die Ermordung der Rosa Luxemburg ("L'assassinat de Rosa Luxemburg"). Voir le chapitre "74 Jahre danach" ("74 ans plus tard").

9. L'importance de ce pas fait en Allemagne est soulignée par l'écrivain Peter Weiss, un artiste allemand d'origine juive qui a fui en Suède la persécution nazie. Son roman monumental Die Ästhetik des Widerstands ("L'esthétique de la résistance") raconte l'histoire du ministre suédois de l'intérieur, Palmstierna qui, au cours de l'été 1917, envoya un émissaire à Petrograd, appelant – en vain - Kerensky, premier ministre du gouvernement russe pro-Entente, à assassiner Lénine. Kerensky refusa et nia que Lénine représentât un vrai danger.

10. Gumbel, Vier Jahre politischer Mord (Malik-Verlag Berlin, republié en 1980 par Wuderhorn, Heidelberg)

11. Qui peut lire ces lignes aujourd'hui sans penser à Auschwitz ?

12. Par exemple, le terrorisme des anarchistes d'Europe occidentale ou les Narodniki russes et les socialistes-révolutionnaires.

13. Gumbel, ibid.

14. Gumbel en établit la liste dans son livre. Nous la reproduisons ici – sans chercher à en traduire le nom – pour donner une impression de l'échelle du phénomène : Verband nationalgesinnter Soldaten, Bund der Aufrechten, Deutschvölkische Schutz- und Trutzbund, Stahlhelm, Organisation “C”, Freikorps and Reichsfahne Oberland, Bund der Getreuen, Kleinkaliberschützen, Deutschnationaler Jugendverband, Notwehrverband, Jungsturm, Nationalverband Deutscher Offiziere, Orgesch, Rossbach, Bund der Kaisertreuen, Reichsbund Schwarz-Weiß-Rot, Deutschsoziale Partei, Deutscher Orden, Eos, Verein ehemaliger Baltikumer, Turnverein Theodor Körner, Allgemeiner deutschvölkischer Turnvereine, Heimatssucher, Alte Kameraden, Unverzagt, Deutscher Eiche, Jungdeutscher Orden, Hermansorden, Nationalverband deutscher Soldaten, Militärorganisation der Deutschsozialen und Nationalsozialisten, Olympia (Bund für Leibesübungen), Deutscher Orden, Bund für Freiheit und Ordnung, Jungsturm, Jungdeutschlandbund, Jung-Bismarckbund, Frontbund, Deutscher Waffenring (Studentenkorps), Andreas-Hofer-Bund, Orka, Orzentz, Heimatbund der Königstreuen, Knappenschaft, Hochschulring deutscher Art, Deutschvölkische Jugend, Alldeutscher Verband, Christliche Pfadfinder, Deutschnationaler Beamtenbund, Bund der Niederdeutschen, Teja-Bund, Jungsturm, Deutschbund, Hermannsbund, Adlerund Falke, Deutschland-Bund, Junglehrer-Bund, Jugendwanderriegen-Verband, Wandervögel völkischer Art, Reichsbund ehemaliger Kadetten.

15. C'est le général Ludendorff, quasiment dictateur de l'Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, qui organisa le "putsch de la brasserie" à Munich en 1923 avec Adolf Hitler.

16. Scheidemann lui-même devait devenir la cible d'une tentative (manquée) d'assassinat par l'extrême droite qui lui reprochait d'avoir accepté le Traité de Versailles dicté par les puissances occidentales.

17. L'admiration de l'ancien chancelier d'Allemagne de l'Ouest, Helmut Schmidt, pour "l'homme d'État" Ebert est bien connue.

18. Mais, contaminées par l'état d'esprit révolutionnaire qui régnait dans la capitale, la plupart des troupes fraternisèrent avec la population ou se dispersèrent.

19. Après le meurtre de Karl et de Rosa, les membres du GKSD exprimèrent leur peur d'être lynchés si on les mettait en prison.

20. Durant les grèves de masse à Berlin en janvier 1918, Scheidemann du SPD participa à une délégation des ouvriers envoyée négocier au siège du gouvernement. Là, elle fut ignorée. Les ouvriers décidèrent de repartir. Scheidemann quémanda auprès des officiels qu'ils reçoivent la délégation. Son visage "s'illumina de plaisir" lorsque l'un d'eux fit de vagues promesses. La délégation ne fut pas reçue. (Rapporté par Richard Müller, "De l'Empire à la République")

21. Au fond, les militaires appréciaient tout à fait Ebert et Noske en particulier. Stinnes, l'homme le plus riche d'Allemagne après la Première Guerre mondiale, a appelé son yacht Legien, du nom du chef social-démocrate de la fédération syndicale.

22. Selon Gumbel, ce fut également le principal organisateur du putsch de Kapp.

23. Ou "socialiste d'État" comme l'appelait, avec enthousiasme, Walter Rathenow, président du gigantesque complexe électrique AEG.

24 Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, chapitre "Lénine appelle à l’insurrection"

25 Séance du Comité Central du P.O.S.D. (b) R. du 10 (23) octobre 1917 (Lénine, Œuvres complètes)

26 Lénine, "Lettre aux camarades", écrit le 17 (30) octobre 1917

27 Rosa Luxemburg, La révolution russe, "La dissolution de l'Assemblée constituante"

28 Rosa Luxemburg, "La tragédie russe"

29 Les libéraux indécrottables du FDP à Berlin ont suggéré de donner à une place publique de la ville le nom de Noske, comme nous l’avons mentionné plus haut. Le SPD, le parti de Noske, déclina la proposition. Aucune explication plausible ne fut apportée à cette modestie atypique.

30 Gumbel, ibid.

31 Haffner, 1918/1919 - eine deutsche Revolution

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [11]

Décadence du capitalisme (IV) : du capitalisme à la fin de la préhistoire

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Dans les précédents articles de cette série, nous avons examiné en détail le résumé de la méthode du matérialisme historique fait par Marx dans la Préface à l’Introduction à la critique de l’économie politique. Nous arrivons maintenant à la dernière partie de ce résumé : "Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus social de la production. Il n'est pas question ici d'un antagonisme individuel ; nous l'entendons bien plutôt comme le produit des conditions sociales de l'existence des individus ; mais les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social c'est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt."

L’universalité de la méthode de Marx

Nous reviendrons plus tard sur les antagonismes spécifiques que Marx considérait comme propres à la société capitaliste et sur la base desquels il fonde son verdict selon lequel le capitalisme, à l'instar de toutes les formes précédentes d’exploitation de classe, ne peut être considéré que comme une formation sociale transitoire. Mais auparavant, nous voulons répondre à une accusation portée contre les marxistes lorsqu'ils situent l’ascendance et le déclin de la société capitaliste dans le contexte de la succession des modes de production précédents – en d’autres termes, qui utilisent la méthode marxiste pour examiner le capitalisme comme un moment du déroulement de l'histoire humaine. Au cours des discussions avec des éléments de la nouvelle génération qui arrive à des positions révolutionnaires (par exemple sur le forum de discussion Internet libcom.org), cette démarche a été critiquée pour n'offrir qu'une "narration métaphysique" menant à des conclusions messianiques ; ailleurs sur le même forum 1, les tentatives de tirer des conclusions sur l'ascendance et le déclin du capitalisme à partir d'une perspective historique plus générale sont considérées comme une entreprise que Marx lui-même aurait rejetée en tant que recherche d'"une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique." 2

Cette citation de Marx est souvent utilisée hors de son contexte afin de défendre l'idée que Marx n'aurait jamais cherché à élaborer une théorie générale de l'histoire mais avait uniquement pour but l'analyse des lois du capitalisme. Quel est donc le contexte de cette citation ?

Elle provient d'une lettre de Marx à l'éditeur de la revue russe Otyecestvenniye Zapisky (novembre 1877) répondant à "un critique russe" qui essayait de décrire la théorie de l'histoire de Marx comme un schéma dogmatique et mécaniste selon lequel chaque nation était destinée à suivre exactement le même modèle de développement que celui que Marx avait analysé à propos de la montée du capitalisme en Europe. Ce critique se voit obligé "de métamorphoser mon esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés" 3. En fait, cette tendance était très forte parmi les premiers marxistes russes qui avaient souvent tendance à présenter le marxisme comme une simple apologie du développement capitaliste et considéraient que la Russie devait nécessairement accomplir sa propre révolution bourgeoise avant de pouvoir atteindre l'étape de la révolution socialiste. C'est la même tendance qui refit plus tard surface sous la forme du menchevisme.

Dans la lettre en question, Marx aboutit en fait à une conclusion très différente :

"Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine, j'ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet. Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste." 4 (Ibid., p. 1553)

En somme, Marx ne considérait absolument pas que sa méthode pour analyser l'histoire en général pouvait s'appliquer de façon schématique à chaque pays pris séparément, ni que sa théorie de l'histoire était un système rigide du "progrès universel", qui suivrait un processus linéaire et mécanique se développant toujours dans une même direction progressive (même si c'est ce qu'est effectivement devenu entre les mains des mencheviks et plus tard des staliniens ce qui était appelé le marxisme). Marx avait raison de considérer que la Russie pouvait être épargnée des horreurs d'une transformation capitaliste par la conjonction d’une révolution prolétarienne dans les pays occidentaux avancés et des formes communales traditionnelles à la base de l'agriculture russe. Le fait que les choses ne se produisirent pas ainsi n'invalide pas la démarche ouverte de Marx. De plus, sa méthode est concrète et prend en considération les circonstances historiques réelles dans lesquelles une forme sociale donnée apparaît. Toujours dans la même lettre, Marx donne un exemple de la façon dont il travaille : "En différents endroits du Capital, j’ai fait allusion au destin qui atteignit les plébéiens de l’ancienne Rome. C'étaient originairement des paysans libres cultivant, chacun pour son compte, leurs propres parcelles. Dans le cours de l'histoire romaine, ils furent expropriés. Le même mouvement qui les sépara d’avec leurs moyens de production et de subsistance impliqua non seulement la formation des grandes propriétés foncières mais encore celle de grands capitaux monétaires. Ainsi, un beau matin, il y avait, d'un côté, des hommes libres, dénués de tout, sauf de leur force de travail et, de l'autre, pour exploiter ce travail, les détenteurs de toutes les richesses acquise. Qu'est-ce qui arriva ? Les prolétaires romains devinrent non des travailleurs salariés mais un mob fainéant, plus abject que les ci-devant poor whites des pays méridionaux des États-Unis ; et à leur côté, se déploya un mode de production non capitaliste mais esclavagiste. Donc, des événements d'une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ces phénomènes, mais on n'y arrivera jamais avec le passe-partout d'une théorie historico-philosophique générale, dont la vertu suprême consiste à être supra-historique." (Ibid., p.1555)

Mais ce que cet exemple ne montre absolument pas, c'est l'idée selon laquelle la théorie de Marx aurait exclu la possibilité de tracer une dynamique générale des formes sociales précapitalistes ni que, par conséquent, toute discussion sur l'ascension et le déclin des systèmes sociaux serait une entreprise futile et dépourvue de sens. L'énorme quantité d'énergie que Marx a dédiée à l'étude de la "commune" russe et à la question du communisme primitif en général au cours de ses dernières années, et le nombre de pages qu'il a consacrées à l'analyse des formes de société précapitalistes, dans les Grundrisse et ailleurs, contredit clairement ce point de vue. La lettre qui est prise pour exemple montre que Marx insistait sur la nécessité d'étudier une formation sociale de façon séparée, avant d'établir des comparaisons et, de cette façon, de "trouver la clef" du phénomène en question, mais elle ne montre pas que Marx refusait d'aller du particulier au général pour comprendre le mouvement de l'histoire.

Et, par dessus tout, l'accusation selon laquelle toute tentative de situer le capitalisme dans le contexte de la succession des modes de production serait un projet "supra-historique" est réfutée par la démarche présentée dans la Préface à la Critique de l'économie politique dans laquelle Marx expose comment il envisage de façon générale l'évolution historique et où il annonce très clairement le but de son investigation. Dans le précédent article, nous avons examiné le passage qui traite des formations sociales passées (communisme primitif, despotisme asiatique, esclavage, féodalisme, etc.) et montré comment on peut tirer certaines conclusions générales sur les raisons de leur ascension et de leur déclin – pour être précis, sur l'instauration de rapports sociaux de production agissant, à un moment donné, comme aiguillon, à un autre, comme entrave au développement des forces productives. Dans le passage de la Préface que nous examinons ici, Marx utilise une simple expression – mais pleine de signification – pour souligner le fait que le but de son investigation est l'ensemble de l'histoire de l'humanité : "Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine." Qu' entendait exactement Marx par cette expression ?

Fin de l'histoire ou fin de la préhistoire ?

Lorsque le bloc de l'Est s'est effondré en 1989, la classe dominante à l'Ouest a lancé une énorme campagne de propagande autour du slogan "le communisme est mort" et elle exultait en concluant que Marx, le "prophète" du communisme, était enfin disqualifié. C'est Francis Fukuyama qui a apporté à cette campagne son vernis "philosophique" en annonçant sans hésitation "la fin de l'histoire" – le triomphe définitif du capitalisme libéral et démocratique qui allait apporter, à sa façon certes imparfaite mais fondamentalement humaine, la fin de la guerre et de la pauvreté et libérer le genre humain du fardeau des crises cataclysmiques : "Ce à quoi nous assistons peut-être n'est pas seulement à la fin de la Guerre froide, ni à la fin d'une période particulière de l'histoire d'après-guerre, mais à la fin de l'histoire en tant que telle... C'est-à-dire le point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme ultime du gouvernement humain". (La fin de l'histoire et le dernier homme, Fukuyama, 1992, traduit de l'anglais par nous).

Les deux décennies qui ont suivi cet événement et leur cortège de barbarie et de génocides militaires, le fossé croissant entre les riches et les pauvres au niveau mondial, l'évidence grandissante d'une catastrophe environnementale aux proportions planétaires ont rapidement ébranlé la thèse complaisante de Fukuyama qu'il allait lui-même nuancer, en même temps qu'il apportait un soutien acritique à la fraction dominante des Néoconservateurs américains aux États-Unis. Et aujourd'hui, avec l'éclatement d'une crise économique profonde au cœur même du capitalisme démocratique libéral triomphant, de telles idées ne peuvent qu'être objets de ridicule – et, entre-temps, Marx et sa vision du capitalisme comme système ravagé par la crise ne peuvent plus être écartés comme le vestige d'une ancienne période jurassique depuis longtemps révolue.

Marx lui-même avait très tôt remarqué que la bourgeoisie était déjà parvenue à la conclusion que son système constituait la fin de l'histoire, le summum et le but final de l'entreprise humaine et l'expression la plus logique de la nature humaine. Même un penseur révolutionnaire comme Hegel dont la méthode dialectique se basait sur la reconnaissance du caractère transitoire de toutes les phases et expressions historiques, était tombé dans ce piège en considérant le régime prussien existant comme l'aboutissement de l'Esprit absolu.

Comme on l'a vu dans les articles précédents, Marx rejetait l'idée que le capitalisme, basé sur la propriété privée et l'exploitation du travail humain, fût l'expression parfaite de la nature humaine ; il mettait en avant que l'organisation sociale humaine avait été au début une forme de communisme ; il considérait le capitalisme comme une forme parmi d'autres au sein d'une série de sociétés divisées en classe qui ont fait suite à la dissolution du communisme primitif, lui-même condamné à disparaître du fait de ses propres contradictions internes.

Le capitalisme, épisode final de la série

Mais le capitalisme constitue vraiment l'épisode final de cette série, "la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus".

Pourquoi ? Parce que "les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme". (Préface)

Le terme de "forces productives" a été considéré avec méfiance depuis que Marx l'a utilisé. Et de façon compréhensible car (comme on l'a expliqué dans le chapitre précédent) la perversion du marxisme par la contre-révolution stalinienne a conféré à la notion de développement des forces productives une signification sinistre qui évoque l'image de l'exploitation stakhanoviste et de la construction d'une économie de guerre monstrueusement déséquilibrée. Et au cours des dernières décennies, l'évolution rapide de la crise écologique a mis en relief le prix terrible que l'humanité paie pour la poursuite du "développement" frénétique du capitalisme.

Pour Marx, les forces productives ne sont pas une sorte de puissance autonome déterminant l'histoire de l'humanité – ce n'est vrai que dans la mesure où elles sont le produit du travail aliéné et ont échappé des mains de l'espèce qui les a développées au départ. De même, ces forces, mues par des formes particulières d'organisation sociale, ne sont pas, de façon inhérente, hostiles au genre humain comme dans les cauchemars anti-technologiques des primitivistes et autres anarchistes. Au contraire, à un certain stade de leur développement coûteux et contradictoire, elles constituent la clé pour libérer l'espèce humaine de millénaires de labeur et d'exploitation, à condition que l'humanité soit capable de réorganiser ses rapports sociaux de sorte que l'immense puissance productrice qui s'est développée sous le capitalisme, soit utilisée pour satisfaire les véritables besoins humains.

En fait, une telle réorganisation est possible du fait de l'existence, au sein du capitalisme, d'une "force productive", le prolétariat, qui, pour la première fois, est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, contrairement par exemple à la bourgeoisie qui, tout en étant révolutionnaire face à l'ancienne classe féodale, était à son tour porteuse d'une nouvelle forme d'exploitation de classe. La classe ouvrière, elle, n'a aucun intérêt à l'instauration d'un nouveau système d'exploitation car elle ne peut se libérer qu'en libérant toute l'humanité. Comme l'écrit Marx dans L'Idéologie allemande :

"Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d'activité restait inchangé et il s'agissait seulement d'une autre distribution de cette activité, d'une nouvelle répartition du travail entre d'autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail, et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est effectuée par la classe qui n'est plus considérée comme une classe dans la société, qui n'est plus reconnue comme telle et qui est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle". 5

Mais cela signifie aussi émanciper l'humanité de toutes les cicatrices laissées par des milliers d'années de domination de classe et, au delà de ça, de centaines de milliers d'années durant lesquelles l'humanité a été dominée par la pénurie matérielle et la lutte pour la survie.

L'humanité arrive donc à un point de rupture net avec toutes les époques historiques antérieures. C'est pourquoi Marx parle de la fin de la "préhistoire". Si le prolétariat parvient à renverser la domination du capital et, après une période de transition plus ou moins longue, à créer une société mondiale pleinement communiste, il sera possible pour la prochaine génération d'êtres humains de faire leur propre histoire en pleine conscience. Engels présente cela dans un passage de l'Anti-Dühring de façon très éloquente :

"Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée et, par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici dominait l'homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient l'histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C'est le bond de l'humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté." 6

Dans ce passage, Marx et Engels réaffirment la vaste étendue de leur vision de l'histoire, montrant l'unité sous-jacente de toutes les époques de l'histoire de l'humanité qui ont existé jusqu'ici et montrant comment le processus historique, bien qu'il ait eu lieu plus ou moins inconsciemment, de façon aveugle, crée néanmoins les conditions d'un saut qualitatif non moins fondamental que celui de la première émergence de l'homme du règne animal.

Cette vision grandiose fut reprise par Trotsky plus de cinquante années plus tard, dans une présentation à des étudiants danois le 27 novembre 1932, peu de temps après son exil de Russie. Trotsky se réfère au matériel apporté par les sciences humaines et les sciences naturelles, en particulier aux découvertes de la psychanalyse, afin d'indiquer plus précisément ce que cette étape implique pour la vie intérieure des hommes. "L'anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l'homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement "l'âme" de l'homme. Et qu'est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu'une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l'Océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l'âme et les soumettre à la raison et à la volonté. Quand il aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l'homme travaillera sur lui-même dans les mortiers, dans les cornues du chimiste. Pour la première, fois, l'humanité se considérera elle-même comme une matière première, et dans le meilleur des cas comme un produit semi-achevé physique et psychique." 7

Dans ces deux passages est clairement établie une unité entre toutes les époques historiques jusqu'ici : durant cette immense période de temps, l'homme est "un produit semi-achevé physique et psychique" – en un sens, une espèce toujours en transition du règne animal vers une existence pleinement humaine.

De toutes les sociétés de classe jusqu'à ce jour, seul le capitalisme pouvait être le prélude à un tel saut qualitatif, car il a développé les forces productives au point où les problèmes fondamentaux de l'existence matérielle de l'humanité – la fourniture des besoins vitaux pour tous les hommes de la planète – peuvent enfin être résolus, permettant aux êtres humains la liberté de développer leurs capacités créatrices sans limites et de réaliser leur potentiel véritable et caché. Ici la véritable signification des "forces productives" devient claire : les forces productives sont fondamentalement la puissance créatrice de l'humanité elle-même qui ne se sont jusqu'à présent exprimées que de façon limitée et altérée, mais qui prendront leur véritable essor une fois que les limites de la société de classe auront été transcendées.

Plus encore, le communisme, société sans propriété privée ni exploitation, est devenu la seule base possible pour le développement de l'humanité puisque les contradictions inhérentes au travail salarié généralisé et à la production de marchandises menacent de désintégrer tous les liens sociaux de l'humanité et même de détruire les fondements mêmes de la vie humaine. L'humanité vivra en harmonie avec elle-même et avec la nature, ou elle ne vivra pas. L'affirmation de Marx dans L'Idéologie allemande, rédigé durant la jeunesse du capitalisme, devient bien plus urgente et inévitable au fur et à mesure que le capitalisme s'enfonce dans son déclin. "Nous en sommes arrivés aujourd'hui au point que les individus sont obligés de s'approprier la totalité des forces productives existantes, non seulement pour parvenir à une manifestation de soi, mais avant tout pour assurer leur existence". 8

Le communisme résout donc l'énigme de l'histoire de l'humanité – comment assurer les besoins vitaux afin de jouir pleinement de la vie. Mais, contrairement à l'idéologie capitaliste, les communistes ne considèrent pas le communisme comme un point final et statique. Dans les Manuscrits économiques et philosophiques, de 1844, il est vrai que Marx présente le communisme comme "la solution à l'énigme de l'histoire", mais il le considère également comme un point de départ à partir duquel la véritable histoire de l'homme pourra commencer. "Le communisme pose le positif comme négation de la négation, il est donc le moment réel de l'émancipation et de la reprise de soi de l'homme, le moment nécessaire pour le développement à venir de l'histoire. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain, mais le communisme n'est pas en tant que tel le but du développement humain, la forme de la société humaine". 9

Le point de vue du futur

De façon caractéristique, le résumé que fait Marx de la façon dont il considère nécessaire d'envisager le passé, s'achève en se tournant vers un avenir très lointain. Et cela aussi fait totalement partie de sa méthode, au scandale de ceux qui pensent que poser les questions à une telle échelle aboutit inévitablement dans la "métaphysique". En fait, on pourrait dire que le futur est toujours le point de départ de Marx. Comme il l'explique dans les Thèses sur Feuerbach, le point de vue du nouveau matérialisme, la base de la connaissance de la réalité par le mouvement prolétarien, ne partait pas de l'addition des individus atomisés qui constituent la société bourgeoise, mais de "l'humanité socialisée" ou l'homme tel qu'il pourrait être dans une société vraiment humaine ; en d'autres termes, l'ensemble du mouvement de l'histoire jusqu'à aujourd'hui doit être évalué en partant du communisme du futur. Il est essentiel de garder cela à l'esprit quand on cherche à analyser si une forme sociale est un facteur de "progrès" ou un système qui fait reculer l'humanité. Le point de vue qui considère toutes les époques de l'humanité jusqu'à aujourd'hui comme appartenant à sa "préhistoire" ne se base pas sur un idéal de perfection pour laquelle l'humanité serait inévitablement programmée, mais sur la possibilité matérielle inhérente à la nature de l'homme et à son interaction avec la nature – une possibilité qui peut échouer précisément parce que cette réalisation est en fin de compte dépendante de l'action humaine consciente. Mais le fait qu'il n'existe pas de garantie de succès du projet communiste ne change pas le jugement que les révolutionnaires, qui "représentent le futur dans le monde présent", doivent porter sur la société capitaliste une fois qu'elle a atteint le point où elle a rendu possible le saut dans le règne de la liberté à l'échelle globale : le fait qu'elle est devenue superflue, obsolète et décadente en tant que système de reproduction sociale.

Gerrard.

 


1. Par exemple sur https://libcom.org/forums/thought/general-discussion-decadence-theory-17092007 [12]

2 "Réponse à Mikhaïlovski", Œuvres II, Éditions La Pléiade, p. 1555.

3. Ibid.

4 Ibid., p. 1553.

5. L'idéologie allemande [13], "B. La base réelle de l'idéologie".

6. Anti-Dühring [14], partie "Socialisme, II Notions théoriques"

 

7. Œuvres [15], 1932, novembre, "La révolution russe", partie: "Vers le socialisme"

8. L'idéologie allemande [13], "B. La base réelle de l'idéologie"

9. Troisième Manuscrit [16], "Propriété privée et communisme"

 

La naissance du syndicalisme révolutionnaire dans le mouvement ouvrier allemand

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La caractéristique majeure du syndicalisme révolutionnaire est, pour résumer, la conception selon laquelle, les syndicats constituent, d'une part, l'organisation de lutte la plus adaptée de la classe ouvrière au sein du capitalisme et, d'autre part, après la révolution par la grève générale victorieuse, la base d'une nouvelle structure de la société.

L'opposition syndicale des "Localistes" puis, à partir de 1897, la fondation de la Freie Vereinigung Deutscher Gewerschaften (FVDG, Union Libre des syndicats allemands) ont constitué des jalons dans la naissance du syndicalisme révolutionnaire organisé dans le mouvement ouvrier allemand. De façon comparable aux tendances syndicalistes révolutionnaires plus importantes en France, en Espagne et aux États-Unis, ce courant a représenté, à son origine, une réaction prolétarienne saine au sein mouvement ouvrier allemand contre la politique de plus en plus alignée sur le réformisme de la direction de la puissante social-démocratie et de ses syndicats.

Après la Première Guerre mondiale, en septembre 1919, a été fondée la Freie Arbeiter Union Deutschlands (FAUD, Union des Travailleurs Libres d'Allemagne). Désormais, en tant qu'organisation "anarcho-syndicaliste" déclarée, la FAUD se concevait comme l'héritière directe d'un mouvement syndicaliste révolutionnaire antérieur à la Première Guerre mondiale.

Il existe encore aujourd'hui de multiples groupements anarcho-syndicalistes qui se réclament de la tradition de la FVDG et de l'anarcho-syndicalisme ultérieur de la FAUD des années 1920. Rudolf Rocker, en tant que "théoricien" le plus connu de l'anarcho-syndicalisme allemand à partir de 1919, sert souvent de point de référence politique.

Le syndicalisme révolutionnaire en Allemagne a toutefois connu, sans aucun doute, une grande transformation depuis sa naissance. Pour nous, la question centrale est d'examiner si le mouvement syndicaliste révolutionnaire en Allemagne a été capable de défendre les intérêts de sa classe, d'apporter des réponses politiques aux questions brûlantes et de rester fidèle à l'internationalisme du prolétariat.

Il vaut la peine d'examiner préalablement le défi le plus sérieux auquel la classe ouvrière a été confrontée au cours des dernières décennies du 19e siècle en Allemagne : le réformisme. A défaut de quoi, le danger est grand de considérer le syndicalisme révolutionnaire en Allemagne simplement comme une "stratégie syndicale particulièrement radicale" ou de le voir seulement comme une "importation d'idées" en provenance de pays latins tels que l'Espagne ou la France, où le syndicalisme révolutionnaire a toujours joué un rôle de loin plus important qu'en Allemagne.

L’amorce de la dégénérescence de la social-démocratie : ressort de l’apparition des "ancêtres" du syndicalisme révolutionnaire

Le parti social-démocrate allemand (SPD) a constitué, au sein de la 2e Internationale (1889-1914), l'organisation prolétarienne la plus puissante et a servi, pendant des années, de boussole politique pour le mouvement ouvrier international. Mais le SPD constitue tout autant le symbole d’une expérience tragique : il est l’exemple typique d'une organisation qui, après des années passées sur le terrain de la classe ouvrière, a subi un processus de dégénérescence insidieux pour finalement, dans les années de la première guerre mondiale 1914-18, passer irrémédiablement dans le camp de la classe dominante. La direction du SPD a poussé la classe ouvrière en 1914 dans la boucherie de la guerre et s'est chargée d'un rôle central dans la défense des intérêts de l'impérialisme allemand.

Bismarck avait imposé en 1878 la "loi antisocialiste" qui devait rester en vigueur durant 12 ans - jusqu'en 1890. Cette loi, qui réprimait les activités et les réunions d'organisations prolétariennes, visait toutefois et surtout toute liaison organisationnelle entre organisations prolétariennes. Mais la "loi antisocialiste" ne consistait aucunement, uniquement, en une répression dure et aveugle contre la classe ouvrière. La classe dominante a, avec ses mesures, essayé de rendre attrayante, aux yeux de la direction du SPD, la participation au parlement bourgeois comme activité centrale. Habilement, elle a ainsi facilité la voie à la tendance réformiste en germe dans la social-démocratie.

Les conceptions réformistes dans la social-démocratie s'exprimèrent précocement dans le Manifeste des Zurichois de 1879 et se cristallisèrent autour de la personne d’Eduard Bernstein. Elles revendiquaient de placer le travail parlementaire au centre de l'activité du parti afin de conquérir progressivement le pouvoir au sein de l’État bourgeois. C'était donc un rejet de la perspective de la révolution prolétarienne - qui doit détruire l'État bourgeois - en faveur de la réforme du capitalisme. Bernstein et ses partisans revendiquaient une transformation du SPD, de parti ouvrier en une organisation dont la fonction était de gagner la classe dominante à la conversion du capital privé en capital commun. Ainsi, la classe dominante devait devenir elle-même le ressort du dépassement de son propre système, le capitalisme : une absurdité ! Ces conceptions représentaient une attaque frontale contre la nature encore prolétarienne du SPD. Mais plus encore : le courant de Bernstein faisait ouvertement de la propagande en faveur du soutien à l'impérialisme allemand dans sa politique coloniale en approuvant la construction de puissants navires transocéaniques. Les idées réformistes de Bernstein ont, à l’époque du Manifeste des Zurichois, clairement été combattues par la majorité de la direction social-démocrate et n'ont pas trouvé non plus grand écho à la base du parti. L'histoire a toutefois montré tragiquement, dans les décennies suivantes, que cela avait été la première expression d'un cancer qui devait envahir peu à peu, inexorablement, de grandes parties du SPD. Il n'est donc pas étonnant que cette capitulation ouverte face au capitalisme, que Bernstein a d’abord symbolisée isolément mais qui obtint une influence toujours plus grande dans la social-démocratie allemande, ait déclenché un réflexe d’indignation au sein de la classe ouvrière. Il n’est pas étonnant que, dans cette situation, une réaction spécifique se soit fait jour justement parmi les ouvriers combatifs organisés dans les syndicats.

La théorie des syndicats de Carl Hillmann

Il y avait toutefois déjà eu dans le mouvement ouvrier allemand, avant le Manifeste des Zurichois et dès le début des années 1870, une première tentative autour de Carl Hillmann en vue de développer une "théorie des syndicats" indépendante. Le mouvement syndicaliste, peu avant la première guerre mondiale, et surtout l’anarcho-syndicalisme par la suite, n’ont cessé de s’en réclamer. À partir de mai 1873, parut une série d'articles sous le titre Indications pratiques d’émancipation dans la revue Der Volkstaat’1, où Hillmann écrivait :

"(…) la grande masse des travailleurs éprouve une méfiance à l'égard de tous les partis purement politiques parce que, d'une part, ils sont souvent trahis et abusés par ces derniers et parce que, d'autre part, l'ignorance par ces partis des mouvements sociaux conduit à masquer l'importance de leur côté politique ; en outre, les travailleurs montrent une plus grande compréhension et un sens pratique pour des questions qui leur sont plus proches : réduction du temps de travail, élimination des règlements d'usine répugnants, etc.

L'organisation purement syndicale exerce une pression durable sur la législation et les gouvernements. Par conséquent, cette expression du mouvement ouvrier est, elle aussi, politique, même si seulement en second lieu ;

(…) les efforts effectifs d'organisation syndicale font mûrir la pensée de la classe ouvrière vers son émancipation, et c'est pourquoi ces organisations naturelles doivent être mises au même rang que l'agitation purement politique et ne peuvent être considérées ni comme une formation réactionnaire, ni comme la queue du mouvement politique."

Derrière le désir de Hillmann, dans les années 1870, de défendre le rôle des syndicats en tant qu'organisations centrales pour la lutte de la classe ouvrière, il n’y avait aucune intention d’introduire une ligne de séparation entre la lutte économique et la lutte politique ou même de rejeter la lutte politique. La "théorie des syndicats" de Hillmann était plutôt principalement une réaction significative face aux tendances émergeant au sein de la direction de la social-démocratie, consistant à subordonner le rôle des syndicats, et en général la lutte de classe, aux activités parlementaires.

Engels, déjà à l’époque de Hillmann, en mars 1875, critiqua exactement sur la même question le projet de programme pour le congrès d'union des deux partis socialistes d'Allemagne à Gotha, qu’il jugeait "sans sève ni vigueur" : "En cinquième lieu, il n'est même pas question de l'organisation de la classe ouvrière, en tant que classe, par le moyen des syndicats. Et c'est là un point tout à fait essentiel, car il s'agit, à proprement parler, de l'organisation de classe du prolétariat, au sein de laquelle celui-ci mène ses luttes quotidiennes contre le capital, et se forme à la discipline, organisation qui aujourd'hui, même au milieu de la plus redoutable des réactions (comme c'est le cas en ce moment à Paris), ne peut absolument plus être détruite. Étant donnée l'importance prise par cette organisation aussi en Allemagne, il serait, à notre avis, absolument nécessaire de la prendre en considération dans le programme et de lui donner si possible une place dans l'organisation du Parti."2

Effectivement, les syndicats, à l'époque d'un capitalisme en plein développement, étaient un instrument important pour le dépassement de l'isolement des travailleurs et pour le développement de leur conscience de soi en tant que classe : une école de la lutte de classe. La voie était encore ouverte pour l'obtention par la classe ouvrière, de la part du capitalisme en plein développement, des réformes durables en sa faveur.3

Contrairement à l'historiographie de certaines parties du milieu anarcho-syndicaliste, ce n'était pas l'intention de Hillmann de faire de la résistance aux marxistes qui auraient prétendument toujours sous-estimé les syndicats. C'est là une affirmation à laquelle on se heurte constamment de façon caractéristique, mais qui ne correspond toutefois pas à la réalité. Hillmann se considérait clairement, du point de vue de ses conceptions générales, comme faisant partie de l’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.), au sein de laquelle Marx et Engels militaient aussi. Le fond de ses critiques était dirigé contre ceux qui, dans la social-démocratie, introduisaient la sujétion à la lutte parlementaire, les mêmes auxquels Marx et Engels s’étaient opposés dans leurs critiques au programme de Gotha. Par conséquent, parler de l'existence, déjà dans les années 1870, d’un "syndicalisme indépendant" dans le mouvement ouvrier allemand serait sûrement faux. Comme mouvement effectif au sein de la classe ouvrière en Allemagne, il ne se forma peu à peu qu’une vingtaine d’années plus tard.

Alors que Hillmann, avec un sain instinct prolétarien, perçut précocement la lente introduction du crétinisme parlementaire dans le mouvement ouvrier allemand, et réagit à cette situation, il y a toutefois une différence essentielle dans sa démarche par rapport à la lutte de Marx et Engels : Hillmann revendiquait en premier lieu l’autonomie des syndicats et "l'importance des questions d'intérêt immédiat". Marx, en revanche, avait pour sa part déjà mis en garde, dans la fin des années 1860, contre une réduction de la lutte pour les salaires à une lutte pour le salaire : "Jusqu’ici, les syndicats ont envisagé trop exclusivement les luttes sociales et immédiates contre le capital. Ils n’ont pas encore compris parfaitement leur force d’offensive contre le système d’esclavage du salariat et contre le mode de production actuel. C’est pourquoi ils se sont tenus trop à l’écart des mouvements sociaux et politiques généraux."4

Comme nous le voyons déjà à cette époque, Marx et Engels insistaient sur l'unité générale de la lutte économique et de la lutte politique de la classe ouvrière, même si elles devaient être conduites au moyen d’organisations différentes. Les idées de Hillmann recelaient, par rapport à cela, la grande faiblesse de ne pas engager de façon conséquente et active la lutte politique contre l’aile du SPD exclusivement orientée vers le parlement, et de se retirer dans l'activité syndicale, cédant ainsi le terrain presque sans combat au réformisme. Cela a fait le jeu de ses adversaires car le cantonnement des travailleurs à la lutte purement économique est exactement ce qui a caractérisé le développement du réformisme dans le mouvement syndical.

Le syndicalisme révolutionnaire en Allemagne provient-il du camp anarchiste ?

Durant l’été 1890, se constitua dans le SPD une petite opposition, celle des "Jeunes". Ce qui caractérisait ses représentants les plus connus Wille, Wildberger, Kapfmeyer, Werner et Baginski, c’était leur appel à "plus de liberté" dans le parti et leur attitude antiparlementaire. Ils rejetaient en outre, dans une démarche très localiste, la nécessité d'un organe central pour le SPD.

"Les Jeunes" ont représenté une opposition de parti très hétérogène – qu’il est probablement plus approprié de désigner comme un rassemblement de membres du SPD mécontents. Toutefois, le mécontentement des "Jeunes" était en réalité tout à fait justifié, car la tendance réformiste dans la social-démocratie n'avait nullement disparu après l’abolition de la loi antisocialiste en 1890. Peu à peu, le réformisme gagnait davantage de poids. Mais la critique des "Jeunes" n'a pas été en mesure d’identifier les vrais problèmes et les racines idéologiques du réformisme. Au lieu d'une lutte politiquement fondée contre l'idée réformiste de la "transformation pacifique" du capitalisme en une société socialiste sans classes, les "Jeunes" ont uniquement mené une violente campagne contre différents chefs du SPD et sur le terrain d'attaques très personnelles. Leur explication du réformisme a trouvé son expression dans une argumentation immature et réductrice qui plaçait au centre "la recherche d’un profit personnel et de la célébrité" et "la psychologie des dirigeants du SPD". Ce conflit s’est terminé par le départ, et l'exclusion simultanée, des "Jeunes" du SPD au congrès d'Erfurt de 1891. Ceci ouvrait les portes, en novembre 1891, à la fondation de l’Union Anarchiste des Socialistes Indépendants (VUS). L’éphémère VUS, regroupement complètement hétérogène formé principalement d’anciens membres du SPD mécontents, est rapidement tombé, après de lourdes tensions personnelles, sous le contrôle de l’anarchiste Gustav Landauer et disparut trois ans plus tard, en 1894.

A la lecture des représentations anarcho-syndicalistes actuelles et des livres les plus connus sur la naissance du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, il apparaît clairement l'existence d'une tentative, souvent convulsive, de tricoter un fil rouge remontant vers le passé, pour y rattacher l'anarcho-syndicalisme de la FAUD fondée en 1919. La plupart du temps, ces représentations consistent en une simple juxtaposition de différents mouvements d'opposition dans les organisations ouvrières allemandes : depuis Hillmann en passant par Johann Most, les "Jeunes" et les "Localistes", puis la FVDG, l’Union Libre des syndicats allemands et, finalement, la FAUD. La simple existence d'un conflit avec les tendances dirigeantes respectives au sein de la social-démocratie et des syndicats y est considérée comme le point commun déterminant. Mais l'existence d'un conflit avec la direction des syndicats ou bien du parti ne constitue pas en soi une continuité politique, laquelle, à y regarder de plus près, n’existe pas non plus entre toutes ces organisations ! Chez Hillmann, Most et les "Jeunes", on peut discerner une aversion possible et commune face aux illusions vis-à-vis du parlementarisme qui gagnent du terrain autour d’eux. Alors que Hillmann est toutefois toujours resté partie prenante de la Première Internationale et de la lutte vivante de la classe ouvrière, Most de concert avec Hasselmann, glissa rapidement, au début des années 1880, dans la "propagande par le fait" petite bourgeoise, isolée et désespérée – des actes terroristes. Les "Jeunes" n'ont pas pu, avec leurs attaques personnelles, égaler la qualité politique de Hillmann qui avait constitué une tentative sérieuse d’impulser la lutte de classe. Ensuite, les "Localistes" et la FVDG qu'ils ont formée, ont en revanche représenté, durant des années, un mouvement vivant au sein de la classe ouvrière. Dans l'opposition syndicale, qui donna plus tard le jour au syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, les idées anarchistes n'avaient toujours eu, jusqu'en 1908, qu'une faible influence. On peut toutefois parler d’une véritable "empreinte anarchiste" sur le syndicalisme révolutionnaire allemand, mais qui ne s'est développée, au plus profond du giron des syndicats sociaux-démocrates, qu’après la Première Guerre mondiale.

Les "Localistes": une réaction prolétarienne contre l’émasculation politique de la classe ouvrière

Une opposition organisée dans les rangs des syndicats sociaux-démocrates en Allemagne se forma en mars 1892, à Halberstadt, au moment du premier congrès syndical après l'abolition de la loi antisocialiste. La Commission Générale de la centrale syndicale, sous la direction de Karl Legien, décréta à ce congrès une séparation absolue entre la lutte politique et la lutte économique. La classe ouvrière organisée dans les syndicats, selon ce point de vue, devait se limiter exclusivement à des luttes économiques tandis que seule la social-démocratie - et surtout ses députés au parlement (!) – devaient être compétente pour les questions politiques.

Mais, du fait des conditions imposées par les 12 années de la loi antisocialiste, les travailleurs organisés dans les unions professionnelles étaient habitués à la réunion, au sein de la même organisation, des aspirations et des discussions politiques et économiques, une réunion qui s'était aussi développée sous la contrainte des nécessités de l’illégalité.

Les relations entre la lutte économique et la lutte politique devinrent déjà, alors, l’objet de l’un des débats centraux au sein de la classe ouvrière internationale - et elles le sont restées sans aucun doute jusqu'à aujourd'hui ! À une époque du mûrissement des conditions pour la révolution mondiale, avec l'amorce de l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, il a tendu à s'imposer de plus en plus clairement que le prolétariat, en tant que classe, pouvait et devait apporter sa réponse à des questions politiques comme justement celle de la guerre !

En 1892, la direction du mouvement syndical allemand, malgré l’éparpillement de plusieurs années en unions professionnelles isolées à cause de l’illégalité, installe sa confédération centrale syndicale – mais justement au prix tragique du cantonnement des syndicats à la lutte économique. Ceci, non plus parce que, comme au cours des années précédentes et sous la pression de la répression de la loi antisocialiste, il fallait renoncer à la liberté de parole et de réunion sur des questions politiques, mais sur la base des visions réformistes et des illusions énormes sur le parlementarisme qui se développaient de plus en plus. En tant que saine réaction prolétarienne à cette politique de la direction des syndicats autour de Legien, il se forma dans les syndicats l'opposition des "Localistes". Gustav Kessler y joua un rôle essentiel. Il avait travaillé dans les années 1880 à la coordination des unions professionnelles au moyen d’un système d’hommes de confiance et avait participé de façon prépondérante à la publication de l’organe syndical Der Bauhandwerker.

Pour apprécier les "Localistes" à leur juste valeur, il s'agit d'abord de procéder à la rectification d'une erreur répandue : le nom de "Localistes" renvoie, au premier abord, à une opposition dont le but principal serait de s'occuper exclusivement des affaires de la région ou dont le principe serait de refuser toute relation organisationnelle avec la classe ouvrière d'autres secteurs ou régions. Cette impression ressort souvent de la lecture de la littérature d'aujourd'hui, précisément celle de l’anarcho-syndicalisme actuel.

Il est souvent difficile de juger si une telle interprétation résulte uniquement d’une pure ignorance de l’histoire ou bien de la volonté de faire, rétrospectivement, des "Localistes" et de la FVDG, des organisations de type anarcho-syndicaliste - comme il en existe actuellement - avec une idéologie localiste.

La même critique vaut aussi concernant l’utilisation trop schématique de descriptions très précieuses sur les débuts du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, issues des rangs du marxisme, comme celle d'Anton Pannekoek. Lorsque celui-ci écrit en 1913 : "(…) d’après leur pratique, ils se qualifient de "Localistes" et expriment ainsi à l’encontre de la centralisation des grandes fédérations leur principe plus important d'agitation."5, il s'agit là, en réalité, d'un développement au sein du mouvement ouvrier allemand qui ne débute qu'à partir de 1904, à travers le rapprochement ultérieur avec l’idée des Bourses du travail de la Charte d’Amiens française (1906), mais qui ne concerne pas la période des années 1890.

Ce ne sont pas les principes fédéralistes de la lutte de classe qui ont poussé fondamentalement les "Localistes" à former leur opposition syndicale à la politique de Legien. En fait, les forces dirigeantes dans les syndicats se paraient de formules sonores se référant au concept d'une "centralisation stricte" de la lutte de la classe ouvrière pour mieux imposer une stricte abstention politique aux travailleurs organisés syndicalement. Ce qu'il faut constater, c'est l’apparition d’une dynamique oppositionnelle née de cette situation et qui a commencé à pousser progressivement des parties des "Localistes" vers des conceptions fédéralistes et anticentralisatrices. C'est une tout autre réalité.

Une centralisation permettant la lutte commune de la classe ouvrière et l'expression de la solidarité par delà les métiers, les secteurs et les nations était absolument nécessaire. Cependant, la centralisation des centrales syndicales, évoquait avec raison l'idée, pour certains travailleurs, "d’organes de contrôle" aux mains des leaders syndicaux réformistes. Au cœur de la formation de l'opposition Localiste, au milieu des années 1890, se trouvait en fait clairement l'indignation par rapport à l'abstention politique décrétée pour les travailleurs !

Il nous semble important, à propos de la naissance du syndicalisme révolutionnaire en Allemagne, de faire une mise au point concernant la focalisation fausse, et souvent exclusive, sur la question "fédéralisme contre centralisme" au moyen des termes mêmes employés par Fritz Kater (l’un des membres les plus marquants durant des années de la FVDG et de la FAUD) : "L’effort pour organiser les syndicats en Allemagne en confédérations centrales allait de pair avec l’abandon de tout éclaircissement dans les réunions sur les affaires publiques et politiques, et tout particulièrement de toute influence du syndicat sur celles-ci, pour s’engager exclusivement dans la lutte au jour le jour pour de meilleures conditions de travail et de salaire. C’est ce dernier point justement qui constituait alors la raison principale pour ceux qu’on a appelés les "Localistes" de rejeter et de combattre le centralisme de la confédération. Ils étaient quand même alors, en tant que révolutionnaires sociaux-démocrates et membres du parti, de l'avis très juste que la lutte dénommée syndicale pour l'amélioration de la situation des travailleurs sur le terrain de l'ordre existant ne peut pas être conduite sans toucher de façon incisive et déterminante aux rapports des ouvriers à l’État actuel et à ses organes de législation et d’administration…"6 (C’est nous qui soulignons)

Par cette fausse représentation des "Localistes" comme symbole du fédéralisme absolu, les historiographies stalinienne et trotskiste outrées donnent étrangement la main à certains écrits néo-syndicalistes, qui encensent le fédéralisme comme "nec plus ultra".

Même Rudolf Rocker, qui n'a pas vécu en Allemagne entre 1893 et 1919, et qui, au sein de la FAUD dans les années 1920, érigea ensuite effectivement le fédéralisme en principe théorique singulier, décrit honnêtement et pertinemment "le fédéralisme" des "Localistes" de 1892 de la façon suivante : "Cependant ce fédéralisme n’était absolument pas le produit d'une notion politique et sociale comme chez Pisacane en Italie, Proudhon en France et Pi y Margall en Espagne, qui a été repris plus tard par le mouvement anarchiste de ces pays ; il a résulté surtout de la tentative de contourner les dispositions de la loi prussienne de l'époque en matière d’association qui certes accordaient aux syndicats purement locaux le droit de discuter de questions politiques dans leurs réunions, mais refusait ce droit aux membres des confédérations centrales."7

Dans les conditions de la loi antisocialiste, habitués à un mode de coordination (qu’on peut aussi appeler centralisation !) par un réseau "d'hommes de confiance", il était effectivement difficile pour les "Localistes" de s'approprier une autre forme de coordination correspondant à la modification des conditions à partir de 1890. Une tendance fédéraliste apparaît déjà en germe sans doute dès 1892. Mais le fédéralisme des "Localistes" de cette période peut être décrit, sans doute de façon plus pertinente, comme tentative de faire une vertu du système des "hommes de confiance" !

Les "Localistes" restèrent toutefois encore presque cinq années dans les grandes confédérations syndicales centrales avec la volonté d’y représenter une avant-garde combative au sein des syndicats sociaux-démocrates et se concevaient clairement comme une partie de la social-démocratie.

La fondation de la FVDG

Dans la deuxième moitié des années 1890, et surtout lors des grèves, de plus en plus de conflits ouverts éclataient entre les adhérents des unions professionnelles "localistes" et les confédérations centrales. De façon latente mais aussi violemment parmi les ouvriers du bâtiment à Berlin et lors de la grève des ouvriers portuaires en 1896-97 à Hambourg. Lors de ces confrontations, la question centrale était généralement celle de l’entrée en grève : les unions professionnelles pouvaient-elles prendre elles-mêmes cette décision de leur propre chef ou celle-ci était-elle liée au consentement de la direction de la confédération centrale ? A ce propos, il saute aux yeux que les "Localistes" recrutaient leurs adhérents dans les métiers artisanaux du bâtiment (les maçons, les carreleurs, les charpentiers, chez lesquels existait une forte "fierté professionnelle") et proportionnellement beaucoup moins parmi les ouvriers industriels.

Parallèlement, la direction de la social-démocratie inclinait de plus en plus, à partir de la fin des années 1890, à accepter le modèle apolitique de la "neutralité" des syndicats de la Commission générale autour de Legien. Face à ce problème de conflits dans les syndicats, le SPD, pour différentes raisons, avait longtemps louvoyé et s’était exprimé avec réserve. Même si les "Localistes", à l'époque du congrès d’Halberstadt en 1892, ne représentaient qu’une minorité comparativement petite d'environ 10.000 membres (seulement environ 3% de l’ensemble des travailleurs organisés syndicalement en Allemagne), parmi eux se trouvaient de nombreux vieux syndicalistes combatifs étroitement liés au SPD. Par crainte de contrarier ces camarades en prenant parti de façon unilatérale dans les débats syndicaux, mais surtout à cause de son propre manque de clarté sur les relations entre la lutte économique et la lutte politique de la classe ouvrière, la direction de la social-démocratie est restée longtemps sur la réserve. C’est seulement en 1908 que les membres de la FVDG ont définitivement été abandonnés par la direction du SPD.

En mai 1897, avec un nombre de 6800 membres8, naissait le premier précurseur déclaré, et organisé de façon indépendante, du futur syndicalisme révolutionnaire en Allemagne. Ou dit plus précisément : l'organisation qui devait, dans les années suivantes, prendre en Allemagne la voie du syndicalisme révolutionnaire. Avec cette fondation d’une union syndicale nationale s’effectuait une scission historique du mouvement syndical social-démocrate. Au "premier congrès des syndicats d'Allemagne organisés localement" à Halle, les "Localistes" proclamèrent leur indépendance organisationnelle. Le nom d’"Union Libre des Syndicats Allemands"9 (FVDG) ne fut adopté qu’en septembre 1901. Son organe de presse nouvellement fondé Die Einigkeit devait paraître jusqu'à l'interdiction de la FVDG au commencement de la guerre en 1914.

Encore main dans la main avec la social-démocratie ?

La célèbre résolution du congrès de 1897 élaborée par Gustav Kessler exprime le plus clairement sur quelle compréhension de la lutte politique de la classe ouvrière et des relations à la social-démocratie se basait la FVDG :

"1. Toute séparation du mouvement syndical de la politique social-démocrate consciente est impossible, au risque de paralyser et de vouer à l'échec la lutte pour l'amélioration de la situation des travailleurs sur le terrain de l'ordre actuel ;

2. que les efforts, d’où qu’ils proviennent, pour distendre ou briser la relation à la social-démocratie, doivent être considérés comme hostiles à la classe ouvrière ;

3. que les formes d'organisation du mouvement syndical qui l’entravent dans la lutte pour des objectifs politiques doivent être considérées comme erronées et condamnables. Le congrès voit dans la forme d'organisation que s'est donnée le parti social-démocrate d'Allemagne au Congrès de Halle en 1890, compte tenu de l’existence de la loi en matière d'association, aussi pour l'organisation syndicale le meilleur dispositif et le plus approprié pour la poursuite de tous les objectifs du mouvement syndical."10

Dans ces lignes s’exprime la défense des exigences politiques de la classe ouvrière et les fortes attaches à la social-démocratie en tant "qu’organisation sœur". La relation à la social-démocratie était comprise comme un pont avec la politique. La fondation de la FVDG, par conséquent, ne constituait pas, au niveau programmatique, un refus de l'esprit de la lutte de classe défendu par Marx, ou un refus du marxisme en général, mais au contraire une tentative de maintenir cet esprit. Le désir formulé par la FVDG de ne pas laisser échapper des mains des travailleurs "la lutte pour des objectifs politiques" constituait encore la force essentielle de ses années de fondation.

Les débats au "4e Congrès de la centralisation par les hommes de confiance" en mai 1900 montrent la fermeté de l’attachement politique à la social-démocratie. La FVDG compte alors environ 20.000 membres. Kessler défend même la revendication d’une fusion possible des syndicats et du parti, qui a été acceptée dans une résolution : "L'organisation politique et syndicale doivent donc se réunifier. Cela ne peut pas arriver immédiatement, car les circonstances, qui se sont développées historiquement, ont le droit d’exister ; mais nous avons probablement le devoir de préparer cette unification, en rendant les syndicats propres à rester les porteurs de la pensée socialiste. (…) Quiconque est convaincu que la lutte syndicale et politique est la lutte des classes, qu’elle ne peut au fond qu’être menée par le prolétariat lui-même, celui-ci est notre camarade et est avec nous dans le même bateau."11

Derrière ce point de vue refusant de se cantonner exclusivement à la lutte économique d'une part et, d'autre part, aspirant à se lier à la plus grande organisation politique de la classe ouvrière allemande, le SPD, se trouve une saine exigence. Mais il y aussi clairement, en germe, la confusion ultérieure du syndicalisme révolutionnaire à propos de "l’organisation unitaire". Une idée qui devait se manifester en Allemagne des années plus tard à partir de 1919, non seulement dans le syndicalisme révolutionnaire, mais surtout dans les "unions ouvrières". La vision de la FVDG aspirant à la lutte commune avec la social-démocratie qui figure dans la résolution de 1900 devait toutefois, la même année, être durement mise à l’épreuve.

Le "conflit syndical de Hambourg"

Lorsqu’en 1900 à Hambourg, la confédération centrale des syndicats a conclu un accord avec les employeurs visant à l'abolition du travail aux pièces, une partie des maçons à la tâche s'y opposa. Ils reprirent le travail, furent accusés de briseurs de grève et exclus de la confédération centrale des syndicats. Ensuite les maçons à la tâche adhérèrent à la FVDG. L'exclusion de ces travailleurs du parti fut exigée immédiatement par le SPD de Hambourg, décision toutefois rejetée par un jury d'arbitrage du SPD.

Non pas à cause d'une proximité politique avec la FVDG, mais dans sa lutte contre le réformisme et, dans ce cadre, surtout dans l’effort de clarifier les relations entre la lutte économique et la lutte politique pour la classe ouvrière, Rosa Luxemburg défendit la décision du jury d'arbitrage de ne pas exclure du SPD les maçons FVDG de Hambourg. Elle exigea certes "d’infliger un sévère blâme aux maçons à la tâche"12 pour avoir rompu la grève, mais rejetait vigoureusement le point de vue bureaucratique et formel de faire admettre une rupture de la grève comme motif d'exclusion immédiate des travailleurs du parti. La confédération centrale des syndicats sociaux-démocrates avait elle-même plusieurs fois eu recours, dans les confrontations avec la FVDG, au moyen de la rupture de la grève ! Le SPD ne devait pas, selon le point de vue de Rosa Luxemburg, devenir le "terrain d’affrontement" des syndicats. Le parti ne se fait pas le juge de la classe ouvrière.

Rosa Luxemburg avait compris que, derrière cette violente affaire syndicale des maçons à la tâche de Hambourg, se dissimulaient des questions beaucoup plus centrales. Les mêmes questions qui se trouvaient au cœur des rapports présentés dans la FVDG à propos de "l’unification" du parti et de l'organisation de masse syndicale : la distinction entre une organisation politique révolutionnaire d'une part et la forme organisationnelle dont doit se doter la classe ouvrière dans les moments de lutte des classes ouverte : "En pratique cela conduirait en dernière instance à l’amalgame entre l’organisation politique et l'organisation économique de la classe ouvrière, confusion dans laquelle les deux formes de combat y perdraient. Leur séparation externe et leur division du travail engendrées et conditionnées historiquement ne feraient que régresser."13

Si Rosa Luxemburg en 1900, comme le mouvement ouvrier dans son ensemble, ne pouvait pas alors encore dépasser l'horizon de la forme d'organisation syndicale traditionnelle de la classe ouvrière et considérait les syndicats comme les grandes organisations de la lutte de classe économique, c’est parce que c’est seulement dans les années suivantes que la classe ouvrière va se trouver confrontée à la tâche de faire surgir la grève de masse et les conseils ouvriers - les creusets révolutionnaires unissant la lutte économique et la lutte politique.

L’unification de la lutte de la classe ouvrière, qui se trouvait en Allemagne dispersée dans des syndicats les plus divers, était en effet historiquement nécessaire. Mais ce but ne pouvait pas être atteint par l’instrumentalisation formelle de l'autorité du parti en vue de discipliner les travailleurs, comme les confédérations centrales le voulaient. Il ne pouvait pas l’être à l’aide de la conception des "organisations unitaires" qui sous-estimait la nécessité d'un parti politique, une idée qui a commencé à se développer dans les rangs de la FVDG. Le problème ne pouvait pas non plus être résolu par un "grand syndicat", mais seulement par l’unification de la classe ouvrière dans la lutte de classe elle-même. Le congrès du parti du SPD à Lübeck en 1901 refusa, certes sur la pression de Rosa Luxemburg, et probablement de façon formelle, de devoir jouer le rôle de tribunal d'arbitrage entre la confédération syndicale centrale et la FVDG. Il a toutefois adopté en même temps "la résolution Sonderbund" de Bernstein qui menaçait à l'avenir toute scission syndicale d’exclusion du parti. Le SPD commençait ainsi clairement à prendre ses distances avec la FVDG.

Dans les années 1900-01, la FVDG souffrit de tensions internes croissantes tournant principalement autour de la question du soutien financier mutuel par une caisse de grève unitaire. Il se manifesta de fortes tendances particularistes et un manque d'esprit de solidarité dans ses propres rangs. L'exemple du syndicat des couteliers et des emboutisseurs de Solingen en est typique : il avait reçu de la Commission administrative de la FVDG un soutien financier pendant une longue durée, mais il menaça de partir immédiatement quand il fut lui-même sollicité financièrement pour fournir son aide à d'autres grèves.

De janvier 1903 à mars 1904, face à l'initiative et à la pression du SPD, de furtives négociations se déroulèrent entre la FVDG et la confédération syndicale centrale, dans l'objectif de réintégrer la FVDG dans la confédération centrale. Les négociations échouèrent. Au sein de la FVDG même, ces négociations d’unification déclenchèrent de violentes tensions entre Fritz Kater, qui représentait la tendance clairement syndicaliste révolutionnaire qui se développera plus tard, et Hinrichsen qui cédait simplement à la pression des confédérations centrales. Une énorme déstabilisation se produit parmi les travailleurs organisés. Environ 4400 membres de la FVDG (plus de 25%) passèrent en 1903/04 à la confédération centrale ! Les négociations d'unification manquées dans une ambiance de grande méfiance mutuelle conduisirent, d'une part, à un affaiblissement sensible de la FVDG et représentèrent le premier chapitre de sa rupture historique avec le SPD.

Conclusion

Jusqu'en 1903, il revient aux "Localistes" et à la FVDG en Allemagne, le mérite d’avoir exprimé la nécessité vitale des travailleurs de ne pas concevoir les questions politiques comme une "affaire réservée au parti". Ils se sont ainsi opposés clairement au réformisme et à sa "délégation de la politique aux parlementaires". La FVDG était un mouvement prolétarien politiquement très motivé et très combatif, mais hétérogène et complètement enfermé sur le terrain syndical. En tant qu’assemblage lâche de petites unions professionnelles syndicales, il lui était évidemment impossible de jouer le rôle d'une organisation politique de la classe ouvrière. Pour satisfaire sa "poussée vers la politique", elle aurait dû s'approcher plus fortement de l'aile gauche révolutionnaire au sein du SPD.

En outre, l'histoire des "Localistes" et de la FVDG montre qu'il est vain de chercher "l'heure exacte" de la naissance du syndicalisme révolutionnaire allemand. Celui-ci a plutôt résulté d'un processus, s'étendant sur plusieurs années, de détachement d'une minorité prolétarienne du giron de la social-démocratie et des syndicats sociaux-démocrates.

Le défi de la question de la grève de masse, directement posé au syndicalisme révolutionnaire, devait devenir un autre jalon dans le développement de celui-ci en Allemagne. Le prochain article abordera les débats autour de la grève de masse et l'histoire de la FVDG, de la rupture définitive avec le SPD en 1908, jusqu'à l’éclatement de la première guerre mondiale.

Mario (27 octobre 2008)

 


1. Le Volkstaat était l’organe du Parti Socialiste Ouvrier d’Allemagne, de la tendance dite d’Eisenach sous la direction de Wilhelm Liebknecht et d’August Bebel.

2. Lettre d’Engels à A. Bebel, 18/28 mars 1875, in Marx, Engels, Critique des Programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions Sociales, 1950, p.47.

3. Voir notre brochure Les Syndicats contre la classe ouvrière [17].

4. Résolution (rédigée par Marx) du 1er Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, Genève 1866 in Marx Textes 2, Editions sociales, classiques du marxisme, p.237.

5. Anton Pannekoek : Le Syndicalisme allemand, 1913, notre traduction

6. Fritz Kater, Fünfundzwanzig Jahre Freie Arbeiter-Union Deutsclands (Synkalisten), Der Syndikalist n°20, 1922 (notre traduction.)

7. Rudolf Rocker, Aus den Memoiren eines deutschen Anarchisten, Ed. Suhrkamp, p.288 (notre traduction)

8. Voir aussi : www.syndikalismusforschung.info/museum.htm [18]

9. La grande confédération centrale des syndicats se dénommait officiellement "Syndicats Libres". La proximité langagière avec le nom de l’"Union Libre" conduit fréquemment à des confusions.

10. Cité par W. Kulemann, Die Berufvereine, tome 2, Iéna, 1908, p.46 (notre traduction).

11. Procès-verbal de la FVDG, cité par D. H. Müller, Gewerkschaftliche Versammlungsdemokratie und Arbeiterdelegierte, 1985, p.159 (notre traduction)

12. Rosa Luxemburg, Der Parteitag und des hamburger Gewerkschaftsstreit, Gesammelte Werke, tome 1 / 2, p.117 (notre traduction)

13. Ibidem, p.116

Courants politiques: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [19]

Approfondir: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [20]

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Liens
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