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Revue Internationale no 81 - 2e trimestre 1995

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Editorial : guerre et mensonges de la « démocratie »

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En cette année où la bourgeoisie célèbre à grand renfort de propa­gande médiatique le cinquantenaire de la fin de la seconde guerre mon­diale, les guerres se déchaînent dans le monde, jusqu'aux portes de l'Europe la plus développée, avec le conflit ouvert depuis près de quatre ans dans l'ex-Yougoslavie. La « paix » n'est pas plus au rendez-vous avec la disparition du bloc de l'Est et de l'URSS qu'elle ne l'a été il y a cinquante ans au lendemain de la défaite de l'Allemagne et du Japon face aux Alliés. La nouvelle « ère de paix », promise il y a cinq ans par les vainqueurs de la « guerre froide », n'a pas plus d'existence que la « paix » promise par les vain­queurs de la seconde guerre mon­diale. Pire : alors que l'existence de deux blocs impérialistes pouvait im­poser une certaine « discipline » dans la situation internationale au lendemain de la 2e guerre mondiale et lors des années de « re­construction », aujourd'hui, c'est la tendance au chaos généralisé qui domine dans les relations internatio­nales.

« Paix » d'hier et « paix » d'aujourd'hui : toujours la guerre

Il y a cinquante ans, dès la signature des accords de Yalta qui scellèrent, en fé­vrier 1945, le repartage du monde en zones d'influence dominées par les vainqueurs et leurs alliés, Etats-Unis et Grande-Bretagne d'un côté, URSS de l'autre, la nouvelle ligne des affronte­ments inter-impérialistes était tracée. A peine la guerre était-elle terminée que s'enclenchait la confrontation entre le bloc de l'Ouest emmené par les Etats-Unis et le bloc de l'Est sous la houlette de l'URSS. Cette confrontation allait se développer pendant plus de quarante ans, certes avec la « paix » en Europe (une « paix » essentiellement imposée par la nécessité de la reconstruction), mais surtout avec la guerre : guerre de Corée, guerre du Vietnam, conflits meurtriers où chacun des protagonistes locaux recevait le soutien de l'un ou l'autre bloc, quand il n'était pas poussé par eux. Et si cette « guerre froide » n'a pas débouché sur la 3e guerre mondiale, c'est parce que la classe ouvrière a réagi internationalement contre les consé­quences de la crise économique, sur le terrain de la défense de ses conditions d'existence, à partir de la fin des années 1960, entravant l'embrigadement néces­saire à un affrontement généralisé, en particulier dans les pays les plus indus­trialisés.

En 1989, la disparition du bloc de l'Est engendrée par la perte de contrôle par le stalinisme, forme de capitalisme d'Etat devenue inapte à faire face aux condi­tions de la crise économique, et par l'in­capacité de l'URSS à maintenir la disci­pline de son bloc, puis la dislocation de l'URSS elle-même, ont mis un terme dé­finitif à la « guerre froide » et ont tota­lement bouleversé la situation planétaire héritée de la seconde guerre mondiale. Cette nouvelle situation a provoqué à son tour l'éclatement du bloc de l'Ouest qui ne devait sa cohésion qu'à la menace de T « ennemi commun ». Tout comme les vainqueurs de la 2e guerre mondiale se sont retrouvés être les protagonistes de la nouvelle division du monde, ce sont désormais les vainqueurs de la « guerre froide », les anciens alliés de l'ex-bloc de l'ouest, qui se retrouvent être les nouveaux adversaires de la con­frontation impérialiste inhérente à la perpétuation du capitalisme et de ses lois de l'exploitation, du profit et de la concurrence. Et si, à la différence de la situation de l'après-guerre, il ne s'est pas déjà constituée une nouvelle division en deux blocs impérialistes, du fait des conditions historiques de la période ac­tuelle ([1] [1]) les tensions impérialistes n'en ont pas pour autant disparu. Elles n'ont fait que s'aiguiser. Dans tous les conflits qui surgissent de la décomposition dans laquelle plongent de plus en plus de pays, ce ne sont pas seulement les caractéristiques locales qui dessinent la forme et l'ampleur des affrontements, mais surtout les nouveaux clivages entre grandes puissances ([2] [2]).

Il ne peut pas y avoir de « paix » dans le capitalisme. La « paix » n'est qu'un moment de la préparation à la guerre impérialiste. Les commémorations de la fin de la 2e guerre mondiale, qui présen­tent la politique des pays « démocratiques » dans la guerre comme celle qui permit le retour de la « paix », font partie des campagnes idéologiques destinées à masquer leur véritable responsabilité de pourvoyeurs de chair à canon et de principaux fau­teurs de guerre.

Mensonges d'hier et mensonges d'aujourd'hui

L'an dernier la bourgeoisie avait fêté la « Libération », le « Débarquement de Normandie » et d'autres épisodes de 1944 ([3] [3]) par des articles de presse, des programmes de télévision et de radio, des cérémonies politico-médiatiques et des défilés militaires. Les commémora­tions se poursuivent en 1995 pour rap­peler les dernières batailles de 1945, la capitulation de l'Allemagne et du Japon, 1' « armistice », le tout pour raconter une fois encore l'édifiante histoire de comment les régimes « démocratiques » parvinrent à vaincre la « bête im­monde » du nazisme et à instaurer du­rablement la « paix » dans une Europe dévastée par la barbarie hitlérienne.

Ce n'est pas simplement l'opportunité du calendrier qui explique tout le bat­tage fait autour de la fin de la deuxième guerre mondiale. Aujourd'hui, alors que les conflits se multiplient, alors que la crise économique entraîne un chômage de plus en plus massif et de longue du­rée, alors que la décomposition sociale fait des ravages, la classe dominante, la classe capitaliste, a besoin de tout son arsenal idéologique pour défendre les vertus de la « démocratie » bourgeoise, en particulier sur la question de la guerre. L'histoire de la fin de la 2e guerre mondiale, qui présente les faits avec l'apparence de l'objectivité, fait partie de cet arsenal. Les appels répétés à se « souvenir » de cette histoire, à l'occasion des anniversaires des événe­ments de 1945, visent à faire passer l'idée que le camp « démocratique », en mettant  fin  à  la  guerre,   ramena  la « paix » et la « prospérité » en Europe. Un tel «jugement de l'Histoire» est bien sûr fait pour décerner un certificat de bonne conduite à la « démocratie », à lui donner une caution « historique », destinée à crédibiliser les discours sur les « opérations humanitaires », les « accords de paix » et la « défense des droits de l'homme » qui couvrent la réa­lité de la barbarie capitaliste actuelle. Les mensonges d'aujourd'hui se trouvent ainsi renforcés par les mensonges d'hier.

Les « grandes démocraties » ne mènent pas plus aujourd'hui qu'hier une politi­que de « paix ». Au contraire, aujour­d'hui comme hier, ce sont les grandes puissances capitalistes qui portent la plus grande responsabilité dans la guerre. Les commémorations à répéti­tion de la fin de la deuxième guerre mondiale, et leur message sur le retour de la « paix en Europe », prétendent nous rappeler l'histoire et honorer la mémoire des cinquante millions de vic­times du plus grand massacre que le monde ait connu. Elles sont en fait un des aspects des campagnes idéologiques de « défense de la démocratie ». Elles servent à détourner l'attention de la classe ouvrière de la politique actuelle de cette même « démocratie » : le déve­loppement des tensions impérialistes et le « chacun pour soi » qui ramènent au­jourd'hui la guerre en Europe, avec le conflit dans l'ex-Yougoslavie ([4] [4]). Elles sont de plus une gigantesque falsifica­tion de l'histoire en mentant sur les cau­ses, le déroulement et le dénouement de la 2e guerre mondiale et sur les cin­quante ans de « paix » qui l'ont suivie.

Nous ne reviendrons pas longuement dans cet article sur la question de la na­ture de la guerre impérialiste dans la pé­riode de décadence du capitalisme, sur les véritables causes de la 2e guerre mondiale et sur le rôle qu'y ont joué les « grandes démocraties » qui se présen­tent comme les garants de la « paix » du monde. Nous avons souvent traité cette question dans la Revue Internationale ([5] [5]), montrant notamment comment, con­trairement à la propagande qui présente la 2e guerre mondiale comme le résultat de la folie d'un Hitler, la guerre est le résultat inéluctable de la crise historique du mode de production capitaliste. Et si par deux fois, pour des raisons historiques, c'est l'impérialisme allemand qui donna le signal de la guerre, la responsabilité des Alliés est entière dans le déchaînement des des­tructions et du carnage. « La seconde boucherie mondiale constitua pour la bourgeoisie une formidable expérience, pour tuer et massacrer des millions de civils sans défense, mais aussi pour dissimuler, masquer, justifier ses propres crimes de guerre monstrueux, en "diabolisant" ceux de la coalition impérialiste antagoniste. Au sortir de la seconde guerre mondiale, les "grandes démocraties", malgré tous leurs efforts pour se donner un air respectable, apparaissent plus que jamais maculées des pieds à la tête par le sang de leurs innombrables victimes. » ([6] [6]) L'engage­ment des Alliés dans la guerre mondiale n'était en rien déterminé par une volonté de « paix » et d' « harmonie entre les peuples », il était le produit de la dé­fense de leurs intérêts impérialistes. Leur première préoccupation était de gagner la guerre, la deuxième d'enrayer tout risque de soulèvement ouvrier, comme cela s'était produit en 1917-18, ce qui explique le soin et la minutie qu'ils mirent dans leur stratégie de bombardements et d'occupation mili­taire ([7] [7]), la troisième de se partager les bénéfices de la victoire.

La fin de la guerre sonna ainsi l'heure du repartage du monde entre les vain­queurs. En février 1945, les accords de Yalta signés par Roosevelt, Churchill et Staline, devaient symboliser l'unité des vainqueurs et le retour définitif de la « paix » pour l'humanité. Nous avons déjà dit plus haut ce qu'il en était de 1' « unité » des vainqueurs et « il est clair que l'ordre de Yalta n'était rien d'autre qu'une redistribution des cartes sur la scène impérialiste mondiale, la­quelle ne pouvait déboucher que sur un déplacement de la guerre sous une au­tre forme : celle de la guerre "froide" entre l'URSS et l'alliance du camp "démocratique" (...). » Quant à la « paix » d'après-guerre « rappelons simplement que durant ce qu'on a appe­lé la "guerre froide", puis la "détente", autant de vies humaines ont été sacrifiées dans les massacres impérialistes opposant l'URSS et les Etats-Unis que durant la seconde boucherie mon­diale. » ([8] [8]) Et surtout, à la fin de la guerre on compte cinquante millions de victimes, en grande majorité dans la po­pulation civile, essentiellement dans les principaux pays belligérants (Russie, Allemagne, Pologne, Japon), et les des­tructions sont considérables, massives et systématiques. C'est ce « prix » de la guerre qui révèle la vraie nature du capitalisme au 20e siècle, quelle que soit sa forme : « fasciste », « stalinienne » ou « démocratique », et non la « paix » des cimetières et des ruines qui va ré­gner pendant la période de la recons­truction. Le fait que les cinquante ans écoulés depuis 1945 n'ont plus vu de développement de la guerre en Europe n'a pas pour explication le caractère pacifique de la « démocratie » rétablie à la fin de la 2e guerre mondiale. La « paix » est revenue en Europe avec la victoire de l'alliance militaire des pays « démocratiques » et de l'URSS « socia­liste » dans une guerre qu'ils ont menée jusqu'au bout, massacrant des millions de civils, sans plus d'égard pour les vies humaines que leur ennemi.

Au cas où la construction des menson­ges d'aujourd'hui risquerait de se fissu­rer sous les coups d'une réalité qui par­vient parfois à se dévoiler, le rappel et le martelage des mensonges d'hier vien­nent à point nommé pour consolider l'image des hauts faits de la « démocratie », garante de la « paix » et de la « stabilité » du .monde, alors que les événements de la situation mondiale ne cessent de contredire tous les dis­cours de « paix ».

Les guerres de la décomposition capitaliste

Comme nous l'avons souvent analysé depuis les événements de 1989, la réuni­fication de l'Allemagne et la destruction du mur de Berlin, la fin de la division du monde en deux blocs impérialistes rivaux n'a pas apporté la « paix », mais au contraire le déchaînement du chaos. La nouvelle situation historique n'a pas apaisé les rivalités impérialistes entre les grandes puissances. Si elle a fait dis­paraître l'ancienne rivalité est-ouest, is­sue du traité de Yalta, du fait de la disparition du bloc impérialiste russe, elle a par contre aiguisé les conflits entre les anciens alliés du bloc de l'ouest, qui ne sont plus désormais tenus par la disci­pline de bloc face à l'ennemi commun.

Cette nouvelle situation a ainsi engen­dré des massacres à répétition. Les Etats-Unis ont donné le signal avec la guerre du Golfe, en 1990-91. Puis, l'Al­lemagne, suivie par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ainsi que la Russie, ont transformé l'ex-Yougoslavie en un champ de bataille meur­trier, aux frontières de l'Europe « démocratique ». Ce pays est ainsi de­venu depuis près de quatre ans le « laboratoire » de la capacité des puis­sances européennes à faire triompher leurs nouvelles ambitions impérialistes : l'accès à la Méditerranée pour l’Allema­gne ; l'opposition de la France et de la Grande-Bretagne à ces visées ; et pour tous, la tentative de s'affranchir de la pesante tutelle des Etats-Unis, qui font tout pour garder leur rôle de gendarme du monde.

Ce sont les grandes puissances « démocratiques » qui ont allumé le brasier de l'ex-Yougoslavie. Ce sont ces mêmes grandes puissances qui mettent à feu et à sang des régions entières de l'Afrique, comme le Libéria ou le Rwanda ([9] [9]), qui attisent les massacres comme en Somalie ou en Algérie, qui multiplient les foyers de guerre et de tension où les affrontements ne s'étei­gnent que pour s'embraser de nouveau avec une violence redoublée, comme en témoigne ce qui se passe maintenant au Burundi voisin du Rwanda. Au Moyen-Orient, après la guerre du Golfe, les Etats-Unis ont imposé leur domination sans partage sur la région, une « paix » armée qui constitue une poudrière prête à tout moment à s'embraser : entre Is­raël et les territoires palestiniens, au Liban ; autour du Kurdistan, en Turquie ([10] [10]), en Irak, en Iran. En Amérique la­tine, pourtant « chasse gardée » des Etats-Unis, les nouvelles oppositions impérialistes des anciens alliés sont éga­lement présentes dans les conflits qui surgissent. Aussi bien la « révolte » des « zapatistes » de l'Etat du Chiapas au Mexique, soutenue en sous-main par les puissances européennes, que le regain de la guerre frontalière entre Pérou et Equateur, où les Etats-Unis poussent ce dernier à l'affrontement au régime péru­vien ouvert à l'influence du Japon, ma­nifestent que les grandes puissances sont prêtes à utiliser toutes les opportu­nités pour défendre leurs sordides inté­rêts impérialistes. Même si elles ne vi­sent pas un gain immédiat pour leurs in­térêts économiques et politiques dans tous les lieux de conflit, elles sont tou­jours prêtes à semer le désordre et fo­menter la déstabilisation du terrain de leur adversaire. La prétendue « impuis­sance » à « contenir les conflits » et les « opérations humanitaires » ne sont que la couverture idéologique des agisse­ments impérialistes pour la défense, chacun pour soi, de ses intérêts stratégi­ques.

Il existe des lignes de force majeures qui tendent à polariser la stratégie des impérialismes au niveau international : les Etats-Unis d'un côté, qui cherchent à maintenir leur leadership et leur statut de super-puissance; l'Allemagne de l'autre, qui assume le rôle de principal prétendant à la constitution d'un nou­veau bloc. Mais ces tendances majeures ne parviennent pas à « ordonner » la situation : les Etats-Unis perdent de leur influence, ils n'ont plus la menace de l'ennemi commun à faire prévaloir pour tenir leurs « alliés » ; l'Allemagne n'a pas encore la stature d'une tête de bloc après cinquante ans d'allégeance obligée aux Etats-Unis et au « parapluie » de l'OTAN ainsi que de partition du pays entre les deux grands vainqueurs de la seconde guerre mondiale. Cette situa­tion, conjuguée au fait que, dans les principaux pays développés, la classe ouvrière n'est pas acquise à la défense des intérêts du capital national et n'est pas embrigadée dans les visées impéria­listes de la bourgeoisie, est à la base du désordre qui domine aujourd’hui les re­lations internationales.

Ce désordre n'est pas près de s'achever. Au contraire, il s'est encore accentué ces derniers mois avec les distances qu'est en train de prendre la Grande-Bretagne, le plus fidèle « lieutenant » des Etats-Unis depuis la première guerre mon­diale, avec la politique américaine. La rupture est encore loin d'être consom­mée entre ces deux anciens alliés de toujours, mais l'évolution de la politique britannique de ces dernières années va clairement dans ce sens, constituant un fait historique de première importance qui manifeste la domination de la ten­dance au « chacun pour soi » au détri­ment de la discipline des alliances in­ternationales. L'alliance entre France et Grande-Bretagne dans l'ex-Yougoslavie, visant à contrer la poussée allemande mais en même temps à tenir les Etats-Unis hors du jeu, a été une première étape de cette évolution. La création d'une force inter-africaine de « maintien de la paix et de prévention des crises en Afrique » entre ces mêmes pays a mar­qué un net revirement de la politique britannique qui, quelques mois aupara­vant, aidait encore les Etats-Unis à éli­miner la présence française du Rwanda. Enfin l'accord franco-britannique de coopération militaire, par la constitution d'une unité commune de l'armée de l'air, vient de sanctionner le choix de plus en plus tranché de la Grande-Bretagne de prendre ses distances avec les Etats-Unis. Les Etats-Unis pour leur part ne cessent de faire pression sur la Grande-Bretagne contre cette évolution, par leur politique de soutien ouvert et désormais officiel au Sinn Fein qui développe de­puis toujours le terrorisme séparatiste en Irlande du nord ; la tension entre les deux pays sur cette question n'a jamais été aussi forte. Le rapprochement fran­co-britannique n'est cependant pas pour autant un facteur de renforcement de la tendance à la constitution d'un nouveau bloc impérialiste autour de l'Allemagne. Au contraire, même s'il n'a pas provo­qué un relâchement de l'alliance franco-allemande aussi important que celui qui mine désormais les relations entre Etats-Unis et Grande-Bretagne, il ne fait pas l'affaire de l'Allemagne. La Grande-Bretagne ne se rapprochera pas de l'Al­lemagne, par contre la France, forte de ce nouvel appui pour tenir tête à son en­combrant tuteur germanique, risque de se montrer plus difficilement contrôla­ble par celui-ci.

Ainsi, loin des discours de « paix et de prospérité » qui avaient salué l'effon­drement du bloc de l'Est et de l'URSS, les dernières années ont au contraire montré le hideux visage de guerres meurtrières, l'aiguisement des tensions impérialistes et un marasme grandissant de la situation économique et sociale, et cela pas seulement dans les pays de la périphérie du monde capitaliste, mais au coeur des pays les plus industrialisés.

 

Crise et « démocratie » 

 

La « prospérité » n'est pas plus à l'ordre du jour que la « paix ». Dans les pays développés, la « reprise » économique de ces derniers mois est surtout spectaculaire en ce qu'elle n'entrave en rien la montée   inexorable   du   chômage  ([11] [11]). Dans ces pays, ce n'est pas vers une amélioration mais vers une détérioration toujours plus grande des conditions de vie que s'achemine la société.  Et en même temps que le chômage massif et les attaques sur les salaires qui rognent les conditions de vie des travailleurs, la décomposition sociale apporte chaque jour son lot de « faits divers » et de ravages destructeurs, parmi les sans- travail, chez les jeunes en particulier, mais également dans les comportements aberrants qui se développent comme une gangrène au sein de la population, que ce soit le fait des institutions rongées par une corruption de plus en plus évidente ou celui des individus entraînés par l'ambiance de désespoir qui envahit!  Tous les pores de la vie sociale. Tous ces éléments ne sont pas le tribut à payer pour la « modernisation » du système capitaliste mondial ou les dernières manifestations de l'héritage d'une situation passée. Tout cela est au contraire le résultat de la perpétuation des lois de ce système capitaliste, la loi du profit et de l'exploitation de la force de travail, la loi de la concurrence et de guerre, que porte en lui le capitalisme comme mode de production dominant la planète et régissant les rapports sociaux, tout cela est la manifestation de la faillite définitive du capitalisme Dans la classe ouvrière, la conscience de cette faillite, si elle est loin d'être entièrement inexistante,  est complètement obscurcie par l'idéologie que déverse en permanence la classe dominante. A tra­vers ses moyens de propagande que sont les médias aux ordres, par les discours et les activités des partis, des syndicats, et de toutes les institutions au service de la bourgeoisie, cette dernière, au-delà des divergences qui opposent ses diver­ses fractions, martèle ses thèmes :

- « le système capitaliste n'est pas par­fait, mais il est le seul système viable » ;

- « la démocratie a ses brebis galeuses, mais c'est le seul régime politique qui possède les bases et les principes né­cessaires à la paix, aux droits de l'homme et à la liberté » ;

- « le marxisme a fait faillite ; la révo­lution communiste a mené à la barba­rie stalinienne, la classe ouvrière doit se détourner de l'internationalisme et de la lutte de classe, et s'en remettre au capital, seul capable de subvenir à ses besoins ; toute tentative de boulever­sement révolutionnaire de la société est au mieux une utopie, et revient, au pire, à faire le jeu de dictateurs cupides et sanguinaires qui ne respectent pas les lois de la démocratie. »

Bref, il faudrait croire en la « démo­cratie » bourgeoise ; elle seule aurait un avenir. Et face à l'inquiétude profonde qu'engendre la situation actuelle, face à la brutalité des événements de la situation internationale et de la réalité quotidienne, face à l'angoisse de l'avenir que le chômage massif provoque dans la population, dans les familles, dans un contexte où la classe ouvrière n'est pas prête au sacrifice du sang pour les intérêts du capitalisme, ce message n'est pas simple à faire passer. Le battage sur les «opérations humanitaires», supposées démontrer la capacité des « grandes démocraties » à maintenir la « paix », a ses limites : celle de l'inévitable poursuite des guerres et des massacres. Les opérations en Somalie et la prestation des troupes de l'ONU dans l'ex-Yougoslavie en sont une claire il­lustration. Le battage sur la « reprise économique » a lui aussi ses limites : celui du chômage persistant et des atta­ques sur les salaires. Les « opérations mains propres» à l'italienne, visant à redonner de la moralité à la vie politi­que ont elles aussi leurs limites : ce sont toujours les mêmes qui sont aux com­mandes et les affaires et scandales, s'ils visent à faire croire à la moralisation de la politique bourgeoise, ont aussi leurs revers, celui de dévoiler la corruption généralisée. C'est pourquoi la commé­moration de la fin de la 2e guerre mon­diale est autant d' « actualité » ([12] [12]), pour venir renforcer la propagande de la « défense de la démocratie » qui est au­jourd'hui le thème principal de l'idéo­logie de soumission du prolétariat aux intérêts de la bourgeoisie, contre le dé­veloppement de la prise en main de ses luttes contre le capitalisme.

MG, 23/3/95.

 


[1] [13] Voir « Militarisme el décomposition », Revue In­ternationale n° 64. 1er trim. 91.

[2] [14] Voir « Les grandes puissances, 1 auteurs de guerre », Revue Internationale n° 77, 2e trim. 94, et « Derrière les mensonges de "paix", la barbarie capitaliste », Revue Internationale n° 78.

[3] [15] Voir « Commémorations de 1944 : 50 ans de mensonges impérialistes », Revue Internationale n° 78 et 79.

[4] [16] Voir « Tous contre tous », Revue Internationale n° 80.

[5] [17] Quelques articles : « Guerre, militarisme et blocs impérialistes », Revue Internationale n° 52 et 53, 1er-2ème trim. 88 ; « Les vraies causes de la 2e guerre mondiale » (Gauche communiste de France, 1945), Revue Internationale n° 59, 4e trim. 89 ; « Les massacres et les crimes des "grandes démocraties" », Revue Internationale n° 66, 3e trim. 91.

[6] [18] « Les massacres et les crimes des "grandes démo­craties" »,

[7] [19] « Commémorations de 1944 : 50 ans de menson­ges impérialistes », Revue Internationale n° 79, « Les luttes ouvrières en Italie 1943 », Revue Internationale n° 75, 4e trim. 93.

[8] [20] « Un demi-siècle de conflits guerriers et de mensonges pacifistes », Révolution internationale n° 242, février 95.

[9] [21] « Les grandes puissances répandent le chaos », Revue Internationale n° 79.

[10] [22] A l'heure où nous bouclons ce numéro, la Tur­quie vient de lancer une vase opération militaire au Kurdistan. 35 000 soldats « nettoient » actuellement le nord de l'Irak. Il est sûr qu'une telle invasion a l'aval des grandes puissances. La Turquie, allié « naturel » de l'Allemagne mais également place- forte du dispositif de l'impérialisme américain, n'agit certainement pas seule. Voir les articles dans notre presse territoriale sur ces événements.

[11] [23] Voir « Une reprise sans emplois », Revue Internationale n° 80.

[12] [24] II est significatif à cet égard que c'est non seu­lement dans les pays vainqueurs, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France, ainsi qu'en Russie, que se déroulent des célébrations de l'année 1945, mais également en Allemagne et au Japon, les grands vaincus de la guerre. En Allemagne par exemple, la propagande officielle a utilisé le douloureux sou­venir des bombardements massifs de la ville de Dresde par l'aviation des Alliés en février 1945, qui firent plusieurs dizaines milliers de victimes (35 000 victimes dénombrées, en réalité entre 135 000 et 200 000), en rappelant en partie l'inanité et l'inutilité du point de vue de la stratégie militaire d'un tel mas­sacre, ce qui est un fait officiellement reconnu au­jourd'hui, mais surtout en justifiant la « leçon » que la « démocratie » infligea à l'Allemagne : « Nous voulons que le bombardement de Dresde soit un jour anniversaire pour tous les morts de la Se­conde guerre mondiale. Nous ne devons pas ou­blier que c'est Hitler qui a commencé la guerre, et que c'est Goering qui rêvait de "coventryser" [référence au bombardement de Coventry par l'Al­lemagne] toutes les villes britanniques. Nous ne pouvons nous permettre aujourd'hui de dire que nous sommes les victimes des bombardements alliés. Savoir si ce bombardement était nécessaire est l'affaire des historiens. » (Ulrich Hôver, porte-parole du maire de Dresde, Libération, 13/2/95). De même au Japon où se prépare la célébration de l'an­niversaire de la capitulation d'août 1945, le gouver­nement veut faire passer un projet de résolution re­connaissant que le Japon était l'agresseur. Là aussi c'est significatif du besoin de la bourgeoisie, au ni­veau international, de rallier la mystification la plus efficace aujourd'hui que représente la « défense de la démocratie ».

Questions théoriques: 

  • Guerre [25]
  • Impérialisme [26]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [27]

Tourmente financière : La folie ?

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Un mot revient de plus en plus sou­vent dans les commentaires des médias à propos de la situation fi­nancière mondiale : « folie ». Folie de la spéculation monétaire qui fait circuler plus de 1000 milliards de dollars par jour, soit à peu près la valeur de la production annuelle de la Grande-Bretagne ; folie des « produits dérivés », ces investissements destinés à spéculer en bourse, basés sur des mécanismes qui n'ont rien à voir avec les réalités économiques, utilisant des modèles mathématiques si complexes que seuls quelques jeunes experts arri­vent à les comprendre, mais qui mobilisent des masses de plus en plus énormes d'argent et peuvent en quelques jours faire s'écrouler les plus « respectables » des institutions bancaires; folie de la spéculation immobilière qui rend actuellement le mètre carré de bureau dans certains quartiers de Bombay plus cher qu'à New York, mais qui par ailleurs pousse une grande partie des ban­ques françaises vers la faillite : folie des fluctuations monétaires qui en quelques semaines déstabilisent le commerce mondial....

Ces manifestations de « folie » nous sont présentées comme le produit des nouvelles libertés de circulation des capitaux au niveau international, des progrès de l'informatique et des communications ou encore de la trop grande avidité de certains « spéculateurs ». // suffirait de remettre un peu d'ordre dans tout cela, en renforçant les contrôles sur « les spéculateurs » et sur certains mouvement de capitaux pour que tout se calme et que l'on profite en paix de la prétendue « reprise » de l'économie mondiale. Mais la réalité est beaucoup plus grave et dramati­que que ce que les « experts » veu­lent bien se raconter et nous faire croire.

Le début d'une nouvelle tourmente financière

Depuis le début de 1995, le monde fi­nancier a été secoué par des événements aussi spectaculaires que significatifs. Parmi eux, il faut citer :

-aux Etats-Unis, la banqueroute de l'Orange County en Californie, haut lieu du libéralisme économique pur et dur (c'est de là qu'était partie la candi­dature de Reagan au nom du « moins d'Etat »). Le gouvernement local avait placé une grande partie de ses avoirs en produits spéculatifs à haut risque. La hausse des taux d'intérêt a provo­qué sa banqueroute totale ;

-en France, la découverte de l'énorme déficit du Crédit Lyonnais, une des plus grandes banques européennes, confrontée à des pertes gigantesques du fait d'opérations spéculatives mi­neuses, en particulier dans l'immobi­lier. L'évaluation du coût de l'opéra­tion de « sauvetage » atteint des chiffres pharamineux, de l'ordre de 26 mil­liards de dollars ;

- la faillite d'une des plus vieilles et « respectables » banques de Grande-Bretagne, la Barings, où la Reine elle-même a une partie de ses dépôts, sous l'effet d'un mauvais placement spécu­latif réalisé par un de ses jeunes « génies de la finance » de son agence de Singapour sur la bourse de Tokyo ;

- l'effondrement de la SASEA, la plus grande faillite bancaire dans l'histoire de ce temple de la finance mondiale qu'est la Suisse ;

- la mise en cessation de paiement du principal courtier de la Bourse de Bombay, capitale financière de l'Inde, qui vient de contraindre les autorités à fermer celle-ci pendant plusieurs jours pour éviter que la catastrophe n'en­traîne une réaction en chaîne ;

-on pourrait encore citer cette scène surréaliste, significative de la folie qui se développe dans le monde financier, où l'on a vu, au mois de mars, à la Bourse de Karachi (Pakistan), dix chè­vres noires être égorgées après avoir été le plus solennellement du monde promenées dans les salles de change, pour tenter de conjurer le sort qui fai­sait plonger les valeurs à leur niveau le plus bas depuis 16 mois...

Parmi les événements qui marquent ce qui constitue le début d'une véritable nouvelle tourmente financière mondiale, il en est un qui a revêtu une importance particulière et qui mérite qu'on s'y ar­rête : la crise mexicaine.

La crise financière mexicaine

La crise de paiement qu'a connu le Mexique au début de 1995 n'est pas un soubresaut comme un autre dans les convulsions qui régulièrement secouent les pays du « tiers-monde ». Déjà, en 1982, en pleine récession mondiale, c'est l'insolvabilité de ce pays qui avait déclenché une puissante crise financière mondiale. Aujourd'hui, avec ses 90 mil­lions d'habitants, le Mexique représente la 13e économie mondiale, et se situe au 6e rang mondial pour les réserves pétrolières. Il y a encore quelques mois, ce pays était présenté comme un modèle de réussite économique, sinon « le modèle », et c'est avec les félicitations des « experts » du monde entier qu'il venait de faire son entrée dans l'ALENA et l'OCDE à côté des pays les plus indus­trialisés.

La fuite soudaine d'une grande partie des capitaux étrangers du Mexique, la violente dévaluation du Peso à laquelle ce pays a dû recourir, la menace d'insol­vabilité pour rembourser les 7 milliards de dollars d'intérêts qu'il doit payer sur sa dette publique avant le mois de juin prochain, ont été déclenchés par la hausse des taux d'intérêt américains. Sa banqueroute n'est pas tant le produit de ses seules faiblesses internes que de la fragilité et instabilité du système financier mondial, rongé jusqu'à la moelle par des années de spéculations et mani­pulations en tout genre. L'ampleur et la rapidité sans précédents de la réaction des principales puissances économiques en sont une preuve indiscutable.

Lorsque dans la Revue Internationale n° 78 (3e trimestre 94) nous tracions la perspective d'une prochaine tourmente financière mondiale, nous nous fondions sur le fait que les déficits des Etats et surtout le développement des dettes publiques (en particulier dans les pays développés) constituaient une bombe a retardement qui tôt ou tard devrait exploser, l'élément déclencheur devant être l'inévitable hausse des taux d'intérêt que le financement de ces dettes devrait entraîner. La crise mexicaine constitue une première vérification de cette pers­pective.

 

La panique internationale déclenchée par l'insolvabilité potentielle du Mexi­que est significative de la fragilité et du degré de maladie du système financier mondial. Le prêt consenti au départ par le FMI au Mexique, 7,75 milliards de dollars, est le plus important jamais ac­cordé par cet organisme. Le « paquet » de crédits internationaux rassemblé par l'ensemble des plus grandes puissances fi­nancières sous la pression des Etats-Unis, 50 milliards de dollars, est sans précédent. La déclaration de Michel Camdessus, directeur du FMI, pour jus­tifier l'urgence et l'ampleur de l'opéra­tion de sauvetage donnait la mesure de l'événement en parlant du risque d'une « véritable catastrophe mondiale ».

La dévaluation du Peso mexicain ne pouvait pas ne pas avoir de conséquen­ces sur le système monétaire internatio­nal. Les monnaies ont constitué au cours des dernières années un des do­maines privilégiés de la spéculation. A la suite du Peso, le dollar canadien a chuté à son niveau le plus bas depuis 9 ans. La lire italienne, la peseta, l'escudo, sans parler des monnaies d'Amérique latine ont été soumis a de fortes pres­sions. Mais surtout, le dollar US, la monnaie mondiale, a commencé à être fortement attaqué.

La crise mexicaine a eu aussi d'autres répercussions. Depuis décembre dernier, les Bourses latino-américaines ont connu une chute spectaculaire de leurs valeurs. ([1] [28]) L'effondrement mexicain a provoqué une accélération de cette chute, en particulier en Argentine. L'indice de l’International Herald Tri­bune, qui mesure l'évolution moyenne de l'ensemble des Bourses du sous-con­tinent est passé de 160 à 80 entre dé­cembre 1994 et le début de février 1995. Les « experts » ont raison de craindre la possibilité de contagion à partir du Mexique et la nécessité de nouvelles opérations de sauvetage. La situation de certaines de économies dites « émergentes » est, à ce niveau, parti­culièrement dangereuse pour l'économie mondiale dans la mesure où elles dispo­sent de très peu de réserves de devises. C'est le cas en particulier pour la Chine, l'Indonésie et les Philippines. ([2] [29])

Un avertissement

Lors du 25e forum de Davos, en janvier, en Suisse, où se sont retrouvés pendant une semaine un millier d'hommes d'af­faires et ministres de tous les pays pour analyser la situation économique mon­diale, la crise mexicaine a clairement été identifiée comme un « avertissement » et la crainte de la con­tagion était sur toutes les lèvres. Voici comment un journal français rendait compte de l'ambiance de cette « Mecque du libéralisme économique » :

« Désormais, tous les regards sont tournés vers l'Asie, où la perspective d'une crise chinoise entretient le spectre d'un grand tourbillon des capitaux... Déjà, certaines banques occidentales se plaignent de problèmes de rembourse­ment posés par certaines entreprises d'Etat chinoises. Une étincelle pourrait tout faire sauter. Zhu Rongu, vice-pre­mier ministre chinois, chargé de l'éco­nomie est venu à Davos rassurer les mi­lieux d'affaires : "Nous sommes sûrs de faire redescendre le taux d'inflation cette année (...) La Chine honorera ses engagements internationaux !" Mais les chiffres qu'il a assenés pour montrer la place que tenait désormais la Chine dans l'économie mondiale ont plus in­quiété l'auditoire qu'ils ne l'ont ras­suré : "En hausse de 32 %, les investis­sements étrangers directs ont atteint 32 milliards de dollars en 1994, ce qui place la Chine au second rang derrière les Etats-Unis (...) Sur les 500 plus grandes entreprises du monde recensées par le magazine Fortune, plus de 100 ont investi en Chine." Des chiffres qui montrent à quel point un choc sur l'économie chinoise pourrait affecter l'économie mondiale, à commencer par­les pays asiatiques dont le développement rapide était jusque là réputé so­lide. »([3] [30]).

Un récent rapport du Pentagone craint que la mort de Deng soit suivie d'un démembrement des provinces dans un affrontement entre « conservateurs » et « réformateurs ». Ce rapport affirme explicitement: « La Chine constitue le plus grand facteur d'incertitude pour l'Asie. »

Une autre source d'inquiétude pour les financiers internationaux c'est la Russie. L'économie de ce pays continue sa plongée dans le chaos le plus total, illus­trant on ne peut mieux l'idée du déve­loppement de la folie (la deuxième puissance militaire du monde, disposant d'un arsenal nucléaire capable de dé­truire plusieurs fois la planète, a comme chef d'Etat un alcoolique dont on estime qu'il n'a que deux ou trois heures de lu­cidité par jour). Noyé dans d'énormes dettes internationales, le capital russe continue de supplier le F.M.I. et autres bailleurs de fonds internationaux de lui venir en aide, sans résultat. Sa situation sur le marché international est pourtant plus que dangereuse : ses réserves de devises sont tombées à 2 milliards de dollars. Le budget de 1995 est calculé sur la base d'une aide de 10 milliards de dollars venant de l'étranger. Mais per­sonne, et en premier lieu le F.M.I. n'a envie de jeter l'argent dans ce qui appa­raît comme un trou sans fond.

La crise monétaire

Un autre aspect des turbulences finan­cières actuelles se situe au niveau des monnaies. Comme on l'a vu, l'effondrement du Peso mexicain a eu des ré­percussions immédiates sur le cours d'autres monnaies, en particulier le dollar. Mais, depuis lors, le calme n'est toujours par revenu dans ce domaine. Au contraire. La lire italienne, la peseta espagnole ont continué de se dévaluer, battant des records historiques face au mark allemand. La livre britannique et même le franc français continuent d'être fortement sous pression. Le SME, ce système destiné à maintenir un mini­mum d'ordre entre les principales mon­naies de l'Union Européenne, et qui avait déjà récemment été soumis à rude épreuve (il n'a pu survivre qu'au prix d'un très fort élargissement des marges de fluctuation entre les monnaies qui en font partie), se voit de nouveau battu en brèche. Quant au dollar, il poursuit sa chute, encouragée en partie par l'intérêt qu'y voient les capitalistes américains pour accroître la compétitivité de leurs produits à l'exportation. Mais la dévaluation de la principale monnaie de la planète traduit tout d'abord la réalité du développement des déficits et de l'endettement de la première économie mon­diale : la dette publique américaine, le déficit du gouvernement fédéral ainsi que le déficit du commerce extérieur n'ont cessé de croître, et c'est fondamen­talement cette réalité que sanctionne la faiblesse du dollar.

La valeur, la solidité des monnaies re­pose, en dernière instance, sur la « confiance » qu'ont les capitalistes en leur propre économie, et en leurs pro­pres institutions financières, au premier rang desquelles se trouve l'organisme émetteur de la monnaie : l'Etat. Or, ni pour l'une, ni pour les autres il n'y a de fondements pour une quelconque « confiance ». L'économie mondiale reste étouffée par le manque de débou­chés solvables, noyée dans la surpro­duction, et l'accroissement de la pro­ductivité du travail n'a fait qu'aggraver le problème. Quant aux institutions fi­nancières, la débauche spéculative des dernières années, la fuite en avant dans l'endettement depuis deux décennies, les multiples « tricheries » auxquelles elles se sont livrées pour survivre, ont défini­tivement ruiné la « confiance » qu'elles pouvaient mériter. C'est pourquoi, les actuelles secousses du système moné­taire international ne constituent pas un simple réajustement momentané, mais une manifestation du délabrement crois­sant du système financier international et de l'impasse du capitalisme lui même.

Un krach financier est inévitable. Sous certains aspects, il est même déjà en cours. Même du point de vue du capitalisme, une forte « purge » de la « bulle spéculative » est indispensable. Celle du krach de l'automne 1987 n'eut pas de conséquences négatives immédiates sur la croissance de la production. Au con­traire. Elle n'en fut pas moins le signe annonciateur de la récession qui s'est ouverte à la fin de 1989. Aujourd'hui, la bulle spéculative et, surtout, l'endettement des Etats ont augmenté de façon inouïe. Dans ces circonstances, nul ne peut prévoir où s'arrêtera la violence d'une telle purge. Mais, en tout état de cause, elle se traduira par une destruc­tion massive de capital fictif qui jettera dans la ruine des pans entiers du capital mondial, ouvrant la voie à une nouvelle aggravation de la récession économique au niveau réel.

Spéculation et surproduction

Les dégâts financiers provoqués par les contrecoups d'années de « folie » spécu­lative sont tellement importants que même les plus acharnés défenseurs du capitalisme sont contraints de constater que quelque chose de grave se passe dans leur économie. Mais, il n'en dédui­sent pas pour autant que ce pourrait être le système lui-même qui est profondément malade, mortellement condamné par son incapacité à dépasser ses con­tradictions fondamentales, en particulier son incapacité à créer des débouchés solvables suffisants pour sa production. Ils ne voient la crise au niveau de la spéculation que pour mieux se la cacher au niveau réel. Ils croient, et font croire, que les difficultés au niveau réel de la production (surproduction, chômage, entre autres) sont le produit des excès spéculatifs, alors qu'en dernière instance, s'il y a eu « folie spéculative » c'est parce qu'il y avait déjà des difficul­tés réelles. Marx dénonçait déjà cette mystification au siècle dernier :

« La crise elle même éclate d'abord dans le domaine de la spéculation, et ce n'est que plus tard qu'elle s'installe dans la production. A l'observation su­perficielle, ce n'est pas la surproduc­tion, mais la sur-spéculation pourtant simple symptôme de la surproduction -qui paraît être la cause de la crise. La désorganisation ultérieure de la pro­duction n'apparaît pas comme un résul­tat nécessaire de sa propre exubérance antérieure, mais connue une simple réaction de la spéculation en train de s'effondrer. » ([4] [31])

Les forces de « gauche » de l'appareil politique bourgeois, les partis « ouvriers », les syndicats et les gauchistes, reprennent aujourd'hui cette façon mystifiée de voir la réalité en di­sant aux exploités que, pour résoudre leurs problèmes, il suffit d'exiger des gouvernements une plus grande sévérité contre les « spéculateurs ». Comme toujours, elles détournent sur de fausses cibles le mécontentement qui normale­ment se développe contre les fonde­ments mêmes du système. Là où la réa­lité met en évidence l'impasse historique du mode de production capitaliste, l'in­compatibilité totale entre les intérêts de la classe exploitée et ceux de la classe dominante, elles posent les problèmes en termes de « meilleure gestion » du système par cette dernière. Elles ne dé­noncent la spéculation que pour mieux défendre le système qui l'engendre.

La « folie » que les différents « observateurs critiques » constatent au niveau financier mondial n'est pas le produit de quelques dérapages de spécu­lateurs avides de profit immédiat. Cette folie n'est que la manifestation d'une réalité beaucoup plus profonde et tragi­que : la décadence avancée, la décom­position du mode de production capita­liste, incapable de dépasser ses contra­dictions fondamentales et empoisonné par plus de deux décennies de manipu­lations de ses propres lois.

La véritable folie ce n'est pas la spécu­lation mais le maintien du mode de pro­duction capitaliste. L'issue pour la classe ouvrière, et pour l'humanité ne réside pas dans une quelconque politi­que des Etats contre la spéculation et quelques agents financiers, mais dans la destruction du capitalisme lui-même.

RV.



[1] [32] Le développement de la spéculation dans les Bourses de certains pays sous-développés, au cours de la période récente, est une manifestation évidente de la folie financière qui n'a cessé de se développer pendant la « reprise ». Les profits qui y ont été réali­sés sont aussi fabuleux qu'artificiels. En 1993, aux Philippines, la performance boursière a été de + 146,3%, à Hongkong de +131 %, au Brésil de +91,3 %. En 1994 les Philippines et Hongkong per­dent -9,6 % et -37,8 % mais le Brésil gagne encore +50,9% (en francs français, mais +1112% en monnaie locale), le Pérou +37,69 %, le Chili +33,8 %. Les capitaux spéculatifs s'y précipi­tent avec d'autant plus d'intérêt qu'en 1994 certaines Bourses occidentales s'érodent fortement : -13 % en Grande Bretagne. -17 % en France.

[2] [33] Le cas du Mexique résume la réalité du mirage des soi-disant « économies émergentes » (certains pays d'Amérique Latine, tels le Chili, ou d'Asie, tels l'Inde et surtout la Chine) qui ont connu dans les dernières années un certain développement écono­mique grâce à d'importants afflux de capitaux étrangers. Les « économies émergentes » ne sont pas la nouvelle espérance de l'économie mondiale. Elles ne sont que des manifestations aussi fragiles qu'aber­rantes d'un système en folie.

[3] [34] Libération, 30 janvier 1995.

[4] [35] Marx, « Revue de mai à octobre 1850 », publié par Maximilien Rubel, dans Etudes de Marxologie, n° 7, août 1963.

Questions théoriques: 

  • L'économie [36]
  • Décadence [37]

REVOLUTION ALLEMANDE(I) : les débuts de la révolution

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Les révolutionnaires en Allemagne pendant la première guerre mondiale

Lorsqu'en août 1914 est déclenchée la pre­mière guerre mondiale, qui causera plus de vingt millions de victimes, le rôle déterminant que jouent les syndicats, et surtout la social-démocratie, est clair aux yeux de tous.

Au Reichstag, le SPD approuve unanime­ment le vote des crédits de guerre. Simulta­nément, les syndicats appellent à l'Union Sacrée interdisant toute grève et se pronon­çant pour la mobilisation de toutes les forces dans la guerre.

Voila comment la social-démocratie justifie le vote des crédits de guerre par son groupe parlementaire : « A l'heure du danger, nous n'abandonnons pas notre propre pairie. Nous nous sentons par là en concordance de vues avec l'Internationale, qui a reconnu de tous temps le droit de chaque peuple à l'in­dépendance nationale et à l'autodéfense, de même que nous condamnons en accord avec elle toute guerre de conquête. Inspirés par ces principes, nous votons les crédits de guerre demandés. » Patrie en danger, défense nationale, guerre populaire pour la civilisation et la liberté, tels sont les « principes » sur lesquels s'appuie la re­présentation parlementaire de la social-dé­mocratie.

Dans l'histoire du mouvement ouvrier, cet événement représente la première grande trahison d'un parti du prolétariat. Comme classe exploitée, la classe ouvrière est une classe internationale. C'est pourquoi l'inter­nationalisme est le principe le plus fonda­mental pour toute organisation révolution­naire du prolétariat ; la trahison de ce prin­cipe conduit inéluctablement l'organisation qui la commet dans le camp ennemi, celui du capital.

Alors que le capital en Allemagne n'aurait jamais déclenché la guerre s'il n'avait pas été certain de pouvoir compter sur le soutien des syndicats et de la direction du SPD, alors que la trahison de ceux-ci n'est pas une surprise pour la bourgeoisie, elle provoqua un énorme choc dans les rangs du mouve­ment ouvrier. Même Lénine, au début, ne veut pas croire que le SPD a voté les crédits de guerre. Il considère les premières infor­mations comme une manipulation visant à diviser le mouvement ouvrier. ([1] [38])

En effet, vu l'accroissement des tensions impérialistes depuis des années, la II° Inter­nationale est intervenue précocement contre ces préparatifs guerriers. Lors des congrès de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912 - et jusqu'aux derniers jours de juillet 1914 même - elle se prononce contre la propagande et les visées guerrières de la classe dominante ; et cela, malgré une résistance acharnée de son aile droite, déjà très puis­sante.

« Au cas où la guerre viendrait cependant à éclater, il est du devoir de la social-démo­cratie d'agir pour la faire cesser promptement et de s'employer, de toutes ses forces, à exploiter la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter le peuple et précipiter ainsi l'abolition de la domination capitaliste. » (Résolution adoptée en 1907 et confirmée en 1912.)

« Il y a péril en la demeure, la guerre mon­diale menace ! Les classes dominantes qui, en temps de paix, vous étranglent, vous méprisent, vous exploitent, veulent vous transformer en chair à canon. Partout il doit résonner aux oreilles des despotes : Nous refusons la guerre ! A bas la guerre ! Vive la fraternisation internationale des peuples ! » (Appel du comité directeur du SPD du 25 juillet 1914, c'est-à-dire dix jours avant l'approbation de la guerre le 4 août 1914.)

Quand les députés du SPD votent en faveur de la guerre, c'est en tant que représentants du plus grand parti ouvrier d'Europe, parti dont l'influence dépasse largement le cadre de l'Allemagne, parti qui est le produit de plusieurs décennies de travail et d'effort (souvent dans les conditions les plus défavo­rables, comme ça a été le cas sous la loi anti-socialiste, lorsqu'il était interdit), parti qui détient plusieurs dizaines de quotidiens et d'hebdomadaires. En 1899, le SPD pos­sédait 73 journaux dont le tirage global at­teignait 400.000 exemplaires et 49 d'entre eux paraissaient six fois par semaine. En 1900, ce parti comptait plus de 100.000 membres.

Ainsi, au moment de la trahison de la direc­tion du SPD, le mouvement révolutionnaire se trouve face à une question fondamentale : faut-il laisser cette organisation ouvrière de masse passer corps et biens dans le camp de l'ennemi ?

Mais la direction du SPD en Allemagne n'est pas la seule à avoir trahi. En Belgique, le président de l'Internationale, Vandervelde, devient ministre du gouvernement bour­geois, ainsi que le socialiste Jules Guesde en France. Dans ce pays, le Parti Socialiste va se déterminer unanimement en faveur de la guerre. En Angleterre, où le service militaire n'existait pas, le Labour Party prend en mains l'organisation du recrutement. Même si, en Autriche, le Parti Socialiste ne vote pas formellement pour la guerre, il fait une propagande effrénée en sa faveur. En Suède, en Norvège, en Suisse, aux Pays-Bas les dirigeants socialistes votent les crédits de guerre. En Pologne, le Parti Socialiste se prononce, en Galicie-Silésie, en faveur du soutien à la guerre, mais contre, en Pologne russe. La Russie offre une image partagée : les anciens dirigeants du mouvement ouvrier de ce pays, comme Plekhanov, le chef des anarchistes russes, Kropotkine, mais aussi une poignée de membres du Parti Bolchevik de l'émigration en France, appellent à la défense contre le militarisme allemand. En Russie, la fraction sociale-démocrate de la Douma fait une déclaration contre la guerre. C'est la première déclaration officielle con­tre la guerre de la part d'un groupe parle­mentaire de l'un des principaux pays belligé­rants. Le Parti Socialiste italien prend, dès le début, position contre la guerre. En dé­cembre 1914 le parti exclut de ses rangs un groupe de renégats qui, sous la direction de Benito Mussolini, se rangent du côté de la bourgeoisie favorable à l'Entente et font de la propagande pour la participation de l'Italie à la guerre mondiale. Le Parti Social-démo­crate Ouvrier de Bulgarie (Tesniaks) adopte aussi une position internationaliste consé­quente.

L'Internationale, l'orgueil de la classe ou­vrière, s'effondre dans les flammes de la guerre mondiale. Le SPD devient un « cadavre puant ». L'Internationale se désin­tégre et se transforme, comme l'écrit Rosa Luxemburg, en « un amas de bêtes fauves prises de rage nationaliste qui s'entre-déchirent mutuellement pour la plus grande gloire de la morale et de l'ordre bour­geois ». Seuls quelques groupes en Allema­gne - Die Internationale, « Lichtstrahlen », la Gauche de Brème -, le groupe de Trotsky, Martov, une partie des syndicalistes fran­çais, le groupe De Tribune (avec Gorter, Pannekoek) en Hollande, ainsi que les Bol­cheviks, défendent le point de vue résolu­ment internationaliste.

Parallèlement à cette trahison décisive de la majorité des partis de la II° Internationale, la classe ouvrière subit un matraquage idéologique qui parvient à lui inoculer la dose fatale de poison nationaliste. En août 1914, ce n'est pas seulement la plus grande partie de la petite-bourgeoise qui est embri­gadée derrière les visées expansionnistes de l'Allemagne, mais aussi des secteurs entiers de la classe ouvrière, galvanisés par le na­tionalisme. De plus, la propagande bour­geoise entretient l'illusion qu’ « en l'espace de quelques semaines, au plus tard d'ici Noël », la guerre sera terminée et tout le monde rentré chez soi.

A la veille de la guerre, malgré ses condi­tions particulièrement défavorables, la minorité de révolutionnaires qui reste in­transigeante sur le principe de l'internatio­nalisme prolétarien ne va ni se résigner ni abandonner le combat.

Les révolutionnaires et leur lutte contre la guerre

Alors que la grande majorité de la classe ouvrière reste grisée par le nationalisme, le soir du quatre août 1914 les principaux re­présentants de la Gauche de la social-démo­cratie organisent une réunion dans l'appar­tement de Rosa Luxemburg, rassemblant K. et H. Duncker, H. Eberlein, J. Marchlewski, F. Mehring, E. Meyer, W. Pieck. Même si leur nombre ce soir-là est réduit, leur action au cours des quatre années suivantes va connaître un immense rayonnement.

Plusieurs questions essentielles sont à l'or­dre du jour de cette conférence :

- l'évaluation du rapport de force entre les classes,

- l'évaluation du rapport de force au sein du SPD,

- les objectifs de la lutte contre la trahison de la direction du parti,

- les perspectives et les moyens de cette lutte.

La situation générale, à l'évidence très défa­vorable, ne constitue en rien un motif de résignation pour les révolutionnaires. Leur attitude n'est pas de rejeter l'organisation mais, au contraire, de continuer, développer le combat en son sein et lutter avec détermi­nation pour lui conserver ses principes pro­létariens.

Au sein du groupe parlementaire social-démocrate au Reichstadt il y a eu, avant le vote en faveur des crédits de guerre, un débat interne au cours duquel 78 députés se sont prononcés pour, et 14 autres contre ce vote. Par discipline de fraction, les 14 dépu­tés - dont Liebknecht- se sont plies à la majorité et ont voté les crédits. Ce fait a été tenu secret par la direction du SPD.

Au niveau local dans le parti, les choses apparaissent bien moins unitaires. Des pro­testations contre la direction s'élèvent aussi­tôt de la part de nombreuses sections (Ortsvereine). Le 6 août, l'écrasante majorité de rassemblée de la section locale de Stuttgart exprime sa défiance à la fraction parlementaire. La gauche réussit même à exclure la droite du parti, à lui arracher le journal local. A Hambourg, Laufenberg et Wolfheim rassemblent l'opposition autour d’eux, à Brème, le Bremer-Burger-Zeitung intervient avec détermination contre la guerre ; le Bramschweiger Volksfreund, le Gothaer Volksblat, Der Kampf de Duisburg, des journaux de Nuremberg, Halle, Leipzig et Berlin élèvent également des protestations, reflétant l'opposition de larges parties de la base du parti. Lors d'une assemblée à Stuttgart le 21 septembre 1914, une critique est adressée à l'altitude de Lie­bknecht. Lui-même dira par la suite que d'avoir agi comme il l'avait fait, par disci­pline de fraction, avait été une erreur désas­treuse. Comme, dès le début de la guerre, tous les journaux sont soumis à la censure, les expressions de protestations sont immédiatement réduites au silence. L'opposition dans le SPD s'appuie alors sur la possibilité de faire entendre sa voix à l'étranger. Le Berner Tagwacht va devenir le porte-parole de la gauche du SPD ; de même, les inter­nationalistes vont exprimer leur position dans la revue Lichtstrahlen, éditée par Borchardt de septembre 1913 à avril 1916.

Un examen de la situation au sein du SPD montre que si la direction a trahi, l'ensemble de l'organisation ne s'est pas laissé embri­gader dans la guerre. C'est pourquoi la pers­pective apparaît clairement : pour défendre l'organisation, pour ne pas l'abandonner aux mains des traîtres, il faut décider leur ex­pulsion et rompre clairement avec eux.

Au cours de la conférence dans l'appar­tement de Rosa Luxemburg est discutée la question : doit-on, en signe de protestation ou par dégoût face à la trahison, quitter le parti ? Unanimement, cette idée est rejetée pour la raison qu'il ne faut pas abandonner l'organisation, l'offrir, pour ainsi dire en ca­deau, à la classe dominante. On ne peut pas, en effet, quitter le parti, qui a été bâti au prix d'énormes efforts, tout comme des rats quittent un navire. C'est pourquoi se battre pour l'organisation ne signifie pas alors en sortir mais combattre pour sa reconquête.

Personne ne pense, à ce moment-là, à quitter l'organisation. Le rapport de forces ne con­traint pas la minorité à le faire. De même il ne s'agit pas, pour l'instant, de construire une nouvelle organisation indépendante. Rosa Luxemburg et ses camarades, par leur attitude, font ainsi partie des défenseurs les plus conséquents de la nécessité de l'organi­sation.

Le fait est que, longtemps avant que la classe ouvrière n'émerge de son abrutis­sement, les internationalistes ont déjà en­gagé le combat. Comme avant-garde, ils n'attendent pas les réactions de la classe ouvrière dans son ensemble mais se portent à la tête du combat de leur classe. Alors que le poison nationaliste poursuit son effet sur la classe ouvrière, que celle-ci est livrée idéologiquement et physiquement au feu de la guerre impérialiste, les révolutionnaires - dans les conditions les plus difficiles de l'illégalité - ont eux-mêmes déjà démasqué la nature impérialiste du conflit. Là aussi, dans leur travail contre la guerre, les révo­lutionnaires ne se mettent pas en position d'attendre que le processus de prise de con­science de plus larges parties de la classe ouvrière se fasse seul. Les internationalistes assument leurs responsabilités de révolu­tionnaires, en tant que membres d'une orga­nisation politique du prolétariat. Il ne s'est pas passé un jour de guerre sans qu'ils ne se réunissent, autour des futurs Spartakistes, pour entreprendre aussitôt la défense de l'organisation et poser les bases effectives pour la rupture avec les traîtres. On est loin du prétendu spontanéisme des Spartakistes et de Rosa Luxemburg.

Les révolutionnaires entrent aussitôt en con­tact avec les internationalistes des autres pays. Ainsi, Liebknecht est envoyé à l'étranger en tant que représentant le plus éminent. Il prend contact avec les Partis Socialistes de Belgique et de Hollande.

La lutte contre la guerre est impulsée sur deux plans : d'une part sur le terrain parle­mentaire, où les Spartakistes peuvent encore utiliser la tribune du Parlement, d'autre part - c'est le plus important - par le développement de la résistance au niveau local dans le parti et au contact direct avec la classe ouvrière.

C'est ainsi qu'en Allemagne, Liebknecht lui-même devient le porte-flambeau de la lutte.

Au sein du Parlement, il parvient à attirer de plus en plus de députés de son côté. Il est clair qu'au début, la crainte et les hésitations dominent. Mais le 22 octobre 1914, cinq députés SPD quittent la salle en signe de protestation ; le 2 décembre, Liebknecht est le seul à voter ouvertement contre les crédits de guerre; en mars 1915, lors du vote de nouveaux crédits, environ 30 députés quittent la salle et une année plus tard, le 19 août 1915, 36 députés votent contre les crédits.

Mais le véritable centre de gravité se trouve, naturellement, dans l'activité de la classe ouvrière elle-même, à la base des partis ouvriers d'une part, et dans les actions de masse de la classe ouvrière dans les usines et dans la rue, d'autre part.

Immédiatement après le déclenchement de la guerre, les révolutionnaires avaient énergiquement et clairement pris position sur la nature impérialiste de celle-ci. ([2] [39]) En avril 1915 est imprimé le premier et unique nu­méro de Die Internationale à 9 000 exem­plaires, dont 5 000 sont vendus dés le pre­mier soir (D'où le nom du groupe « Die Internationale »).

A partir de l'hiver 1914-15, les premiers tracts illégaux contre la guerre sont diffusés, dont le plus célèbre d'entre eux : » L'ennemi principal se trouve dans notre propre pays ».

Le matériel de propagande contre la guerre circule dans de nombreuses assemblées lo­cales de militants. Le fait que Liebknecht ait refusé de voter les crédits de guerre est publiquement connu et fait rapidement de lui l'adversaire de la guerre le plus célèbre, d'abord en Allemagne, puis dans les pays voisins par la suite. Toutes les prises de positions des révolutionnaires sont considérés comme « hautement dangereuses » par les services de sécurité bourgeois. Dans les assemblées locales de militants, les repré­sentants des dirigeants traîtres du parti dé­noncent les militants qui distribuent du ma­tériel de propagande contre la guerre. Sou­vent ces derniers sont ensuite arrêtés ! Le SPD est divisé au plus profond de lui-même !

Hugo Eberlein rapportera plus tard, lors du congrès de fondation du KPD le 31 décem­bre 1918, qu'il existait une liaison avec plus de 300 villes. Pour mettre fin au danger croissant de la résistance à la guerre dans les rangs du parti, la direction décide, en janvier 1915, en commun accord avec le com­mandement militaire de la bourgeoisie, de faire taire définitivement Liebknecht en le mobilisant dans l'année. Il est ainsi interdit de prise de parole et ne peut plus se rendre dans les assemblées de militants. Le 18 fé­vrier 1915, Rosa Luxemburg est incarcérée jusqu'en février 1916 et, à l'exception de quelques mois entre février et juillet 1916, elle restera en prison jusqu'en octobre 1918. En septembre 1915 Ernst Meyer, Hugo Eberlein et, par la suite, Franz Mehring - âgé de 70 ans - et beaucoup d'autres encore, sont également incarcérés.

Mais, même dans ces conditions particuliè­rement difficiles, ils vont poursuivre leur travail contre la guerre et tout entreprendre pour continuer à développer un travail organisationnel.

Entre-temps, la réalité de la guerre com­mence à sortir de plus en plus d'ouvriers de leur ivresse nationaliste. L'offensive alle­mande en France est rapidement tombée en panne et une longue guerre de positions prend place. Rien que fin 1914, 800 000 soldats sont déjà tombés. La guerre de posi­tions en France et en Belgique coûte, au printemps 1915, des centaines de milliers de morts. Sur la Somme, 60 000 soldats trouvent la mort le même jour. Sur le front, la désillusion s'installe rapidement, mais surtout, sur le «front de l'intérieur », la classe ouvrière est précipitée dans la misère. Les femmes sont mobilisées dans la pro­duction d'armements, les produits alimentai­res augmentent terriblement, puis sont ra­tionnés. Le 18 mars 1915 se produit la première manifestation de femmes contre la guerre. Du 15 au 18 octobre on signale des affrontements sanglants entre la police et des manifestants contre la guerre, à Chemnitz. En novembre 1915 entre 10 000 et 15 000 manifestants défilent contre la guerre à Berlin. Dans d'autres pays, il se produit également des mouvements dans la classe ouvrière. En Autriche, de nombreuses « grèves sauvages », contre la volonté des syndicats, sont déclenchées. En Grande-Bretagne 250 000 mineurs, dans le sud du Pays de Galles, font grève ; en Ecosse, dans la vallée de la Clyde, ce sont les ouvriers de la construction mécanique. En France des grèves se produisent dans le secteur du tex­tile.

La classe ouvrière commence lentement à s'arracher aux brumes nationalistes dans lesquelles elle se trouve, et manifeste de nouveau sa volonté de défendre ses intérêts de classe exploitée. L'union sacrée, un peu partout, commence à vaciller.

La réaction des révolutionnaires au niveau international

Avec le déclenchement de la première guerre mondiale et la trahison des différents partis de la 2e Internationale, une époque se termine. L'Internationale meurt car plusieurs de ses partis-membres ne représentent plus une orientation internationaliste. Ils sont passés du côté de leurs bourgeoisies nationa­les respectives. Une Internationale, compo­sée de différents partis nationaux membres, ne trahit pas en tant que telle ; elle meurt et perd son rôle pour la classe ouvrière. Elle ne peut plus être redressée en tant que telle.

Mais la guerre a permis une clarification au sein du mouvement ouvrier international : d'un côté les partis qui ont trahi, de l'autre la gauche révolutionnaire qui continue de défendre de façon conséquente et inflexible les positions de classe, mais qui au début ne forme qu'une petite minorité. Entre les deux se trouve un courant centriste, oscillant entre les traîtres et les internationalistes, hésitant constamment à prendre position sans ambi­guïté et refusant la rupture claire avec les social-patriotes.

En Allemagne même, l'opposition à la guerre est au départ divisée en plusieurs regroupements :

- les hésitants, dont la plupart appartiennent à la  fraction parlementaire  social-démo­crate au Reichstag : Haase, Ledebour sont les plus connus ;

- le groupe autour de Karl  Liebknecht et Rosa  Luxemburg, « Die Internationale », qui  prend  le  nom  de  Spartakusbund  à partir de 1916 ;

- les groupes autour de la Gauche de Brème (le Bremer Burgerzeitung paraît à partir de juillet 1916), avec J. Knief et K. Radek à leur tête, le groupe autour de J. Borchardt (« Lichtstrahlen »), plus ceux qui existent dans d'autres villes (à Hambourg autour de Wolfheim et Laulenberg, à Dresde autour de  O. Ruhle).   Fin   1915   la   Gauche  de Brème    et    le    groupe    de    Borchardt fusionnent   et   prennent    le   nom   d'In­ternationale     Sozialisten      Deutschlands (1SD).

Après une première phase de désorientation et de rupture des contacts, à partir du prin­temps 1915, les conférences internationales des Femmes Socialistes (du 26 au 28 mars) et des Jeunes Socialistes (du 5 au 7 avril) se tiennent à Bénie. Et après plusieurs ajournements, du 5 au 8 septembre, 37 délé­gués de 12 pays européens se réunissent à Zimmerwald (non loin de Berne). La déléga­tion la plus importante numériquement est celle  d'Allemagne,  comprenant  dix  représentants, délégués par trois groupes oppositionnels : les Centristes, le groupe « Die Internationale » (E. Meyer, B. Thalheimer), les ISD (J. Borchardt). Alors que les Cen­tristes se prononcent pour mettre fin à la guerre sans bouleversement des rapports sociaux, la Gauche fait du lien entre guerre et révolution la question centrale. La confé­rence de Zimmerwald, après d'âpres discus­sions, se sépare en adoptant un Manifeste appelant les ouvriers de tous les pays à lut­ter pour l'émancipation de la classe ouvrière et pour les buts du socialisme, au moyen de la lutte de classe prolétarienne la plus in­transigeante. En revanche, les Centristes re­fusent d'y faire figurer la nécessité de la rupture organisationnelle avec le social-chauvinisme et l'appel au renversement de son propre gouvernement impérialiste. Le Manifeste de Zimmerwald va cependant connaître un énorme retentissement dans la classe ouvrière et parmi les soldats. Même s'il s'agit d'un compromis critiqué par la gauche, vu que les Centristes hésitent encore très fortement devant des prises de positions tranchées, il constitue néanmoins un pas décisif vers l'unification des forces révo­lutionnaires.

Dans un article déjà paru de la Revue Inter­nationale nous avons fait la critique du groupe « Die Internationale » qui, au début, hésite encore à reconnaître la nécessité de transformer la guerre impérialiste en guerre civile.

Le rapport de forces est ébranlé

Les révolutionnaires impulsent ainsi le pro­cessus vers leur unification et leur interven­tion rencontre un écho de plus en plus grand.

Le 1° mai 1916 à Berlin, environ 10 000 ou­vriers manifestent contre la guerre. Liebk­necht prend la parole pour crier « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » A ces paroles il est arrêté, ce qui va déclencher une grande vague de protestation. L'inter­vention courageuse de Liebknecht sert à ce moment-là de stimulant et d'orientation aux ouvriers. La détermination des révolution­naires à lutter contre le courant social-pa­triote et à poursuivre la défense des princi­pes prolétariens ne les conduit pas à un iso­lement plus important, mais a un effet d'en­couragement sur le reste de la classe ou­vrière pour entrer en lutte.

En mai 1916, les mineurs du district de Beuthen entrent en grève pour des hausses de salaires. A Leipzig, Brunswick et Coblence se produisent des manifestations ouvrières contre la faim et des rassemblements contre la vie chère. L'état de siège est décrété à Leipzig. Les actions des révolutionnaires, le fait que malgré la censure et l'interdiction de se réunir l'information au sujet de la riposte croissante contre la guerre se répande, va donner une impulsion supplémentaire à la combativité de la classe ouvrière dans son ensemble.

Le 27 mai 1916, 25 000 ouvriers manifes­tent à Berlin contre l'arrestation de Liebknecht. Un jour plus tard se produit la pre­mière grève de masse politique contre son emprisonnement, rassemblant 55 000 ou­vriers. A Brunswick, Brème, Leipzig et dans de nombreuses autres villes, il y a aussi des rassemblements de solidarité et des mani­festations de la faim. Dans une douzaine de villes il y a des rassemblements ouvriers. Nous avons ici une claire concrétisation des rapports existants entre les révolutionnaires et la classe ouvrière. Les révolutionnaires ne se trouvent pas en dehors de la classe ouvrière, ou au dessus d'elle, mais n'en sont que sa partie la plus claire, la plus détermi­née et rassemblée dans des organisations politiques. Mais leur rayonnement dépend de la « réceptivité » de la classe ouvrière dans son ensemble. Même si le nombre des éléments organisés dans le mouvement spartakiste est encore réduit, des centaines de milliers d'ouvriers suivent cependant leurs mots d'ordre. Ils sont de plus en plus les porte-parole de l'état d'esprit des masses.

De ce fait, la bourgeoisie va tout faire pour isoler les révolutionnaires de la classe ou­vrière en déclenchant, dans cette phase, une vague de répression. De nombreux membres de la Ligue Spartakiste sont alors placés en détention préventive. R. Luxemburg et pres­que toute la Centrale de Spartakus sont arrê­tés au cours de la seconde moitié de 1916. De nombreux Spartakistes sont dénoncés par les fonctionnaires du SPD pour avoir distri­bué des tracts dans des réunions du SPD ; les cachots de la police se remplissent de militants spartakistes.

Tandis que les massacres sur le front de l'Ouest (Verdun) causent de plus en plus de victimes, la bourgeoisie exige de plus en plus des ouvriers sur « le front de l'inté­rieur », dans les usines. Toute guerre ne peut être faite que si la classe ouvrière est prête à faire le sacrifice de toute sa vie au profit du capital. Or, à ce moment-là, la classe dominante se heurte à une résistance de plus en plus forte.

Les protestations contre la faim ne cessent de se développer (la population n'obtient que le tiers de ses besoins en calories !). A l'au­tomne 1916 il y a, quasiment tous les jours, des protestations ou des manifestations dans les grandes villes - en septembre à Kiel, en novembre à Dresde, en janvier 1917, un mouvement des mineurs de la Ruhr. Le rapport de forces entre le capital et le travail commence lentement à se renverser. Au sein du SPD, la direction social-patriote rencontre de plus en plus de difficultés. Même si, grâce à une collaboration étroite avec la police, elle fait embarquer et envoyer au front tout ouvrier oppositionnel, même si, dans les votes à l'intérieur du parti, elle maintient des rapports de majorité en sa fa­veur grâce aux manipulations, elle ne parvient plus à mater la résistance croissante face à son attitude. La minorité révo­lutionnaire gagne progressivement  en  influence dans le parti. A partir de l'automne 1916, de plus en plus de sections locales (Ortsvereine) décident la grève des cotisa­tions versées à la direction.

L'opposition tend dès ce moment-là, en cherchant à unifier ses forces, à éliminer le comité directeur pour reprendre le parti en main.

Le comité directeur du SPD voit clairement le rapport de forces se développer à son désavantage. Suite à la réunion, le 7 janvier 1917, d'une conférence nationale de l'oppo­sition, le comité directeur décide alors l'ex­clusion de tous les oppositionnels. La scis­sion s'accomplit.  La rupture organisationnelle est inévitable. Les activités internatio­nalistes et la vie politique de la classe ou­vrière ne peuvent plus se développer au sein du   SPD   mais,   désormais,   seulement   à l'extérieur de celui-ci.  Toute  vie  proléta­rienne au sein du SPD s'est éteinte suite à l'expulsion des minorités révolutionnaires. Le travail au sein du SPD n'est plus possi­ble ; les révolutionnaires doivent s'organisera l'extérieur. ([3] [40])

L'opposition se trouve désormais face à la question : quelle organisation ériger ? Disons seulement ici qu'à partir de cette période du printemps 1917, les différents courants au sein de la Gauche en Allemagne empruntent différentes directions.

Dans un prochain article nous aborderons plus en profondeur la question de l'appré­ciation du travail organisationnel de ce mo­ment-là.

La Révolution russe, début de la vague révolutionnaire

Au même moment, au niveau international, la pression de la classe ouvrière est en train de franchir un seuil décisif.

En février (mars pour le calendrier occiden­tal), les ouvriers et les soldats, en Russie, créent à nouveau, dans leur lutte contre la guerre, comme en 1905, des conseils ou­vriers et de soldats. Le Tsar est renversé. Un processus révolutionnaire, qui va très rapi­dement connaître un écho dans les pays voisins et dans le monde entier, s'enclenche dans ce pays. Cet événement va faire naître un espoir immense dans les rangs ouvriers.

Le développement ultérieur des luttes ne peut pleinement être compris qu'à la lumière de la révolution en Russie. Car le fait que la classe ouvrière ait renversé la classe domi­nante dans un pays, qu'elle commence à ébranler les fondements capitalistes, agit comme un phare qui éclaire la direction à suivre. Et c'est dans cette direction que la classe ouvrière du monde entier commence à braquer les yeux.

Les luttes de la classe ouvrière en Russie ont un puissant retentissement, surtout en Alle­magne.

Dans la Ruhr il y a, du 16 au 22 février 1917, une vague de grèves. D'autres actions de masse se produisent dans de nombreuses villes allemandes. Il ne va plus se passer de semaines sans d'importantes actions de résistance, revendiquant des hausses de salaires et un meilleur ravitaillement. Dans presque toutes les grandes cités sont signa­lés des troubles dus aux difficultés d'appro­visionnement. Lorsqu'en avril une nouvelle réduction des rations alimentaires est an­noncée, la colère de la classe ouvrière dé­borde. A partir du 16 avril, il se produit une grande vague de grèves de masse à Berlin, Leipzig, Magdebourg, Hanovre, Brunswick, Dresde. Les chefs de l'armée, les principaux politiciens bourgeois, les dirigeants des syndicats et du SPD, notamment Ebert et Scheidemann, se concertent pour tenter de maîtriser le mouvement de grèves.

Les ouvriers sont plus de 300 000, dans plus de 30 usines, à faire grève. C'est, après les luttes contre l'arrestation de Liebknecht en juillet 1916, la seconde grande grève de masse.

« D'innombrables assemblées eurent lieu dans des salles ou en plein air, des discours furent prononcés et des résolutions adop­tées. L'état de siège fut ainsi rompu en un clin d'oeil et réduit à néant dès que la masse se fut mise en mouvement et, déterminée, eût pris possession de la rue. » (Spartakusbriefe, avril 1917)

La classe ouvrière en Allemagne emboîte ainsi le pas de ses frères de classe de Rus­sie, qui s'affrontent au capital dans un gigan­tesque combat révolutionnaire.

Ils luttent exactement avec les moyens décrits par Rosa Luxemburg dans sa bro­chure Grève de masse, écrite suite aux luttes de 1905 : assemblées massives, manifesta­tions, rassemblements, discussions et réso­lutions communes dans les usines, assem­blées générales, jusqu'à la formation des conseils ouvriers.

Depuis que les syndicats ont été intégrés à l'Etat à partir de 1914, ils lui servent de rempart contre les réactions ouvrières. Ils sabotent les luttes par tous les moyens. Le prolétariat se doit de se mettre lui-même en activité, s'organiser par lui-même, s'unifier par lui-même. Aucune organisation cons­truite à l'avance ne peut lui épargner cette tâche. Et les ouvriers d'Allemagne, le pays industriel le plus développé d'alors, ont dé­montré leur capacité à s'organiser par eux-mêmes. Contrairement au discours que l'on nous sert sans cesse aujourd'hui, la classe ouvrière est parfaitement capable d'entrer massivement en lutte et de s'organiser pour cela. Dans cette perspective, sa lutte ne doit plus se dérouler dans le cadre syndical et réformiste, c'est à dire par branches d'acti­vité séparées les unes des autres. La classe ouvrière montre qu'elle est désormais ca­pable de s'unifier au delà des secteurs pro­fessionnels et des branches d'activité et d'entrer en action pour des revendications partagées par tous : le pain et la paix, la li­bération de ses militants révolutionnaires. De partout, en effet, résonne l'appel pour la libération de Liebknecht.

Les luttes ne peuvent plus être soigneu­sement préparées à l'avance, à la façon d'un état-major comme au siècle précédent. La tâche de l'organisation politique est d'assu­mer, dans les luttes, un rôle de direction po­litique et non d'organiser les ouvriers.

Lors de la vague de grèves de 1917 en Al­lemagne, les ouvriers, pour la première fois, s'affrontent directement aux syndicats. Alors que ceux-ci, au siècle précédent, ont été créés par la classe ouvrière elle-même, depuis le début de la guerre ils sont devenus des défenseurs du capital dans les usines et ils constituent désormais un obstacle pour la lutte prolétarienne. Les ouvriers en Allema­gne font les premiers l'expérience que désormais, dans leur lutte, ils ne peuvent aller de l'avant que contre les syndicats.

Les effets du commencement de la révo­lution en Russie se propagent d'abord parmi les soldats. Ces événements révolutionnaires sont discutés avec le plus grand enthou­siasme ; de fréquentes fraternisations ont lieu sur le front de l'est entre soldats alle­mands et russes. Durant l'été 1917 se pro­duisent les premières mutineries dans la flotte allemande. La répression sanglante est sans doute, encore ici, en mesure d'étouffer les premières flammes mais il ne lui est plus possible de stopper l'extension de l'élan ré­volutionnaire à long terme.

Les partisans de Spartakus et les membres des Linksradikale de Brème disposent d'une large influence parmi les marins.

Dans les villes industrielles, la riposte ou­vrière continue à se développer : de la région de la Ruhr à l'Allemagne centrale, de Berlin à la Baltique, partout la classe ouvrière fait front à la bourgeoisie. Le 16 avril, les ouvriers de Leipzig publient un appel aux ou­vriers des autres villes pour qu'ils s'unissent à eux.

L'intervention des révolutionnaires

Les Spartakistes se trouvent aux avant-pos­tes dans ces mouvements. Depuis le prin­temps 1917, en reconnaissant la significa­tion du mouvement en Russie, ils jettent un pont en direction de la classe ouvrière russe et mettent en évidence la perspective de l'extension internationale des luttes révolu­tionnaires. Dans leurs brochures, dans des tracts, dans des polémiques, face à la classe ouvrière, ils interviennent sans cesse contre les centristes, oscillants et hésitants, qui esquivent les prises de position claires ; ils contribuent à la compréhension de la nou­velle situation, démasquent sans cesse la trahison des social-patriotes et montrent à la classe ouvrière comment retrouver la voie de son terrain de classe.

Les Spartakistes, notamment, mettent cons­tamment en avant que :

- si la classe ouvrière développe un rapport de forces suffisant, elle sera en mesure de mettre un tenue à la guerre et de provo­quer le renversement de la classe capita­liste ;

- dans cette perspective, il est nécessaire de reprendre le flambeau révolutionnaire al­lumé par la classe ouvrière en Russie. A ce niveau, le prolétariat en Allemagne occupe une place centrale et décisive !

« En Russie les ouvriers et les paysans (...) ont renversé le vieux gouvernement tsariste et ont pris en main la conduite de leur des­tin. Les grèves et les arrêts de travail d'une telle ténacité et unité nous garantissent actuellement non seulement de petits succès mais la fin du génocide, le renversement du gouvernement allemand et de la domination des exploiteurs ...La classe ouvrière ne fut jamais aussi puissante au cours de la guerre que maintenant quand elle se manifeste unie et solidaire dans son action et son combat ; la classe dominante, jamais aussi mortelle ... Seule la révolution allemande peut appor­ter à tous les peuples la paix ardemment dé­sirée et la liberté. La révolution russe vic­torieuse unie à la révolution allemande victorieuse sont invincibles. A partir du jour où s'effondrera le gouvernement allemand -y compris le militarisme allemand - sous les coups révolutionnaires du prolétariat, s'ouvrira une ère nouvelle : une ère dans laquelle les guerres, l'exploitation et l'op­pression capitalistes devront disparaître à tout jamais. » (Tract spartakiste, avril 1917)

« Il s'agit de briser la domination de la réaction et des classes impérialistes en Allemagne, si nous voulons mettre fin au génocide ... Ce n'est que par la lutte des masses, par le soulèvement des masses, par les grèves de masse qui arrêtent toute l'activité économique et l'ensemble de l'industrie de guerre, ce n'est que par la révolution et la conquête de la république populaire en Allemagne qu'il sera mis un ternie au génocide et que la paix générale sera instaurée. Et ce n'est qu'ainsi que la révolution russe pourra aussi être sauvée. »

« La catastrophe internationale ne peut que dompter le prolétariat international. Seule la révolution prolétarienne mondiale peut liquider la guerre impérialiste mondiale. » {Lettre de Spartacus n°6, août 1917)

La Gauche radicale est consciente de sa responsabilité et comprend pleinement tout ce qui est en jeu si la révolution en Russie reste isolée : « ... Le destin de la révolution russe : elle atteindra son objectif exclusive­ment comme prologue de la révolution européenne du prolétariat. Si en revanche les ouvriers européens, allemands, conti­nuent à rester spectateurs de ce drame captivant et jouent les badauds, alors le pouvoir russe des soviets ne devra pas s'attendre à autre chose qu'au destin de la Commune de Paris (C'est à dire la défaite sanglante). » (Spartakus, janvier 1918)

C'est pourquoi le prolétariat en Allemagne, qui se trouve à une position-clé pour l'ex­tension de la révolution, doit prendre con­science de son rôle historique.

« Le prolétariat allemand est le plus fidèle, le plus sûr allié de la révolution russe et de la révolution internationale prolétarienne. » (Lénine)

En examinant l'intervention des Spartakistes dans son contenu, nous pouvons constater qu'elle est clairement internationaliste et qu'elle donne une juste orientation au com­bat des ouvriers : le renversement du gou­vernement bourgeois avec le renversement mondial de la société capitaliste comme perspective, la mise à nu de la tactique de sabotage des forces au service de la bour­geoisie.

L'extension de la révolution aux pays cen­traux du capitalisme : une nécessité vitale

Si le mouvement révolutionnaire en Russie, à partir de février 1917, est dirigé principa­lement contre la guerre, il n'a pas la force, par lui-même, d'y mettre fin. Pour cela, il est indispensable que la classe ouvrière des grands bastions industriels du capitalisme entre en scène. Et c'est avec la conscience profonde de cette nécessité que, dès la prise de pouvoir des soviets en Octobre 1917, le prolétariat de Russie lance un appel à tous les ouvriers des pays belligérants:

« Le gouvernement des ouvriers et des paysans créé par la révolution des 24/25 octobre et s'appuyant sur les soviets ouvriers, de soldats et de paysans propose à tous les peuples belligérants et à leurs gou­vernements d'entamer des négociations sur une paix équitable et démocratique. » (26 novembre 1917)

La bourgeoisie mondiale, de son côté, est consciente du danger que recèle une telle si­tuation pour sa domination. Voilà pourquoi il s'agit pour elle, à ce moment-là, de tout faire pour étouffer la flamme qui s'est allu­mée en Russie. Voilà pourquoi la bourgeoi­sie allemande, avec la bénédiction générale, poursuivra son offensive guerrière contre la Russie après avoir signé un accord de paix avec le gouvernement des soviets à Brest-Litovsk en janvier 1918. Dans leur tract inti­tulé « L'heure de la décision », les Sparta­kistes lancent, dans ce sens, un avertisse­ment aux ouvriers :

« Pour le prolétariat allemand sonne dé­sormais l'heure de la décision ! Soyez sur vos gardes ! Car avec ces négociations le gouvernement allemand vise justement à je­ter de la poudre aux yeux au peuple, à pro­longer et aggraver la misère et la détresse du génocide. Le gouvernement et les impé­rialistes allemands ne font que poursuivre par de nouveaux moyens leurs anciens buts. Sous couvert du droit à l'autodétermination des  nations  doivent  être  créés  dans   les provinces russes occupées des états fanto­ches - condamnés à une pseudo-existence, dépendants économiquement et politique­ment des "libérateurs" allemands - qui bien entendu les avaleront ensuite à la première occasion favorable. »

Cependant, une année supplémentaire s'écoulera avant que la classe ouvrière des centres industriels soit suffisamment forte pour repousser le bras assassin de l'impéria­lisme.

Mais, dès 1917, le retentissement de la révolution victorieuse en Russie d'une part, comme l'intensification de la guerre par les impérialistes d'autre part, poussent de plus en plus les ouvriers à vouloir mettre un tenue à la guerre.

La flamme de la révolution se propage, en effet, dans les autres pays.

- En Finlande, en janvier 1918, un comité exécutif ouvrier est créé, préparant la prise du pouvoir. Ces luttes vont être ensuite défaites militairement en mars 1918. L'année allemande mobilisera à elle seule plus de 15 000 soldats. Le bilan des ou­vriers massacrés s'élèvera à plus de 25 000 morts.

- Le 15 janvier 1918 débute à Vienne une grève de masse politique qui s'étend qua­siment à l'ensemble de l'empire des Habs­bourg. A Brünn, Budapest, Graz, Prague, Vienne, et dans d'autres villes, se produi­sent de gigantesques manifestations pour la paix.

Un conseil ouvrier est formé, unissant les actions de la classe ouvrière. Le 1er février 1918 les marins de la flotte austro-hon­groise se soulèvent, dans le port de guerre de Cattaro, contre la poursuite de la guerre et fraternisent avec les ouvriers en grève de l'arsenal.

- A la même période, des grèves ont lieu en Angleterre, en France et en Hollande. (Voir à ce sujet l'article de la Revue Inter­nationale n° 80)

Les luttes de janvier : le SPD, fer de lance de la bourgeoisie contre la classe ouvrière

Après la poursuite de l'offensive allemande contre le jeune pouvoir révolutionnaire ouvrier en Russie, la colère dans les rangs de la classe ouvrière déborde. Le 28 janvier 400 000 ouvriers de Berlin entrent en grève, notamment dans les usines d'armement. Le 29 janvier le nombre des grévistes s'élève même à 500 000. Le mouvement se propage dans d'autres villes : à Munich, une assem­blée générale de grévistes lance l'appel sui­vant : « Les ouvriers de Munich en grève adressent leurs saints fraternels aux ou­vriers belges, français, anglais, italiens, russes et américains. Nous nous semons un avec eux dans la détermination à mettre de suite un terme à la guerre mondiale ... Nous voulons solidairement imposer la paix mondiale ... Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (Cité par R. Millier, p. 148.)

Dans ce mouvement de masse, le plus im­portant de la guerre, les prolétaires forment un conseil ouvrier à Berlin. Un tract des Spartakistes y appelle de la façon suivante :

« Nous devons créer une représentation librement élue sur le modèle russe et autri­chien et ayant pour tâche de diriger cette lutte-ci et les prochaines. Chaque usine élit un homme de confiance pour 1000 ou­vriers. » Au total plus de 1800 délégués se réunissent.

Par ailleurs, ce même tract déclare : « Les dirigeants des syndicats, les socialistes de gouvernement et autres piliers de l'effort de guerre ne doivent sous aucun prétexte être élus dans les délégations ... Ces hommes de paille et ces agents volontaires du gouverne­ment, ces ennemis mortels de la grève de masse n'ont rien à faire parmi les ouvriers en lutte ! (...) Lors de la grève de masse d'avril 1917 ils ont cassé les reins du mou­vement de grève de la façon la plus perfide en exploitant les confusions de la masse et en orientant le mouvement dans de fausses voies. (...) Ces loups déguisés en agneaux menacent le mouvement d'un danger bien plus grave que la police impériale-prus­sienne. »

Au coeur des revendications on trouve : la paix, l'adjonction de représentants ouvriers de tous les pays aux négociations de paix... L'assemblée des conseils ouvriers, de son côté, déclare : « Nous adressons aux prolé­taires d'Allemagne, ainsi qu'à ceux des autres pays belligérants dans leur ensemble, l'appel pressant, comme nos camarades d'Autriche-Hongrie nous v ont déjà précédé avec succès, à désormais entrer pareille­ment dans des grèves de masse, car seule la lutte de classe internationale solidaire nous apportera définitivement la paix, la liberté et le pain. »

Un autre tract des Spartakistes souligne : « Nous devons parler russe à la réaction. » Il appelle à des manifestations de rue en solidarité.

La lutte ayant entraîné un million d'ouvriers, la classe dominante va choisir une tactique qu'elle réutilisera sans cesse par la suite contre la classe ouvrière. C'est le SPD qui est le fer de lance de la bourgeoisie pour torpiller le mouvement de l'intérieur. Ce parti traître, tirant profit de son influence encore importante en milieu ouvrier, par­vient à envoyer dans le Comité d'action, à la direction de la grève, trois de ses repré­sentants qui mettent toute leur énergie en oeuvre pour briser le mouvement. Ils jouent le rôle de saboteurs de l'intérieur. Ebert reconnaît carrément : « Je suis entré dans la direction de la grève avec l'intention délibé­rée d'y mettre fin rapidement et de préserver le pays de tout dommage. (...) C'était finalement le devoir des travailleurs que de soutenir leurs frères et leurs pères du front et de leur fournir de meilleures armes. Les travailleurs de France et d'Angleterre ne perdent pas une heure de travail pour aider leurs frères du front. La victoire est évi­demment le voeu de tous les Allemands. » (Ebert, 30 janvier 1918) Les ouvriers paie­ront très cher leurs illusions vis à vis de la social-démocratie et de ses dirigeants.

Après avoir mobilisé les ouvriers dans la guerre depuis 1914, le SPD s'oppose main­tenant, de toutes ses forces, aux grèves. Cela montre la clairvoyance et l'instinct de survie de la classe dominante, sa conscience du danger que constitue pour elle la classe ou­vrière. Les Spartakistes, de leur côté, dénon­cent haut et fort le danger mortel représenté par la social-démocratie contre laquelle ils mettent en garde le prolétariat. Aux métho­des perfides de la social-démocratie, la classe dominante ajoute des interventions directes et brutales, à l'aide de l'année, con­tre les grévistes. Une douzaine d'ouvriers sont abattus et plusieurs dizaines de milliers incorporés de force... quoique ceux-ci, fai­sant de l'agitation au sein de l'année dans les mois qui vont suivre, contribueront à sa dé­stabilisation.

Les grèves sont finalement brisées le 3 février.

Nous pouvons constater que la classe ou­vrière en Allemagne applique exactement les mêmes moyens de lutte qu'en Russie : grève de masse, conseils ouvriers, délégués élus et révocables, manifestations de rue massives, qui constituent depuis les armes « classiques » de la classe ouvrière.

Les Spartakistes développent une orientation juste pour le mouvement mais ne disposent pas encore d'une influence déterminante. « Une foule des nôtres s'étaient trouvés parmi les délégués, mais ils étaient dispersés, n'avaient pas de plan d'action et se perdaient dans la masse. » (Barthel, p. 591)

Cette faiblesse des révolutionnaires et le travail de sabotage de la social-démocratie sont les facteurs décisifs dans le coup d'arrêt que subit le mouvement de la classe à ce moment-là.

« Si nous n'étions pas entrés dans le comité de grève, je suis convaincu que la guerre et tout le reste auraient été liquidés dès jan­vier. Il y avait le danger d'un effondrement total et de l'irruption d'une situation à la russe. Par notre action il fut bientôt mis fin à la grève et tout fut remis en ordre. » (Scheidemann.)

Le mouvement en Allemagne se heurte à un ennemi bien plus fort qu'en Russie. La classe capitaliste dans ce pays a, en effet, déjà tiré les leçons pour agir, par tous les moyens, contre la classe ouvrière.

Déjà, à cette occasion, le SPD fait la preuve de sa capacité à poser des chausse-trapes et à briser le mouvement en se plaçant à sa tête. Dans les luttes ultérieures cela va se révéler encore plus destructeur.

La défaite de janvier 1918 offre aux forces du capital la possibilité de continuer sa guerre encore quelques mois.

Au cours de l'année 1918, l'armée va enga­ger d'autres offensives. Celles-ci coûtent, pour la seule Allemagne et uniquement pour 1918, 550 000 morts et pratiquement un million de blessés.

Suite aux événements de janvier 1918, la combativité n'est malgré tout pas brisée. C'est précisément sous la pression de la situation militaire qui va s'aggravant, qu'un nombre croissant de soldats désertent et que le front commence à se désagréger. A partir de l'été, non seulement la disposition à lutter, dans les usines, recommence à se développer mais, de plus, les chefs de l'ar­mée sont obligés de reconnaître ouvertement qu'ils n'arrivent plus à tenir les soldats sur le front. Pour la bourgeoisie, de ce fait, le ces­sez-le-feu devient une nécessité pressante.

La classe dominante montre ainsi qu'elle a tiré des leçons de ce qui s'est passé en Rus­sie.

Alors qu'en avril 1917, la bourgeoisie alle­mande fait traverser l'Allemagne à Lénine en wagon plombé, dans l'espoir que l'action des révolutionnaires russes permette un déve­loppement du chaos en Russie et, ainsi, fa­cilite la réalisation des buts impérialistes allemands (l'année allemande ne s'attend pas, à ce moment-là, à ce qu'il se produise ensuite une révolution prolétarienne en oc­tobre 1917), il lui faut maintenant éviter, à tout prix, un développement révolutionnaire identique à celui de la Russie.

Le SPD entre alors dans le gouvernement bourgeois, nouvellement formé, pour servir de frein.

« Si nous refusons notre collaboration dans ces circonstances, il faudrait alors compter avec le danger très sérieux (...) que le mou­vement nous passe sur le corps et qu' ensuite un régime bolchevik prenne momentanément place chez nous aussi. » (G. Noske, 23 sep­tembre 1918)

En cette fin de 1918, les usines sont à nou­veau en ébullition, des grèves éclatent sans cesse en différents lieux. Ce n'est plus qu'une question de temps avant que le mou­vement de grèves de masse n'atteigne l'en­semble du pays. La combativité montante fournit le sol nourricier à l'action des soldats eux-mêmes. Lorsque l'armée commande une nouvelle offensive de la Hotte en octobre, des mutineries éclatent. Les marins de Kiel et d'autres ports de la Baltique refusent de partir en mer. Le 3 novembre s'élève une vague de protestations et de grèves contre la guerre. Partout, des conseils ouvriers et de soldats sont créés. En l'espace d'une se­maine,  l'ensemble    de    l'Allemagne    est  « submergée » par une vague de conseils ouvriers et de soldats.

Si en Russie, après février 1917, ce fut la poursuite de la guerre par le gouvernement Kerenski qui donna une impulsion décisive au combat du prolétariat, au point que celui-ci s'est emparé du pouvoir en octobre pour mettre fin définitivement à la boucherie impérialiste, en Allemagne, la classe domi­nante, mieux armée que la bourgeoisie russe, va tout faire pour défendre son pou­voir.

Ainsi, le 11 novembre, soit une semaine après le développement des luttes ouvrières et leur extension fulgurante, après l'appari­tion des conseils ouvriers, elle signe l'armis­tice. Tirant les leçons de la Russie, elle ne commet pas l'erreur de provoquer une radicalisation fatale de la vague ouvrière en continuant la guerre coûte que coûte. En y mettant fin, elle tente de couper l'herbe sous les pieds du mouvement, afin que l'extension de la révolution ne se produise pas. De plus, elle fait entrer en campagne sa principale pièce d'artillerie : le SPD, et les syndicats à ses côtés.

« Le socialisme de gouvernement, par son entrée au ministère, se pose en défenseur du capitalisme et barre le chemin à la révolution prolétarienne montante. La révolution prolétarienne marchera sur son cadavre. » (Spartakusbrief n°12, octobre 1918)

A la fin du mois de décembre, Rosa Luxemburg précise : « Dans toutes les révolutions antérieures, les combattants s'affrontaient de façon ouverte, classe contre classe, épée contre bouclier... Dans la révolution d'au­jourd'hui les troupes qui défendent l'ordre ancien se rangent non sous leur propre drapeau et dans l'uniforme de la classe dominante... mais sous le drapeau de la ré­volution. C'est un parti socialiste qui est devenu l'instrument le plus important de la contre-révolution bourgeoise. »

Nous aborderons, dans un prochain article, le rôle contre-révolutionnaire du SPD face au développement ultérieur des luttes.

La fin de la guerre permise par l'action des révolutionnaires

La classe ouvrière en Allemagne n'aurait jamais pu développer cette capacité de mettre fin à la boucherie impérialiste sans la participation constante et l'intervention des révolutionnaires dans ses rangs. Le passage de la situation d'ivresse nationaliste, dans laquelle pataugeait la classe ouvrière en 1914, au soulèvement de novembre 1918, qui met fin à la guerre, n'a été possible que grâce à l'activité inlassable des révolution­naires. Ce n'est pas le pacifisme qui a per­mis la fin des massacres mais le soulève­ment révolutionnaire du prolétariat.

Si les internationalistes n'avaient pas coura­geusement, dès le début, mis en évidence la trahison des social-patriotes, s'ils n'avaient pas fait entendre leur voix fortement et clai­rement dans les assemblées, dans les usines, dans la rue, s'ils n'avaient pas démasqué avec détermination les saboteurs de la lutte de classe, la riposte ouvrière n'aurait pu se développer, et encore moins aboutir.

En jetant un regard lucide sur cette période de l'histoire du mouvement ouvrier, et en ti­rant un bilan du point de vue du travail des révolutionnaires, nous pouvons dégager des leçons cruciales pour aujourd'hui.

La poignée de révolutionnaires, qui a conti­nué de défendre les principes internationa­listes en août 1914, ne s'est pas laissée in­timider ou démoraliser par son nombre ré­duit et l'ampleur de la tâche qu'elle avait à assumer. Elle conservait la confiance en sa classe et a continué à intervenir résolument, malgré d'immenses difficultés, pour tenter de renverser le rapport de forces, pourtant particulièrement défavorable. Dans les sections du parti, à la base, les révolution­naires ont regroupé le plus rapidement pos­sible leurs forces sans jamais renoncer à leurs responsabilités.

En défendant face aux ouvriers des orienta­tions politiques capitales, sur la base d'une analyse juste de l'impérialisme et des rap­ports de forces entre les classes, ils ont indi­qué, avec la plus grande clarté, la véritable perspective et ils ont servi de boussole poli­tique à leur classe.

Leur défense de l'organisation politique du prolétariat a été, elle aussi, conséquente. Autant quand il s'agissait de ne pas aban­donner, sans combattre, le SPD aux mains des traîtres que lorsqu'il a fallu construire une nouvelle organisation. Nous aborderons, dans notre prochain numéro, les éléments essentiels de ce combat.

Les révolutionnaires sont, dès le début de la guerre, intervenus pour défendre l'interna­tionalisme prolétarien et l'unification inter­nationale des révolutionnaires (Zimmerwald et Kienthal), ainsi que celle de la classe ouvrière dans son ensemble.

En reconnaissant que la fin de la guerre ne pouvait être obtenue par des moyens pacifis­tes, mais uniquement par la guerre de classe, la guerre civile, qu'il était donc né­cessaire de renverser la domination capita­liste pour émanciper le monde de la barba­rie, ils sont intervenus concrètement pour le dépassement de la société capitaliste.

Ce travail politique n'aurait pas été possible sans la clarification théorique et program­matique effectuée avant la guerre. Leur combat, à la tête duquel se trouvaient Rosa Luxemburg et Lénine, était en continuité avec les positions de la Gauche au sein de la 2e Internationale.

Nous pouvons constater que, même si le nombre des révolutionnaires et leur in­fluence étaient réduits au début de la guerre (l'appartement de Rosa Luxemburg disposait d'une place suffisante pour accueillir les principaux militants de la gauche le 4 août 1914 ; les délégués de Zimmerwald tenaient tous dans trois taxis), leur travail allait s'avérer déterminant. Même si, au départ, leur presse ne circulait qu'en très faible nombre, les prises de position et les orienta­tions qu'elle contenait étaient cruciales pour le développement ultérieur de la conscience et du combat de la classe ouvrière.

Tout cela doit nous servir d'exemple et nous ouvrir les yeux sur l'importance du travail des révolutionnaires. En 1914, la classe a eu besoin de quatre années pour se remettre de sa défaite et pour s'opposer massivement à la guerre. Aujourd'hui, les ouvriers des centres industriels ne s'entre-déchirent pas dans une boucherie impérialiste mais doivent se dé­fendre contre les conditions de vie de plus en plus misérables que leur fait subir le capitalisme en crise.

Mais, de la même manière qu'au début du siècle elle n'aurait jamais été capable de mettre fin à la guerre si les révolutionnaires, en son sein, n'avaient pas combattu clai­rement et de façon décidée, la classe ou­vrière, pour mener son combat d'aujourd'hui et assumer ses responsabilités de classe révolutionnaire, a un besoin vital de ses organisations politiques et de leur interven­tion. C'est ce que nous concrétiserons dans d'autres articles.

DV.



[1] [41] « Mais non. c'est un mensonge ! C'est une falsi­fication de ces messieurs les impérialistes ! le vrai Vorwàrts est vraisemblablement sous séquestre ' » (Zinoviev au sujet de Lénine)

 

[2] [42] A. Pannekoek : Le Socialisme et la grande guerre européenne : F. Mehring : Sur la nature de la guerre ; Lénine : L'Effondrement de la II° Inter­nationale. Le Socialisme et la guerre. Les Tâches de la social-démocratie révolutionnaires dans la guerre européenne ; C. Zelkin et K. Duncker : Thè­ses sur la guerre ; R. Luxemburg : La Crise de la social-démocratie {Brochure de Junius) ; K. Liebknecht : L'Ennemi principal se trouve dans notre propre pays.

 

[3] [43] De 1914 à 1917. le nombre des membres du SPD est passé de un million à environ 200 000.

Géographique: 

  • Allemagne [44]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [45]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [46]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [47]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [48]

Chine 1928-1949 : maillon de la guerre imperialiste (I)

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Selon l'histoire officielle, une « révolution populaire » aurait triomphé en Chine en 1949. Cette idée, répandue autant par la dé­mocratie occidentale que par le maoïsme, fait partie de la mons­trueuse mystification, mise en place avec la contre-révolution stalinienne, sur la soi-disant créa­tion des « Etats socialistes ». Il est vrai que la Chine connut du­rant la période de 1919 à 1927 un imposant mouvement de la classe ouvrière, partie intégrante de la vague révolutionnaire internatio­nale qui secouait le monde capita­liste à cette époque; ce mouve­ment, cependant, se solda par un massacre de la classe ouvrière. Par contre, ce que les idéologues de la bourgeoisie présentent comme le « triomphe de la révo­lution chinoise » n'est que l'instau­ration d'un régime de capitalisme d'Etat dans sa variante maoïste, la culmination de la période de conflits impérialistes en territoire chinois, période ouverte à partir de 1928, après la défaite de la révolution prolétarienne.

Dans la première partie de cet article, nous exposerons les conditions dans lesquelles a surgi la révolution prolétarienne en Chine, en en tirant quelques unes des principales leçons. Nous con­sacrerons prochainement une deuxième partie à la période des conflits impéria­listes, durant laquelle apparut le maoïsme, et à la dénonciation des aspects fondamentaux de cette forme de l'idéologie bourgeoise.

La 3e Internationale et la révolution en Chine

L'évolution de l'Internationale commu­niste (IC) et son action en Chine jouè­rent un rôle crucial dans le cours de la révolution dans ce pays. L'IC représente le plus grand effort, réalisé à ce jour par la classe ouvrière, pour se doter d'un parti mondial capable de guider sa lutte révolutionnaire. Cependant, sa forma­tion tardive au cours même de la vague révolutionnaire mondiale, sans avoir eu au préalable le temps suffisant pour se consolider organiquement et politique­ment, la conduisit, malgré la résistance de ses fractions de gauche ([1] [49]), vers une dérive opportuniste. En effet, devant le recul de la révolution et l'isolement de la Russie soviétique, le Parti bolchevi­que - le plus influent au sein de l'Internationale - commença à hésiter entre la nécessité d'asseoir les bases pour une nouvelle montée de la révolution dans le futur, même au prix du sacrifice du triomphe en Russie, ou bien celle de dé­fendre l'Etat russe surgi de la révolu­tion, au prix d'accords et d'alliances conclues avec les bourgeoisies nationa­les. Ces accords et alliances représentè­rent une énorme source de confusion pour le prolétariat international et con­tribuèrent à accélérer sa défaite dans de nombreux pays. La dérive opportuniste de l'IC, l'abandon des intérêts histori­ques de la classe ouvrière au profit d'une politique de collaboration entre les clas­ses, la conduisit à une dégénéres­cence progressive qui culmina en 1928, avec l'abandon de l'internationalisme prolétarien au nom de la prétendue « défense du socialisme dans un seul pays » ([2] [50]).

La perte de confiance dans la classe ou­vrière conduisit progressivement l'IC, devenue de plus en plus un instrument du gouvernement russe, à vouloir créer une barrière de protection contre la pé­nétration des grandes puissances impérialistes, au moyen de l'appui aux bour­geoisies des « pays opprimés » d'Europe orientale, du Moyen et d'Extrême-Orient. Cette politique s'avéra désas­treuse pour la classe ouvrière interna­tionale. En effet, pendant que l'IC et le gouvernement russe soutenaient politi­quement et matériellement les bour­geoisies nationalistes supposées « révolutionnaires » de Turquie, de Perse, de Palestine, d'Afghanistan... et finalement de Chine, ces mêmes bourgeoisies, qui acceptaient en toute hypo­crisie l'aide soviétique sans rompre leurs liens avec les puissances impérialistes ni avec la noblesse foncière qu'elles étaient censées combattre, écrasaient les luttes ouvrières et anéantissaient les organisa­tions communistes avec les armes mê­mes que leur fournissait la Russie. Idéologiquement, cet abandon des posi­tions prolétariennes trouvait sa justifi­cation dans les « Thèses sur la question nationale et coloniale » du 2e Congrès de la 3e internationale (dans la rédac­tion desquelles Lénine et Roy avaient eu un rôle prépondérant). Ces Thèses con­tiennent assurément une ambiguïté théorique de principe, en opérant une distinction erronée entre bourgeoisies « impérialistes » et « anti-impérialis­tes », ce qui allait ouvrir la voie aux plus grandes erreurs politiques. En effet, à cette époque, la bourgeoisie avait cessé d'être révolutionnaire et avait pris par­tout un caractère impérialiste, y compris dans les « pays opprimés » : non seule­ment de par les nombreux liens qu'elle avait avec l'une ou l'autre des grandes puissances impérialistes, mais aussi parce qu'à partir de la prise de pouvoir par la classe ouvrière en Russie, la bourgeoisie internationale avait formé un front commun contre tout mouve­ment révolutionnaire de masse. Le capitalisme était entré dans sa phase de décadence, et l'ouverture de l'ère de la révolution prolétarienne avait définitivement clos l'ère des révolutions bourgeoises.

Les Thèses, malgré cette erreur, étaient cependant capables de prévenir certains glissements opportunistes, qui malheu­reusement iraient en se généralisant peu de temps après. Le rapport présenté par Lénine reconnaissait que, dans cette nouvelle période, « un certain rappro­chement se produit entre la bourgeoisie des pays exploiteurs et celle des pays coloniaux, de telle façon que, très fré­quemment, la bourgeoisie des pays op­primés, tout en appuyant les mouvements nationaux, est en même temps d'accord avec la bourgeoisie impéria­liste, c'est-à-dire qu'elle lutte avec celle-ci contre les mouvements révolu­tionnaires » ([3] [51]). C'est pourquoi les Thè­ses appelaient à s'appuyer essentielle­ment sur les paysans et insistaient avant tout sur la nécessité pour les organisa­tions communistes de maintenir leur indépendance organique et de principe face à la bourgeoisie : « L'Internationale communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colo­nies et les pays arriérés, qu'à la condi­tion que les éléments des plus purs par­tis communistes - et communistes en fait - soient groupés et instruits de leurs tâ­ches particulières, c'est-à-dire de leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique... consentant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans sa forme embryonnaire » ([4] [52]). Mais le sou­tien inconditionnel, ignominieux, de l'Internationale au Kuomintang en Chine allait manifester l'oubli de tout cela : tant du fait que la bourgeoisie na­tionale n'était plus révolutionnaire et se trouvait étroitement liée aux puissances impérialistes, que de la nécessité de for­ger un Parti communiste capable de lut­ter contre la démocratie bourgeoise, en même temps que de l'indispensable indépendance du mouvement de la classe ouvrière.

La « Révolution » de 1911 et le Kuomintang

Le développement de la bourgeoisie chinoise et son mouvement politique durant les premières décennies du 20e siècle, loin de montrer ses aspects pré­tendument « révolutionnaires », nous donne plutôt une illustration de l'ex­tinction du caractère révolutionnaire de la bourgeoisie et de la transforma­tion de l'idéal national et démocratique en pure mystification, au moment où le capitalisme entre dans sa phase de dé­cadence. L'inventaire des faits nous montre, non pas une classe révolution­naire, mais une classe conservatrice, conciliante, dont le mouvement politique ne cherchait ni à expulser complètement la noblesse ni à rejeter les « impérialistes », mais plutôt à se faire une place à leur côté.

Les historiens ont coutume de souligner les différences d'intérêts, censées exis­ter, entre les différentes fractions de la bourgeoisie chinoise. Ainsi, il est cou­rant d'identifier la fraction spéculatrice commerçante comme une alliée de la noblesse et des « impérialistes », tandis que la bourgeoisie industrielle et l'intel­ligentsia composeraient la fraction « nationaliste », « moderne », « révolu­tionnaire ». En réalité, ces différences n'étaient pas aussi marquées. Non seulement parce que ces fractions étaient intimement liées, pour raisons de né­goce ou par liens familiaux, mais sur­tout parce que les attitudes, autant de la fraction commerçante que de la fraction industrielle et de l'intelligentsia, n'étaient pas très différentes : toutes deux cherchaient en permanence l'appui des « seigneurs de la guerre » liés à la noblesse foncière ainsi que celui des gouvernements des grandes puissances.

Vers 1911, la dynastie mandchoue était déjà complètement pourrie et sur le point de tomber. Ce n'était pas le produit d'une quelconque action révolutionnaire de la bourgeoisie nationale, mais la conséquence du partage de la Chine entre les mains des grandes puissances impérialistes qui avait mené au dépeçage du vieil Empire. La Chine tendait de plus en plus à resté divisée en régions contrôlées par des militaristes possédant des armées mercenaires plus ou moins puissantes, tou­jours prêts à se vendre au plus offrant et derrière lesquels se trouvait l'une ou l'autre grande puissance. La bourgeoisie chinoise, de son côté, se sentait appelée à prendre la place de la dynastie, en tant qu'élément unificateur du pays, bien que ce ne fut pas dans le sens de briser le régime de production, dans lequel se mêlaient les intérêts des propriétaires fonciers et des impérialistes avec les siens propres, mais plutôt dans le but de le maintenir. C'est dans ce cadre que se déroulèrent les événements qui vont de ce qu'on a appelé la « Révolution de 1911 » jusqu'au « Mouvement du 4 mai 1919».

La «Révolution de 1911 » commença par une conspiration des  militaristes conservateurs soutenus par l'organisa­tion bourgeoise nationaliste de Sun Yat-sen, la Toung Meng-houi. Les militaris­tes renièrent l'Empereur et proclamèrent un nouveau régime à Wou-Tchang. Sun Yat-sen, qui se trouvait aux Etats-Unis en quête d'un soutien financier pour son  organisation, fut appelé à occuper la présidence d'un nouveau gouvernement, des négociations entre les deux gouvernements commencèrent et, au bout de quelques semaines, on décida le retrait de l'Empereur ainsi que celui de Sun Yat-sen, en échange d'un gouvernement unifié avec à sa tête Yuan Che-kai qui était le chef des troupes impériales, le véritable homme fort de la dynastie, tout ceci signifie que la bourgeoisie laissait de côté ses prétentions « révolutionnaires » et « anti-impérialistes »  en  échange  du   maintien  de l'unité du pays.

Fin 1912 se forme le Kuomintang, la nouvelle organisation de Sun Yat-sen représentant cette bourgeoisie. En 1913, le Kuomintang participe à des élections présidentielles,  restreintes aux classes sociales possédantes, desquelles il sort vainqueur. Cependant, le tout nouveau président, Sun Chao-yen est assassiné. Sun Yat-sen essaya alors de former un nouveau gouvernement en s'alliant avec quelques militaristes sécessionnistes du centre-sud du pays, mais il fut défait par les forces de Pékin.

Comme on peut le voir, les velléités na­tionalistes de la bourgeoisie chinoise étaient soumises au jeu des seigneurs de la guerre et, par conséquent, à celui des grandes puissances. L'éclatement de la Première Guerre mondiale assujettit encore davantage le mouvement poli­ tique de la bourgeoisie chinoise au jeu des intérêts impérialistes. En 1915, plusieurs provinces devinrent « indépendantes », les seigneurs de la guerre se partagèrent le pays, soutenus par l'une ou l'autre des grandes puissan­ces. Dans le Nord, le gouvernement de Anfou - soutenu par le Japon - disputait la première place à celui de Chili - sou­tenu par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. De son côté, la Russie tsariste essayait de faire de la Mongolie un protectorat. On se disputait aussi le Sud. Sun Yat-sen réalisa de nouvelles allian­ces avec certains seigneurs de la guerre. Le décès de l'homme fort de Pékin ai­guisa encore davantage la lutte entre les militaristes.

C'est dans ce contexte, à la fin de la guerre en Europe, que vit le jour en Chine le « Mouvement du 4 mai 1919 », tant vanté par les idéologues comme un « véritable mouvement anti-impéria­liste ». En réalité, ce mouvement de la petite-bourgeoisie n'était pas dirigé con­tre l'impérialisme en général, mais plu­tôt contre le Japon en particulier : en ef­fet, celui-ci avait réussi à obtenir la province chinoise de Chan-Tong lors de la Conférence de Versailles (la confé­rence au cours de laquelle les pays dé­mocratiques vainqueurs se partagèrent le monde), ce à quoi les étudiants chi­nois s'opposaient. Cependant il faut no­ter que l'objectif de ne pas céder de ter­ritoires chinois au Japon répondait également aux intérêts d'une autre puis­sance rivale : les Etats-Unis, qui parvin­rent finalement à « libérer » la province de Chan-Tong de la domination exclu­sivement japonaise en 1922. C'est-à-dire qu'indépendamment de l'idéologie radi­cale du mouvement du 4 mai, celui-ci resta également dans le cadre des con­flits impérialistes. Et il ne pouvait en être autrement.

Par contre, il faut souligner que pendant le mouvement du 4 mai, dans un sens différent, la classe ouvrière fit sa première apparition dans les manifesta­tions, arborant non seulement les mots d'ordre nationalistes du mouvement, mais aussi ses propres revendications de classe.

La fin de la guerre en Europe ne mettra un terme ni aux guerres entre les mili­taristes ni aux luttes entre grandes puissances pour le partage de la Chine. Ce­pendant, peu à peu vont prendre forme deux gouvernements plus ou moins in­stables : l'un dans le nord, dont le siège était à Pékin, sous les ordres du milita­riste Wou Pei-fou ; l'autre au sud, ayant pour siège Canton et ayant à sa tête Sun Yat-sen et le Kuomintang. L'histoire officielle présente le gouvernement du nord comme l'expression des forces « réactionnaires », de la noblesse et des impérialistes, et le gouvernement du sud comme l'expression des forces nationa­listes et « révolutionnaires », à savoir la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie et les travailleurs. Il s'agit d'une scandaleuse mystification.

En réalité Sun Yat-sen et le Kuomin­tang ont toujours été soutenus par les seigneurs de la guerre du sud : en 1920 Tchen Choung-ming, qui avait occupé Canton, invita Sun Yat-sen à former un autre gouvernement. En 1922, Sun Yat-sen suivant la tendance des militaristes du sud tenta pour la première fois d'avancer vers le nord ; il fut défait et expulsé du gouvernement mais, en 1923, il retourna à Canton avec l'appui des militaristes. D'un autre côté, on parle beaucoup de l'alliance du Kuomin­tang avec l'URSS. En réalité, l'URSS entretenait des relations et des alliances avec tous les gouvernements proclamés de Chine, y compris ceux du nord. Ce fut le penchant définitif du nord pour le Japon qui obligea l'URSS à privilégier sa relation avec le gouvernement de Sun Yat-sen ; lequel, par ailleurs, n'abandonna jamais son jeu consistant à de­mander de l'aide à différentes puissan­ces impérialistes. Ainsi en 1925, peu avant sa mort et alors qu'il se rendait dans le nord pour négocier, Sun Yat-sen, passa par le Japon à la recherche d'appuis pour son gouvernement.

C'est ce parti, le Kuomintang, repré­sentant crime bourgeoisie nationale (commerçante, industrielle et intellec­tuelle) intégrée dans le jeu des gran­des   puissances   impérialistes  et   des seigneurs de la guerre, que l'Interna­tionale communiste arrivera à déclarer « Parti sympathisant ». C'est à ce parti que devront se soumettre jour après jour les communistes en Chine, au nom de la prétendue « révolution nationale », et, pour lui, ils devront «jouer les Coolies » ([5] [53]).

Le Parti communiste de Chine » à la croisée des chemins

L'histoire officielle présente le surgissement du Parti communiste en Chine comme un sous-produit du mouvement de l'intelligentsia bourgeoisie des débuts du siècle. Le marxisme aurait été im­porté d'Europe parmi d'autres « philosophies » occidentales, et la fon­dation du Parti communiste ferait parti du surgissement de beaucoup d'autres organisations littéraires, philosophiques et politiques de cette époque. Avec ce genre d'idées, les historiens bourgeois créent un pont entre le mouvement po­litique de la bourgeoisie et celui de la classe ouvrière et donnent finalement, à la formation du Parti communiste, une signification spécifiquement nationale. En réalité, le surgissement du parti communiste en Chine - comme dans beaucoup d'autres pays à l'époque - n'est pas fondamentalement lié au dévelop­pement de l'intelligentsia chinoise, mais à l'avancée du mouvement révolutionnaire international de la classe ouvrière.

Le Parti communiste de Chine (PCC) fut créé en 1920 et 1921, à partir de pe­tits groupes marxistes, anarchistes et socialistes, sympathisants de la Russie soviétique. Comme tant d'autres partis, le PCC naquit directement en tant que composante de l'IC et sa croissance fut liée au développement des luttes ouvriè­res qui ne manquèrent pas de surgir suivant l'exemple des mouvements insur­rectionnels en Russie et en Europe Oc­cidentale. C'est ainsi que, de quelques dizaines de militants en 1921, le parti se développera en quelques années pour en compter un millier ; durant la vague de grèves de 1925 il atteint 4000 membres et, au moment de la période insurrec­tionnelle de 1927, il en comptait près de 60 000. Ce rapide accroissement numé­rique exprime, d'une certaine façon, la volonté révolutionnaire qui animait la classe ouvrière chinoise durant la période de 1919 à 1927 (la majorité des militants, à cette époque, sont des ou­vriers des grandes villes industrielles). Cependant il faut dire que l'accroisse­ment numérique n'exprimait pas un ren­forcement équivalent du parti. L'admis­sion hâtive des militants contredisait la tradition du parti bolchevique de former une organisation solide, bien trempée, de l'avant-garde de la classe ouvrière, plutôt qu'une organisation de masse. Mais ce qui s'avéra pire que tout fut l'adoption, à partir de son second con­grès, d'une politique opportuniste dont il n'allait plus parvenir à se défaire.

Vers le milieu de 1922, à la demande de l'Exécutif de l'Internationale, le PCC lance le malencontreux mot d'ordre du « Front unique anti-impérialiste avec le Kuomintang », et de l'adhésion indivi­duelle des communistes à ce dernier. Cette politique de collaboration de clas­ses (qui commença à s'étendre en Asie à partir de la « Conférence des peuples d'Orient » de janvier 1922) était le ré­sultat des négociations, engagées en se­cret, entre l'URSS et le Kuomintang. Dès juin 1923 (3° congrès du PCC) est votée l'adhésion des membres du parti au Kuomintang. Le Kuomintang lui-même est admis dans l'IC en 1926 comme organisation sympathisante et participe au 7e Plénum de l'IC, alors même que l'opposition unifiée (Trotsky, Zinoviev,..) n'est pas autorisée à y par­ticiper. En 1926, tandis que le Kuomin­tang préparait le coup final contre la classe ouvrière, à Moscou on élaborait l'infâme théorie selon laquelle le Kuo­mintang était un « bloc anti-impéria­liste comprenant quatre classes » (le prolétariat, la paysannerie, la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie).

Cette politique eut les plus funestes con­séquences sur le mouvement de la classe ouvrière en Chine. Tandis que le mou­vement de grèves et les manifestations se développaient spontanément et impé­tueusement, le parti communiste, noyé au sein du Kuomintang, s'avérait inca­pable d'orienter la classe ouvrière, de faire preuve d'une politique de classe indépendante. La classe ouvrière, dé­pourvue également d'organisations uni­taires comme les conseils ouvriers pour sa lutte politique, s'en remit, à la de­mande du PCC lui-même, au Kuomin­tang, c'est-à-dire accorda sa confiance à la bourgeoisie.

Cependant, il est certain que la politique opportuniste de subordination au Kuomintang a rencontré, dès le début, une résistance constante au sein du PCC (comme ce fut le cas du courant repré­senté par Chen Tou-hsiou). Déjà, dès le 2° congrès du PCC, une opposition s'était dressée contre les thèses défen­dues par le délégué de l'Internationale (Sneevliet), suivant lesquelles le Kuo­mintang ne serait pas un parti bour­geois, mais un front de classes auquel le PCC devrait se soumettre. Pendant toute la période d'union avec le Kuomintang, les voix n'ont pas manqué de se faire entendre, au sein du parti communiste, pour dénoncer les préparatifs anti-prolé­tariens de Chang Kai-chek ; demandant, par exemple, que les armes fournies par l'URSS soient destinées à l'armement des ouvriers et des paysans, plutôt que de venir renforcer l'armée de Chang Kai-chek, comme cela fut le cas, affir­mant, enfin, l'urgence de sortir de la souricière que constituait le Kuomin­tang pour la classe ouvrière : « La révo­lution chinoise a deux chemins possi­bles : l'un est celui que le prolétariat peut tracer et par lequel nous pourrons atteindre nos objectifs révolutionnai­res ; l'autre est celui de la bourgeoisie, et cette dernière trahira la révolution au cours de son développement ». ([6] [54])

Cependant il s'avéra impossible, pour un parti jeune et sans expérience, de passer outre les directives erronées de l'Exécutif de l'Internationale, et il re­tomba dedans. Le résultat fut que, tandis que le prolétariat s'engageait dans un combat contre les fractions des classes possédantes adversaires du Kuomin­tang, celui-ci lui préparait déjà le coup de poignard dans le dos : ce que la classe ouvrière s'avéra incapable d'em­pêcher parce que son parti ne l'avait pas prévenue. Et s'il est vrai que la révoluti­on en Chine avait peu de chance de triompher - en effet au niveau interna­tional la colonne vertébrale de la révol­ution mondiale, le prolétariat en Alle­magne, était cassée depuis 1919- l'op­portunisme de la 3e Internationale pré­cipita la défaite.

La classe ouvrière se soulève

Le maoïsme a prétexté de la faiblesse de la classe ouvrière en Chine pour justifier le déplacement du PCC vers les campa­gnes à partir de 1927. Certes, la classe ouvrière en Chine, au début du siècle, était minuscule en nombre comparati­vement à la paysannerie (une proportion de 2 à 100), mais son poids politique ne suivait pas la même proportion.

D'une part, il y avait déjà environ 2 millions d'ouvriers urbains hautement concentrés dans le bassin du fleuve Yang-Tseu avec la cité côtière de Shanghai et la zone industrielle de Wou-Han (la triple ville Han-Keou, Wou-Tchang, Han-Yang) , dans le complexe Canton-Hong-Kong et dans les mines de la province du Yunnan (sans compter les 10 millions d'artisans plus ou moins prolétarisés qui peu­plaient les villes). Cette concentration donnait à la classe ouvrière une force extraordinaire, capable de paralyser et de prendre en mains les centres vitaux de la production capitaliste. De plus, dans les provinces du sud (surtout à Kouang-Tong) existait une paysannerie étroitement liée aux ouvriers, en effet elle fournissait en forces de travail les villes industrielles et pouvait constituer une force d'appoint pour le prolétariat urbain.

D'autre part, il serait erroné de considé­rer la force de la classe ouvrière en Chine en se basant exclusivement sur son nombre en comparaison avec les au­tres classes du pays. Le prolétariat est une classe historique qui puise sa force dans son existence mondiale, et l'exemple de la révolution en Chine en est une preuve concrète. Le mouve­ment de grèves n'avait pas son épicentre en Chine mais en Europe, c'était une manifestation de l'onde d'expansion de la révolution mondiale. Les ouvriers de Chine, comme ceux d'autres parties du monde, se lançaient dans la lutte face à l'écho de la révolution triomphante en Russie et des tentatives insurrectionnel­les en Allemagne et dans d'autres pays d'Europe.

Au début, comme la majorité des usines de Chine étaient d'origine étrangère, les grèves ont une teinte « anti-étrangers » et la bourgeoisie nationale pensa s'en servir comme instrument de pression. Cependant, le mouvement de grèves prendra de plus en plus un caractère de classe affirmé, contre la bourgeoisie en général, qu'elle soit nationale ou étran­gère. Les grèves revendicatives se suc­cèdent de façon croissante à partir de 1919, malgré la répression (il n'était pas rare que des ouvriers soient décapités ou brûlés dans les chaudières des locomoti­ves). Vers le milieu de 1921, éclate la grève dans les textiles de Hou-Nan. Au début de 1922, une grève des marins de Hong-Kong se poursuit durant trois mois jusqu'à la satisfaction de leurs re­vendications. Dans les premiers mois de 1923 éclate une vague d'une centaine de grèves dans lesquelles prennent part plus de 300 000 ouvriers ; en février, le militariste Wou Pei-fou ordonne la répression de la grève des chemins de fer au cours de laquelle sont assassinés 35 ouvriers, et laissant de nombreux bles­sés. En juin 1924 éclate une grève géné­rale à Canton - Hongkong qui durera trois mois. En février 1925 les ouvriers du coton de Shanghai se mettent en grève. C'est le prélude du gigantesque mouvement de grèves qui allait parcou­rir toute la Chine durant l'été 1925.

Le mouvement du 30 mai

En 1925, la Russie soutenait fermement le gouvernement de Canton du Kuomintang. Déjà depuis 1923, l'alliance entre l'URSS et le Kuomintang avait été dé­clarée ouvertement ; une délégation mi­litaire du Kuomintang commandée par Chang Kai-chek s'était rendue à Moscou et, dans le même temps, une délégation de l'Internationale donnait au Kuomintang des statuts et une structure organisationnelle et militaire. En 1924, le premier Congrès officiel du Kuomin­tang approuva l'alliance et, en mai, s'établit l'Académie Militaire de Wham-poa avec des armes et des conseillers militaires soviétiques, dirigée par Chang Kai-chek. En fait, ce que faisait le Gouvernement russe, c'était former une armée moderne, au service de la fraction de la bourgeoisie groupée au sein du Kuomintang, ce dont celle-ci avait jusqu'alors manqué. En mars 1925; Sun Yat-sen se rend à Pékin (l'URSS continuait aussi à maintenir des relations avec le gouvernement de Pé­kin) pour essayer de construire une al­liance visant à unifier le pays, mais il meurt des suites d'une maladie avant d'avoir atteint son but.

C'est dans ce contexte d'alliance idylli­que que surgit, de toutes ses forces, le mouvement de la classe ouvrière, rappe­lant à la bourgeoisie du Kuomintang et aux opportunistes de l'Internationale l'existence de la lutte de classe.

Au début de 1925 monta la vague d'agi­tations et de grèves. Le 30 mai, la police anglaise de Shanghai ouvrit le feu sur une manifestation d'étudiants et d'ou­vriers : 12 manifestants furent tués. Ce fut le détonateur d'une grève générale à Shanghai qui commença à s'étendre ra­pidement aux principaux ports com­merciaux du pays. Le 19 juin éclate également la grève générale à Canton. Quatre jours plus tard les troupes bri­tanniques de la concession britannique de Shameen (proche de Canton) ouvri­rent le feu contre une autre manifesta­tion. En riposte, les ouvriers de Hong­kong se mirent en grève. Le mouvement s'étendit, arrivant jusqu'à la lointaine Pékin où, le 30 juillet, eut lieu une ma­nifestation de quelques 200 000 tra­vailleurs, et renforçant l'agitation pay­sanne dans la province de Kouang-Tong.

A Shanghai les grèves durèrent trois mois ; à Canton-Hong-Kong éclata une grève-boycott qui dura jusqu'en octobre de l'année suivante. A ce moment-là, commencèrent à se créer des milices ouvrières. Des milliers d'ouvriers ralliè­rent les rangs du parti communiste. La classe ouvrière en Chine se montrait pour la première fois en tant que force réellement capable de menacer le régime capitaliste dans son ensem­ble.

Malgré le fait que le mouvement du 30 mai eut comme conséquence directe la consolidation et l'extension dans le sud du pouvoir du gouvernement de Canton, ce même mouvement réveilla l'instinct de classe de la bourgeoisie nationaliste groupée dans le Kuomintang, et qui jus­ qu'alors avait « laissé faire » les grévis­tes tant qu'ils dirigeaient leurs luttes es­sentiellement contre les usines et les concessions étrangères. Les grèves de l'été 1925 avaient revêtu un caractère anti-bourgeois, ne « respectant » même pas les capitalistes nationaux. Ainsi, la bourgeoisie nationaliste et «révolutionnaire », avec à sa tête le Kuomintang (soutenu par les grandes puissances et avec l'appui aveugle de Moscou), se lança rageusement avant tout dans l'affrontement avec celui qu'elle avait identifié comme étant son ennemi de classe mortel : le prolétariat.

Le coup de force et l'expédition au nord de Chang Kai-chek

Entre les derniers mois de 1925 et les premiers de 1926 se déroule ce que les historiens ont décidé de nommer la «polarisation entre la gauche et la droite du Kuomintang », celle qui selon eux comporterait le fractionnement de la bourgeoisie en deux parties,  l'une demeurant fidèle au nationalisme, l'au­tre virant vers une alliance avec l'impérialisme. Cependant nous avons déjà vu que, même les fractions de la bourgeoi­sie les plus « anti-impérialistes », ne cessèrent jamais leurs relations avec les impérialistes. Ce qui se passait en réa­lité ce n'était pas que la bourgeoisie se fractionnait, mais qu'elle se préparait à affronter la classe ouvrière, se débarras­sant des éléments gênants au sein du Kuomintang (les militants communis­tes, une partie de la petite-bourgeoisie et quelques généraux fidèles à l'URSS). Ainsi donc, le Kuomintang, se sentant suffisamment de force politique et mi­litaire, ôtait son masque de « bloc de classes » et apparaissait pour ce qu'il avait toujours réellement été : le parti de la bourgeoisie.

Fin 1925 le chef de la «gauche », Liao Ching-hai, fut assassiné et le harcèle­ment contre les communistes commen­ça. Ceci constitua le prélude du coup de force de Chang Kai-chek, devenu l'homme fort du Kuomintang, qui mar­qua le début de la réaction de la bour­geoisie contre le prolétariat. Le 20 mars, Chang Kai-chek à la tête des cadets de l'Académie de Whampoa, proclame la loi martiale à Canton, ferme les locaux des organisations ouvrières, désarme les piquets de grève et fait arrêter nombre de militants communistes. Dans les mois suivants, les communistes seront éjectés de tous les postes à responsabili­té du Kuomintang.

L'Exécutif de l'Internationale, à la botte de Boukharine et de Staline, demeure « aveugle » devant la réaction du Kuomintang et, malgré l'opposition in­sistante d'une grande partie du PCC, il donne l'ordre de maintenir l'alliance, cachant les événements aux membres de l'Internationale et des PC ([7] [55]). Enhardi, Chang Kai-chek exige de l'URSS un soutien militaire dans son expédition vers le nord qui commence en juillet 1926.

Comme tant d'autres actions de la bour­geoisie, l'expédition dans le nord est faussement présentée par l'histoire officielle comme un « événement révoluti­onnaire », comme une tentative d'étendre le régime « révolutionnaire » et d'unifier la Chine. Mais les intentions du Kuomintang de Chang Kai-chek étaient loin d'être aussi altruistes. Son grand rêve (à l'égal d'autres militaristes) consistait en l'appropriation du port de Shanghai et l'obtention, de la part des grandes puissances, de l'administration de sa riche douane. Pour ce faire, il pouvait compter sur un argument de chantage extrêmement puissant : sa ca­pacité à contenir et soumettre le mou­vement ouvrier.

Dès le début de l'expédition militaire du Kuomintang, la loi martiale est décrétée dans les régions qu'il contrôle déjà. Ainsi, au moment même où les tra­vailleurs du nord préparaient avec en­thousiasme l'appui aux forces du Kuo­mintang, celui-ci interdisait formelle­ment les grèves ouvrières dans le sud. En septembre, une force de gauche du Kuomintang prend Han-Keou, mais Chang Kai-chek refuse de la soutenir et s'établit à Nanchang. En octobre, on donne l'ordre aux communistes de frei­ner le mouvement paysan dans le sud et l'armée met un terme à la grève-boycott de Canton/Hong-Kong. Ceci constitua pour les grandes puissances (au premier rang desquelles l'Angleterre) la preuve la plus tangible que l'avancée vers le nord du Kuomintang n'avait aucune prétention anti-impérialiste et, peu de temps après, commencèrent les négo­ciations secrètes avec Chang Kai-chek.

Fin 1926, le bassin industriel du fleuve Yang-Tseu bouillonnait d'agitation. En octobre, le militariste Sia-chao (qui venait de rejoindre le Kuomintang) avança sur Shanghai, mais il s'arrêta à quelques kilomètres de la ville, laissant les trou­pes « ennemies » du nord (sous les or­dres de Sun Chouan-fang) entrer les premières dans la ville, étouffant ainsi un soulèvement imminent. En janvier 1927, les masses travailleuses occupè­rent au moyen d'actions spontanées les concessions britanniques de Han-Keou (dans la triple ville de Wou-Han) et de Jiujiang. Alors, l'armée du Kuomintang ralentit son avance pour permettre, dans la plus pure tradition des armées réac­tionnaires, que les seigneurs de la guerre locaux puissent réprimer les mouvements ouvrier et paysan. Au même moment, Chang Kai-chek se lance publiquement à l'attaque des communistes et le mouvement paysan de Kouang-Tong (dans le sud) est étouffé. Voila le scénario selon lequel se déroula le mouvement insurrectionnel de Shanghai.

L'insurrection de Shanghai

Le mouvement insurrectionnel de Shan­ghai est le point culminant d'une dé­cennie de luttes constantes et ascendan­tes de la classe ouvrière. Il constitue le point le plus élevé atteint par la révolu­tion en Chine. Cependant, les condi­tions dans lesquelles il mûrissait ne pouvaient guère être plus défavorables pour la classe ouvrière. Le parti com­muniste se trouvait pieds et poings liés, désarticulé, frappé et soumis par le Kuomintang. La classe ouvrière, trom­pée par la mystification du « bloc des quatre classes », ne s'était pas non plus dotée d'organismes unitaires, chargés de centraliser effectivement sa lutte, de type conseils ouvriers ([8] [56]). Pendant ce temps, les canonnières des puissances impérialistes étaient pointées sur la ville, et le Kuomintang lui-même s'ap­prochait de Shanghai, paraissant arbo­rer la bannière de la « révolution anti-impérialiste », mais avec le véritable but d'écraser les ouvriers. Seuls, la volonté révolutionnaire et l'héroïsme de la classe ouvrière peuvent expliquer sa ca­pacité à s'emparer dans de telles condi­tions, et même si ce n'est que pour quel­ques jours, de la ville qui représente le coeur du capitalisme en Chine.

En février 1927, le Kuomintang reprend son avancée. Le 18, l'armée nationaliste se trouve à Chiaching, à 60 kilomètres de Shanghai. A ce moment-là, devant la défaite imminente de Sun Chouan-fang, éclata la grève générale à Shanghai : « ...le mouvement du prolétariat de Shanghai, du 19 au 24 février, constitua objectivement une tentative du proléta­riat de Shanghai d'assurer son hégémo­nie. Aux premières nouvelles de la dé­faite de Sun Chouan-fang, à Zhejiang, l'atmosphère de Shanghai devint brû­lante et, pendant les deux jours, éclata avec la puissance d'une force élémen­taire une grève de 300 000 travailleurs qui se transforma irrésistiblement en in­surrection armée pour rapidement som­brer dans le néant, par manque de di­rection... » ([9] [57]).

Le Parti communiste, pris par surprise, hésitait à lancer le mot d'ordre de l'in­surrection alors que celle-ci se déroulait dans les rues. Le 20, Chang Kai-chek ordonna d'un coup de suspendre l'atta­que contre Shanghai. Ce fut le signal pour les forces de Sun Chouan-fang de déchaîner la répression dans laquelle des dizaines d'ouvriers furent assassinés et qui parvint à contenir momentané­ment le mouvement.

Durant les semaines qui suivirent, Chang Kai-chek manoeuvra habilement pour éviter d'être relevé du commande­ment de l'armée et pour faire taire les rumeurs d'une alliance avec la droite et les puissances, et sur ses préparatifs anti-ouvriers.

Enfin, le 21 mars 1927 éclate la tenta­tive insurrectionnelle finale. Ce jour-là, on proclame une grève générale à laquelle participent pratiquement tous les ouvriers de Shanghai : 800 000 ouvriers. « Tout le prolétariat était en grève, ainsi que la majeure par­tie de la petite-bourgeoisie (épiciers, artisans, etc.) (...) en une dizaine de mi­nutes, toute la police fut désarmée. A deux heures, les insurgés possédaient déjà quelques 1500 fusils. Immédiate­ment après, les forces insurgées se diri­gèrent vers les principaux édifices gou­vernementaux et s'employèrent à dés­armer les troupes. De sérieux combats s'engagèrent dans le quartier ouvrier de Tchapei... Finalement, le deuxième jour de l'insurrection, à quatre heures de l'après-midi, l'ennemi (environ 3000 soldats) était définitivement défait. Une fois ce rempart mis à bas, tout Shanghai (excepté les concessions et le quartier international) se trouvait entre les mains des insurgés » ([10] [58]). Cette action, après la révolution en Russie et les ten­tatives insurrectionnelles en Allemagne et dans d'autres pays européens, consti­tua une nouvelle secousse contre l'or­dre capitaliste mondial. Elle montra tout le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. Cependant, la machine répressive de la bourgeoisie était déjà en marche et le prolétariat n'était pas en état de l'affronter.

La bourgeoisie « révolutionnaire » massacre le prolétariat

Les ouvriers prirent la ville de Shan­ghai... seulement pour en ouvrir les por­tes à l'armée nationale « révolutionnaire » du Kuomintang qui finit par entrer dans la ville. Elle finissait à peine de s'installer à Shanghai quand Chang Kai-chek commença à préparer la répression, en accord avec la bourgeoisie spéculatrice et les bandes mafieuses de la ville. Ainsi commença un rapprochement ouvert avec les repré­sentants des grandes puissances et avec les seigneurs de la guerre du nord. Le 6 avril Chang Tso-lin (en accord avec Chang Kai-chek) attaqua l'ambassade de Russie à Pékin et arrêta des militants du Parti communiste qui furent, par la suite, assassinés.

Le 12 avril se déchaîna à Shanghai la répression massive et sanglante prépa­rée par Chang Kai-chek. Les bandes du lumpenproletariat des sociétés secrètes, qui avaient toujours joué le rôle de bri­seurs de grèves, furent envoyées contre les ouvriers. Les troupes du Kuomintang prétendument « alliées » des ouvriers -furent directement utilisées pour désar­mer et arrêter les milices prolétariennes. Le jour suivant, le prolétariat essaya de réagir en lançant une grève, mais les contingents des manifestants furent in­terceptés par la troupe, occasionnant de nombreuses victimes. Immédiatement la loi martiale fut appliquée et toutes les organisations ouvrières interdites. En peu de jours 5 000 ouvriers furent as­sassinés, parmi lesquels de nombreux militants du parti communiste. Les ra­fles et les assassinats allaient continuer pendant des mois.

Simultanément, par une manoeuvre conjointe, les militaires du Kuomintang qui étaient restés à Canton déchaînèrent un autre massacre, exterminant encore des milliers d'ouvriers.

La révolution prolétarienne, noyée dans le sang des ouvriers de Shanghai et de Canton, résistait encore de façon précaire à Wou-Han. Cependant, de nou­veau, le Kuomintang, et plus particuliè­rement son aile gauche, ôta son masque « révolutionnaire » et, en juillet, rejoi­gnit les rangs de Chang Kai-chek, dé­chaînant là aussi la répression. Ainsi, les hordes militaires se livrèrent à la destruction et au massacre dans les campagnes des provinces du centre et du sud. Les travailleurs furent assassi­nés par dizaines de milliers dans toute la Chine.

L'Exécutif de l'Internationale, tentant de masquer sa politique néfaste et crimi­nelle de collaboration de classe, se déchargea de toute responsabilité sur le PCC et ses organes centraux et, plus particulièrement, sur le courant qui, justement, s'était opposé à cette politique (celui de Chen Tou-hsiou). Pour para­chever le tout, il ordonna au Parti communiste de Chine, déjà affaibli et démo­ralisé, de s'engager dans une politique aventureuse qui se termina par la soi-di­sant « insurrection de Canton ». Cette tentative absurde de coup de force « planifié » ne fut pas suivie par le prolétariat de Canton et n'aboutit qu'à sou­mettre encore plus ce dernier à la ré­pression. Cela marque pratiquement la fin du mouvement ouvrier en Chine, dont on ne verra plus d'expression si­gnificative pendant les quarante années suivantes.

La politique de l'Internationale face à la Chine fut un des axes de dénonciation du stalinisme montant, qui se trouve à l'origine de 1' « Opposition de gauche », le courant incarné par Trotsky (dans le­quel ce même Chen Tou-hsiou finit par s'engager). Ce courant, confus et tardif, d'opposition à la dégénérescence de la 3e Internationale, bien qu'il se soit maintenu sur un terrain de classe prolé­tarien à propos de la Chine - dénonçant la soumission du PCC au Kuomintang comme étant la cause de la défaite de la révolution - ne parvint jamais à dépas­ser le cadre erroné des Thèses du deuxième congrès de l'Internationale sur la question nationale. Ce qui à son tour, sera un des facteurs qui le mèneront à une dérive opportuniste (par une ironie de l'histoire, Trotsky soutiendra le nou­veau   front   de   classes   résultant,   en Chine, des luttes impérialistes à partir des années 30), jusqu'à son passage dans le camp de la contre-révolution, au cours de la deuxième guerre mondiale ([11] [59]). D'une façon ou d'une autre, tout ce qui demeurait révolutionnaire interna­tionaliste en Chine, fut appelé désor­mais « trotskisme » (des années après, Mao Tsé-tung poursuivra comme « agents trotskistes de l'impérialisme japonais » les quelques internationalis­tes qui s'opposaient à sa politique con­tre-révolutionnaire).

Quant au Parti communiste de Chine, il fut littéralement anéanti, après que près de 25 000 de ses militants aient été assassinés des mains du Kuomintang et les autres emprisonnés ou persécutés. Sans doute, des rescapés du parti communiste, ainsi que quelques détache­ments du Kuomintang, purent se réfu­gier à la campagne. Mais, à ce déplacement géographique, correspondait un déplacement politique toujours plus pro­fond : dans les années suivantes, le parti adopta une idéologie bourgeoise, sa base sociale - dirigée par la petite-bourgeoi­sie et la bourgeoise devint à prédomi­nante paysanne et il participa aux cam­pagnes de guerres impérialistes. Au prix du maintien de son nombre, le parti communiste de Chine cessa d'être un parti de la classe ouvrière et se convertit en organisation de la bourgeoisie. Mais cela est déjà une autre histoire, objet de la seconde partie de cet article.

Signalons, en guise de conclusion, quel­ques enseignements tirés du mouvement révolutionnaire en Chine :

* La bourgeoisie chinoise ne cessa pas d'être révolutionnaire au moment où elle se lança contre le prolétariat en 1927. Déjà depuis la «révolution de 1911 », la bourgeoisie nationaliste avait montré son aptitude à partager le pouvoir avec la noblesse, à s'allier avec les militaristes et à se soumettre aux puissances impérialistes. Ses as­pirations démocratiques, « anti-impé­rialistes » et même « révolution­naires », n'étaient que le masque qui cachait ses intérêts réactionnaires ; ceux-ci furent mis à nu quand le prolétariat commença à représenter un menace. Dans la période de décadence du capitalisme, les bourgeoisies des pays faibles sont aussi réactionnaires et impérialistes que celles des grandes puissances.

* La lutte de classe du prolétariat en Chine de 1919 à 1927 ne peut être analysée dans un contexte purement national. Elle constitue un moment de la vague révolutionnaire mondiale qui ébranla le capitalisme au début du siècle. La force élémentaire avec la­quelle se souleva le mouvement ou­vrier en Chine, secteur du prolétariat mondial considéré alors comme fai­ble, au point d'être capable de prendre spontanément entre ses mains les grandes villes, montre le potentiel que la classe ouvrière possède pour abattre la bourgeoisie, même si pour ce faire elle a besoin de sa conscience et de son organisation révolutionnaires.

Le prolétariat ne peut plus s'allier avec une fraction de la bourgeoisie quelle qu'elle soit. Par contre, il peut entraî­ner dans son mouvement révolution­naire des secteurs de la petite-bour­geoisie urbaine et rurale (comme le montrèrent l'insurrection de Shanghai et le mouvement paysan de Kouang-Tong). Cependant, le prolétariat ne doit pas fusionner organiquement avec ces secteurs dans un quelconque «front », il doit au contraire mainte­nir à tous moments son autonomie de classe.

Pour vaincre, le prolétariat a besoin d'un parti politique qui l'oriente dans les moments déterminants, ainsi que d'une organisation unitaire en conseils ouvriers. Il doit en particulier se doter à temps de son Parti communiste mondial, ferme dans les principes et trempé par la lutte, avant que n'éclate la prochaine vague révolutionnaire internationale. Ce parti doit être capable de combattre en permanence l'opportunisme qui sacrifie l'avenir de la révolution au nom de « résultats immédiats »

Leonardo.


[1] [60] Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, dé­velopper sur la lutte menée par les Fractions de gau­che de l'Internationale contre l'opportunisme et la dégénérescence de celle-ci. lutte qui se déroulait à la même époque que les événements en Chine. Ces derniers sont d'ailleurs les seuls, à notre connais­sance, qui aient donné lieu à un manifeste signé en commun par toute l'Opposition, y compris la gauche italienne. Il s'agit du Manifeste « Aux communistes chinois et du monde entier!» (La Vérité, 12 septembre 1930). Sur cette question, nous recom­mandons notre brochure La Gauche communiste d'Italie et la série d'articles sur La Gauche hollan­daise.

[2] [61] Cette dégénérescence allait de pair avec celle de l'Etat surgi de la révolution, qui mena à la reconsti­tution de l'Etat capitaliste sous sa forme stalinienne. Cf. Manifeste du 9e Congrès du CCI.

[3] [62] Lénine, Rapport de la Commission nationale et coloniale pour le Deuxième congrès de l'Internatio­nale communiste, 26 juillet 1920. Extrait de La Question chinoise dans l'Internationale commu­niste, présentation et compilation de Pierre Broué.

[4] [63] « Thèses et additions sur la question nationale et coloniale », 2e congrès, Les quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste, 19i'9-23, Ed. Maspéro.

[5] [64] Autrement dit les porteurs d'eau. Expression utili­sée par Borodine, délégué de l'IC en Chine en 1926. E.-Il. Carr, Le Socialisme dans un seul pays.

[6] [65] Chen Tou-hsiou ; cité par lui-même dans sa «Lettre à tous les membres du PCC» 1929; Extrait de La question chinoise... op. cit.

[7] [66] Chang Kai-chek avait été nommé membre hono­raire quelques semaines auparavant, et le Kuomin­tang « parti sympathisant » de l'Internationale. Même après le coup de force, les conseillers russes refusèrent de fournir 5000 fusils aux ouvriers et pay­sans du sud, les réservant pour l'année de Chang Kai-chek.

[8] [67] On parle beaucoup du rôle d'organisation joué par les syndicats dans le mouvement révolutionnaire en Chine. Il est vrai que durant cette période, les syndi­cats surgissent et se développent au rythme du développement du mouvement de grèves. Cepen­dant, dans la mesure où ils n'essaient pas de contenir le mouvement dans le cadre de revendications économiques, leur politique restera soumise au Kuomintang (y compris les syndicats influencés par le PCC). Le mouvement de Shanghai se donnera ainsi comme objectif d'ouvrir la voie à l'armée nationaliste. En décembre 1927, les syndicats du Kuomintang iront même jusqu'à participer à la répression contre les ouvriers. Que les seules organi­sations de masse dont disposent les ouvriers soient les syndicats ne constitue évidemment pas un avan­tage, mais traduit leur faiblesse.

[9] [68] Lettre de Shanghai de trois membres de la mission de TIC en Chine, datée du 17 mars 1927. Extraite de La Question chinoise, op. cit

[10] [69] Neuberg, L'Insurrection armée. Ce livre, écrit semble-t-il aux alentours de 1929 (après le 6e congrès de l'IC), contient quelques informations va­lables sur les événements de l'époque. Cependant, il tend à voir l'insurrection comme un coup de main et fait une apologie grossière du stalinisme. D'autre part, on ne doit pas s'étonner du fait que la tentative insurrectionnelle de Shanghai, malgré son ampleur et son écrasement sanglant, soit à peine mentionnée (quand elle n'est pas totalement occultée), aussi bien dans les livres historiques - qu'ils soient « pro-occidentaux » ou « pro-maoïstes » - que dans les ma­nuels maoïstes. C'est sur la base de cette occultation qu'il a été possible de maintenir le mythe selon, lequel ce qui était en jeu dans les années 1920, c'était une « révolution bourgeoise ».

[11] [70] Pour connaître plus complètement notre position sur Trotsky et le trotskisme, on peut lire notre brochure Le trotskisme contre la classe ouvrière.

 

Géographique: 

  • Chine [71]

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [72]

Personnages: 

  • Chang-Kai-Shek [73]
  • Sun-Yat-Sen [74]

Courants politiques: 

  • Maoïsme [75]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [48]

Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle [11e partie]

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MARX DE LA MATURITE : COMMUNISME DU PASSE, COMMUNISME DE L'AVENIR
 

Au cours de cette série, nous avons montré comment le travail révolution­naire de Marx est passé par plusieurs phases, correspondant aux changements de conditions de la société bourgeoise et de la lutte de classes en particulier. La dernière décennie de sa vie, suite à la défaite de la Commune de Paris et à la dissolution de la Première Internatio­nale, a été en conséquence, comme dans les années 1850, consacrée en priorité à la recherche scientifique et à la ré­flexion théorique, plutôt qu'à l'activité militante ouverte.

Pendant cette période, une partie consi­dérable des énergies de Marx a été orientée vers sa gigantesque critique de l'économie politique bourgeoise, aux volumes restants du Capital, qu'il n'a jamais pu terminer lui-même. Une santé défectueuse a sans doute joué un rôle considérable là-dedans. Mais ce qui a été mis en lumière récemment, c'est le niveau jusqu'auquel Marx, dans cette période, a été « distrait » par des ques­tions qui, à première vue, pourraient apparaître comme étant une diversion par rapport à l'aspect noeudal du travail de sa vie : nous faisons référence à ses préoccupations anthropologiques et eth­nologiques, stimulées par la parution en 1877 du livre Ancient society ([1] [76]) de Henry Morgan. Le degré auquel Marx a été absorbé par ces questions a été révé­lé par la publication en 1974 de ses Ca­hiers ethnologiques, sur lesquels il a travaillé dans la période 1881-82 et qui sont la base de L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, de Engels. Engels a écrit ce livre comme un « legs » de Marx, autrement dit en reconnaissance de l'importance que Marx accordait à l'élude scientifique des premières formes de sociétés humaines, en particulier celles précédant la forma­tion des classes et de l'Etat.

En lien étroit avec ces recherches, Marx manifestait un intérêt croissant pour la question russe, intérêt qui s'était déve­loppé depuis le début des années 1870, mais auquel la publication du livre de Morgan avait donné une impulsion considérable. Il est bien connu que les réflexions de Marx sur les problèmes posés par le mouvement révolutionnaire naissant en Russie l'ont incité à appren­dre le russe et à accumuler une immense bibliothèque de livres sur la Russie. Il a même été amené à dissimuler à Engels -qui devait le harceler constamment pour le presser de terminer Le Capital - la quantité de temps qu'il consacrait à la question russe.

Les préoccupations du Marx de la ma­turité ont fait surgir des interprétations contradictoires et des controverses qui s'appuient sur la comparaison avec les arguments des travaux du «jeune» Marx. C'est par exemple la vision de Riazanov qui, au nom de l'Institut Marx-Engels de Moscou, a publié la let­tre de Marx à Vera Zassoulitch (et les brouillons de cette lettre) en 1924, après qu'elles aient été « enterrées » par cer­tains éléments du mouvement marxiste russe (Zassoulitch, Axelrod, Plekhanov, etc.) D'après Riazanov, l'absorption de Marx dans ces questions, en particulier la question russe, était essentiellement due aux capacités intellectuelles décli­nantes de Marx. D'autres, en particulier des éléments qui avaient été à la « pointe » du mouvement politique prolétarien, tels que Raya Dunayevskaya et Franklin Rosement ([2] [77]), ont justement répondu à de telles idées et ont tenté de dégager l'importance des préoccupations du Marx d'âge mûr. Mais, ce faisant, ils ont introduit de nombreuses confusions qui ont ouvert la porte en grand à l'utili­sation frauduleuse de cette phase des travaux de Marx.

L'article qui suit n'est pas du tout une tentative d'examiner les Cahiers ethno­logiques, les écrits de Marx sur la Rus­sie ni même L'origine de la famille de Engels au niveau de profondeur requis. Les Cahiers, en particulier, sont un ter­ritoire presque inexploré et requièrent une immense exploration et un « décodage » : ils sont, en grande par­tie, sous forme de notes, une série de notes marginales et d'extraits et, pour la plupart d'entre eux, écrits en un curieux mélange d'anglais et d'allemand. De plus, la majorité des «fouilles » qui y ont été faites concernent le livre de Morgan. C'est sans doute la partie la plus importante et elle a servi de base principale pour L'origine de la famille. Mais les Cahiers contiennent aussi les notes de Marx sur Le village aryen de J.-P. Phear (une étude des formes socia­les communautaires en Inde), sur les Lectures sur les institutions de l'histoire primitive de H.-S. Maine (qui sont cen­trées sur les vestiges des formations so­ciales communautaires en Irlande) et sur Les origines de la civilisation de J. Lubbock, ce qui révèle l'intérêt de Marx pour les créations idéologiques des sociétés primitives, en particulier le développement de la religion. Il y aurait beaucoup à dire, spécialement à propos de cette dernière, mais nous n'avons pas l'intention de nous engager sur ces problèmes ici. Notre but, beaucoup plus limité, est d'affirmer l'importance et la pertinence des travaux de Marx sur ces sujets en même temps que de critiquer certaines fausses interprétations qui en ont été faites.
 

La propriété privée, l'Etat et la famille ne sont pas éternels

Ce n'est pas la première fois que l'inté­rêt de Marx pour la question du « communisme primitif» est évoqué dans cette série d'articles. Nous avons montré, par exemple, dans la Revue In­ternationale n° 75, que les Grundrisse et Le Capital défendent déjà l'idée que les premières sociétés humaines étaient caractérisées par l'absence d'exploitation de classe et de propriété privée ; que des vestiges de ces formes communautaires avaient persisté dans tous les systèmes de classe pré-capitalistes ; et que ces vestiges, de concert avec les souvenirs à demi distordus qui survivent dans la conscience populaire, ont souvent fourni les bases des révoltes des classes exploi­tées de ces systèmes. Le capitalisme, en généralisant les rapports marchands et la guerre économique de tous contre tous, a effectivement dissout ces restes communautaires (au moins dans les pays où il a pris racine) ; mais ce fai­sant, il jetait les fondements d'une forme de communisme plus élevé. La recon­naissance du fait que plus on remonte loin dans l'histoire de la société hu­maine, plus on se rend compte qu'elle est basée sur les formes de propriété communautaire, était déjà un argument vital contre la vision bourgeoise selon laquelle le communisme va, d'une façon ou d'une autre, à rencontre les fonde­ments de la nature humaine.

La publication de l'étude de Morgan sur la société américaine « indienne » (en particulier les Iroquois) a donc été d'une importance considérable pour Marx et Engels. Bien que Morgan ne fût pas ré­volutionnaire, ses études empiriques ont apporté une confirmation éclatante de la thèse du communisme primitif, rendant évident que des institutions qui, comme les fondations de l'ordre bourgeois, étaient considérées comme éternelles et immuables, ont une histoire : qu'elles avaient été totalement inexistantes à des époques reculées, n'avaient émergé qu'au travers d'un processus long et tor­tueux, que leur forme avait changé quand la forme de la société changeait et qu'elles pouvaient donc changer en­core et même être abolies dans une so­ciété différente.

La conception de l'histoire de Morgan n'était pas tout à fait la même que celle de Marx et Engels, mais elle n'était pas incompatible avec la conception maté­rialiste. En fait, il a insisté fortement sur l'importance centrale de la production des moyens d'existence comme facteur d'évolution d'une forme sociale vers une autre et a tenté de systématiser une série de stades dans l'histoire humaine {« sauvagerie », « barbarie », « civili­sation », ainsi que divers sous-phases au sein de ces époques) qu'Engels a, pour l'essentiel, repris dans L'origine de la famille. Cette périodisation a été ex­trêmement importante pour comprendre l'ensemble du processus de développe­ment historique et les origines de la so­ciété de classe. De plus, dans les travaux antérieurs de Marx, le matériel de base utilisé pour étudier le communisme primitif était principalement tiré de formes sociales européennes archaïques et disparues (par exemple, teutonnes et classiques) ou bien des vestiges com­munautaires qui persistaient dans le sys­tème asiatique et qui furent anéanties par le développement colonial. Mainte­nant, Marx et Engels pouvaient élargir le champ en étendant leur étude à des peuples qui étaient encore à un stade « pré-civilisé », mais dont les institu­tions étaient assez avancées pour per­mettre de comprendre les mécanismes de la transition d'une société primitive, ou plutôt barbare, à une société basée sur les divisions de classe. En somme, c'était un laboratoire vivant pour l'étude de formes sociales en évolution. Pas étonnant que Marx ait été aussi enthou­siaste et se soit efforcé de le comprendre avec tant de profondeur. Des pages et des pages de ses notes traitent dans le moindre détail du mode de parenté, des coutumes et de l'organisation sociale des tribus que Morgan étudie. C'est comme si Marx cherchait à se faire une image aussi claire que possible d'une formation sociale qui apporte la preuve empirique que le communisme n'est pas un rêve futile mais une possibilité concrète, en­racinée dans les conditions matérielles de l'humanité.

L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat : le titre de Engels reflète les principales subdivisions des notes de Marx sur Morgan, dans les­quelles Marx cherche à établir comment, d'un côté, ces piliers « sacrés » de l'ordre bourgeois n'ont pas toujours exis­té et comment, d'autre part, ils ont évo­lué depuis l'intérieur des communautés archaïques.

Ainsi, les notes de Marx se centrent sur le fait que, dans la société sauvage (c'est-à-dire les société de chasse-cueillette),  il  n'y a virtuellement pas d'idée de propriété à part pour quelques objets personnels. Dans les sociétés plus avancées (barbares), en particulier avec le développement de l'agriculture, la propriété reste d'abord essentiellement collective, il n'y a pas encore de classe vivant du travail d'une autre. Mais les germes de la différenciation peuvent être distingués dans l'organisation de la « gens », des systèmes de clans, au sein de la tribu, où la propriété peut être transmise dans un groupe plus restreint. « L'héritage : son premier grand règne commença avec l'institution de la gens, qui distribua les effets d'une personne morte parmi ses gentilices. » ([3] [78]) Le « ver » de la propriété privée est donc déjà présent « dans le fruit » de l'ancien système communautaire, dont l'exis­tence n'est pas causé par la bonté innée de l'humanité, mais parce que les con­ditions matérielles dans lesquelles les premières communautés humaines évoluaient ne permettaient aucune autre forme ; en changeant les conditions ma­térielles, en lien avec le développement des forces productives, la propriété communautaire se transformait éven­tuellement en barrière au développe­ment et était remplacée par des formes plus compatibles avec l'accumulation des richesses. Mais le prix à payer pour ce développement a été l'apparition de la division en classes, l'appropriation des richesses sociales par une minorité privilégiée. Et, là encore, c'est à travers la transformation du clan, ou de la gens, en castes puis en classes que ce déve­loppement fatidique eut lieu.

L'apparition des classes aboutit aussi à l'apparition de l'Etat. La reconnaissance par Marx d'une tendance, au sein des institutions « de gouvernement » iroquoises, vers la séparation entre la fic­tion publique et la pratique réelle est développée par Engels dans la thèse se­lon laquelle l'Etat « n'est en aucune fa­çon une puissance imposée de l'exté­rieur à la société » (L'origine de la fa­mille) ; qu'il n'est pas le résultat d'une conspiration imposée par une minorité mais émerge du sol de la société à un certain niveau de développement (une thèse magnifiquement confirmée par l'expérience de la révolution russe et l'émergence de l'Etat transitoire des Soviets, du sein de la situation post-révolutionnaire). Comme la propriété pri­vée et les classes, l'Etat surgit des con­tradictions   apparaissant   dans   l'ordre communautaire originel. Mais en même temps, et cela ne fait aucun doute, avec l'expérience de la Commune de Paris encore très présente à son esprit, Marx est à l'évidence fasciné par les système des « conseils » iroquois, s'intéressant en détail à la structure des prises de décision et des coutumes et traditions qui accompagnent les assemblées tribales : « Le Conseil - instrument de gouverne­ment et autorité suprême sur la gens, la confédération tribale (...) la forme du Conseil la plus simple et la plus basse - celle de la Gens ; une assemblée dé­mocratique, où chaque membre adulte mâle et femelle avait une voix sur toutes les questions posées devant elle ; elle élisait et déposait ses sachems et chefs (...) Elle était le germe du conseil de la tribu, plus élevé, et de celui, encore plus élevé, de la confédération, chacun d'eux étant composé exclusivement de chefs et de représentants. » ([4] [79])

Ainsi, de même que la notion de pro­priété, qui était à l'origine collective, porta un coup aux notions bourgeoises d'économie politique - les « Robinsonnades » qui voyaient l'envie de propriété privée comme inhérente à la nature hu­maine - les travaux de Morgan ont confirmé que les être humains n'ont pas toujours eu besoin d'une autorité con­trôlée par une minorité spécialisée, un pouvoir d'Etat, pour diriger leur vie so­ciale. Comme la Commune, les conseils iroquois étaient la preuve de la capacité de l'humanité à se gouverner elle-même.

La citation ci-dessus mentionne l'égalité des hommes et des femmes dans la dé­mocratie tribale. De nouveau, Marx note que, même là, on peut voir des signes de différenciation : « Dans cette aire comme ailleurs, Marx distingue des germes de stratification au sein de l'or­ganisation gentilice, à nouveau en ter­mes de séparation entre sphères "publique" et "privée", ce qu'il voit à son tour comme un reflet de l'émer­gence graduelle d'une caste tribale propriétaire et privilégiée. Après avoir reproduit l'observation de Morgan se­lon laquelle, dans le Conseil des Chefs, les femmes sont libres d'exprimer leurs souhaits et opinions "par l'intermédiaire d'un orateur de leur choix", // ajoute, en le soulignant, que la "décision (était) prise par le Conseil (composé d'hom­mes)". » ([5] [80])

Mais Rosemont continue en disant « Marx était néanmoins indubitable­ment impressionné par le fait que, chez les Iroquois, les femmes bénéficiaient d'une liberté et d'un niveau d'implica­tion sociale beaucoup plus élevé que les femmes (ou les hommes !) de toute na­tion civilisée. » Cette compréhension participe de la véritable percée que les recherches de Morgan ont permis à Marx et Engels de faire, sur la question de la famille.

Dès le Manifeste Communiste, la ten­dance autour de Marx et Engels a dé­noncé la nature hypocrite et oppressive de la famille bourgeoise et a ouverte­ment défendu son abolition dans une société communiste. Mais désormais, les travaux de Morgan permettaient aux marxistes de démontrer, par l'exemple historique, le fait que la famille patriar­cale monogame n'était pas le fondement moral irremplaçable de tout ordre so­cial ; en fait, son arrivée est assez tar­dive dans l'histoire de l'humanité et, là encore, plus on regarde loin en arrière, plus il devient évident que le mariage, l'éducation des enfants étaient à l'ori­gine des fonctions communautaires, qu'un « communisme vivant » ([6] [81]) préva­lait au sein des peuples tribaux. Ce n'est pas le lieu ici de rentrer dans les détails complexes sur l'évolution des institu­tions du mariage relevés par Marx et ré­sumés par Engels, ou de juger la vision de Engels à la lumière de recherches ethnologiques plus récentes. Mais, même si certaines de leurs hypothèses sur l'histoire de la famille étaient faus­ses, le point essentiel reste : la famille patriarcale, où l'homme considère la femme comme sa propriété privée, n'est pas « la façon dont les choses ont tou­jours été », mais le produit d'un type particulier de société - une société fon­dée sur la propriété privée (en fait, comme Engels le souligne dans L'ori­gine de la famille, le terme même de famille, venant du latin «familias », est totalement lié à l'esclavage, dans la me­sure où à l'origine, dans la Rome Anti­que, il désignait la maisonnée d'un pro­priétaire d'esclaves, ceux sur qui il avait le pouvoir de vie et de mort ( esclaves et femmes compris). Dans une société où n'existaient ni les classes ni la propriété privée, les femmes ne pouvaient pas être considérées comme des biens ou des servantes mais jouissaient réellement d'un statut bien plus élevé que dans les société « civilisées » ; l'oppression des femmes se développe donc avec l'émer­gence graduelle de la société de classe même si, comme pour la propriété pri­vée et l'Etat, les germes peuvent déjà en être relevés dans la vieille communauté.

Cette vision sociale et historique de l'oppression des femmes a été une réfu­tation de toutes les visions ouvertement réactionnaires qui admettaient une quel­conque base inhérente, biologique, au statut « inférieur » des femmes. La clef du statut inférieur de la femme à travers les âges ne se trouve pas dans la biolo­gie (même si des différences biologiques ont eu un effet sur le développement de la domination mâle), mais dans l'his­toire - dans l'évolution de formes socia­les particulières, correspondant au déve­loppement matériel des forces producti­ves. Mais cette analyse va aussi à l'encontre de l'interprétation féministe qui (bien qu'elle emprunte beaucoup à la position marxiste) tend aussi inévita­blement à faire de l'oppression des femmes quelque chose de biologiquement inhérent, bien que cette fois ce soit chez le mâle plutôt que chez la femelle. En tout cas, à la fois le féminisme et la vision réactionnaire achevée conduisent à la même conclusion : que l'oppression des femmes ne pourra jamais être abolie tant que la société sera composée d'hommes et de femmes (le « séparatisme radical », malgré toute son absurdité, est réellement la forme la plus consistante du féminisme). Pour les communistes, par contre, si l'oppression des femmes a eu son début dans l'his­toire, elle peut aussi y avoir sa fin - par la révolution communiste qui procure aux hommes et aux femmes les condi­tions matérielles pour entrer en relation les uns avec les autres et pour éduquer les enfants, en dehors des pressions so­ciales et économiques qui les ont jus­qu'ici enfermés dans leurs rôles respec­tifs et restrictifs. Nous reviendrons sur ce point dans un article ultérieur.
 

La dialectique de l'histoire : Marx contre Engels ?
 

Dunayevskaya et Rosemont ont tous deux noté, dans leurs commentaires sur les Cahiers, que l'intérêt du Marx de la maturité pour le communisme primitif représentait un retour à certains des thèmes de sa  jeunesse, en  particulier ceux des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Ces derniers représentaient une anthropologie plutôt « philosophique » ; dans les Cahiers, Marx s'orientait vers une anthropologie historique, mais sans renoncer aux pré­occupations de ses travaux antérieurs. De même que le thème des rapports homme-femme avait été posé de façon un peu abstraite en 1844, et qu'il était traité maintenant « dans la chair ». Ces commentaires sont justes tant que l'on garde en tête, comme nous l'avons mon­tré dans la Revue Internationale n° 75, que les « thèmes de 1844 » ont continué d'être un élément vital de la pensée de Marx dans ses travaux de la maturité, comme Le Capital et les Grundrisse, et qu'ils n'ont pas soudain ressurgi en 1881. En tout cas, ce qui ressort d'une lecture des Cahiers, c'est le respect de Marx, non seulement pour l'organisa­tion sociale des « sauvages » et des « barbares », mais aussi pour leur réussite culturelle, leur mode de vie, leur « vitalité », qu'il considérait comme étant « incomparablement supérieure (...) à celle des Sémites, des Grecs, des Romains et a fortiori à celle des socié­tés capitalistes modernes » ([7] [82]). Ce res­pect peut se constater dans sa défense fréquente de leur intelligence, contre les « têtes de pioche » bourgeois (et racis­tes) comme Lubbock et Maine, des qua­lités imaginatives inhérentes à leurs my­thes et légendes ; on peut le voir, sur­tout, dans la description détaillée de leurs coutumes, de leurs banquets, fêtes et danses, d'un mode de vie dans lequel travail et jeu, politique et célébration ne sont pas encore devenus des catégories totalement séparées. C'est là une con­crétisation d'un des thèmes centraux qui ont vu le jour dans les Manuscrits de 1844 et dans les Grundrisse : que dans les sociétés pré-capitalistes, et en parti­culier dans les pré-civilisées, la vie hu­maine était, sous bien des aspects, moins aliénée que ce qu'elle est devenue sous le capitalisme ; que les peuples du communisme primitif nous donnent une idée de l'être humain complet du com­munisme de demain. Ainsi Marx, dans sa réponse à Vera Zassoulitch sur la commune russe (voir plus loin) était tout disposé à souscrire à la vision selon laquelle « le nouveau système vers le­quel tend la société moderne "sera une reprise, sous une forme supérieure, d'un type social archaïque". » ([8] [83]) Marx citait ici, probablement de mémoire, les lignes de Morgan par lesquelles Engels clos L'origine de la famille.

Ce concept de « reprise » à un niveau supérieur est partie intégrante de la pen­sée dialectique, mais constitue un véri­table casse-tête pour la perspective bourgeoise qui nous propose le choix entre une vision linéaire de l'histoire et une idéalisation naïve du passé. A l'époque où Marx écrivait, la tendance dominante de la pensée bourgeoise était un évolutionnisme simpliste dans lequel le passé, et surtout le passé primitif, était rejeté dans un brouillard d'ombre et de superstition infantile, le plus à même de justifier la « civilisation actuelle » et la soumission ou l'extermination des primitifs qui se trouvaient sur son che­min. Aujourd'hui la bourgeoisie conti­nue d'exterminer ce qui reste de peuples primitifs, mais elle n'a plus la même foi inébranlable dans sa mission civilisa­trice et il y a une forte contre-tendance, en particulier au sein de la petite-bour­geoisie, vers le « primitivisme », le dé­sire désespéré de retourner au mode de vie primitif, imaginé maintenant comme une sorte de paradis perdu.

Dans ces deux perspectives, il est im­possible de voir la société primitive avec lucidité en reconnaissant à la fois sa « grandeur », comme Engels l'a montré, et ses limites : l'absence d'individualité et de liberté réelles dans une commu­nauté dominée par la pénurie ; la res­triction de la communauté à la tribu et donc la fragmentation essentielle de l'espèce à cette époque; l'incapacité pour l'espèce humaine, dans ces formations, de se saisir elle-même comme un être actif, créateur, et donc sa soumission aux projections mythiques et aux tradi­tions ancestrales immuables. La vision dialectique est résumée par Engels dans L'origine de la famille : « La puissance de ces communautés primordiales de­vait être brisée, et elle a été brisée », permettant ainsi à l'humanité de se libé­rer des limites énumérées ci-dessus. « Mais elle a été brisée par des influen­ces qui, depuis le début, nous apparais­sent comme une dégradation, une chute de la grandeur morale simple de l'an­cienne société gentilice ». Une chute qui est aussi une avancée ; ailleurs dans la même oeuvre, Engels écrit : « La mo­nogamie a été une grande avancée his­torique  mais  en  même   temps  elle  a inauguré, de concert avec l'esclavage et le bien-être privé, cette époque, qui dure jusqu'à aujourd'hui, dans laquelle chaque avancée est en même temps une régression relative, dans laquelle le bien être et le développement d'un groupe sont atteint par la misère et la répression de l'autre. » Ce sont là des concepts scandaleux pour le sens com­mun bourgeois mais, exactement comme « la reprise à un niveau supé­rieur » qui les complète, ils sont parfai­tement sensés du point de vue dialecti­que qui voit l'histoire avancer à travers le heurt des contradictions.

Il est important de citer Engels à ce propos parce qu'il y a beaucoup de gens qui considèrent qu'il a dévié de la vision de l'histoire de Marx vers une version de l'évolutionnisme bourgeois. C'est une question plus large que nous devrons aborder ailleurs ; qu'il nous suffise de dire pour le moment que toute une masse de littérature, allant du « marxisme » académique à l'anti-marxisme académique et à diverses tendan­ces du modernisme et du conseillisme, a éclos dans les dernières années pour es­sayer de prouver le niveau auquel En­gels était accusé d'être tombé dans le dé­terminisme économique, le matéria­lisme mécanique et même le réfor­misme, faisant subir une distorsion à la pensée de Marx sur tout un ensemble de questions vitales. L'argument est sou­vent étroitement lié à l'idée d'une rup­ture totale de continuité entre la Pre­mière et la Deuxième Internationale, conception chère au conseillisme. Mais ce qui est particulièrement significatif à ce propos c'est le fait que Raya Dunayevskaya. à qui Rosemont fait écho, a aussi accusé Engels d'avoir échoué dans la transmission du legs de Marx en transposant les Cahiers ethnologiques dans L'origine de la famille.

D'après Dunayevskaya, le livre de En­gels est coupable quand il parle d'une « défaite historique mondiale du sexe féminin » coïncidant avec l'apparition de la civilisation. Pour elle, il s'agit là d'une simplification de la pensée de Marx ; dans les Cahiers, ce dernier dit que les germes de l'oppression des fem­mes sont déjà en cours de développe­ment dans la stratification de la société barbare, avec le pouvoir croissant des chefs et la transformation, qui en ré­sulte, des conseils tribaux en organes de décision formels, plus que réels. Plus généralement, elle pense que Engels perd de vue la vision dialectique de Marx, réduisant sa vision du dévelop­pement historique complexe, multilinéaire, en une vision unilinéaire du progrès, à travers des stades définis de façon rigide.

Il est possible que l'utilisation par En­gels de la phrase « défaite historique mondiale du sexe féminin » (qu'il a prise à Bachofen plutôt qu'à Marx) donne l'impression d'un événement his­torique concret et unique au lieu d'un processus très long, qui avait déjà son origine dans la communauté primitive, et en particulier dans les dernières pha­ses de celle-ci. Mais cela ne prouve pas que l'approche fondamentale de Engels dévie de celle de Marx ; tous les deux sont conscients du fait que « la famille, la propriété privée et l'Etat » émergent des contradictions du vieil ordre gentilice. En réalité, dans le cas de l'Etat, Engels a fait des avancées considérables au niveau théorique : les Cahiers eux-mêmes ne contiennent que très peu de matériel brut pour les arguments impor­tants sur l'émergence de l'Etat, contenus dans L'origine de la famille. Et nous avons déjà montré comment, sur ces questions, Engels était complètement d'accord avec Marx sur la vision de l'Etat comme produit d'une longue évo­lution historique au sein des vieilles communautés.

Nous avons aussi montré que Engels était en accord avec Marx pour réfuter l'évolutionnisme linéaire bourgeois qui ne parvient pas à comprendre le « prix » que l'humanité a payé pour le progrès, et la possibilité de réappropriation, à un niveau supérieur, de ce qui a été « perdu ».

C'est plutôt Dunayevskaya qui ne par­vient pas à faire la critique la plus perti­nente à la présentation de l'histoire de la société de classe par Engels dans son li­vre : son échec à intégrer le concept de mode de production asiatique, l'image d'un mouvement rectiligne et universel depuis la société primitive jusqu'à l'es­clavage, la féodalité et le capitalisme. Même en tant que description des origi­nes de la civilisation « occidentale », c'est simplificateur, dans la mesure où les sociétés esclavagistes de l'antiquité étaient influencées, sur de nombreux plans, par les formes asiatiques qui les précédaient et étaient contemporaines. L'omission de Engels, ici, ne fait pas que biffer un vaste chapitre de l'histoire de la civilisation, mais elle donne aussi l'impression d'une évolution fixe, unilinéaire, valable pour toutes les parties du globe et, en ce sens, apporte de l'eau au moulin de l'évolutionnisme bourgeois. Plus important encore, son erreur a été exploitée, par la suite, par les bureau­crates staliniens qui étaient directement intéressés à obscurcir toute la con­ception du despotisme asiatique, dans la mesure où celle-ci prouvait qu'une ex­ploitation de classe peut exister sans aucune forme discernable de propriété privée « individuelle » - et donc que le système stalinien pouvait être considéré lui-même comme un système d'exploi­tation de classe. Et bien sûr, en tant que penseurs bourgeois, les staliniens se sentaient beaucoup plus sur leur terrain avec une vision linéaire, d'un progrès avançant inexorablement de l'esclavage au féodalisme et au capitalisme, et culminant dans la réussite suprême de l'histoire : le « socialisme réel » de l'URSS. En dépit de cette erreur impor­tante, la tentative d'enfoncer un coin en­tre Marx et Engels est en contradiction fondamentale avec la longue histoire de collaboration entre eux. En réalité, quand il a été question d'expliquer le mouvement dialectique de l'histoire, et de la nature elle-même, Engels nous a donné certaines des explications les plus claires de toute la littérature marxiste. L'évidence historique et celle des textes donnent peu de base à ce « divorce » entre Marx et Engels. Ceux qui défen­dent cela se posent souvent en défen­seurs radicaux de Marx et en fustigateurs du réformisme. Mais ils finissent généralement par détruire la continuité essentielle du mouvement marxiste.

Marxisme et question coloniale

La défense de la notion de communisme primitif était une défense du projet communiste en général. Mais ce n'était pas seulement le cas au niveau le plus historique et global. Cela avait aussi une signification politique plus concrète et immédiate. Il est nécessaire de rappeler ici le contexte historique dans lequel Marx et Engels ont élaboré leurs tra­vaux sur la question « ethnologique ». Dans les années 1870 et 1880, une nou­velle phase de la vie du capitalisme s'ouvrait. La bourgeoisie venait juste de vaincre la Commune de Paris ; et, si cela ne signifiait pas déjà que tout le système capitaliste était entré dans son époque de sénilité, cela mettait sans au­cun doute un terme définitif à la période des guerres nationales dans les centres du capitalisme et, plus généralement, à la période dans laquelle la bourgeoisie pouvait jouer un rôle révolutionnaire sur la scène de l'histoire. Le système capi­taliste entrait alors dans sa dernière phase d'expansion et de conquête mon­diales, non plus à travers la lutte de classes bourgeoises naissantes, cher­chant à établir des Etats nationaux via­bles, mais à travers la méthode de l'im­périalisme, des conquêtes coloniales. Les trois dernières décennies du 19e siècle ont ainsi vu virtuellement la tota­lité du globe être conquise et partagée entre les grandes puissances impérialis­tes.

Et partout, les victimes les plus immé­diates de cette conquête ont été les « peuples coloniaux » - essentiellement des paysans encore liés aux vieilles for­mes de production communautaires et de nombreux groupes tribaux. Comme Rosa Luxemburg l'explique, dans son livre L'accumulation du capital : « Le capitalisme a besoin de couches socia­les non-capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme source d'ap­provisionnement pour ses moyens de production et comme réservoir de main d'oeuvre pour son système de salariat. Pour toutes ces raisons, les formes de production basées sur l'économie natu­relle ne sont d'aucune utilité pour le capital. » ([9] [84])

D'où la nécessité pour le capital de ba­layer, par tous les moyens militaires et économiques dont il dispose, ces restes de production communiste qu'il rencon­tre partout dans les territoires nouvelle­ment conquis. Parmi ces victimes du monstre impérialiste, les « sauvages », ceux vivant dans la forme de commu­nisme primitif la plus élémentaire, sont de loin les plus nombreux : comme l'a montré Luxemburg, tandis que les communautés paysannes pouvaient être détruites par le « colonialisme de la marchandise », par les impôts et autres pressions économiques, les chasseurs primitifs ne pouvaient être qu'extermi­nés ou mis de force au travail parce que, non seulement, ils occupaient de vastes territoires convoités par l'agriculture capitaliste, mais qu'ils ne produisaient pas de plus-value susceptible d'entrer dans le processus de circulation capita­liste.

Les « sauvages » ne se sont pas couchés et soumis à ce processus. L'année avant que Morgan ne publie son étude sur les iroquois, tribu indienne de la partie est des Etats-Unis, les tribus de « l’ouest » ont vaincu Custer à Little Big Horn. Mais la « dernière résistance de Cus­ter » fut en réalité la dernière résistance des indigènes américains contre la des­truction définitive de leur ancien mode de vie.

La question de la compréhension de la nature de la société primitive était donc d'une importance politique immédiate pour les communistes dans cette pé­riode. D'abord parce que, de même que le christianisme avait été l'excuse idéo­logique pour les conquêtes coloniales dans la première période de la vie du capitalisme, les théories ethnologiques bourgeoises du 19e siècle étaient sou­vent utilisées comme justification « scientifiques » de l'impérialisme. C'est la période qui a vu le début des théories racistes sur la Responsabilité de l'Homme Blanc et sur la nécessité d'ap­porter la civilisation aux sauvages plon­gés dans les ténèbres. L'ethnologie évolutionniste bourgeoise, qui posait comme principe l'ascension linéaire des sociétés primitives aux sociétés moder­nes, fournissait une justification plus subtile pour la même « mission civilisa­trice ». Ensuite, ces notions commen­çaient déjà à infiltrer le mouvement ou­vrier, bien qu'elles n'aient atteint leur plein épanouissement qu'avec la théorie du « colonialisme socialiste » à la pé­riode de la Deuxième Internationale, avec le socialisme « chauvin » de figu­res telles que Hynderman en Grande-Bretagne. En fait, la question de la po­litique coloniale devait être une ligne de démarcation claire entre les fractions de droite et de gauche de la social-démocratie, un test d'identité internationa­liste, comme dans le cas du Parti Socia­liste Italien. ([10] [85])

Quand Marx et Engels écrivaient sur les questions ethnologiques, ces problèmes ne faisaient que commencer à émerger. Mais les contours de l'avenir prenaient déjà forme. Marx avait déjà compris que la Commune de Paris marquait la fin de la période des guerres nationales révolutionnaires. Il avait reconnu la con­quête britannique de l'Inde, la politique coloniale française en Algérie (où il se rendit pour une cure de repos peu avant sa mort), le pillage de la Chine, le mas­sacre des indigènes américains; tout cela montre que son intérêt croissant pour la communauté primitive n'était pas simplement un intérêt « archéologique »; pas plus qu'il se ra­menait à la nécessité bien réelle de dé­noncer l'hypocrisie et la cruauté de la bourgeoisie et de sa « civilisation ». En fait, cet intérêt était directement lié à la nécessité d'élaborer une perspective communiste pour la période qui s'ou­vrait alors. Cela est surtout montré par l'attitude de Marx sur la question russe.

 

La question russe et la perspective communiste

 

L'intérêt de Marx pour la question russe ressurgit au début des années 1870. Mais l'aspect le plus curieux du déve­loppement de sa pensée sur cette ques­tion est fourni par sa réponse à Vera Zassoulitch alors membre de cette frac­tion du populisme révolutionnaire qui plus tard, avec Plékhanov, Axelrod et d'autres, forma le groupe Emancipation du travail, le premier courant vraiment marxiste en Russie. La lettre de Zassou­litch, datée du 16 février 1881, deman­dait à Marx de clarifier sa position sur l'avenir de la commune rurale, l'obschina : devait-elle être dissoute par l'avancée du capitalisme en Russie ou était-elle capable, « libérée des impôts exorbitants, des paiements à la noblesse et à une administration arbitraire ..., de se développer dans une direction socia­liste, c'est-à-dire d'organiser graduel­lement sa production et sa distribution sur une base collective. »

Les écrits précédents de Marx tendaient à voir la commune russe comme une source directe de la « barbarie » russe : et dans une réponse au jacobin russe Tkachev (1875), Engels avait souligné la tendance à la dissolution de l'obschina.

Marx passa de nombreuses semaines à réfléchir à sa réponse, qui occupa quatre brouillons séparés, tout ceux qu'il a reje­tés étant beaucoup plus longs que la let­tre de réponse qu'il envoya finalement. Ces brouillons sont pleins de réflexions importantes sur la commune archaïque et le développement du capitalisme, et montrent explicitement le niveau auquel ses lectures de Morgan l'avaient conduit à repenser certaines suppositions qu'il avait faites auparavant. A la fin, admet­tant que sa santé défectueuse l'empê­chait d'achever une réponse plus élabo­rée, il résuma sa réflexion, premièrement en rejetant l'idée que sa méthode d'analyse conduisait à la conclusion que chaque pays ou région était mécaniquement condamnée à passer par la phase bourgeoise de production ; et deuxièmement en concluant que « l'étude spéciale que j'en ai faite, y compris une recherche de sources ma­térielles originales, m'a convaincu que la commune est le pivot de la régénérescence sociale en Russie. Mais pour qu'elle puisse jouer ce rôle, les influen­ces néfastes l'assaillant de tous côtés doivent d'abord être éliminées, et elle doit ensuite être assurée des conditions normales pour un développement spon­tané. » (8 mars 1881)

Les brouillons de la réponse n'ont été découverts qu'en 1911 et n'ont pas été publiés avant 1924 ; la lettre elle-même a été « enterrée » par les marxistes rus­ses pendant des décennies. Riazanov, qui était responsable de la publication des brouillons, a essayé de trouver des motifs psychologiques à cette « omission » mais il apparaît que les «fondateurs du marxisme russe » n'étaient pas très satisfaits de cette lettre du «fondateur du marxisme ». Une telle interprétation est renforcée par le fait que Marx tendait à soutenir l'aile terro­riste du populisme russe, la Volonté du Peuple, contre ce à quoi il faisait réfé­rence comme les « doctrines assomman­tes » du groupe Répartition Noire de Plékhanov et Zassoulitch, même si, comme nous l'avons vu, c'est ce dernier qui a constitué la base du groupe Emancipation du Travail sur un pro­gramme marxiste.

Les gauchistes académistes qui sont spécialisés dans l'étude du Marx de la maturité, se sont beaucoup occupés de cette modification de la position de Marx dans les dernières années de sa vie. Shanin, l'éditeur de Marx de la ma­turité et le chemin de la Russie, la principale compilation de textes sur cette question, voit correctement les brouillons et la lettre finale comme un magnifique exemple de la méthode scientifique de Marx, de son refus d'im­poser des schémas rigides à la réalité, de sa capacité à changer d'avis quand les théories précédentes ne correspondent pas aux faits. Mais, comme pour toutes les formes de gauchisme, cette vérité de base est alors déformée au service de fins capitalistes.

Pour Shanin, les interrogations de Marx sur l'idée linéaire, évolutionniste, selon laquelle la Russie devait passer par la phase de développement capitaliste, avant de pouvoir être intégrée au socialisme, prouve que Marx était un maoïste avant Mao ; ce socialisme pourrait être le résultat de révolutions paysannes dans la périphérie. « Tandis que, au ni­veau de la théorie, Marx allait être "engelsisé" et Engels, par la suite, "kautskisé" et "plékhanovisé" dans un moule évolutionniste, les révolutions se développaient, au tournant du siècle, dans les sociétés arriérées/ « en dévelop­pement » .- Russie 1905 et 1917, Turquie 1906, Iran 1909, Mexique 1910, Chine 1910 et 1927. Les insurrections paysan­nes étaient centrales dans la plupart d'entre elles. Aucune n'était une "révolution bourgeoise" au sens ouest-européen et certaines d'entre elles se sont révélées, en fin de compte, être so­cialistes dans la direction et les résul­tats. Dans la vie politique des mouve­ments socialistes du vingtième siècle il y avait un besoin urgent de réviser les stratégies ou de disparaître. Lénine, Mao et Ho ont choisi la première solu­tion. Cela signifiait parler un "double langage" - un pour la stratégie et la tac­tique, l'autre pour les ersatz concep­tuels et de doctrine, au nombre desquels les "révolutions prolétariennes" en Chine ou au Viêt-nam, réalisées par des paysans et des "cadres", sans ouvriers d'industrie, ne sont que des exemples particulièrement dramatiques. » ([11] [86])

Toutes les rêvasseries sophistiquées de Shanin à propos de la dialectique et de la méthode scientifique révèlent alors leur véritable objet : faire une apologie de la contre-révolution stalinienne dans les pays périphériques du capital et rat­tacher les horribles distorsions du mar­xisme, de Mao ou Ho, à rien moins que Marx lui-même.

Des écrivains comme Dunayevskaya et Rosement considèrent le stalinisme comme une forme de capitalisme d'Etat. Mais ils sont pleins d'admiration pour le livre de Shanin : « un travail d'une impeccable érudition qui est aussi une contribution majeure pour la clarifica­tion de la perspective révolutionnaire aujourd'hui. » ([12] [87]). Et cela pour une bonne raison : ces écrivains peuvent ne pas partager l'admiration de Shanin pour Ho, Mao et leurs semblables, mais ils considèrent eux aussi que le coeur de la synthèse du Marx « de la maturité » est la recherche d'un sujet révolution­naire autre que la classe ouvrière. Pour Rosemont, le Marx de la maturité était «plongé jusqu'au cou dans l'étude d'expériences nouvelles (pour lui) de résistance et de révolte contre l'oppres­sion - par les indiens nord-américains, les aborigènes australiens, les paysans égyptiens et russes » ; et cet intérêt « concerne aussi l'avenir des mouve­ments révolutionnaires d'aujourd'hui, pleins de promesse dans le tiers-monde, le quart-monde et le notre. » ([13] [88]) Le « quart-monde » est celui des peuples tribaux restant ; ainsi, les peuples pri­mitifs d'aujourd'hui, comme ceux de l'époque de Marx, font partie d'un nou­veau sujet révolutionnaire. Les écrits de Dunayevskaya sont, eux aussi, remplis d'une recherche de nouveaux sujets ré­volutionnaires et ils sont généralement constitués d'un fatras de catégories comme les femmes, les homosexuels, les ouvriers d'industrie, les noirs et les mouvements de « libération nationale » du tiers-monde.

Mais toutes ces lectures du Marx « de la maturité » sortent ses contributions de leur contexte historique. La période dans laquelle Marx se débattait avec le problème de la communauté archaïque était, comme nous l'avons vu, une pé­riode de « transition » dans la mesure où, alors qu'elle montrait la mort future de la société bourgeoise (la Commune de Paris étant le signe avant-coureur de la future révolution prolétarienne), il y avait encore de vastes étendues pour l'expansion du capital à la périphérie. La reconnaissance, par Marx, de la na­ture ambiguë de cette période est résu­mée dans une phrase du « second brouillon » de sa réponse à Zassoulitch : « le système capitaliste a dépassé son apogée à l'Ouest, approchant du mo­ment où il ne sera plus qu'un système social régressif. » ([14] [89])

Dans cette situation, où les symptômes du déclin sont déjà apparents dans le centre du système mais où le système comme un tout continue à s'étendre à une allure extraordinaire, les commu­nistes étaient confrontés à un véritable dilemme. Parce que, comme nous l'avons déjà dit, cette expansion ne peut plus prendre la forme de révolutions bourgeoises contre les féodaux ou d'au­tres classes dépassées, mais la forme de conquêtes coloniales, d'annexions im­périalistes toujours plus violentes, vis-à-vis des zones du globes restées non-capitalistes. Il ne peut pas être question que le prolétariat « soutienne » le colo­nialisme comme il avait soutenu la bourgeoisie contre la féodalité ; la pré­occupation de Marx dans ses investi­gations sur la question russe était plutôt celle-là : l'humanité pouvait-elle, dans ces zones, s'épargner le passage par l'enfer du développement capitaliste ? Il est certain que rien, dans l'analyse de Marx, ne suggère que chaque pays par­ticulier doive mécaniquement passer par la phase du développement capitaliste avant que la révolution communiste mondiale soit possible ; il avait, en fait, rejeté la déclaration de son critique russe, Mikhailovsky, selon laquelle sa théorie serait « une théorie historico-philosophique du Progrès Universel » ([15] [90]), et qui insistait sur le fait que le pro­cessus par lequel les paysans étaient ex­propriés et transformés en prolétaires devait inévitablement être le même dans tous les pays. Pour Marx et Engels la question clef était la révolution proléta­rienne en Europe, comme Engels l'avait déjà montré dans sa réponse à Tkachev et comme cela avait été rendu parfaitement explicite dans l'introduction à l'édition russe du Manifeste Commu­niste, publié en 1882. Si la révolution était victorieuse dans les centres indus­trialisés du capital, alors l'humanité pourrait s'épargner quantité de souffran­ces sur tout le globe et les formes vesti­ges de propriété communautaire pour­raient être directement intégrées dans le système communiste mondial : « Si la révolution russe devient le signal d'une révolution prolétarienne à l'Ouest, de telle sorte que les deux peuvent se com­pléter, alors l'actuelle propriété com­munautaire du sol russe pourra servir de point de départ à un développement communiste. »

C'était une hypothèse parfaitement rai­sonnable à cette époque. En fait, il est évident aujourd'hui que, si les révolu­tions prolétariennes de 1917-23 axaient été victorieuses - si la révolution prolé­tarienne à l'Ouest était venue en aide à la révolution russe -, les terribles rava­ges du « développement » capitaliste à la périphérie auraient pu être évités, les formes résiduelles de la propriété com­munautaire auraient pu être intégrées à un communisme global et nous ne se­rions pas confrontés aujourd'hui à la ca­tastrophe sociale, économique et écolo­gique qui est le lot du « tiers-monde ».

En outre, il y a une bonne part de vision prophétique dans la préoccupation de Marx à propos de la Russie. Déjà, de­puis la guerre de Crimée, Marx et En­gels avaient la profonde conviction qu'une espèce de soulèvement social était sur le point d'avoir lieu en Russie (ce qui explique en partie leur soutien à La Volonté du Peuple, qu'ils jugeaient comme le plus sincère et le plus dyna­mique des mouvements révolutionnaires de Russie) ; et que, même s'il ne revêtait pas un caractère clairement prolétarien, il serait indubitablement l'étincelle qui allumerait l'affrontement révolution­naire général en Europe. ([16] [91])

Marx se trompait à propos de l'immi­nence de ce soulèvement. Le capitalisme s'est développé en Russie, même sans l'émergence d'une classe bourgeoise forte et indépendante ; il a en grande partie, même si incomplètement, dissout la communauté paysanne archaïque ; et le principal protagoniste de la véritable révolution russe a été, en fait, la classe ouvrière industrielle. Mais surtout, la révolution en Russie n'a pas éclaté avant que le capitalisme, comme un tout, ne soit devenu un « régime social régres­sif», c'est-à-dire qu'il soit entré dans sa phase de décadence, réalité démontrée par la guerre de 1914-18.

Néanmoins, le rejet par Marx de la né­cessité pour chaque pays de passer mé­caniquement par des stades, sa répu­gnance à soutenir les formes naissantes du capitalisme en Russie, son intuition d'après laquelle un soulèvement social en Russie serait le coup d'envoi de la ré­volution prolétarienne internationale ; dans tout cela il anticipait brillamment la critique du gradualisme menchevik et du « phasisme » initié par Trotski, con­tinué par les bolcheviks et justifié prati­quement  par  la  révolution  d'Octobre.

Dans le même sens, ce n'est pas un ha­sard si les marxistes russes, qui avaient eu formellement raison en voyant que le capitalisme se développerait en Russie, ont « perdu » la lettre de Marx : la ma­jorité d'entre eux, après tout, furent les pères fondateurs du menchevisme.

Mais, ce qui pour Marx était une série d'anticipations profondes dans une pé­riode particulièrement complexe de l'histoire du capitalisme devient, avec les « interprètes » actuels du Marx de la maturité, une apologie a-historique des nouvelles « voies de la révolution » et des nouveaux « sujets révolutionnai­res », à une époque où le capitalisme est dans un profond déclin depuis huit dé­cennies. Un des plus clairs indicateurs de ce déclin est précisément la manière suivant laquelle le capitalisme, à la pé­riphérie, a détruit les vieilles économies paysannes, les vestiges de l'ancien système communautaire, sans être capable d'intégrer la masse des paysans sans terre, qui en résultait, au travail pro­ductif. La misère, les taudis, les famines et les guerres qui ravagent le « tiers-monde » aujourd'hui sont une consé­quence directe de cette limite atteinte par le « développement » capitaliste. En conséquence, il ne peut pas être ques­tion aujourd'hui d'utiliser les vestiges de la communauté archaïque comme tremplin pour la production commu­niste, parce que le capitalisme les a effectivement détruit sans rien mettre d'autre à la place. Et il n'y a pas de nou­veau sujet révolutionnaire attendant d'être découvert parmi les paysans ou parmi les restes tragiques de peuples primitifs. L'implacable « progrès » de la décadence, au cours de ce siècle, a au moins rendu plus évident que, non seu­lement la classe ouvrière est le seul sujet révolutionnaire, mais encore que la classe ouvrière des nations capitalistes les plus développées est la clef de la ré­volution pour le monde entier.

CDW.
 

Le prochain article de cette série exami­nera de plus près la façon dont les fon­dateurs du marxisme ont traité la ques­tion de la «femme ».



[1] [92] Ancient society, or Researches in the line of Human Progress from Savagery. through Barbarism to Civilisation. H-L. Morgan. London 1877.

[2] [93] Raya Dunayevskaya était une dirigeante de la tendance Johnson-Forest qui a rompu avec le trotskysme après la deuxième guerre mondiale sur la question du capitalisme d'Etat et de la défense de l'URSS Mais c'était une rupture très partielle qui a conduit Dunayevskaya dans l'impasse du groupe News and Letters. groupe qui a amalgamé de l'hégelianisme, du conseillisme, du féminisme et le vieux gauchisme ordinaire, en un mélange aboutis­sant à un étrange culte de la personnalité autour des innovations « philosophiques » de Raya. Elle a écrit sur les Cahiers ethnologiques dans son livre RosaLuxemburg, la libération de la femme et la philo­sophie de la révolution de Marx (New-Jersey, 1981), où elle cherchait à récupérer à la fois Luxemburg et les Cahiers ethnologiques derrière l'Idée de la Libération de la Femme. Rosemont, dont l'article Karl Marx et les iroquois' contient un tas d'éléments intéressants, est un dirigeant du Groupe Surréaliste Américain, qui a dé­fendu certaines positions prolétariennes mais qui, de par sa nature même, a été incapable de faire une cri­tique claire du gauchisme et, encore moins, de l'esprit de rébellion petit-bourgeois duquel il a émergé au début des années 70.

[3] [94] Les Cahiers ethnologiques de Karl Marx, édités par Lawrence Krader aux Pays-Bas en 1974, p. 128.

[4] [95] Ibid p. 150.

[5] [96] Rosement,   « Karl Marx  et   les  Iroquois »   in Arsenal. Surrealist Subversion, n° 4, 1989.

[6] [97] Cahiers, p. 115.

[7] [98] « Brouillons de réponse » à Vera Zassoulitch. in Théodore Shanin. Marx de la maturité et le chemin de la Russie : Marx et la périphérie du capita­lisme. New-York 1983. p. 107 et suivantes.

[8] [99] Ibid p.107.

[9] [100] Chapitre 27.

[10] [101] Voir notre brochure sur La Gauche Communiste d'Italie.

[11] [102] Marx de la maturité et le chemin de la Russie, pp. 24-25.

[12] [103] Rosemont. Karl Marx et les Iroquois.

[13] [104] Ibid.

[14] [105] Karl Marx et le chemin de la Russie, p. 103.

[15] [106] Lettre à  l'éditeur de Otechesvenneye  Zapiski, 1878.

[16] [107] D'après un autre gauchiste académiste cité dans le livre de Shanin. Haruki Wada. Marx et Engels au­raient même soutenu la perspective d'une sorte de développement socialiste « séparé » en Russie, basé sur la commune paysanne et plus ou moins indépen­dant de la révolution ouvrière européenne. Il prétend que la formulation du Manifeste n'est pas défendue dans les brouillons pour Zassoulitch et que ces derniers correspondent plus au point de vue particu­lier de Engels qu'à celui de Marx. L'indigence de l'argumentation de Wada sur le sujet est déjà expo­sée dans un autre article du livre - « Marx de la maturité, continuité, contradiction et enseigne­ments », par Derek Sayer et Philip Corrigan. En tout cas comme nous t'avons montré dans notre article de la Revue Internationale n° 72 (« 1848 : Le communisme comme programme politique ») l'idée du socialisme dans un seul pays, même quand il est basé sur une révolution prolétarienne, est complète­ment étranger à la fois à Marx et à Engels.

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [108]

Questions théoriques: 

  • Communisme [109]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [110]

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