Après le Kosovo, le Timor
oriental ; après le Timor, la Tchétchénie. Le sang d'un massacre n'est pas
encore séché qu'il coule de nouveau à flots en un autre lieu de la planète. En
même temps, le continent africain n'en finit pas d'agoniser : aux guerres
endémiques qui saignent jour après jour l'Erythrée, le Soudan, la Somalie, le
Sierra Leone, le Congo, et bien d'autres pays encore, sont venus s'ajouter
récemment de nouveaux massacres au Burundi et un affrontement entre les deux
“amis” Rwandais et Ougandais, alors que la guerre reprend de plus belle en
Angola. Nous sommes vraiment loin des prophéties du président américain Bush,
il y a exactement dix ans, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, annonçant
“un nouvel ordre mondial fait de paix et de prospérité”. La seule paix qui a
fait des progrès, au cours de la dernière décennie, c'est la paix des
cimetières.
En fait, jour après jour, se confirme la réalité de l'enfoncement de la société capitaliste dans le chaos et la décomposition.
Les massacres (des milliers de morts) et les destructions (dans certaines agglomérations, il y a entre 80 et 90% de maisons brûlées) qui viennent de ravager le Timor oriental ne sont pas chose nouvelle dans ce pays. Une semaine après que le Portugal lui ait donné son indépendance en mai 1975, les troupes indonésiennes l'avaient envahi pour en faire, un an plus tard, la 27ème province de l'Indonésie. Les massacres et les famines avaient fait à cette occasion entre 200 000 et 300 000 morts dans une population qui comprenait moins d'un million de personnes. Cependant, il ne faudrait pas considérer ce qui vient de se passer au Timor oriental comme un pâle “remake” des événements de 1975. A cette époque, il y avait déjà de nombreux conflits qui étaient souvent meurtriers (la guerre du Vietnam ne prend fin qu'en 1975). Mais l'extermination systématique de populations civiles sur la base de leur appartenance ethnique faisait encore figure d'exception alors qu'elle est devenue aujourd'hui la règle. Les massacres de Tutsis en 1994 au Rwanda ne sont pas une particularité “africaine” liée au sous-développement de ce continent. La même tragédie s'est produite il y a quelques mois au cœur de l'Europe, au Kosovo. Et si, aujourd'hui, on assiste au Timor à une répétition de tels actes barbares, c'est bien comme une manifestation de la barbarie présente du capitalisme, du chaos dans lequel s'enfonce ce système, qu'il faut les considérer et non comme un problème spécifique de ce pays lié à une décolonisation ratée il y a 25 ans.
Le fait que la période actuelle se distingue nettement de celle d'avant l'effondrement du bloc de l'Est s'illustre parfaitement dans la nouvelle guerre qui ravage aujourd'hui la Tchétchénie. Il y a dix ans, l'URSS avait perdu en quelques semaines son bloc impérialiste qu'elle avait dominé d'une poigne de fer pendant quatre décennies. Mais comme cet effondrement du bloc découlait en premier lieu d'une crise économique et politique catastrophique de sa puissance dominante, crise qui avait conduit celle-ci à une totale paralysie, il portait en lui l'explosion de l'URSS elle-même : les républiques baltes, caucasiennes, d'Asie centrale et même d'Europe de l'Est (Ukraine, Biélorussie) ont voulu imiter l'exemple de la Pologne, de la Hongrie, de l'Allemagne de l'Est, de la Tchécoslovaquie, etc. En 1992, la messe était dite et la Fédération de Russie se retrouvait seule. Mais cette dernière, elle-même comportant de multiple nationalités, commençait à être victime du même processus de désagrégation concrétisé par la guerre de Tchétchénie entre 1994 et 1996. Cette guerre, après avoir fait plus de 100 000 morts des deux côtés et avoir détruit les principales villes du pays, s'était soldée par une défaite russe et l'indépendance de fait de la Tchétchénie.
L'entrée au Daghestan, au mois d'août, des troupes islamistes du tchétchène Chamil Bassaïev et de son compère, le jordanien Khattab, ont constitué le point de départ d'une nouvelle guerre en Tchétchénie. Cette nouvelle guerre est un concentré des manifestations de la décomposition qui affecte l'ensemble du capitalisme[1] [1].
D'une part, elle est une retombée de l'effondrement de l'URSS qui a constitué, jusqu'à présent, la manifestation la plus importante de la phase de décomposition dans laquelle s'enfonce la société bourgeoise. D'autre part, elle met en jeu la montée de l'intégrisme islamique qui révèle elle aussi, dans toute une série de pays (Iran, Afghanistan, Algérie, etc.), la décomposition du système et dont la contrepartie, dans les pays avancés, peut être trouvée dans la montée de la violence urbaine, de la drogue et des sectes.
Par ailleurs, s'il est vrai, comme l'affirment de nombreuses sources (et c'est tout à fait vraisemblable), que Bassaïev et sa clique sont financés par le milliardaire mafieux Berezovski, l'éminence grise de Eltsine, ou bien que les explosions de Moscou du mois de septembre sont le fait des services secrets russes, nous aurions là d'autres manifestations de la décomposition du capitalisme qui sont loin de s'arrêter à la seule Russie : l'utilisation de plus en plus fréquente du terrorisme par les Etats bourgeois eux-mêmes (et pas seulement par des petits groupes incontrôlés), la montée de la corruption en leur sein. En tout état de cause, même si les “services” russes ne sont pas derrière les attentats, ces derniers ont été utilisés par les autorités pour créer un puissant sentiment xénophobe en Russie justifiant cette nouvelle guerre contre la Tchétchénie. Cette guerre est voulue par l'ensemble des secteurs politiques russes (à l'exception de Lebed, signataire des accords de Kassaviourt en août 1996 avec la Tchétchénie), depuis les staliniens de Ziouganov jusqu'aux “démocrates” du maire de Moscou, Loujkov. Et justement, que l'ensemble de l'appareil politique de Russie, malgré le fait que sa majorité dénonce la corruption et l'impéritie de la clique d'Eltsine, soutienne sa fuite en avant dans une aventure qui ne pourra qu'aggraver la catastrophe économique et politique dans laquelle s'enfonce ce pays en dit long sur le chaos croissant qui le gagne.
Il y a quelques mois, l'offensive militaire des armées de l'OTAN en Yougoslavie avait été couverte de la feuille de vigne de “l'ingérence humanitaire”. Il avait fallu un mitraillage intensif d'images de la détresse des réfugiés kosovars et des charniers découverts après le retrait des troupes serbes du Kosovo pour faire oublier aux populations des pays de l'OTAN le fait que cette intervention militaire avait eu comme première conséquence de déchaîner “l'épuration ethnique” des milices de Milosevic contre les albanais de cette province.
Aujourd'hui, avec le Timor oriental, l'hypocrisie bat de nouveaux records. Lorsque, en 1975-76, cette région avait été annexée par l'Indonésie de Suharto, une annexion qui avait provoqué la mort de près d'un tiers de sa population, les médias, et encore moins les gouvernements occidentaux, ne s'étaient guère préoccupés de cette tragédie. Même si l'assemblée générale de l'ONU n'avait pas reconnu l'annexion, les grands pays occidentaux avaient apporté un soutien sans faille à Suharto en qui ils voyaient le garant de l'ordre occidental dans cette partie du monde[2] [2]. Les Etats-Unis, notamment avec leurs livraisons d'armes et l'entraînement des troupes de choc indonésiennes (les mêmes qui ont organisé les milices anti-indépendantistes recrutées parmi les voyous timorais), s'étaient évidemment distingués dans ce soutien au bourreau du Timor. Mais ils n'avaient pas été les seuls puisque la France et la Grande-Bretagne avaient poursuivi leurs livraisons d'armes à Suharto (le “Secret Action Service” de ce dernier pays ayant par ailleurs entraîné aussi les troupes d'élite indonésiennes). Quant au pays qui est présenté aujourd'hui comme le “sauveur” des populations est-timoraises, l'Australie, il fut le seul à reconnaître l'annexion du Timor oriental (dont il fut récompensé en 1981 par une participation à l'exploitation des gisements de pétrole au large du Timor). Récemment encore, en 1995, ce pays a signé avec l'Indonésie un traité de coopération militaire visant notamment le “terrorisme” -parmi lequel il fallait évidemment compter la guérilla indépendantiste du Timor oriental.
Aujourd'hui, tous les médias sont mobilisés pour montrer la barbarie dont ont été victimes les populations de ce pays après qu'elles aient voté massivement pour l'indépendance. Et cette mobilisation médiatique est évidemment venue soutenir l'intervention des forces sous commandement australien mandatées par l'ONU. Comme au Kosovo, les campagnes sur les “droits de l'homme” ont précédé une intervention armée. Une nouvelle fois, les organisations humanitaires (les multitudes d'ONG) sont arrivées dans les valises des militaires, permettant d'avaliser le mensonge que l'ingérence armée n'a pas d'autre objectif que celui de défendre des vies humaines (et sûrement pas de défendre des intérêts impérialistes).
Cependant, si le massacre des Albanais du Kosovo était parfaitement prévisible (et en fait il a été voulu par les dirigeants de l'OTAN pour justifier à posteriori l'intervention), celui des habitants du Timor oriental était non seulement prévisible mais ouvertement annoncé par ses protagonistes, les milices anti-indépendantistes. Malgré toutes les mises en garde, l'ONU a patronné sans sourciller la préparation du référendum du 30 août, livrant les est-timorais au massacre annoncé.
Quand on a demandé aux responsables de l'ONU pourquoi ils avaient été d'une telle imprévoyance, un de ses diplomates a répondu calmement que : “l'ONU n'est que la somme de ses membres”[3] [3]. Et effectivement, pour le principal pays de l'ONU, les Etats-Unis, le discrédit qui a frappé cette organisation n'était pas une mauvaise chose. C'était un moyen de remettre les pendules à l'heure après la conclusion de la guerre du Kosovo où une opération débutée sous l'égide américaine, avec les bombardements de l'OTAN, s'est achevée par un retour en force de l'ONU dont le contrôle échappe de plus en plus aux Etats-Unis du fait du poids qu'y exercent nombre de pays qui s'opposent à la tutelle US, notamment de la France.
La position des Etats-Unis avait d'ailleurs été clairement affichée à plusieurs reprises par ses principaux responsables :
“Il n'est pas question d'envoyer des troupes de l'ONU à court terme, les indonésiens doivent eux-mêmes reprendre le contrôle des différentes factions qui existent au sein de la population.” (Peter Burleigh, ambassadeur adjoint américain aux Nations Unies)[4] [4]. Voilà qui était bien dit lorsqu'il était plus qu'évident que la “faction” anti-indépendantiste était à la botte de l'armée indonésienne. “Ce n'est pas parce que nous avons bombardé Belgrade que nous allons bombarder Dili” (Samuel Berger, chef du Conseil national de sécurité à la Maison Blanche). “Le Timor oriental n'est pas le Kosovo” (James Rubin, porte parole du Département d'Etat )[5] [5].
Ce sont des propos qui ont au moins le mérite de mettre en évidence l'hypocrisie et le double langage de Clinton quelques mois auparavant, juste à la fin de la guerre du Kosovo, quand il claironnait : “Que vous viviez en Afrique, en Europe centrale ou n'importe où ailleurs, si quelqu'un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l'en empêcherons.”[6] [6]
En fait, la position de “non intervention” des Etats-Unis ne s'explique pas seulement par la volonté de rabattre le caquet de l'ONU. Plus fondamentalement, outre le fait que la première puissance mondiale ne tenait pas à “heurter la sensibilité” de son fidèle allié de Djakarta (avec qui elle avait encore fait le 25 août des manœuvres conjointes autour du thème “les activités de secours et humanitaires en situation de désastre” !), il s'agissait de lui apporter son plein soutien dans l'opération de police que représentaient pour l'Etat indonésien les massacres perpétrés par les milices. En fait, pour l'armée indonésienne (qui détient l'essentiel du pouvoir), même si elle savait qu'elle ne pourrait pas garder indéfiniment le contrôle du Timor oriental (et c'est pour cela qu'elle a consenti à l'intervention des troupes mandatées par l'ONU), les massacres qu'elle a orchestrés au lendemain du référendum avaient pour objectif de donner un avertissement à tous ceux qui, dans l'immense archipel indonésien, auraient d'autres velléités indépendantistes. Les populations de Sumatra du Nord, des Célèbes ou des Moluques qui se laissent tenter par les sirènes de divers mouvements nationalistes devaient être averties. Et cet objectif de la bourgeoisie indonésienne est parfaitement partagé par les bourgeoisies des autres Etats de la région (Thaïlande, Birmanie, Malaisie) eux mêmes confrontés à des problèmes de minorités ethniques. Il est également pleinement partagé par la bourgeoisie américaine qui s'inquiète de la déstabilisation de cette région du monde qui viendrait s'ajouter à celle de toute une série d'autres régions.
Dans l'opération de “retour à l'ordre” du Timor oriental, opération qui ne pouvait pas ne pas avoir lieu, sous peine de discréditer l'idéologie “humanitaire” déversée à flots au cours des dernières années, les Etats-Unis ont délégué le travail à l'Australie, ce qui présentait pour eux l'avantage de ne pas se compromettre directement auprès de Djakarta tout en poussant en avant leur plus fidèle et solide allié dans cette région. C'est réciproquement une bonne occasion pour l'Australie de concrétiser ses projets de renforcement de ses positions impérialistes dans la région (même au prix d'une brouille temporaire avec l'Indonésie). Pour la première puissance mondiale, il est en effet fondamental de maintenir une forte présence, par alliés interposés, dans cette partie du monde car elle sait que le développement général des tensions impérialistes contenues dans la situation historique actuelle porte avec lui la menace d'une avancée de l'influence des autres deux grandes puissances qui peuvent prétendre jouer un rôle dans la région, le Japon et la Chine.
C'est le même type de préoccupations géostratégiques qui permet d'expliquer l'attitude présente des Etats-Unis et des autres puissances face à la guerre en Tchétchénie. Dans cette région, les civils sont écrasés jour après jour par les bombardements de l'aviation russe. C'est par centaines de milliers qu'on compte les réfugiés et, à l'approche de l'hiver, ce sont des dizaines de milliers de familles qui ont perdu leur maison. Face à ce nouveau “désastre humanitaire” qui dure depuis des semaines, les dirigeants occidentaux font entendre leur voix. Clinton se déclare “inquiet” de la situation en Tchétchénie et Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale française, affirme tout net qu'il faut s'opposer à toutes les velléités de sécession au sein de la Fédération de Russie.
Bien que les médias continuent de faire vibrer la fibre humanitaire, il existe un consensus, y compris entre des pays qui s'affrontent souvent par ailleurs (tels la France et les Etats-Unis), pour ne pas créer la moindre difficulté à la Russie et la laisser poursuivre les massacres. En fait, tous les secteurs de la bourgeoisie occidentale sont intéressés à éviter une nouvelle aggravation du chaos dans lequel s'enfonce le pays le plus étendu du monde, à cheval sur deux continents, par ailleurs encore détenteur de milliers d'armes atomiques.
Aux deux extrêmes de l'immense continent asiatique, le plus peuplé de la planète, la bourgeoisie mondiale est confrontée aux menaces croissantes de chaos. Ce continent avait déjà subi, durant l'été 1997, les attaques brutales de la crise contribuant à déstabiliser la situation politique de certains pays, comme on l'a vu particulièrement en Indonésie (qui sans faire partie de l'Asie proprement dite, est toute proche de ce continent). En même temps, les facteurs de chaos se sont accumulés, notamment avec la radicalisation de conflits traditionnels comme celui entre l'Inde et le Pakistan, au début de l'été 1999. Le risque qui pèse à terme sur l'ensemble du continent asiatique, c'est celui d'une explosion des antagonismes comme ceux qui affectent aujourd'hui le Caucase, le développement d'une situation similaire à celle du continent africain, mais avec des conséquences évidemment bien plus catastrophiques encore pour l'ensemble de la planète.
oOo
Le chaos qui s'étend de plus en plus dans le monde constitue évidemment une réelle préoccupation pour tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale, notamment pour les dirigeants des grandes puissances. Mais cette préoccupation est impuissante. La volonté de garantir un minimum de stabilité se heurte en permanence aux intérêts contradictoires des différents secteurs nationaux de la classe dominante. Il en résulte que les pays avancés, les “grandes démocraties”, se comportent la plupart du temps en pompiers pyromanes, intervenant pour “stabiliser” une situation qu'ils ont grandement contribué à rendre chaotique (comme on l'a vu notamment dans l'ex Yougoslavie, et aujourd'hui au Timor).
Mais ce chaos qui se généralise dans l'arène impérialiste n'est lui-même qu'une expression de la décomposition générale de la société bourgeoise. Une décomposition qui résulte de l'incapacité de la part de la classe dominante de donner la moindre réponse, y compris celle qu'elle avait donnée en 1914 et en 1939, la guerre mondiale, à la crise insoluble de son économie. Une décomposition qui se manifeste par un véritable pourrissement sur pied de l'ensemble de la société. Un décomposition qui n'est pas réservée aux pays arriérés mais qui affecte aussi les grandes métropoles bourgeoises et dont le terrible accident ferroviaire du 5 octobre à Londres, capitale de la plus ancienne puissance capitaliste du monde (et non d'un quelconque pays du tiers monde), tout comme l'accident nucléaire du 30 septembre à Tokaimura au Japon, le pays de la “Qualité” et du “Zéro défaut”, constituent des manifestations au quotidien. Une décomposition qui ne pourra prendre fin qu'avec le capitalisme lui-même, lorsque le prolétariat renversera ce système qui est devenu aujourd'hui synonyme de chaos et de barbarie.
[1] [7] Pour une analyse de la décomposition du capitalisme, voir notamment “La décomposition du capitalisme” (Revue internationale n° 57) et “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme” (Revue internationale n° 62)
[2] [8] Le coup d'Etat de Suharto, en 1965, contre Soekarno jugé trop proche des pays “socialistes”, avait été réalisé grâce au soutien américain. Les autorités américaines avaient d'ailleurs particulièrement apprécié que leur aide à l'armée indonésienne l'ait “encouragé à agir contre le Parti communiste quand l'occasion s'était présentée” (suivant les termes de Mac Namara, chef du Pentagone à l'époque).
[3] [9] Le Monde du 16 septembre.
[4] [10] Libération du 5 septembre.
[5] [11] Le Monde du 14 septembre.
[6] [12] Le Monde du 16 septembre.
Il règne en cette fin d'année 1999 une sorte d'euphorie sur la “croissance économique”. En 1998, l'effondrement des “tigres” et des“dragons” du sud-est asiatique, celui du Brésil, du Venezuela et de la Russie avaient provoqué la crainte d'une récession et même d'une “dépression”, une peur qui semblerait aujourd'hui “injustifiée” selon les dires des grands medias bourgeois. Le millénaire semble se terminer sur une note optimiste qui vient alimenter la propagande à destination des grandes masses ouvrières : l'éloge du capitalisme, “le seul système économique viable”, toujours capable de faire face à ses crises. Bref le message est en substance : “le capitalisme se porte bien”.
Alors qu'au début 1999, certaines prévisions montraient la perspective d'une “récession” dans les pays développés, les résultats d'aujourd'hui affichent des “taux de croissance” non négligeables accompagnés d'un “recul du chômage”, selon les chiffres officiels bien sûr. Nous avions nous-mêmes écrit : “La plongée dans une récession ouverte qui sera encore plus profonde que les précédentes -certains parlent même de «dépression»- est en train de faire taire les discours sur une croissance économique durable promise par les «experts».” (Revue internationale n°96), ou encore : “Bien que les pays centraux du capitalisme aient échappé à ce sort jusqu'à présent [la banqueroute en Asie du sud est], ils sont en train de faire face à leur pire récession depuis la guerre -au Japon c’est déjà commencé.” (“Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n°97)
C'est un nouveau tour de passe-passe, un gros mensonge qu'on nous ressert sur l'état de l'économie mondiale. Au niveau de certains chiffres officiels, on assiste effectivement à un ralentissement moins fort que prévu de l'économie mondiale, notamment aux Etats-Unis, phénomène faussement qualifié de “boom” par les plumitifs de service. Mais en effet la durée de la croissance sans récession, même très faible, depuis 7 ou 8 ans, comme cela ne s'était pas vu depuis la 2e guerre mondiale, est le signe d'une certaine “prospérité”. Cependant ces chiffres sont trompeurs.
D'abord la bourgeoisie dispose d'artifices, par ses manipulations financières et monétaires, qui permettent de masquer le ralentissement de la croissance de la production réelle. Et s'il est de bon ton de proclamer la “poursuite de la croissance ininterrompue” et de vanter la bonne santé de l'économie dans les messages qui s'adressent à la population et en particulier à la classe ouvrière, dans les cercles plus restreints de la bourgeoisie qui a besoin d'une connaissance concrète et non mystifiée de l'état de l'économie, les discours sont déjà beaucoup plus nuancés. Quelques exemples valent la peine d'être cités. “Dans les scénarios de référence plus optimistes, la croissance prévue dans le monde est réduite de 50 % par rapport à la projection d'il y a un an, mais elle se maintient à 2 % environ en 1999 comme en 1998. Dans les variantes basses, elle disparaît pratiquement. La menace d'une récession globale nous paraît donc réelle en 2000. (...) Le boom américain face à la dépression des anciens dragons : incroyable renversement ! Mais il faut être lucide : c'est le regonflement de la bulle à Wall Street qui a permis de sauver l'expansion aux Etats-Unis, et donc ailleurs dans le monde. La "bulle Greenspan", diront les historiens. Pour les uns, le président de la Réserve fédérale est un magicien. Pour d'autres -c'est notre cas (le lecteur le sait bien)-, c'est un apprenti sorcier, car la correction sera à la mesure des excès commis. Elle est en bonne place dans les scénarios «pessimistes» des experts : 13 % de baisse à Wall Street pour le FMI, -30 % selon l'OCDE... Pourquoi ? Mais parce que l'ascension de la Bourse n'est en rien justifiée par la tendance de l'économie réelle, qui est déclinante.” (L'Expansion, octobre 1999) Ou encore : “Les mesures de stimulation de la Réserve Fédérale l'automne dernier ont semblé avoir écarté une catastrophe immédiate. Certains économistes et politiciens craignent que l'allègement de la politique monétaire ait accru significativement l'énorme déséquilibre qui domine maintenant l'économie américaine. (...) Le tableau pessimiste est qu'il est trop tard pour empêcher que le déséquilibre n'aboutisse à une débâcle complète. (...) L'inflation va reprendre de façon accélérée et la Bourse va s'effondrer. Cela va provoquer un nouvelle phase d'instabilité financière globale, endommager de façon significative la demande intérieure américaine, et peut-être même précipiter la récession mondiale contre laquelle le G7 a si durement travaillé pour l'éviter il y a un an.” (Financiel Times, FT, octobre 1999)
Peut-être avons-nous suivi à tort, il y a un an, le pronostic de la “récession” de l'économie, cela n'empêche que, concernant l'aggravation considérable de la crise, nous persistons et signons. Les experts de la bourgeoisie eux-mêmes sont bien obligés de le constater à leur manière : il n'existe aucune perspective d'amélioration durable de la situation économique. Au contraire, tout concourt à d'autres secousses dont, comme toujours, le prolétariat fera les frais.
Ensuite la récession n'est qu'une manifestation particulière de la crise capitaliste, elle est loin d'être la seule. Nous avions déjà mis en évidence l'erreur de ne prendre en compte que les indicateurs de “croissance” fournis par la bourgeoisie, qui se basent sur “l'accroissement des chiffres bruts de la production sans se préoccuper de quoi est faite cette production ni qui va la payer.” (Revue internationale n°59, 4e trim. 1989) Nous signalions à l'époque tous les autres éléments significatifs qui permettent de mesurer la réelle gravité de la crise : “l'accroissement vertigineux de l'endettement des pays sous-développés (...), la progression continue des dépenses d'armement (...), l'accélération du processus de désertification industrielle (...), l'énorme aggravation du chômage (...), une nouvelle aggravation des calamités qui frappent les pays sous-développés (...)” (Ibid.) Aujourd'hui ces éléments sont non seulement toujours présents, mais ils se sont aggravés. Et les facteurs comme l'endettement (de même d'ailleurs que les “calamités” en matière de sécurité ou de santé !) touchent désormais non seulement les pays de la périphérie mais aussi ceux du coeur du capitalisme industrialisé.
Le déficit commercial des Etats-Unis estimé officiellement à 40 milliards de dollars bat tous les records. Le “déficit budgétaire atteint plus de 300 milliards de dollars cette année, 3 % du Produit Intérieur Brut” (FT, Ibid.) La consommation interne qui se développe et constitue le facteur le plus “spectaculaire” de la “croissance” n'est pas basée sur une augmentation des salaires car, malgré les beaux discours, la tendance de ces dernières années a été à une baisse des salaires[1] [15]. Elle est surtout liée à des revenus d'actions boursières, dont la distribution s'est “démocratisée” (même si c'est surtout pour les cadres des entreprises auxquels sont distribuées des “Stock Options”). Et ces revenus ont été conséquents puisque liés aux “records” permanents de la Bourse de Wall Street. Cet accroissement de la consommation est donc particulièrement volatile car, au moindre retournement de tendance de la Bourse, ce sera une catastrophe pour nombre de travailleurs dont une bonne part des revenus ou retraites est placée sous forme d'actions. Le “taux de croissance” cache cette fragilité, tout comme il masque une nouvelle aberration historique du point de vue économique, le fait qu'aujourd'hui l'épargne est devenue négative aux Etats-Unis, c'est-à-dire que les ménages américains ont globalement plus de dettes que d'économies ! Ce que constatent les “spécialistes” : “(...) L'industrie américaine est en fait au bord de la récession. Cela est incompatible avec la hauteur des cours des actions à Wall Street, dont la valorisation est à un pic depuis 1926 ; les profits anticipés sont les plus élevés depuis la guerre. Tout cela est intenable, bien qu'essentiel au maintien de la confiance des ménages et à la diffusion de l'effet de richesse qui les incite à consommer toujours plus à crédit. Leur taux d'épargne est devenu négatif, phénomène jamais vu depuis la Grande Dépression. Comment l'atterrissage (inévitable) pourrait-il s'effectuer en douceur ?” (L'Expansion, Ibid.)
L'indicateur officiel de la manifestation ouverte de la crise, le ralentissement de la production, a une nouvelle fois été caché, la récession a été repoussée avec les mêmes palliatifs : l'endettement, la fuite en avant dans le crédit et la spéculation (les achats d'actions en l'occurrence). Pour la première fois le volume d'endettement aux Etats-Unis est supérieur à celui de l'épargne. Et un autre symbole de cette fuite en avant qui n'a plus aucun lien avec une production réelle de richesses, c'est que les plus fortes valeurs en bourse, ces derniers mois, ont été celles des sociétés qui fournissent des accès à Internet, en gros des vendeurs de vent ! La situation de l'économie mondiale est donc toujours plus fragile et porteuse de prochaines “purges” qui laisseront à nouveau sur le carreau des masses de prolétaires.
Enfin, dans la mesure où la “récession”, c'est-à-dire un “taux de croissance” négatif, constitue pour la bourgeoisie le symbole de la crise de son système, elle est un facteur de destabilisation et même parfois de panique dans les sphères capitalistes, ce qui contribue à amplifier encore le phénomène. C'est une des raisons qui explique que la bourgeoisie fait tout son possible pour éviter une telle situation.
Une autre raison, peut-être plus importante encore, est la nécessité de masquer la faillite de son système aux yeux de la classe ouvrière ; comme le disent les spécialistes, c'est “essentiel au maintien de la confiance des ménages et à la diffusion de l'effet de richesse qui les incite à consommer toujours plus à crédit.” Le “taux de croissance” qui s'effondre et c'est toute la propagande sur la validité du système capitaliste qui en est affectée; c'est aussi un encouragement à la lutte de classe et surtout à la réflexion, donc à la remise en question du système. C'est ce que la bourgeoisie craint par dessus tout.
D'ailleurs, pour les prolétaires jetés définitivement sur le pavé par millions, dans les pays dits “émergents” (comme ceux d'Asie du sud-est qui ne se remettront jamais de l'accélération de la crise de 1997-98) ou pour les immenses masses paupérisées des pays dits “en développement” de la périphérie du capitalisme (sur le continent africain, en Asie, en Amérique latine) mais également pour les laissés pour compte de la “croissance” de plus en plus nombreux dans les pays industrialisés, il n'est pas besoin de grandes démonstrations théoriques. Ils subissent déjà dans leurs conditions de vie au jour le jour la faillite d'un système de plus en plus incapable de leur fournir les moyens élémentaires de subsistance.
Certains y voient une sorte de fatalité “naturelle”, une loi selon laquelle seuls les forts sont appelés à survivre et à s'en sortir, la misère et en fin de compte la mort pour les “faibles” n'étant que la conséquence “normale” de cette “loi”. Evidemment, il n'en est rien. Aujourd'hui, et depuis les débuts du 20e siècle, le système capitaliste étouffe d'une crise de surproduction. La société dispose aujourd'hui potentiellement, et ce depuis le début du 20e siècle, de tous les moyens industriels et techniques pour faire vivre largement toute l'humanité. Ce qui plonge dans le chômage et la dégradation de leurs conditions de vie des millions de travailleurs des pays industrialisés, dans la misère et la barbarie par la multiplication de guerres “locales” des dizaines de millions d'êtres humains dans les pays de la périphérie du capitalisme, c'est la survivance de ce système capitaliste fondé sur la loi de l'accumulation du capital et du profit.
Le développement du capitalisme, même s'il se faisait déjà “dans la boue et le sang”, correspondait encore jusqu'au 19e siècle, en termes globaux, à une accroissement de la satisfaction des besoins humains. Entré, avec la 1re guerre mondiale, dans sa phase de décadence et de déclin historique, il a depuis entraîné le monde dans une spirale de crise-guerre-reconstruction, nouvelle crise plus profonde-nouvelle guerre plus meurtière, à nouveau crise économique ; cette dernière manifestation de la crise dure maintenant depuis plus de 30 ans[2] [16] et la menace de la destruction généralisée de la planète est bien réelle, même si elle ne revêt plus la forme du risque d'une 3e conflagration mondiale depuis la disparition des deux grands blocs impérialistes il y a près d'une décennie.
Ce déclin irréversible du système capitaliste ne signifie pas pour autant que la classe dominante aux commandes va se déclarer en faillite et mettre la clé sous la porte comme cela peut se passer au niveau d'une simple entreprise capitaliste. Toute l'histoire du 20e siècle l'a montré, en particulier à travers l'“issue” donnée par le capitalisme mondial à la grande crise de 1929 il y a 70 ans : la guerre mondiale. Les capitalistes sont prêts à s'entretuer et à entraîner toute l'humanité dans la destruction à travers leur lutte sans merci pour le partage du “gâteau” du marché mondial. Et depuis trente ans de crise économique ouverte, s'ils n'ont pas pu entraîner les grandes masses du prolétariat dans la guerre, ils n'ont pas cessé de tricher avec les lois mêmes du développement capitaliste pour le maintenir en survie et n'ont pas cessé de faire payer aux travailleurs, actifs et chômeurs le prix de l'agonie de leur système économique moribond.
Contre les attaques toujours plus fortes contre les conditions d'existence, comprendre la crise économique, son caractère irréversible, sa dynamique dans le sens d'une aggravation constante, est un facteur essentiel de la prise de conscience de l'impérieuse nécessité de la lutte de classe, non seulement pour se défendre contre le capitalisme mais aussi pour ouvrir la seule véritable perspective qui reste à l'humanité : celle de la révolution communiste, la vraie ! Pas le visage hideux du capitalisme d'Etat stalinien que la bourgeoisie a travesti en communisme.
Ce rapport a avant tout pour but de combattre les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur “la fin de la lutte des classes” et “la disparition de la classe ouvrière”, et de défendre que, malgré ses difficultés actuelles, le prolétariat n'a pas perdu son potentiel révolutionnaire. Dans les premières parties de ce rapport, non publiées ici pour des raisons de place, nous avons montré que le rejet par la bourgeoisie de ce potentiel se fonde sur une conception purement immédiatiste qui prend l'état de la lutte de classe à n'importe quel moment pour la vérité essentielle du prolétariat à tout moment. A cette démarche superficielle et empirique, nous opposons la méthode marxiste qui défend que “le prolétariat ne peut exister qu'en tant que force historique et mondiale, de même que le communisme, action du prolétariat, n'est concevable qu'en tant que réalité historique et mondiale.” (Marx, L'idéologie allemande) Ce rapport sur la lutte de classe se situe donc dans le contexte du mouvement historique de la classe, depuis sa première tentative (épique) pour renverser le capitalisme en 1917-23, puis durant les décennies de contre-révolution qui ont suivi. Nous ne publions ici que la partie du rapport qui se centre plus particulièrement sur l'évolution du mouvement depuis la reprise des combats de classe à la fin des années 1960. Certains passages traitant de situations récentes et à court terme ont aussi été coupés ou résumés.
(...) Et c’est là que réside toute la signification des événements de mai-juin 1968 en France : l’émergence d’une nouvelle génération d’ouvriers qui n'avait pas été écrasée ni démoralisée par les misères et les défaites des décennies précédentes, qui avait été habituée à un niveau de vie relativement élevé pendant les années du “boom” d’après la guerre et qui n’était pas prête à se soumettre aux exigences d’une économie nationale une nouvelle fois entraînée dans la crise. La grande grève générale de 10 millions d’ouvriers en France -allant de pair avec une énorme fermentation politique au sein de laquelle la notion de révolution, de transformation du monde, devenait à nouveau un sujet de discussion sérieux- a marqué la nouvelle entrée de la classe ouvrière sur la scène de l’histoire, la fin du cauchemar de la contre-révolution qui lui avait coupé le souffle depuis si longtemps. L’importance du “mai rampant” en Italie et de “l’automne chaud” l’année suivante réside dans le fait que ces événements ont apporté une preuve formelle de cette interprétation, principalement contre tous ceux qui tentaient de ne voir en mai-68 rien de plus qu’une révolte étudiante. L’explosion de la lutte au sein du prolétariat italien, qui est le plus avancé politiquement au monde, avec sa puissante dynamique antisyndicale, a clairement montré que mai 1968 n’était pas un éclair dans un ciel d'azur mais constituait bien l’ouverture de toute une période de luttes de classe se développant à une échelle internationale. Les mouvements massifs ultérieurs (Argentine 1969, Pologne 1970, Espagne et Angleterre 1972, etc.) en apportèrent une confirmation supplémentaire.
Les organisations révolutionnaires existantes n'ont pas toutes été capables de le voir : les plus anciennes, particulièrement dans le courant bordiguiste, atteintes d'une myopie croissante au cours des années, ont été incapables de voir le profond changement qui s’opérait dans le rapport de force global entre les classes ; mais celles qui sont parvenues à la fois à saisir la dynamique de ce nouveau mouvement et à réassimiler la “vieille” méthode de la gauche italienne qui constitua un pôle essentiel de clarté dans la pénombre de la contre-révolution, ont déclaré l’ouverture d’un nouveau cours historique, fondamentalement différent de celui qui avait prévalu à l'apogée de la contre-révolution, dominé par le cours vers la guerre. La réouverture de la crise économique mondiale allait certainement amener à une exacerbation des antagonismes impérialistes qui, s'ils suivaient leur dynamique propre, entraîneraient l’humanité vers une troisième et très probablement dernière guerre mondiale. Mais, parce que le prolétariat avait commencé à répondre à la crise sur son propre terrain de classe il agissait comme un obstacle fondamental à cette dynamique. Plus encore, en développant ses luttes de résistance, il se montrait capable de mettre en oeuvre sa propre dynamique vers un deuxième assaut révolutionnaire et mondial contre le système capitaliste.
La nature ouverte et massive de cette première vague de luttes, et le fait qu’elle avait à nouveau permis de faire parler de la révolution, a entraîné que beaucoup des éléments les plus impatients surgis avec ce mouvement ont fini par “prendre leurs désirs pour des réalités” et par penser que le monde était au bord d’une crise révolutionnaire dès le début des années 1970. Cette forme d’immédiatisme était fondée sur une incapacité à comprendre :
Ces facteurs apportaient la certitude que la période de lutte prolétarienne ouverte en 1968 ne peut être que longue. Contrastant avec la première vague révolutionnaire, qui était née en réponse à une guerre et s'était donc rapidement portée sur le plan politique -trop rapidement en quelque sorte, comme Luxemburg le nota par rapport à la révolution de novembre en Allemagne 1918-, les batailles révolutionnaires du futur ne peuvent être préparées que par toute une série de combats de défense économique qui -et c’est de toutes façons une caractéristique fondamentale de la lutte de classe en général- sont forcés de suivre un processus, difficile et inégal, fait d’avancées et de reculs.
La réponse de la bourgeoisie française à Mai 68 a donné le ton à la contre-offensive de la bourgeoisie mondiale : le piège électoral a été utilisé pour disperser la lutte de classe (après que les syndicats aient réussi à l'enfermer) ; on a agité au nez des ouvriers la promesse d’un gouvernement de gauche et l'aveuglante illusion que celui-ci résoudra tous les problèmes ayant motivé la vague de lutte et qu'il instituera un nouveau règne de prospérité et de justice, voire un petit peu de “contrôle ouvrier”. Les années 1970 pouvaient donc être caractérisées comme “années d'illusion” dans le sens où la bourgeoisie, confrontée à un développement relativement limité de la crise économique, était bien mieux placée pour vendre ces illusions à la classe ouvrière. Cette contre-offensive de la bourgeoisie a brisé l’élan de la première vague internationale de luttes.
L’incapacité de la bourgeoisie à tenir dans les faits la moindre de ses promesses signifiait que le resurgissement des luttes n’était qu’une question de temps. Les années 1978-80 ont connu une explosion d’importants mouvements de classe : Longwy-Denain en France, avec des efforts d’extension au delà du secteur de la sidérurgie et la confrontation à l’autorité syndicale ; la grève des dockers de Rotterdam, où a surgi un comité de grève autonome ; en Grande-Bretagne, “l’hiver du mécontentement” qui a vu une explosion simultanée de luttes dans de nombreux secteurs et la grève dans la sidérurgie en 1980 ; enfin, la Pologne 1980, point culminant de cette vague et en quelque sorte de toute la période de reprise.
A la fin de cette turbulente décennie, le CCI avait déjà annoncé que les années 1980 seraient des “années de vérité”. Par là nous n’entendions pas, comme c’est souvent mal interprété, que ce serait la décennie de la révolution mais une décennie au cours de laquelle les illusions des années 1970 seraient balayées par l’accélération brutale de la crise et par les attaques drastiques contre les conditions de vie de la classe ouvrière qui en résulteraient ; une décennie au cours de laquelle la bourgeoisie elle-même parlerait le langage de la vérité, celui qui promet “du sang, de la sueur et des larmes” ou comme celui de Thatcher affirmant avec arrogance : “Il n’y a pas d’alternative”. Ce changement de langage correspondait aussi à un changement dans la ligne politique de la classe dominante, avec la mise en place d'une droite dure au pouvoir menant les attaques nécessaires et une gauche faussement radicalisée dans l’opposition, chargée de saboter de l’intérieur et dévoyer la riposte des ouvriers. Enfin, les années 1980 seraient les années de vérité parce que l’alternative historique qui se posait à l’humanité -guerre mondiale ou révolution mondiale- non seulement deviendrait plus claire mais serait en un sens décidée par les événements de la décennie qui s'ouvrait. Et, effectivement, les événements inaugurant la décennie l'ont montré concrètement : d’un côté l’invasion russe en Afghanistan mettait cruellement en lumière la “réponse” de la bourgeoisie à la crise et ouvrait une période de tensions particulièrement aiguës entre les blocs (illustrée par les avertissements de Reagan contre l’Empire du Mal et par les budgets militaires gigantesques alloués à des programmes tel que le projet “Guerre des étoiles”), d'un autre côté la grève de masse en Pologne faisait clairement entrevoir la réponse prolétarienne.
Le CCI a toujours reconnu l’importance cruciale de ce mouvement : “En effet, cette lutte a donné une réponse à toute une série de questions que les luttes précédentes avaient posée sans pouvoir y répondre ou le faire clairement :
Sur tous ces points, les combats de Pologne représentent un grand pas en avant de la lutte mondiale du prolétariat et c’est pour cela que ces combats sont les plus importants depuis plus d'un demi-siècle.” (Résolution sur la lutte de classe, 4e Congrès du CCI, 1981, publiée dans le Revue internationale n°26)
En somme, le mouvement polonais a montré comment le prolétariat pouvait se poser en force sociale unifiée capable non seulement de résister aux attaques du capital mais aussi de dresser la perspective du pouvoir ouvrier, un danger bien identifié par la bourgeoisie qui mit de côté ses rivalités impérialistes pour étouffer le mouvement, en particulier par la mise en place du syndicat Solidarnosc.
Ayant répondu à la question comment étendre et organiser la lutte dans le but de l’unifier, la grève de masse polonaise a posé une autre question : celle de la généralisation de la grève de masse au delà des frontières nationales comme condition préalable au développement d’une situation révolutionnaire. Mais comme notre résolution l’a dit à l'époque, cela ne pouvait être une perspective immédiate. La question de la généralisation avait été posée en Pologne mais c’était au prolétariat mondial, et particulièrement au prolétariat de l’Europe de l’ouest, qu'il revenait d’y répondre. En essayant de garder l’esprit clair sur la signification des événements en Pologne, nous devions combattre deux types de déviation : d’un côté, une sous-estimation sérieuse de l’importance de la lutte (par exemple, au sein de la section du CCI en Grande Bretagne, chez les partisans des comités de lutte syndicaux dans la grève de la sidérurgie britannique, qui considéraient le mouvement en Pologne comme moins important que ce qui s’était passé en Angleterre) et d’un autre côté, un dangereux immédiatisme qui exagérait le potentiel révolutionnaire à court terme de ce mouvement. Afin de combattre ces erreurs symétriques, nous avons été amenés à développer la critique de “la théorie du maillon faible” (mise en avant par Lénine, entre autres, reprise notamment par les groupes bordiguistes, et exploitée au profit de la bourgeoisie par les tiers-mondistes de tous bords).
L’élément central de cette critique est une reconnaissance du fait que la percée révolutionnaire requiert un prolétariat concentré et surtout politiquement expérimenté ou “cultivé”. Le prolétariat des pays de l’Est a un passé révolutionnaire glorieux mais qui a été complètement effacé par les horreurs du stalinisme, ce qui explique l’énorme fossé entre le niveau d’auto-organisation et d’extension du mouvement en Pologne et sa conscience politique (la prédominance de la religion et surtout de l’idéologie démocratique et syndicale). Le niveau politique du prolétariat en Europe de l’Ouest, qui a fait pendant des décennies l'expérience des “délices” de la démocratie, est considérablement plus élevé (un fait illustré entre autre, par la présence en Europe de la majorité des organisations révolutionnaires internationales). C’est en Europe de l’Ouest, d’abord et avant tout, que nous devons chercher la maturation des conditions pour le prochain mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière.
De même, la profonde contre-révolution qui a déferlé sur la classe ouvrière dans les années 1920 a désarmé le prolétariat dans son ensemble. On pourrait dire que le prolétariat d’aujourd’hui a un avantage sur la génération révolutionnaire de 1917 : aujourd’hui il n’y a pas de grandes organisations prolétariennes qui viennent juste de passer dans le camp de la classe dominante et qui soient de ce fait capables de continuer à susciter une forte loyauté de la part d'une classe qui n'a pas eu le temps d’assimiler les conséquences historiques de leur trahison. Cela avait constitué, avec la social-démocratie, une raison majeure de l’échec de la révolution allemande en 1918-19. Mais cette situation comporte une autre facette. La destruction systématique des traditions révolutionnaires du prolétariat, la méfiance qu'en a tiré le prolétariat envers toute organisation politique, son amnésie croissante envers sa propre histoire (un facteur qui s’est accéléré considérablement au cours de la dernière décennie en gros) constituent une grave faiblesse pour la classe ouvrière de toute la planète.
A tous points de vue, le prolétariat d’Europe de l’Ouest n’était pas prêt à relever le défi posé par la grève de masse en Pologne. La seconde vague de luttes avait été émoussée par la nouvelle stratégie de la bourgeoisie consistant à placer la gauche dans l’opposition; quant aux ouvriers polonais, ils se sont retrouvés isolés au moment même où ils avaient le plus besoin que la lutte éclate ailleurs. Cet isolement (imposé sciemment par la bourgeoisie mondiale) a ouvert les portes aux chars de Jaruzelski. La répression de 1981 en Pologne marqua la fin de la seconde vague de luttes.
Les événements historiques de cette ampleur ont des conséquences à long terme. La grève de masse en Pologne a apporté la preuve définitive que la lutte de classe est la seule force qui peut contraindre la bourgeoisie à mettre de côté ses rivalités impérialistes. En particulier, elle a montré que le bloc russe -historiquement condamné, par sa position de faiblesse, à être “l’agresseur” dans toute guerre- était incapable de répondre à la crise économique croissante par une politique d’expansion militaire. Il était clair que les ouvriers du bloc de l’Est (et, très probablement, de la Russie elle-même) ne pouvaient absolument pas être enrôlés comme chair à canon dans une quelconque guerre future pour la gloire du “socialisme”. Ainsi la grève de masse en Pologne a été un facteur important dans l’implosion ultérieure du bloc impérialiste russe.
Bien qu’incapable de poser la question de la généralisation, la classe ouvrière occidentale n'a pas battu en retraite longtemps. Avec une première série de grèves dans le secteur public en Belgique en 1983, elle s'est lancée dans une “troisième vague” de lutte très longue qui, bien que ne démarrant pas au niveau de la grève de masse, contenait une dynamique globale vers celle-ci.
Dans notre résolution de 1980 citée plus haut, nous comparions la situation actuelle de la classe à celle de 1917. Les conditions de la guerre mondiale faisaient que toute résistance de la classe était immédiatement amenée à se confronter directement et pleinement à l’Etat et de ce fait à poser la question de la révolution. En même temps, les conditions de la guerre contenaient de nombreux inconvénients (la capacité de la bourgeoisie à semer des divisions entre les ouvriers des pays “vainqueurs” et des pays “vaincus” ; à couper l’herbe sous les pieds de la révolution en arrêtant la guerre, etc.). Par contre, une crise économique longue et mondiale non seulement tend à uniformiser les conditions de l'ensemble de la classe mais donne aussi au prolétariat plus de temps pour développer ses forces, pour développer sa conscience de classe à travers toute une série de luttes partielles contre les attaques du capitalisme. La vague internationale des années 1980 avait clairement cette caractéristique ; si aucune des luttes n’a eu le caractère spectaculaire de 1968 en France ou 1980 en Pologne, elles ont néanmoins combiné leurs efforts pour apporter d’importantes clarifications sur le pourquoi et le comment lutter. Par exemple, l’appel très répandu à la solidarité au delà des limites sectorielles en Belgique en 1983 et en 1986, ou au Danemark en 1985, a montré concrètement comment le problème de l’extension pouvait être résolu ; les efforts des ouvriers pour prendre le contrôle de la lutte (les assemblées des cheminots en France en 1986, les assemblées des travailleurs de l’enseignement en Italie en 1987) ont montré comment s’organiser en dehors des syndicats. Il y a eu aussi des tentatives maladroites pour tirer des leçons des défaites comme en Grande-Bretagne par exemple, à la suite de la défaite des longues luttes combatives mais épuisantes et isolées qu'ont menées les mineurs et les imprimeurs au milieu des années 1980 ; des luttes de la fin de la décennie ont montré que les ouvriers ne voulaient pas être entraînés dans les mêmes pièges (les ouvriers de British Telecom qui se sont mis en grève et sont ensuite rapidement retournés au travail avant d'avoir été paralysés ; les luttes simultanées dans de nombreux secteurs pendant l’été 1988). En même temps l’apparition de comités de lutte ouvriers dans divers pays a apporté des réponses à la question de savoir comment les ouvriers les plus combatifs peuvent agir vis-à-vis de la lutte dans son ensemble. Tous ces ruisseaux, apparemment sans liens les uns avec les autres, avaient un point de convergence qui, s'il avait été atteint, aurait représenté un approfondissement qualitatif de la lutte de classe internationale.
Cependant, à un certain niveau, le facteur temps a commencé à moins jouer en faveur du prolétariat. Confrontée à l’approfondissement de la crise de tout un mode de production, d’une forme historique de civilisation, la lutte de classe, bien que continuant à avancer, n'a pas réussi à tenir le rythme de l’accélération générale de la situation, ne parvenant pas au niveau requis pour que le prolétariat s'affirme en tant que force révolutionnaire positive. Cependant cette lutte de la classe n'en continuait pas moins à bloquer la marche vers la guerre mondiale. Ainsi, pour la grande majorité de l’humanité et pour celle du prolétariat lui-même, la réalité de la troisième vague est restée plus ou moins dissimulée, certes du fait du black-out de la bourgeoisie, mais aussi par sa progression lente et non spectaculaire. La troisième vague était même “cachée” pour la majorité des organisations politiques du prolétariat qui tendaient à ne voir que ses expressions les plus ouvertes; et de plus, à ne les voir que comme des phénomènes séparés, sans connexions
Cette situation, dans laquelle, malgré une crise sans cesse plus profonde, la classe dominante n’était pas non plus capable d’imposer sa “solution”, a donné naissance au phénomène de décomposition, qui est devenu de plus en plus identifiable, au cours des années 1980, à plusieurs niveaux en lien les uns avec les autres : au niveau social (atomisation croissante, gangstérisme, consommation de drogues, etc.), idéologique (développement d’idéologies irrationnelles et fondamentalistes), écologique, etc. Etant le produit d'un blocage de la situation, un blocage qui est dû au fait qu'aucune des deux classes fondamentales de la société n'est arrivée à imposer sa “solution”, la décomposition agit à son tour pour miner la capacité du prolétariat à se forger lui-même en une force unifiée ; à la fin de la décennie, la décomposition a de plus en plus pris le devant de la scène, culminant dans les gigantesques événements de 1989 qui ont marqué l’ouverture définitive d’une nouvelle phase dans la longue chute du capitalisme en faillite, une phase durant laquelle tout l’édifice social a commencé à craquer, trembler et s’écrouler.
L’effondrement du bloc de l’Est s'est donc imposé à un prolétariat qui, quoique toujours combatif et développant lentement sa conscience de classe, n’avait pas encore atteint le niveau pour être capable de réagir sur son propre terrain de classe à un événement historique d'une telle importance.
L'effondrement du stalinisme et l'énorme campagne idéologique mensongère sur la “mort du communisme” que la bourgeoisie a développé à cette occasion ont donné un coup d'arrêt à la troisième vague et (sauf pour une très faible minorité politisée de la classe ouvrière) a eu un impact profondément négatif sur l’élément clé que représente la conscience de classe, en particulier au niveau de sa capacité à développer une perspective, à mettre en avant un but global à la lutte ce qui est plus vital que jamais à une époque où il peut de moins en moins y avoir de séparation entre les luttes défensives et le combat offensif et révolutionnaire du prolétariat.
L’effondrement du bloc de l’Est a porté un coup à la classe de deux façons :
La situation des chômeurs a mis clairement en lumière les problèmes qui se posaient maintenant à la classe. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, le CCI avait considéré les chômeurs comme une source potentielle de radicalisation pour l’ensemble du mouvement, ayant un rôle comparable à celui joué par les soldats durant la première vague révolutionnaire. Mais sous le poids de la décomposition, il s'est avéré qu'il était de plus en plus difficile pour les chômeurs de développer leurs propres formes collectives de lutte et d’organisation, étant eux-mêmes particulièrement vulnérables aux effets les plus destructeurs de celle-ci (atomisation, délinquance, etc.). Cela est vrai surtout pour les chômeurs de la jeune génération qui n’ont jamais fait l’expérience de la discipline collective et de la solidarité du travail. En même temps, ce poids négatif n’a pas été allégé par la tendance du capital à “désindustrialiser” ses secteurs “traditionnels” - les mines, les chantiers navals, la sidérurgie, etc. - où les ouvriers ont une longue expérience de la solidarité de classe. Au lieu d’être en mesure d’apporter leur force collective à leur classe, ces prolétaires ont eu tendance à se noyer dans une masse inerte. Les dégâts dans ce secteur ont eu bien sûr des effets sur la lutte des ouvriers ayant un emploi, dans le sens où cela a participé à la perte de sources importantes d'identité et d'expérience de classe.
Les dangers contenus dans la nouvelle période pour la classe ouvrière et l'avenir des ses luttes ne peuvent être sous-estimés. Si le combat de la classe ouvrière a clairement barré la voie à la guerre mondiale dans les années 1970 et 1980, il ne peut stopper ni ralentir le processus de décomposition. Pour engager une guerre mondiale, la bourgeoisie aurait dû infliger une série de défaites majeures aux bataillons centraux de la classe ouvrière. Aujourd’hui, le prolétariat est confronté à une menace à plus long terme mais non moins dangereuse d’une “mort à petit feu” où la classe ouvrière est toujours plus écrasée par ce processus de décomposition jusqu’à perdre sa capacité à s’affirmer en tant que classe, tandis que le capitalisme s’enfonce de catastrophe en catastrophe (guerres locales, catastrophes écologiques, famine, maladie, etc.). Cela peut aller jusqu’à ce que les prémisses même d’une société communiste aient été détruites pour des générations, sans parler de possibilité même de la destruction totale de l’humanité.
Pour nous, cependant, malgré les problèmes posés par la décomposition, malgré le reflux de la lutte de classe que nous avons vécu ces dernières années, la capacité du prolétariat à lutter, à réagir au déclin du système capitaliste, n’a pas disparu et le cours vers des affrontements massifs de classe reste ouvert. Pour montrer cela, il est nécessaire d’examiner à nouveau la dynamique générale de la lutte de classe depuis le début de la phase de décomposition.
Comme le CCI l’avait prévu à l'époque, au cours des deux ou trois années qui ont suivi l’effondrement du bloc de l’Est, le recul de la classe ouvrière a été très marqué, à la fois au niveau de sa conscience et de sa combativité. La classe ouvrière subissait pleinement la campagne sur la mort du “communisme”.
Au cours de l’année 1992, les effets de cette campagne ont commencé sinon à s’effacer tout au moins à diminuer et on a pu discerner les premiers signes d’un renouveau de la combativité, en particulier à travers les mobilisations des ouvriers italiens contre les mesures d’austérité du gouvernement D'Amato en septembre 1992. Ces mobilisations ont été suivies en octobre par les manifestations des mineurs contre la fermeture de mines en Angleterre. La fin de 1993 a vu de nouveaux mouvements en Italie, en Belgique, en Espagne et surtout en Allemagne avec des grèves et des manifestations dans de nombreux secteurs, notamment dans le bâtiment et l’automobile. Le CCI, dans un éditorial opportunément intitulé “La difficile reprise de la lutte de classe” (Revue internationale n°76), déclarait que “le calme social qui régnait depuis près de quatre ans est définitivement rompu”. Tout en saluant cette reprise de la combativité dans la classe, le CCI soulignait les difficultés et obstacles importants auxquels elle devait faire face : la force retrouvée des syndicats ; la capacité de la bourgeoisie à manoeuvrer contre elle, en particulier sa capacité à choisir le moment et les thèmes sur lesquels les mouvements les plus importants éclateraient ; la capacité de la classe dominante à utiliser pleinement le phénomène de décomposition pour renforcer l’atomisation de la classe (à ce moment là, il y avait une grande utilisation des scandales dont un exemple fut la campagne “mains propres” en Italie).
En décembre 1995, le CCI (et le milieu révolutionnaire en général) a subi une épreuve importante. Dans le sillage d'un conflit dans les chemins de fer et suite à une attaque très provocatrice contre la protection sociale de tous les ouvriers, tout se passait comme si la France était au bord d'un mouvement de classe majeur, avec des grèves et des assemblées générales dans de nombreux secteurs, avec des mots-d'ordre avancés par les syndicats et scandés par les ouvriers qui soulignaient que la seule façon d’avoir gain de cause sur ses revendications était de “lutter tous ensemble”. Un certain nombre de groupes révolutionnaires, d'habitude sceptiques sur la lutte de classe en général, se sont particulièrement enthousiasmés pour ce mouvement. Par contre, le CCI a mis en garde les ouvriers sur le fait que ce “mouvement” était avant tout le produit d’une gigantesque manoeuvre de la classe dominante, consciente du mécontentement grandissant au sein de la classe qui cherchait à déclencher préventivement l’explosion avant que la colère latente puisse s’exprimer dans une vraie lutte, avant qu'elle ne se transforme en une vraie volonté d’en découdre. En particulier, en présentant les syndicats comme les champions de la lutte, comme les meilleurs défenseurs des méthodes ouvrières de lutte (assemblées, délégations massives vers les autres secteurs, etc.), la bourgeoisie cherchait à renforcer la crédibilité de son appareil syndical, en préparation de confrontations futures plus importantes. Bien que le CCI ait été beaucoup critiqué pour sa vision “conspiratrice” de la lutte de classe, cette analyse a été confirmée dans la période qui suivit. Les bourgeoisies allemande et belge, par leurs syndicats, ont en effet déclenché des sortes de copies conformes du “mouvement français”, tandis qu’en Grande-Bretagne (la campagne sur les dockers de Liverpool) et aux Etats-Unis (la grève à UPS), plusieurs tentatives de renforcement de l’image des syndicats avaient lieu.
L’ampleur de ces manoeuvres n'a pas remis en question la réalité sous-jacente de la reprise de la lutte de classe. En fait, on pourrait dire que ces manoeuvres, du fait que la bourgeoisie a habituellement un temps d'avance sur les ouvriers, provoquant des mouvements dans des conditions défavorables et souvent sur des revendications fausses, constituent une mesure du danger que la classe ouvrière représente.
La grande grève au Danemark au début de l'été 1998 a apporté la confirmation la plus importante de nos analyses. A première vue, ce mouvement comportait beaucoup de ressemblances avec les événements de décembre 1995 en France. Mais, comme nous l’avons écrit dans l’éditorial de notre Revue Internationale n°94, ce n’était pas le cas : “Malgré l’échec de la grève et les manoeuvres de la bourgeoisie, ce mouvement n’a pas exactement la même signification que celui de décembre 1995 en France. En particulier, alors que la reprise du travail s’était faite en France dans une certaine euphorie, avec un sentiment de victoire qui ne laissait pas de place à une remise en cause du syndicalisme, la fin de la grève danoise s’est faite avec un sentiment d’échec et peu d’illusion sur les syndicats. Cette fois, l’objectif de la bourgeoisie n’était pas de lancer une vaste opération de crédibilisation des syndicats au niveau international comme en 1995, mais de "mouiller la poudre", d’anticiper sur un mécontentement et une combativité croissante qui s’affirment petit à petit tant au Danemark que dans les autres pays d’Europe et ailleurs.”
L’éditorial montre aussi d’autres aspects importants de la grève : sa massivité (un quart du prolétariat en grève pendant deux semaines) qui témoignait véritablement du niveau grandissant de colère et de combativité dans la classe, et l’utilisation intensive du syndicalisme de base pour absorber la combativité et le mécontentement ouvriers envers les syndicats officiels.
Par dessus tout, c’est le contexte international qui avait changé : une atmosphère de combativité montante qui s’exprimait dans de nombreux pays et qui s'est poursuivie :
D’autres exemples pourraient être donnés, bien qu’il soit difficile d’obtenir des informations en raison du fait que -contrairement aux grandes manoeuvres syndicales largement répercutées par les médias en 1995 et 1996- la bourgeoisie a répondu à la plupart de ces mouvements par la politique du black-out, ce qui est une preuve supplémentaire du fait que ces mouvements sont l’expression d’une véritable et croissante combativité que la bourgeoisie ne veut certainement pas encourager.
Face à la montée de la combativité, la bourgeoisie ne peut pas rester inactive. Elle a déjà lancé ou intensifié toute une série de campagnes sur le terrain même de la lutte tout comme sur un plan politique plus général, et cela pour saper la combativité de la classe et empêcher le développement de sa conscience. On connaît aujourd'hui un regain des syndicats “de combat” (comme en Belgique, Grèce ou dans la grève des électriciens britanniques), en même temps que se développent la propagande sur la “démocratie” (la victoire des gouvernements de gauche, l'affaire Pinochet, etc.), les mystifications sur la crise (la “critique” de la mondialisation, les appels à une soi-disant “troisième voie” qui utiliserait l'Etat pour tenir les rênes d'une “économie de marché” débridée) et que se poursuivent les calomnies contre la révolution d'Octobre, le bolchevisme et la Gauche communiste, etc.
En plus de ces campagnes, nous allons voir certainement la classe dominante utiliser au maximum toutes les manifestations de la décomposition sociale pour aggraver les difficultés auxquelles la classe ouvrière doit faire face. Il reste encore un très long chemin à parcourir entre le genre de mouvement que nous avons vu au Danemark et le développement d’affrontements massifs de classe dans les pays du coeur du capital, affrontements qui offriront à nouveau la perspective de la révolution à tous les exploités et opprimés de la terre.
Néanmoins, le développement de la lutte durant la période récente a montré que, malgré toutes les difficultés auxquelles elle a été confrontée durant la dernière décennie, la classe ouvrière n’en sort pas défaite et conserve même un énorme potentiel pour combattre ce système moribond. En effet, il existe plusieurs facteurs importants qui peuvent permettre la radicalisation des mouvements actuels de la classe et les porter à un niveau supérieur :
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Le Manifeste Communiste décrit la lutte de classe comme une “guerre civile plus ou moins voilée”. La bourgeoisie, tout en essayant de créer l’illusion d’un ordre social au sein duquel les conflits de classe appartiendraient au passé, est néanmoins obligée d’accélérer les conditions mêmes qui polarisent la société autour de deux camps opposés par des antagonismes irréconciliables. Plus la société bourgeoisie sombre dans son agonie mortelle, plus le voile qui cache cette “guerre civile” s’écartera. Confrontée à des contradictions économiques, sociales et militaires toujours plus fortes, la bourgeoisie est obligée de resserrer son étau politique totalitaire sur la société, de proscrire toute atteinte à son ordre, de demander toujours plus de sacrifices et de donner toujours moins en retour. Comme au siècle dernier, quand le Manifeste fut écrit, la lutte des ouvriers tend à redevenir la lutte d’une classe “hors-la-loi”, une classe qui n’a pas d’intérêt à défendre dans le système actuel, dont toutes les rebellions et les protestations sont effectivement interdites par la loi. En cela réside l’importance de trois aspects essentiels de la lutte de classe aujourd’hui :
La bourgeoisie peut chercher à nous vendre le mensonge selon lequel la lutte de classe est morte. Mais elle est déjà en train de se préparer à la “guerre civile dévoilée” qui est sûrement contenue dans le futur d’un ordre social qui est dos au mur. La classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires doivent, elles aussi, s'y préparer.
Aujourd'hui, la classe ouvrière vit toujours avec les lourdes conséquences de la défaite de la révolution russe :
Pour les organisations communistes d'aujourd'hui, la lutte contre ce mensonge reste donc une tâche primordiale. C'est un combat où nous sommes tout à fait sûrs de notre terrain : “Les régimes étatisés qui, sous le nom de “socialistes” ou “communistes”, ont vu le jour en URSS, dans les pays de l'Est de l'Europe, en Chine, à Cuba, etc. n'ont été qu'une des formes particulièrement brutales d'une tendance universelle au capitalisme d'Etat, propre à la période de décadence.” (“Nos positions”, imprimé sur chacune des publications du CCI). Mais il n'a pas du tout été facile d'atteindre cette lumineuse clarté. Au contraire, il a fallu au moins deux décennies de réflexion, d'analyse et de débat avant qu'on puisse considérer “l'énigme russe” comme définitivement résolue. Et auparavant, lorsque la révolution russe encore vivante commençait à montrer des signes de déraillement, le défi que les révolutionnaires avaient à relever -critiquer leurs erreurs et avertir des dangers auxquels ils s'affrontaient, tout en défendant en même temps la révolution contre ses ennemis- était d'une certaine façon une tâche encore plus difficile.
Dans la suite des articles de cette série, nous allons examiner certains moments-clé de cette lutte, longue et ardue, pour la clarté. Bien que nous n'ayons pas l'ambition d'écrire l'histoire complète de cette lutte, il est impossible de l'omettre dans une série dont le but déclaré est de montrer comment le mouvement prolétarien a développé de façon progressive sa compréhension des buts et des méthodes de la révolution communiste ; et il est tout à fait évident que comprendre pourquoi et comment la révolution russe a abouti à une défaite constitue un guide indispensable pour le chemin que devra suivre la révolution du futur.
Le marxisme est d'abord et avant tout une méthode critique puisqu'il est le produit d'une classe qui ne pourra s'émanciper que par la critique la plus impitoyable de toutes les conditions existantes. Une organisation révolutionnaire qui ne parvient pas à critiquer ses fautes, à apprendre de ses erreurs, s'expose inévitablement aux influences conservatrices et réactionnaires de l'idéologie dominante. Et c'est encore plus vrai à une époque de révolution qui, par sa nature même, doit ouvrir de nouvelles voies, s'engager en territoire inconnu, avec pas grand chose d'autre que la boussole des principes généraux pour tracer son chemin. Le parti révolutionnaire est d'autant plus nécessaire après l'insurrection victorieuse qu'il est celui qui maîtrise le mieux cet instrument, qui se base sur l'expérience historique de la classe et la démarche scientifique du marxisme. Mais s'il renonce à la nature critique de cette démarche, il perdra de vue ces leçons historiques et sera incapable de tirer les nouvelles leçons qui découlent des événements du processus révolutionnaire qui se déroule sous ses yeux. Comme nous le verrons, l'une des conséquences du fait que le parti bolchevik se soit identifié de façon croissante à l 'Etat soviétique, a été la perte progressive de sa capacité à se critiquer lui-même ainsi que le cours général de la révolution. Mais tant qu'il est resté un parti prolétarien, il a en permanence sécrété des minorités qui ont accompli cette tâche. Le combat héroïque de ces minorités bolcheviques est le principal objet des prochains articles. Mais nous allons commencer par examiner la contribution d'une révolutionnaire qui n'appartenait pas au parti bolchevik, Rosa Luxemburg qui, en 1918, dans les conditions les plus pénibles, a écrit son article La révolution russe qui nous fournit la meilleure méthode possible pour aborder les erreurs de la révolution : la critique la plus aiguë fondée sur une solidarité sans faille face aux assauts de la classe dominante.
La révolution russe a été écrit en prison, juste avant l'éclatement de la révolution en Allemagne. A ce moment-là, avec la guerre impérialiste qui faisait toujours rage, il était extraordinairement difficile d'obtenir une information précise sur ce qui se passait en Russie -pas seulement du fait des difficultés de communication résultant de la guerre (pour ne pas mentionner l'emprisonnement de Luxemburg) mais surtout parce que, dès le début, la bourgeoisie a tout fait pour cacher la réalité de la révolution russe derrière un écran de fumée de calomnies et d'affabulations sanguinaires. L'article ne fut pas publié du vivant de Luxemburg ; Paul Levi, au nom de la Ligue Spartacus, avait même rendu visite à Rosa en prison pour la persuader que, étant donné les campagnes haineuses contre la révolution russe, publier un article critiquant les bolcheviks ne ferait que leur apporter du grain à moudre. Elle fut d'accord avec lui, et lui envoya donc l'article avec une note qui disait “J'écris ceci rien que pour vous, et si je peux vous convaincre, alors mon effort n'est pas perdu.” Le texte n'a été publié qu'en 1922 et les raisons qu'avait Levi de le publier à ce moment-là étaient loin d'être révolutionnaires (sur l'éloignement grandissant de Levi du communisme, lire l'article sur l'Action de mars dans la Revue internationale n°93).
Néanmoins, la méthode critique contenue dans La révolution russe est employée dans un esprit totalement juste. Dès le début, Luxemburg défend loyalement la révolution d'octobre contre la théorie menchevik/kautskyste selon laquelle la révolution aurait dû s'arrêter juste après l'étape “démocratique” car la Russie était un pays arriéré, et elle montre que seuls les bolcheviks ont été capables de poser l'alternative réelle : la contre-révolution bourgeoise ou la dictature du prolétariat. Simultanément, elle réfute l'argument social-démocrate selon lequel il aurait fallu obtenir une majorité formelle avant de pouvoir appliquer une politique révolutionnaire. Contre l'impasse de cette logique parlementaire, elle défend l'audace révolutionnaire de l'avant-garde bolchevique : “Nourrissons incorrigibles du crétinisme parlementaire, ils (les social démocrates allemands) se contentent de transposer sur la révolution, la vérité terre à terre du jardin d'enfants parlementaire : pour faire quelque chose, il faut d'abord avoir la majorité. Donc, pour la révolution également, il nous faut d'abord devenir une "majorité". Mais la véritable dialectique de la révolution inverse ce précepte de taupe parlementaire : on ne passe pas de la majorité à la tactique révolutionnaire mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait diriger, c'est-à-dire faire avancer, gagne ses adhérents dans la tempête. La fermeté de Lénine et de ses amis à lancer au moment décisif le seul mot d'ordre mobilisateur -tout le pouvoir aux mains du prolétariat et des paysans- a fait presque en une nuit de cette minorité persécutée, calomniée, illégale, dont les chefs étaient, comme Marat, contraints de se cacher dans les caves, la maîtresse absolue de la situation.” (Ed. Petite collection Maspero, 1978)
Et, à l'instar des bolcheviks, Luxemburg était tout à fait consciente que cette politique audacieuse de l'insurrection en Russie ne pouvait avoir de sens qu'en tant que première étape vers la révolution prolétarienne mondiale. C'est toute la signification de la conclusion fameuse de son texte : “En ce sens (les bolcheviks) conservent le mérite impérissable d'avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d'avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l'avenir appartient partout au "bolchevisme".” (Ibid.)
Cette solution, dans l'esprit de Luxemburg, était entièrement concrète : elle demandait avant tout au prolétariat allemand de prendre ses responsabilités et de soutenir le bastion prolétarien en Russie en faisant la révolution lui-même. Ce processus était en train de se préparer au moment où elle écrivait cet article. Cependant, dans ce même article, elle affirme l'immaturité politique relative de la classe ouvrière allemande, ce qui montre une grande perspicacité et une vision du destin tragique de cette tentative.
Luxemburg était donc bien placée pour porter les critiques indispensables à ce qu'elle considérait être les principales erreurs des bolcheviks : elle les jugeait non de haut avec le détachement d'un “observateur” mais en tant que camarade révolutionnaire qui reconnaissait que ces erreurs étaient, d'abord et avant tout, le résultat des difficultés immenses que l'isolement imposait au pouvoir des soviets en Russie. En fait, ce sont précisément ces difficultés qui exigeaient des véritables amis de la révolution russe d'en faire non “une apologie aveugle” ou de la couvrir d'acclamations révolutionnaires, mais d'y porter “une critique approfondie et réfléchie” : “Il serait insensé d'imaginer que la première tentative d'importance mondiale d'instaurer une dictature de la classe ouvrière serait pleinement fructueuse et surtout dans les circonstances les plus difficiles qui soient : au milieu de la conflagration mondiale et du chaos d'un génocide impérialiste, dans l'étau d'acier de la plus réactionnaire des puissances militaires européennes, devant l'abandon complet du prolétariat international, ce que la Russie fait ou ne fait pas lors d'une expérience de dictature ouvrière, dans des conditions aussi parfaitement anormales ne saurait atteindre le sommet de la perfection.” (Ibid.)
Les critiques que portait Rosa Luxemburg aux bolcheviks étaient centrées sur trois aspects principaux :
1. Les bolcheviks avaient gagné le soutien des paysans à la révolution d'octobre en les invitant à prendre la terre aux grands propriétaires terriens. Luxemburg reconnaissait que c'était “une excellente tactique”. Mais poursuivait-elle : “elle avait, hélas deux faces, la prise immédiate des terres par les paysans n'a, la plupart du temps, rien à voir avec l'économie socialiste, c'était là son revers. (...) Non seulement ce n'est pas une mesure socialiste, mais elle coupe le chemin qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme.” (Ibid.)
Luxemburg souligne qu'une politique économique socialiste ne peut que partir de la collectivisation de la grande propriété foncière. Elle ne critique pas les bolcheviks pour ne pas avoir collectivisé tout de suite, étant tout à fait instruite des difficultés auxquelles ils étaient confrontés. Mais ce qu'elle dit, c'est qu'en encourageant activement les paysans à diviser la terre en un nombre incommensurable de petites parcelles, les bolcheviks se préparaient des problèmes pour l'avenir, créant une nouvelle couche de petits propriétaires qui serait naturellement hostile à toute tentative de socialiser l'économie. L'expérience l'a confirmé : bien que prêts à soutenir les bolcheviks contre le vieux régime tsariste, les paysans indépendants sont plus tard devenus de façon croissante un boulet conservateur pour le pouvoir prolétarien. Luxemburg avait aussi tout à fait raison d'avertir que la division de la terre favoriserait les paysans riches aux dépens des plus pauvres. Mais il faut dire aussi que même la collectivisation de la terre n'aurait pas garanti la marche vers le socialisme, pas plus que celle de l'industrie. Seul le succès de la révolution à l'échelle mondiale aurait pu l'assurer -tout comme il aurait permis de surmonter les difficultés posées par la parcellisation de la terre en Russie.
2. La critique la plus tranchante portée par Luxemburg concerne la question de l'“auto détermination nationale”. Tout en reconnaissant que la défense par les bolcheviks du slogan du “droit des peuples à disposer d'eux-mêmes”' était basée sur la préoccupation légitime de s'opposer à toutes les formes d'oppression nationale et de gagner à la cause révolutionnaire les masses des parties de l'empire tsariste qui se trouvaient sous le joug du chauvinisme grand-russe, Luxemburg montre ce que ce “droit” entraînait dans la pratique ; les “nouvelles” unités nationales qui avaient opté pour la séparation d'avec la république soviétique russe se sont systématiquement alliées avec l'impérialisme contre le pouvoir prolétarien : “Défenseurs de l'indépendance nationale, même jusqu'au "séparatisme", Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l'Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des pays de la Baltique, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse : l'une après l'autre, ces "nations" ont utilisé la liberté qu'on venait de leur offrir pour s'allier en ennemies mortelles de la révolution russe à l'impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution.” (Ibid.) Et elle poursuit en expliquant pourquoi il ne pouvait en être autrement puisque, dans la société de classe capitaliste, il ne peut exister de “nation” qui serait distincte des intérêts de la bourgeoisie et qui refuserait de se soumettre à la domination de l'impérialisme pour faire cause commune avec la classe ouvrière révolutionnaire : “Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les "nations" qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoisies et petites bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le "droit à l'autodétermination nationale" en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire. Mais -et nous touchons là le coeur du problème- cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d'antagonismes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises. Les bolcheviks ont dû apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que sous l'hégémonie du capitalisme, il n'y a pas d'autodétermination de la nation, que dans une société de classes, chaque classe tend à "s'autodéterminer" différemment et que pour les classes bourgeoises, les considérations sur la liberté nationale viennent bien après celles qui touchent à la domination de classe. La bourgeoisie finlandaise et la petite bourgeoisie ukrainienne sont tombées tout-à-fait d'accord pour préférer le régime autoritaire de l'Allemagne à la liberté nationale, si celle-ci devait être liée aux dangers du "bolchevisme".” (ibid.)
De plus, la confusion des bolcheviks sur cette question (il faut rappeler qu'une minorité du parti bolchevique -en particulier Piatakov- était totalement d'accord avec Rosa Luxemburg sur ce point) devait avoir un effet négatif à l'échelle internationale puisque l'“auto-détermination nationale” était également le cri de ralliement du président américain Woodrow Wilson et de tous les grands requins impérialistes qui cherchaient à l'utiliser pour déloger leurs rivaux impérialistes des régions qu'ils convoitaient eux-mêmes. Toute l'histoire du 20e siècle a confirmé à quel point “le droit des nations” n'est devenu rien d'autre qu'un paravent dissimulant les désirs impérialistes des grandes puissances et de leurs émules plus faibles. Luxemburg ne niait pas le problème des sensibilités nationales, elle insistait sur le fait qu'il ne pouvait être question d'un régime prolétarien “intégrant” les pays en lice seulement par la force militaire. Mais il est également vrai que toute concession aux illusions nationalistes des masses dans ces régions ne pouvait que les lier plus étroitement à leurs exploiteurs. Le prolétariat, une fois qu'il se trouvait au pouvoir dans une région, ne pouvait gagner ces masses à sa cause que par “l'union la plus compacte des forces révolutionnaires”, par “une politique de classe internationale authentique” ayant pour but de séparer les ouvriers de leur propre bourgeoisie.
3. Sur la “démocratie et la dictature”, il y a des éléments profondément contradictoires dans la position de Luxemburg. D'un côté, elle fait une véritable confusion entre la démocratie en général et la démocratie ouvrière en particulier -les formes démocratiques utilisées dans le cadre et l'intérêt de la dictature du prolétariat. On le voit dans sa défense résolue de l'Assemblée constituante que le pouvoir soviétique a dissous en 1918, ce qui était en totale cohérence avec le fait que l'apparition même de ce dernier avait rendu les vieilles formes démocratiques bourgeoises complètement obsolètes. Et cependant, Luxemburg en quelque sorte y voit une menace pour la vie de la révolution prolétarienne. Dans le même sens, elle est réticente à accepter le fait qu'afin d'exclure la classe dominante de la vie politique, le “suffrage” dans le régime soviétique doive être basé sur la collectivité du lieu de travail plutôt que sur le domicile du citoyen individuel. Sa préoccupation était de s'assurer que les chômeurs ne soient pas exclus, ce qui n'a rien à voir avec le but recherché par la bourgeoisie quand elle met en avant ce dernier critère. Ces préjugés démocratiques inter-classistes contrastent de façon frappante avec ses arguments sur “l'auto-détermination nationale” qui ne peut jamais exprimer autre chose que “l'auto-détermination de la bourgeoisie”. L'argument est identique en ce qui concerne les institutions parlementaires qui n'expriment pas, quelles que soient leurs apparences, les intérêts du “peuple” mais ceux de la classe dominante capitaliste. Le point de vue de Rosa Luxemburg dans cet article est aussi en totale contradiction avec le programme de la Ligue Spartacus formulé peu après, puisque ce dernier document réclame la dissolution de tous types de corps parlementaire, national et municipal, et leur remplacement par les conseils des délégués ouvriers et soldats. Nous ne pouvons que supposer que la position de Luxemburg en faveur de l'Assemblée constituante -qui sera le cri de ralliement de la contre-révolution en Allemagne- s'est modifiée très rapidement dans le feu du processus révolutionnaire.
Mais cela ne signifie pas qu'il n'y a rien de valable dans les critiques portées par Luxemburg à la position des bolcheviks sur la démocratie ouvrière. Elle était tout à fait consciente que dans la situation extrêmement difficile à laquelle faisait face le pouvoir soviétique assiégé, il existait un réel danger que la vie politique de la classe ouvrière soit subordonnée à la nécessité de barrer la route à la contre-révolution. Vu la situation, Luxemburg avait raison d'être sensible à tout signe indiquant que les règles de la démocratie ouvrière étaient violées. Sa défense de la nécessité du débat le plus large possible au sein du camp prolétarien, contre la suppression autoritaire de toutes les tendances politiques prolétariennes, était justifiée à la lumière du fait que les bolcheviks exerçant le pouvoir d'Etat dérivaient vers un monopole du parti qui était néfaste tant à eux-mêmes qu'à la vie du prolétariat en général, en particulier avec l'introduction de la Terreur rouge. Luxemburg ne s'opposait pas du tout à la notion de dictature du prolétariat. Mais elle insistait sur le fait que “cette dictature réside dans le mode d'application de la démocratie et non dans sa suppression, en empiétant avec énergie et résolution sur les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise ; sans cela on ne peut réaliser la transformation socialiste. Mais cette dictature doit être l'oeuvre de la classe, et non pas d'une petite minorité qui dirige au nom de la classe, c'est-à-dire qu'elle doit être l'émanation fidèle et progressive de la participation active des masses, elle doit subir constamment leur influence directe, être soumise au contrôle de l'opinion publique dans son ensemble, émaner de l'éducation politique croissante des masses populaires.” (Ibid.)
Luxemburg pressentait particulièrement le danger lorsqu'elle avertissait contre le fait de vider de plus en plus les soviets de leur vie politique au fur et à mesure que le pouvoir se concentrait entre les mains du parti : dans les trois années qui suivirent, cela devait devenir l'un des drames principaux de la révolution. Mais que Luxemburg ait eu raison ou tort dans ses critiques spécifiques, ce qui nous inspire par-dessus tout c'est la démarche qu'elle a adoptée envers le problème, une démarche qui devait servir de guide à toutes les analyses ultérieures de la révolution russe et de sa mort : la défense intransigeante de son caractère prolétarien, et, en conséquence la critique de ses faiblesses et de son échec en tant que problème du prolétariat et pour le prolétariat. Malheureusement, bien trop souvent, le nom de Luxemburg a été utilisé pour salir la mémoire même d'Octobre -non seulement par les courants conseillistes qui se sont prétendus héritiers de la Gauche allemande, alors qu'en réalité, ils ont perdu de vue les véritables traditions de la classe ouvrière, mais aussi, et peut-être de façon plus importante, par les forces bourgeoises qui, au nom du “socialisme démocratique”, ont utilisé Luxemburg pour chercher à détruire Lénine et le bolchevisme. Cela a été la spécialité de ceux qui viennent politiquement des forces mêmes qui , pour sauver la peau de la bourgeoisie, ont assassiné Luxemburg en 1919, les sociaux-démocrates, en particulier leur aile gauche. Pour notre part, nous avons absolument l'intention, en analysant les erreurs des bolcheviks et la dégénérescence de la révolution russe, de rester fidèles au contenu réel de sa méthode.
Presque simultanément aux critiques de Luxemburg, les premiers désaccords importants sur la conduite de la révolution ont surgi dans le parti bolchevik. Ce débat -provoqué au départ par la signature du Traité de Brest-Litovsk, mais qui a par la suite évolué sur les formes et les méthodes du pouvoir prolétarien- a eu lieu de façon tout à fait ouverte dans le parti. Il est certain qu'il a donné lieu à des polémiques féroces entre ses protagonistes mais il n'était pas question de faire taire les positions minoritaires. En fait, pendant un moment, la position “minoritaire” sur la signature du Traité semblait devoir devenir majoritaire. A ce stade, les groupes qui défendaient des positions différentes prenaient plus la forme de tendances que de fractions clairement définies résistant au cours de la dégénérescence. En d'autres termes, ils se regroupaient sur une base temporaire pour exprimer des orientations particulières au sein du parti qui, malgré les tendances à l'étranglement par l'Etat, était encore très vivant, une saine avant-garde de la classe.
Néanmoins, il y a ceux qui ont défendu que la signature du traité de Brest-Litovsk constituait déjà le début de la fin sinon la fin des bolcheviks comme parti prolétarien, marquant l'abandon effectif de la révolution mondiale (voir la brochure de Guy Sabatier, Brest-Litovsk coup d'arrêt à la révolution, éditions Spartacus). Et dans une certaine mesure, la tendance au sein du parti qui s'est opposée le plus vigoureusement au traité -le groupe de la Gauche communiste autour de Boukharine, Piatakov, Ossinski et d'autres- redoutait que soit foulé au pied un principe prolétarien fondamental avec la signature par les représentants du pouvoir soviétique d'un accord de “paix” extrêmement désavantageux avec le cupide impérialisme allemand. Elle préconisait l'engagement dans une “guerre révolutionnaire” contre ce dernier. Son point de vue n'était pas différent de celui de Rosa Luxemburg, bien que la préoccupation principale de cette dernière était que la signature du traité risquait de retarder l'éclatement de la révolution en Allemagne et à l'Ouest.
Mais de toutes façons, une simple comparaison entre le traité de Brest-Litovsk en 1918 et celui de Rapallo quatre ans plus tard permet de mettre en lumière la différence essentielle entre un retrait de principe face à des impératifs absolus et le véritable marchandage des principes qui a pavé la route de l'intégration de la Russie soviétique au concert mondial des nations capitalistes. Dans le premier cas, le traité a été ouvertement discuté dans le parti et dans les soviets ; il n'y a eu aucune tentative de cacher les conditions draconiennes imposées par l'Allemagne ; tout le cadre du débat était déterminé par les intérêts de la révolution mondiale et non par les intérêts “nationaux” de la Russie. Rapallo, au contraire, a été signé en secret, et comportait la fourniture à l'armée allemande par l'Etat soviétique des armes mêmes qui allaient être utilisées pour défendre l'ordre capitaliste contre les ouvriers allemands en 1923.
L'essentiel du débat autour de Brest-Litovsk portait sur une question stratégique : le pouvoir soviétique qui dirigeait un pays déjà exsangue après quatre années de carnage impérialiste mondial, avait-il à sa disposition les moyens économiques et militaires pour lancer immédiatement une “guerre révolutionnaire” contre l'Allemagne, voire même la guerre partisane que Boukharine et d'autres communistes de gauche semblaient promouvoir ? Et par ailleurs, la signature du traité allait-elle sérieusement retarder l'éclatement de la révolution en Allemagne, soit par le message “capitulationniste” qu'il envoyait au prolétariat mondial ou, plus concrètement, parce qu'il permettait à l'impérialisme allemand de souffler, sur le front oriental ? Sur les deux points, il nous semble, en accord avec Bilan dans les années 1930, que Lénine a eu raison de défendre la nécessité pour le pouvoir soviétique d'avoir un espace vital pour regrouper ses forces, non pour se développer comme pouvoir “national” mais pour être plus en mesure de contribuer à la révolution mondiale, par exemple avec sa contribution à la fondation de la Troisième internationale en 1919, plutôt que de sombrer dans une défaite héroïque. Et on peut même dire que ce recul, loin d'avoir repoussé dans le temps l'éclatement de la révolution en Allemagne, a permis au contraire de le hâter : libéré de la guerre sur le front est, l'impérialisme allemand a tenté de lancer une nouvelle offensive à l'ouest ce qui a provoqué des mutineries dans la marine et dans l'armée qui ont déclenché la révolution allemande en novembre 1918.
S'il y a une leçon principielle à tirer de la signature du Traité, c'est celle de Bilan : “Les positions de la fraction dirigée par Boukharine et suivant laquelle la fonction de l'Etat prolétarien était de délivrer par la "guerre révolutionnaire" le prolétariat des autres pays se heurte brutalement à la nature même de la révolution prolétarienne et de la fonction historique du prolétariat.” Contrairement à la révolution bourgeoise qui peut véritablement être exportée par des moyens militaires, la révolution prolétarienne dépend de la lutte consciente du prolétariat de chaque pays contre sa propre bourgeoisie : “Une victoire de l'Etat prolétarien contre un Etat capitaliste (en donnant à ces termes une signification territoriale) n'est nullement une victoire de la révolution.” (“Parti-Etat-Internationale : l'Etat prolétarien”, Bilan n°18, avril-mai 1935). Cette position avait déjà été confirmée en 1920 avec la débâcle de la tentative d'exporter la révolution à la force des baïonnettes de l'Armée rouge.
La position des communistes de gauche sur Brest-Litovsk - en particulier sous sa forme “la mort ou le déshonneur” que Boukharine a défendue - n'était donc pas leur point fort même si c'est cette position qui les rappelle le mieux à notre souvenir. Une fois la “paix” conclue avec l'Allemagne et maîtrisée la première vague de résistance et de sabotage bourgeois qui a fait suite à l'insurrection d'octobre, le centre du débat s'est déplacé. Le temps de répit ayant été obtenu, il était prioritaire de déterminer comment le pouvoir soviétique devait se consolider en attendant que la révolution mondiale ait atteint une nouvelle étape.
En avril 1918, Lénine fit un discours au comité central du parti bolchevik qui a été publié par la suite sous le titre “Les tâches immédiates du pouvoir des soviets”. Dans ce texte, il défend que la première tâche à laquelle la révolution devait faire face -supposant, comme lui et beaucoup d'autres le faisaient alors, que les pires moments de la guerre civile étaient derrière et non devant le nouveau pouvoir- c'était celle de l'“administration”, de reconstruire une économie ruinée, d'imposer une discipline du travail et de développer la productivité, d'assurer un rapport et un contrôle strict du processus de production et de distribution, d'éliminer la corruption et le gaspillage et, peut-être plus que tout, de lutter contre la mentalité petite-bourgeoise double qu'il voyait comme un tribut à payer au poids énorme de la paysannerie et des survivances semi-médiévales.
Les parties de son texte les plus sujettes à controverse concernent les méthodes qu'il défend pour atteindre ces buts. Il n'hésite pas à utiliser ce qu'il traitait lui-même de méthodes bourgeoises, y compris l'utilisation de spécialistes techniques bourgeois (qu'il décrivait comme un “pas en arrière” par rapport aux principes de la Commune puisque, “pour les gagner” au pouvoir soviétique, ils devaient être achetés par un salaire bien supérieur au salaire moyen d'un ouvrier), le recours au travail aux pièces ; l'adoption du “système de Taylor” que Lénine disait “(allier) la cruauté raffinée de l'exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l'analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l'élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l'introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc.” ( “Les tâches immédiates du pouvoir des soviets”, Oeuvres choisies, Tome 2) Plus sujette à caution que tout, la réaction de Lénine contre un certain degré d'“anarchie” sur le lieu de travail, en particulier là où le mouvement des comités d'usine était fort et disputait le contrôle des usines à l'ancienne ou à la nouvelle direction. Il a donc appelé à la “direction d'un seul homme”, en affirmant que “la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable pour le succès d'un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique.” (Ibid.) Ce passage est souvent cité par les anarchistes et les conseillistes qui sont zélés à montrer que Lénine était le précurseur de Staline. Mais il faut le lire dans son contexte : la défense par Lénine de la “dictature individuelle” dans la direction n'excluait pas du tout le large développement de discussions et de prises de décision démocratiques sur la politique globale dans les meetings de masse ; et plus forte serait la conscience de classe du prolétariat, plus cette subordination au “directeur” durant le processus réel rappellerait “plutôt la direction délicate d'un chef d'orchestre” (Ibid.)
Néanmoins, toute l'orientation de ce discours alarma les communistes de gauche, d'autant plus qu'il était accompagné d'une tendance à réfréner le pouvoir des comités d'usine à la base et à les incorporer dans l'appareil syndical plus flexible.
Le groupe communiste de gauche qui était extrêmement influent dans les régions de Petrograd et de Moscou, avait créé son propre journal, Kommounist (Le communiste). Il y a publié deux importantes polémiques envers la démarche contenue dans le discours de Lénine : les “Thèses sur la situation actuelle” du groupe (publiées dans Critique, Glasgow, 1977, comme brochure) et l'article d'Ossinski “Sur la construction du socialisme”.
Le premier document montre que ce groupe n'était absolument pas animé par un esprit d'“infantilisme petit-bourgeois” comme devait le proclamer Lénine. La démarche est tout à fait sérieuse et commence par chercher à analyser le rapport de forces entre les classes au lendemain du traité de Brest-Litovsk. Il est certain que ceci révèle le côté faible de l'analyse du groupe : il se raccroche à l'idée à la fois que le traité a porté un coup sérieux aux perspectives de la révolution, tout en prédisant en même temps que “pendant le printemps et l'été, l'effondrement du système impérialiste doit commencer”, un morceau de diseuse de bonne aventure auquel Lénine sonne les cloches avec raison dans sa réponse. Cette position contradictoire est un produit direct des fausses suppositions que les gauches avaient faites dans le débat sur le traité.
Le côté fort du document est la critique de l'utilisation de méthodes bourgeoises par le nouveau pouvoir soviétique. Ici il faut dire que le texte n'est pas rigidement doctrinaire : il accepte l'utilisation de spécialistes techniciens bourgeois par la dictature du prolétariat et n'exclut pas la possibilité d'établir des relations commerciales avec les puissances capitalistes, tout en alertant contre le danger de “manoeuvres diplomatiques de la part de l'Etat russe parmi les puissances impérialistes”, y compris d'alliances politiques et militaires. Et il met aussi en garde contre de telles politiques qui, à l'échelle internationale, s'accompagneraient inévitablement de concessions à la fois au capital international et au capital originaire de Russie même. Ces dangers devaient devenir particulièrement concrets avec le reflux de la vague révolutionnaire après 1921. Mais l'aspect le plus valable des critiques portées par la Gauche concernait le danger d'abandonner les principes de l'Etat-commune dans les soviets, dans l'armée et dans les usines :
“Une politique de direction des entreprises sur le principe d'une large participation des capitalistes et d'une centralisation semi-bureaucratique va naturellement de pair avec une politique du travail visant l'établissement d'une discipline parmi les ouvriers déguisée en "autodiscipline" ; l'introduction de la responsabilité du travail pour les ouvriers (un projet de cette nature a été promu par les bolcheviks de droite - travail à la pièce, allongement de la journée de travail, etc.)
La forme du contrôle de l'Etat sur les entreprises doit se développer dans la direction de la centralisation bureaucratique, de la domination de différents commissaires, de la privation d'indépendance des soviets locaux et du rejet dans la pratique du type d'"Etat-Commune" dirigé par en bas...
Dans le domaine de la politique militaire, il doit apparaître, et on peut en fait déjà le noter, une déviation vers le rétablissement du service militaire à l'échelle nationale (incluant la bourgeoisie)... Avec l'établissement de cadres de l'armée pour lesquels sont nécessaires l'entraînement et le commandement par des officiers, la tâche de créer un corps prolétarien d'officiers à travers une organisation large et planifiée d'écoles et de cours appropriés est perdue de vue. De cette façon, sont reconstitués dans la pratique le vieux corps des officiers et les structures de commandement des généraux tsaristes.” (traduit de l'anglais par nous)
Ici, la gauche communiste discernait les tendances préoccupantes qui commençaient à apparaître au sein du nouveau régime soviétique et qui devaient s'accélérer rapidement dans la période suivante de “Communisme de guerre”. Ils étaient particulièrement préoccupés du fait que si le parti s'identifiait à ces tendances, il risquait d'être contraint de s'affronter aux ouvriers comme force hostile : “L'introduction de la discipline du travail en lien avec la restauration de la direction capitaliste dans la production ne peut pas accroître fondamentalement la productivité du travail, mais elle affaiblira l'autonomie de classe, l'activité et le degré d'organisation du prolétariat. Pour mettre en place ce système dans le contexte de la haine de classe qui prévaut dans la classe ouvrière contre les "capitalistes et les saboteurs", le parti devra chercher le soutien de la petite-bourgeoisie contre les ouvriers, et donc en finir avec lui-même comme parti du prolétariat.” (Ibid.)
L'issue finale d'une telle involution était, pour les Gauches, la dégénérescence du pouvoir prolétarien en un système de capitalisme d'Etat : “A la place d'une transition d'une nationalisation partielle vers une socialisation générale de la grande industrie, les accords avec les "capitaines de l'industrie" vont mener à la formation de grands trusts dirigés par eux et regroupant les branches fondamentales de l'industrie ce qui peut prendre, avec une aide extérieure, la forme d'entreprises d'Etat. Un tel système d'organisation de la production jette les bases d'une évolution vers le capitalisme d'Etat et constitue une étape transitoire vers celui-ci.” (Ibid.)
A la fin des Thèses, les communistes de gauche développent leurs propres propositions pour maintenir la révolution sur le droit chemin : poursuite de l'offensive contre la contre-révolution bourgeoise et la propriété capitaliste ; contrôle strict sur les spécialistes industriels et militaires bourgeois ; soutien à la lutte des paysans pauvres à la campagne ; et plus important, pour les ouvriers “pas d'introduction du travail à la pièce ni allongement de la journée de travail ce qui, dans les circonstances d'un développement du chômage n'a pas de sens, mais introduction par les conseils économiques locaux et les syndicats d'horaires standards et d'une diminution de la journée de travail avec augmentation du nombre d'équipes et organisation large du travail social productif.
L'octroi d'une grande indépendance aux soviets locaux et non le contrôle de leur activité par les commissaires envoyés par le pouvoir central. Le pouvoir soviétique et le parti du prolétariat doivent chercher un soutien dans l'autonomie de classe des grandes masses vers le développement de laquelle tous les efforts doivent être dirigés.” Et les gauches définissent pour finir leur propre rôle : “Elles définissent leur attitude envers le pouvoir soviétique comme une position de soutien universel à ce pouvoir en cas de nécessité -par le moyen de la participation à celui-ci... Cette participation n'est possible que sur la base d'un programme politique défini qui empêche la déviation du pouvoir soviétique et de la majorité du parti vers le chemin fatal de la politique petite-bourgeoise. En cas d'une telle déviation, l'aile gauche du parti devra prendre la position d'une opposition prolétarienne active et responsable.”
On peut trouver dans ces lignes un certain nombre de faiblesses théoriques importantes. L'une d'elles est la tendance à confondre la nationalisation totale de l'économie par l'Etat soviétique avec un processus réel de socialisation - c'est-à-dire comme faisant déjà partie de la construction d'une société socialiste. Dans sa réponse aux thèses, “Sur l'infantilisme "de gauche" et les idées petites-bourgeoises” (mai 1918), Lénine attaque cette confusion. A la position des Thèses selon laquelle “l'utilisation systématique des moyens existants de production n'est concevable que si une politique de socialisation la plus déterminée se poursuit”, Lénine répond : “On peut être résolu ou irrésolu en matière de nationalisation et de confiscation. Mais aucune "résolution", fût-elle la plus grande qui soit, ne suffit pour assurer le passage de la nationalisation et des confiscations à la socialisation. Toute la question est là précisément. Le malheur de nos "communistes de gauche", c'est que par ce naïf et puéril assemblage de mots : "La socialisation... la plus résolue", ils révèlent leur incompréhension totale du noeud de la question et de la situation "actuelle"(...) Hier, il fallait essentiellement nationaliser, confisquer, battre et achever la bourgeoisie et briser le sabotage avec le maximum de résolution. Aujourd'hui, il n'est que des aveugles pour ne pas voir que nous avons nationalisé, confisqué, brisé et démoli plus que nous n'avons réussi à compter. Or la socialisation diffère de la simple confiscation précisément en ceci qu'on peut confisquer avec la seule "résolution", sans être compétent en matière de recensement et de répartition rationnelles de ce qui a été confisqué, tandis qu'on ne peut socialiser à défaut de cette compétence.” (Oeuvres choisies, Tome 2)
Ici, Lénine est capable de montrer qu'il existe une différence de qualité entre la simple expropriation de la bourgeoisie (en particulier quand cela prend la forme de l'étatisation) et la construction réelle de nouveaux rapports socialistes. La faiblesse des Gauches sur ce point devait conduire beaucoup d'entre eux à confondre l'étatisation quasi complète de la propriété et même de la distribution qui a eu lieu pendant la période du “Communisme de guerre” avec le communisme authentique ; comme nous l'avons montré, Boukharine en particulier a développé cette confusion en une théorie élaborée dans son livre Economique de la période de transition (voir la Revue internationale n°96). Lénine au contraire est bien plus réaliste sur la possibilité que le pouvoir soviétique russe, épuisé, puisse accomplir des pas véritables vers le socialisme en l'absence d'une révolution mondiale.
Cette faiblesse empêche aussi les gauches de voir avec une pleine clarté d'où vient le principal danger de la contre-révolution. Pour elles, le “capitalisme d'Etat” est considéré comme le danger central, c'est vrai. Mais il est plutôt vu comme l'expression d'un danger encore plus grand : que le parti finisse dans une déviation vers la “politique petite-bourgeoise”, qu'il s'aligne sur les intérêts de la petite-bourgeoisie contre le prolétariat. C'était un reflet partiel de la réalité : le statu quo post-insurrectionnel était une situation dans laquelle le prolétariat victorieux ne s'affrontait pas seulement à la furie des vieilles classes dominantes, mais aussi au poids mort des vastes masses paysannes qui avaient leurs propres raisons de résister à une avancée ultérieure du processus révolutionnaire. Mais le poids de ces couches sociales se faisait sentir sur le prolétariat avant tout à travers l'organe étatique qui, dans sa tendance naturelle à préserver le statu quo social, tendait à devenir un pouvoir autonome pour lui-même. Comme la plupart des révolutionnaires de l'époque, les gauches identifiaient le “capitalisme d'Etat” à un système de contrôle étatique dirigeant l'économie soit dans l'intérêt de la grande bourgeoisie, soit dans celui de la petite-bourgeoisie ; elles ne pouvaient pas encore envisager la montée d'un capitalisme d'Etat ayant effectivement écrasé ces classes et opérant toujours sur une base entièrement capitaliste.
Comme nous l'avons vu, la réponse de Lénine aux gauches, “L'infantilisme de l'aile gauche”, tape sur leurs points faibles : les confusions sur les implications de Brest-Litovsk, la tendance à confondre la nationalisation et la socialisation. Mais Lénine à son tour tombe dans une erreur très grave quand il commence à faire les louanges du capitalisme d'Etat comme étape nécessaire pour la Russie arriérée, en fait comme fondement du socialisme. Lénine avait déjà mis en avant ce point de vue dans son discours au comité exécutif des soviets à la fin avril. Là il traite la question à partir de la meilleure intuition des communistes de gauche -le danger d'une évolution vers le capitalisme d'Etat- et part dans une direction totalement fausse :
"Eh bien, quand je vois désigner de pareils ennemis dans le journal des communistes de gauche, je demande : qu'est-il arrivé à ces hommes, comment des bribes de livres peuvent-elles leur faire oublier la réalité ? La réalité dit que le capitalisme d'Etat serait pour nous un pas en avant. Si nous pouvions en Russie réaliser sous peu un capitalisme d'Etat, ce serait une victoire. Comment peuvent-ils ne pas voir que le petit propriétaire, le petit capital est notre ennemi ? Comment peuvent-ils coir dans le capitalisme d'Etat notre principal ennemi ? Dans la passage du capitalisme au socialisme, ils ne doivent pas oublier que notre ennemi principal, c'est la petite-bourgeoisie avec ses habitudes, ses coutumes, sa situation économique (...)
Qu'est-ce que le capitalisme d'Etat sous le pouvoir des soviets ? Etablie à présent le capitalisme d'Etat, c'est établir le recensement et le contrôle qu'appliquaient les classes capitalistes. L'Allemagne nous offre un modèle de capitalisme d'Etat. Nous savons qu'elle s'est révéjée supérieure à nous. Mais si vous réfléchissez tant soit peu à ce que signifierait en Russie, dans la Russie des Soviets, la réalisation des bases de ce capitalisme d'Etat, quiconque a gardé son bon sens et ne s'est pas bourré le crâne de fragments de vérités livresques, devra dire que le capitalisme d'Etat serait pour nous le salut.
J'ai dit que le capitalisme d'Etat serait pour nous le salut ; si nous l'avions en Russie, la transition au socialisme intégral serait aisée, elle serait entre nos mains, parce que le capitalisme d'Etat est quelque chose de centralisé, de calculé, de contrôlé et de socialisé, et c'est précisément ce dont nous manquons. Nous sommes menacés par les éléments aveugles du laisser-aller petite-bourgeois, engendré le plus directement par toute l'histoire et l'économie de la Russie (...)” (Lénine, Séance du CEC, 29 avril 1918, Oeuvres complètes, Tome 27)
Il y a dans ce discours un fort élément d'honnêteté révolutionnaire, d'avertissement contre tout schéma utopique sur une construction rapide du socialisme dans une Russie qui sortait à peine du Moyen Age et qui ne recevait pas encore d'assistance directe du prolétariat mondial. Mais il y a aussi une sérieuse erreur que toute l'histoire du 20e siècle a vérifiée. Le capitalisme d'Etat ne constitue pas une étape organique vers le socialisme. En fait, il représente la dernière forme de défense du capitalisme contre l'effondrement de son système et l'émergence du communisme. La révolution communiste est la négation dialectique du capitalisme d'Etat. Les arguments de Lénine d'un autre côté trahissent les vestiges de la vieille idée social-démocrate selon laquelle le capitalisme évoluerait pacifiquement vers le socialisme. Il est certain que Lénine a rejeté l'idée que la transition vers le socialisme puisse commencer sans destruction politique de l'Etat capitaliste, mais ce qu'il oublie c'est que la nouvelle société ne peut émerger qu'à travers une lutte consciente et constante du prolétariat pour supplanter les lois aveugles du capital et créer de nouveaux rapports sociaux fondés sur la production pour l'usage. La “centralisation” de la structure économique capitaliste par l'Etat - même un Etat soviétique -ne fait pas disparaître les lois du capital, la domination du travail mort sur le travail vivant. C'est pourquoi les gauches avaient raison de dire comme dans les remarques souvent citées d'Ossinski, que : “Si le prolétariat lui-même ne sait pas créer les pré-requis de l'organisation socialiste du travail, personne ne peut le faire à sa place et personne ne peut le contraindre à le faire. Le bâton dressé sur la tête des ouvriers se retrouvera dans les mains d'une force sociale qui sera soit sous l'influence d'une autre classe sociale ou bien dans les mains du pouvoir des soviets ; mais le pouvoir des soviets sera alors forcé de rechercher le soutien d'une autre classe (comme la paysannerie) contre le prolétariat, et ce faisant, il se détruira lui-même en tant que dictature du prolétariat. Le socialisme ou l'organisation socialiste sera établi par le prolétariat lui-même ou ne le sera pas ; quelque chose d'autre sera mis en place -le capitalisme d'Etat.” (“Sur la construction du socialisme”, Kommounist n°2, avril 1918, traduit de l'anglais par nous)
Bref, le travail vivant ne peut imposer ses intérêts sur ceux du travail mort que par ses propres efforts, par sa lutte même pour prendre le contrôle direct et de l'Etat et des moyens de production et de distribution. Lénine avait tort de considérer ça comme une preuve de la démarche petite-bourgeoise et anarchiste des gauches. Les gauches, contrairement aux anarchistes, n'étaient pas opposées à la centralisation. Bien qu'elles aient été en faveur d'initiatives des comités d'usine et des soviets locaux, elles étaient pour la centralisation de ces organes dans des conseils économiques et politiques supérieurs. Ce qu'elles voyaient cependant, c'était qu'il n'y avait pas de choix entre deux voies pour construire la nouvelle société -celle de la centralisation prolétarienne et celle de la centralisation bureaucratique. Cette dernière ne pouvait mener que dans une direction totalement différente et culminerait inévitablement dans une confrontation entre la classe ouvrière et un pouvoir qui, même né de la révolution, se serait de façon croissante éloigné de celle-ci.
C'était une vérité générale, applicable à toutes les phases du processus révolutionnaire. Mais les critiques des communistes de gauche avaient aussi une validité plus immédiate. Comme nous l'avons écrit dans l'étude sur la Gauche communiste russe dans la Revue internationale n°8 : “La défense par Kommounist des comités d'usine, des conseils et de l'activité autonome de la classe ouvrière était importante non parce qu'elle aurait fourni une solution aux problèmes économiques rencontrés par la Russie, et encore moins comme recette pour la construction immédiate du "communisme" en Russie ; la Gauche déclarait explicitement que "le socialisme ne peut pas être réalisé dans un seul pays et surtout pas dans un pays arriéré" (cité par L.Schapiro, The origins of the communist autocracy, 1955). Le fait que ce soit l'Etat qui impose une discipline du travail, l'incorporation des organes autonomes du prolétariat dans l'appareil d'Etat, constituait surtout des coups portés à la domination politique de la classe ouvrière russe. Comme le CCI l'a souvent souligné, le pouvoir politique de la classe est la seule garantie véritable de l'issue victorieuse de la révolution ; et le pouvoir politique ne peut être exercé que par les organes de masse de la classe, par ses comités, ses assemblées d'usine, ses conseils, ses milices. En affaiblissant l'autorité de ces organes, la politique de la direction bolchevik faisait peser une grave menace sur la révolution elle-même. Les signes de ce danger que les communistes de gauche avaient si clairement vus dans les premiers mois de la révolution, devaient devenir encore plus sérieux pendant la période de guerre civile.”
***
Au lendemain de l'insurrection d'octobre, quand le personnel du gouvernement soviétique s'est formé, Lénine a eu une hésitation avant d'accepter le poste de président du soviet des commissaires du peuple. Son intuition politique lui disait que cela freinerait sa capacité à agir comme avant-garde de l'avant-garde, à être à la gauche du parti révolutionnaire comme il l'avait si clairement été entre avril et octobre 1917. La position adoptée par Lénine en 1918 contre les gauches, tout en se situant fermement dans les paramètres d'un parti prolétarien vivant, reflète déjà les pressions du pouvoir étatique sur les bolcheviks ; les intérêts de l'Etat, de l'économie nationale, de la défense du statu quo avaient déjà commencé à entrer en conflit avec les intérêts des ouvriers. En ce sens, il y a une certaine continuité entre les faux arguments de Lénine contre les gauches en 1918 et sa polémique contre la Gauche communiste internationale après 1920 qu'il a également accusée d'infantilisme et d'anarchisme. Mais en 1918, la révolution mondiale était encore dans sa phase ascendante et si elle s'était étendue au-delà de la Russie, il aurait été bien plus facile de corriger ses premières erreurs. Dans de prochains articles, nous examinerons comme la Gauche communiste a répondu au véritable processus de dégénérescence qui a pris le parti bolchevik et le pouvoir soviétique quand la révolution internationale est entrée dans sa phase de reflux.
Avec l’occupation de la Ruhr
par les troupes françaises, la bourgeoisie allemande cherche les moyens de se
débarrasser du poids “des réparations de guerre” qui lui sont imposées par le
traité de Versailles en le faisant porter par la classe ouvrière; mais elle
essaie surtout d’attirer celle-ci sur le terrain nationaliste dans une lutte
pour la défense de la nation contre le capital français.
Bien que le KPD, soutenu par l’IC, succombe aux appels nationalistes du capital et essaie d’entrainer derrière lui, sous couvert du “national-bolchevisme”, les ouvriers, ceux-ci ne semblent pas prêts de tomber dans le piège. Pour se défendre contre une paupérisation de plus en plus grande, la classe ouvrière développe son combat contre la volonté de la direction du KPD. En proposant une solution nationaliste, en appelant à la “sauvegarde de la république” et à la formation d'un front uni avec la Social-démocratie contre-révolutionnaire, le KPD développe une politique qui affaiblit la classe ouvrière.
Après une phase de lutte de classe montante le mouvement atteint son apogée en août 1923. Fortement alerté par la détermination des ouvriers, le capital allemand décide d'en finir avec sa politique provocatrice (cf. article dans Revue Internationale n°98) d'appel à “la résistance passive” contre les forces françaises d'occupation, tout en stoppant la spirale de l'inflation qui avait contraint la classe ouvrière à se battre pour sa simple survie. Le principal maitre d'oeuvre de cette stratégie du capital est le SPD qui, en août 1923, rejoint le gouvernement pour briser le mouvement.
Ainsi la bourgeoisie réussit à empêcher une reprise du mouvement. Le capital allemand qui avait mis en place l'appât du national-bolchevisme, le retire du jour au lendemain, en annonçant une nouvelle orientation politique pro-occidentale, enterrant ainsi les espoirs d'une alliance entre une “Allemagne opprimée” et la Russie. De plus, du fait de la confusion semée par le KPD, la classe ouvrière est soumise à une complète absence d'orientation politique.
Dans un article précédent, nous avons montré comment l'isolement international de la révolution en Russie a entraîné la dégénérescence de l'IC et la montée du capitalisme d'Etat russe.
Après la signature du traité secret de Rapallo la classe capitaliste internationale se rend compte que l'Etat russe est en train de faire de l'IC son instrument. En Russie se développe d'ailleurs une forte opposition contre cette tendance, ce qui amène à une série de grèves au cours de l'été 1923 dans la région de Moscou et ce qui s'exprime surtout par une opposition bruyante de plus en plus importante dans le parti bolchevik. A l'automne 1923, Trotsky, après beaucoup d'hésitations, décide finalement d'engager une lutte plus déterminée contre l'orientation capitaliste d'Etat. Bien que l'IC, avec sa politique de front unique et son soutien au national-bolchevisme, devienne de plus en plus opportuniste et tende à dégénérer d'autant plus rapidement qu'elle est étranglée par l'Etat russe, il reste en son sein une minorité de camarades internationalistes qui continuent à défendre l'orientation de la révolution mondiale. Après l'abandon par le capital allemand de sa promesse d'une lutte commune entre la “nation opprimée” et la Russie, cette minorité internationaliste est désorientée parce qu'elle est persuadée que, de ce fait, la perspective d'un “sauvetage” de la révolution d'octobre de l'extérieur ainsi que celle d'une relance de la vague révolutionnaire mondiale s'éloignent de plus en plus. Par crainte d'un développement du capitalisme d'Etat en Russie et dans l'espoir d'un resurgissement révolutionnaire, elle recherche désespérément une dernière étincelle, la dernière possibilité d'un assaut révolutionnaire.
“Vous pouvez voir camarades, c'est finalement le grand assaut que nous avons attendu depuis tant d'années, et qui changera l'image du monde. Ces évènements vont avoir une importance considérable. La révolution allemande signifie l'effondrement du monde capitaliste.” (Trotsky) Convaincu qu'il subsiste encore un potentiel révolutionnaire et que le moment de l'insurrection n'est pas encore passé, Trotsky presse l'IC de faire tout ce qu'elle peut pour soutenir une montée révolutionnaire.
En même temps la situation en Pologne et en Bulgarie s'accélère. Le 23 septembre, les communistes en Bulgarie, soutenus par l'IC, lancent un soulèvement qui échoue. En octobre et novembre, une nouvelle vague de grèves, suivie par près des deux tiers du prolétariat industriel du pays, éclate en Pologne. Le Parti communiste polonais est lui-même surpris par la combativité de la classe. Ces soulèvements insurrectionnels sont écrasés en novembre 1923.
Dans le cadre du combat politique qui se mène au sein du Parti russe, Staline s'élève contre le soutien du mouvement en Allemagne dans la mesure où le succès de celui-ci pourrait constituer une menace directe contre l'appareil d'Etat russe actuel au sein duquel il contrôle quelques unes des positions les plus importantes : “Mon point de vue est que les camarades allemands doivent se retirer et que nous ne devons pas les encourager.” (Lettre de Staline à Zinoviev, 5/8/1923)
Accroché au dernier espoir d'une reprise de la vague révolutionnaire, le Comité exécutif de l'IC (CEIC) décide par lui-même, sans consulter préalablement le KPD, de presser le mouvement en Allemagne et de se préparer à l'insurrection.
Lorsque les nouvelles de la fin de la politique de “résistance passive” de l'Allemagne contre la France et du début des négociations franco-allemandes arrivent à Moscou le 11 septembre, le CEIC appelle à l'insurrection en Bulgarie pour la fin septembre, qui doit être suivie peu après en Allemagne. Les représentants du KPD sont sommés par Moscou de préparer l'insurrection avec le CEIC. Ces discussions auxquelles prennent aussi part les représentants des pays voisins de l'Allemagne durent plus d'un mois, de début septembre à début octobre.
L'IC prend un nouveau tournant désastreux. Après la politique catastrophique de front unique avec les forces social-démocrates contre-révolutionnaires dont les conséquences destructrices se font encore sentir, après le flirt avec le national-bolchevisme, c'est maintenant la fuite en avant désespérée, l'aventure dans une tentative de soulèvement sans que soient réunies les conditions pour un succès possible.
Même si la classe ouvrière en Allemagne reste la partie la plus forte et la plus concentrée du prolétariat international, celle qui, avec le prolétariat russe, a été à la pointe du combat révolutionnaire, elle est en 1923 -la vague internationale de luttes étant, à ce moment-là, déjà dans une phase de reflux- relativement isolée. Par rapport à cette situation, le CEIC a un fausse estimation du rapport de forces et il ne voit pas comment la réorientation tactique du gouvernement dirigé par le SPD en août 1923 est parvenu à faire pencher celui-ci en faveur de la bourgeoisie. Pour avoir une analyse correcte, pour comprendre la stratégie de l'ennemi, un parti internationalement organisé et centralisé doit pouvoir s'appuyer sur une évaluation exacte de la situation “sur place” faite par sa section locale. Mais le KPD lui-même est aveuglé par sa politique national-bolchevik et ne comprend pas la dynamique réelle du mouvement. Le mouvement en Allemagne même met à nu de nombreuses faiblesses :
Plusieurs questions sont débattues dans le CEIC.
Trotsky insiste fortement sur la nécessité de fixer la date de l'insurrection. Il propose le 7 novembre, le jour du soulèvement victorieux d'octobre en Russie six ans auparavant. En fixant une date, il veut écarter toute attitude attentiste. Le président du KPD, Brandler, quant à lui, refuse de fixer une date précise. La décision est enfin prise à la fin septembre pour que l'insurrection ait lieu au cours des 4 à 6 semaines à venir, c'est-à-dire dans les premiers jours de novembre.
La direction du parti allemand se considèrant comme trop inexpérimentée, Brandler suggère que Trotsky lui-même, qui a joué un rôle si important dans l'organisation de l'insurrection d'octobre 1917 en Russie, vienne en Allemagne pour aider à organiser l'insurrection.
La proposition rencontre la résistance des autres membres du CEIC. Zinoviev exige, en tant que président de l'IC, de tenir ce rôle dirigeant. On ne peut comprendre cette querelle qu'en la replaçant dans le contexte de la lutte croissante pour le pouvoir en Russie même. Finalement il est décidé qu'un organe collectif, composé de Radek, Gouralsky, Skoblevsky et Tomsky, sera envoyé en Allemagne. Le CEIC décide également que l'aide doit être apportée à trois niveaux :
Tandis que les discussions se poursuivent à Moscou, des émissaires de l'IC en Allemagne commencent déjà les préparatifs de l'insurrection. Au début d'octobre, de nombreux dirigeants du KPD commencent à rentrer dans l'illégalité. Mais alors qu'à Moscou la direction du KPD et le CEIC sont encore en train de discuter des plans de l'insurrection, en Allemagne même il ne semble pas y avoir de discussion plus approfondie sur cette question et sur les perspectives immédiates.
Depuis le début 1923 et particulièrement depuis la conférence du parti à Leipzig, le KPD a commencé à mettre en place des unités de combat de Cents rouges. Initialement ces troupes armées devaient servir comme forces de protection des manifestations et des assemblées ouvrières. Tout ouvrier expérimenté au combat, quelles que soient ses convictions politiques, peut les rejoindre. Maintenant, les Cents rouges sont occupés à parfaire l'entraînement militaire, s'entraînant aux alertes et suivant des cours spéciaux de maniement des armes.
En comparaison avec mars 1921, beaucoup plus d'attention est consacrée à cet aspect et des moyens considérables sont investis dans ces préparations militaires. En plus, le KPD a mis sur pied un service de renseignement militaire. Il y a le “M-Apparat”, le “Z-Gruppe” pour infiltrer l'armée du Reich et le “T-Terrorgruppe” dans la police. Des arsenaux secrets sont installés, des cartes militaires de toutes sortes sont collectées.
Les conseillers militaires russes disposent d'un demi-million de fusils. Ils espèrent être capables de mobiliser très rapidement 50 000 à 60 000 hommes de troupe. Cependant l'armée du Reich et les troupes de droite qui la soutiennent représentent avec la police une force 50 fois supérieure aux formations militaires dirigées par le KPD.
En toile de fond de ces préparatifs, l'IC élabore un plan basé sur une frappe militaire stratégique.
Si, dans certaines régions, le KPD se joint au SPD pour former un “gouvernement ouvrier”, en application de la tactique de Front unique, cela ne peut que mettre le feu aux poudres. La Saxe et la Thuringe sont choisies parce que le SPD y est déjà à des postes gouvernementaux et parce que l'armée y dispose de moins d'unités comparé à Berlin et au reste du pays.
L'idée de base est que la formation d'un gouvernement ouvrier SPD-KPD va être perçue comme une provocation par les “forces fascistes” et l'armée. On suppose que les fascistes vont quitter la Bavière et l'Allemagne du sud pour se rendre en Saxe et en Allemagne centrale. En même temps on attend une réaction de l'armée qui devrait mobiliser ses troupes stationnées en Prusse. Cette offensive de la bourgeoisie peut être contrée par la mobilisation d'énormes unités ouvrières armées. Il est même prévu que l'armée et les unités fascistes soient défaites en étant attirées dans un piège près de Kassel. Les Cents Rouges doivent être à la base de la constitution d'une Armée rouge dont les unités de Saxe marcheront sur Berlin et celles de Thuringe sur Munich. Enfin, il est prévu que le gouvernement qui sera mis en place à l'échelle nationale comprendra des communistes, des sociaux-démocrates de gauche, des syndicalistes et des officiers nationaux-bolcheviks.
Une situation cruciale doit donc se mettre en place dès que le KPD aura rejoint le gouvernement de Saxe.
En août le SPD rejoint le gouvernement national pour calmer la situation et pour barrer la route à un mouvement insurrectionnel en faisant tout un tas de promesses.
Mais alors que, le 26 septembre, le gouvernement annonce officiellement la fin de la “résistance passive” vis à vis de l'occupant français et promet le paiement des arriérés de salaires, le 27 septembre une grève éclate dans la Ruhr. Le 28 septembre le KPD appelle à une grève générale dans tous le pays et à l'armement des ouvriers afin de mettre en place “un gouvernement ouvrier et paysan”. Le 29 septembre l'état d'urgence est déclaré, tandis que le KPD appelle les ouvriers à cesser leur mouvement dès le 1er octobre. Comme dans le passé, son objectif n'est pas tant de chercher à renforcer progressivement la classe ouvrière par la lutte dans les usines que de tout centrer sur un moment décisif qu'il prévoit pour plus tard. Ainsi, au lieu de faire monter la pression à partir des usines, comme l'IC le soulignera plus tard de façon critique, afin de dévoiler le véritable visage du nouveau gouvernement SPD, il tend au contraire à bloquer l'initiative des ouvriers dans les usines. Ainsi la combativité des ouvriers, leur détermination à repousser les attaques du nouveau gouvernement, ne sont pas seulement sapées par les promesses de compromis faites par le SPD, elles le sont également par la politique même du KPD. A son 5e congrès, l'IC conclura : “Après la grève Cuno, l'erreur a été faite de vouloir retarder les mouvements élémentaires jusqu'aux luttes décisives. Une des plus grandes erreurs a été que la rébellion instinctive des masses n'a pas été transformée en une volonté révolutionnaire consciente de combat en s'axant systématiquement sur des buts politiques... Le parti a échoué à poursuivre une agitation énergique, vivante pour la tâche de constituer des conseils politiques. Les revendications transitoires et les luttes partielles devaient être reliées du mieux possible au but final de la dictature du prolétariat. La négligence du mouvement des conseils d'usines a rendu impossible pour les conseils d'usines de prendre temporairement le rôle des conseils ouvriers, ainsi pendant les jours décisifs il n'y a pas eu de centre d'autorité, autour duquel les masses hésitantes d'ouvriers puissent se rassembler, et qui puisse s'opposer à l'influence du SPD.
Puisque les autres organes unitaires (comités d'action, comités de contrôle, comités de lutte) n'étaient pas utilisés de façon systématique, pour préparer la lutte politiquement, la lutte a été vue principalement comme une question de parti et non comme une lutte unitaire du prolétariat.”
En empéchant la classe ouvrière de développer ses luttes défensives sous prétexte qu'elle doit “attendre jusqu'au jour de l'insurrection”, le KPD l'empèche en fait de développer sa propre force face au capital et de gagner à elle les ouvriers encore hésitants du fait de la propagande du SPD. Ainsi l'IC fera plus tard la critique suivante :
“Surestimer les préparatifs techniques pendant les semaines décisives, se polariser sur les actions comme une lutte de parti et attendre le "coup décisif" sans un mouvement de luttes partielles et des mouvements de masse qui les préparent, a empêché l'estimation du véritable rapport de forces et rendu impossible de fixer une date réelle... En réalité il était seulement possible de constater que le parti était dans un processus de gagner la majorité, sans, cependant, avoir véritablement la direction dans la classe.” (Les leçons des évènements d'Allemagne et les tactiques de front unique)
A l'époque, des membres d'une “division noire de l'armée du Reich” (une unité sympathisante des fascistes) organisent une révolte le 1er octobre à Küstrin. Mais leur révolte est écrasée par la police prussienne. L'Etat démocratique n'a manifestement pas encore besoin des fascistes.
Le 9 octobre, Brandler rentre donc de Moscou avec la nouvelle orientation d'une insurrection initiée par l'entrée du KPD dans le gouvernement. Le 10 octobre la formation d'un gouvernement avec le SPD est décidée pour la Saxe et la Thuringe. Trois communistes entrent dans celui de Saxe (Brandler, Heckert, Böttcher), deux dans celui de Thuringe (K.Korsch et A.Tenner).
Alors qu'en janvier 1923 la conférence du parti affirmait : “La participation du KPD dans un gouvernement d'un land, sans poser des conditions au SPD, sans un fort mouvement de masse et sans un soutien extraparlementaire suffisant, ne peut avoir qu'un effet négatif sur l'idée d'un gouvernement ouvrier et avoir un effet destructeur au sein du parti lui-même” (p.255, Document), quelques mois plus tard la direction du KPD est prête à suivre les instructions de l'IC et à entrer dans un gouvernement SPD pratiquement sans poser de condition. Le KPD pense ainsi trouver un levier pour l'insurrection, parce qu'il espère réussir à armer la classe ouvrière quand il sera au gouvernement.
Mais, alors que le parti s'attend à une réaction très violente des fascistes et de l'armée, c'est en fait Ebert, le président du SPD, qui destitue les gouvernements de Saxe et de Thuringe le 14 octobre. Le même jour, il donne l'ordre à l'armée d'occuper la Saxe et la Thuringe.
C'est le “démocratique” président social-démocrate Ebert qui envoie les forces armées contre les gouvernements de Saxe et de Thuringe pourtant “élus démocratiquement”. Une fois encore, c'est le SPD qui, par une politique habile et manoeuvrière, a préparé et assumé la répression des ouvriers pour le compte du capital.
Dans le même temps, les troupes fascistes quittent la Bavière pour la Thuringe. Le KPD riposte en appelant les ouvriers à prendre les armes. Dans la nuit du 19 au 20 octobre, il distribue 150 000 exemplaires d'un tract dans lequel il demande aux membres du parti de se procurer le plus possible d'armes. Il proclame en même temps la grève générale qui doit déclencher l'insurrection.
Pour éviter que ce soit le parti qui prenne la décision d'insurrection et être sûr que ce sera une assemblée générale ouvrière qui le fera, Brandler cherche à convaincre la conférence des ouvriers de Chemnitz de voter la grève. Y sont présents quelques 450 délégués, parmi lesquels 60 sont des délégués officiels du KPD, 7 du SPD et 102 sont des représentants des syndicats.
Afin “d'évaluer l'ambiance”, Brandler suggère à l'assemblée de voter la grève générale. En entendant cette proposition, les représentants des syndicats surtout ainsi que les délégués SPD protestent énergiquement et menacent de quitter la réunion. La question de l'insurrection n'est même pas évoquée. Le ministre SPD qui est présent dans l'assemblée se prononce avec force contre la grève générale. La réunion se soumet ainsi au SPD et aux représentants syndicaux. Même les délégués du KPD se soumettent sans dire un mot. Ainsi la conférence -qui aurait dû, selon le KPD, être l'étincelle du mouvement insurrectionnel en décidant la grève générale- décide de repousser celle-ci.
Cependant Brandler et la direction du KPD restent pleinement convaincus que les délégués dans l'assemblée vont retrouver de l'ardeur en apprenant que l'armée se dirige vers la Saxe et qu'ils vont surement appeler à la lutte du fait du renversement “prévisible” du gouvernement de Berlin. Après avoir fait une analyse erronée du rapport de forces en août, une fois encore le KPD estime mal celui-ci ainsi que l'état d'esprit des ouvriers.
A l'assemblée de Chemnitz qui est voulue par la direction du KPD comme un moment-clé de l'insurrection, la majorité des délégués sont sous l'influence du SPD. Même dans les comités d'usines et dans les assemblées générales le KPD n'a pas la majorité. Au contraire des bolcheviks en 1917, il n'a ni correctement estimé la situation, ni été capable d'influencer le cours des évènements de façon décisive. Pour les bolcheviks la question de l'insurrection ne pouvait être mise à l'ordre du jour que s'ils avaient conquis la majorité des délégués dans les conseils et donc quand le parti pouvait jouer un rôle dirigeant et déterminant.
L'assemblée de Chemnitz se disperse ainsi sans avoir décidé d'une grève et encore moins du déclenchement d'un mouvement insurrectionnel. Après l'issue désastreuse de cette réunion, la direction du parti -pas seulement Brandler mais également les membres de “l'aile gauche” de la Centrale ainsi que tous les camarades étrangers qui étaient présents en Allemagne à l'époque- vote unanimement pour le retrait.
Quand les sections du parti, qui se tiennent prêtes “fusil à la main”, à travers tout le pays, sont informées de cette décision, la déception est énorme.
Bien qu'il existe différentes versions sur ce qui s'est passé à Hambourg, il semble que le message de l'annulation de l'insurrection n'y soit pas arrivé à termps. Convaincus que le plan de l'insurrection se déroulerait suivant les prévisions, les membres du parti se mettent en route sans avoir reçu la confirmation de la direction. Dans la nuit du 22 au 23 octobre, les communistes et les Cents Rouges commencent à mettre en place le plan de l'insurrection à Hambourg et se battent contre la police suivant les instructions préalablement élaborées. Ces combats durent plusieurs jours. Mais la majorité des ouvriers reste passive, alors qu'un grand nombre de membres du SPD se portent volontaires, dans les postes de police, pour combattre contre les insurgés.
Lorsque le 24 octobre le message d'arrêter les combats arrive à Hambourg, une retraite en bon ordre n'est plus possible. La défaite est inévitable.
Le 23 octobre les troupes de l'armée marchent sur la Saxe. Une fois encore, la répression s'abat sur le KPD. Un peu plus tard, le 13 novembre, la Thuringe est occupée également par l'armée. Dans les autres parties du pays, il n'y a pas de réactions significatives des ouvriers. Même à Berlin, où “l'aile gauche” du KPD est majoritaire, quelques centaines d'ouvriers se sont mobilisés pour des manifestations de solidarité. Le parti est déserté par de nombreux éléments déçus.
La tentative de l'IC d'organiser une insurrection aventureuse en Allemagne afin de relancer la vague révolutionnaire mondiale et donner une autre tournure à la situation en Russie, a échoué. En 1923 la classe ouvrière en Allemagne se trouve plus isolée qu'au début de la vague révolutionnaire en 1918 et 1919. Qui plus est, la bourgeoisie est beaucoup plus avertie et a déjà resserré les rangs au niveau international contre la classe ouvrière. Il est évident que les conditions pour un soulèvement victorieux en Allemagne même ne sont pas présentes. La combativité qui existe pourtant dans la classe ouvrière est contrée par la bourgeoisie en août 1923. La pression venant des usines, les efforts pour s'unir dans des assemblées générales, tout cela a connu un recul important. “De notre point de vue, le critère de notre influence révolutionnaire était les Soviets... Les soviets offraient le cadre politique de nos activités conspiratrices ; ils étaient aussi des organes de gouvernement après la véritable prise du pouvoir.” (Trotsky, Une contre-révolution ou une révolution peuvent-elles être déterminées à une date fixe ?, 1924) En 1923 en Allemagne, la classe ouvrière n'a pas réussi à constituer des conseils ouvriers qui sont une des conditions premières de la prise du pouvoir.
Les conditions politiques dans la classe comme un tout ne sont pas mûres, mais surtout le KPD se montre incapable de jouer son rôle politique dirigeant. Son orientation politique -l'orientation du national-bolchevisme jusqu'en août, sa politique de front unique et de défense de la démocratie bourgeoise- contribue à développer une grande confusion dans la classe et participe à son désarmement politique. Une insurrection victorieuse ne peut être possible que si la classe ouvrière a une vision claire de ses buts politiques et que si elle a, en son sein, un parti capable de lui montrer clairement la direction à prendre et capable de déterminer le juste moment de l'action. Sans un parti fort et solide, aucune insurrection ne peut être victorieuse, puisque c'est seulement lui qui peut avoir une véritable vision d'ensemble, qui peut correctement estimer le rapport des forces et en tirer les justes implications. Comprendre la stratégie de la classe ennemie, mesurer la température dans la classe, en particulier dans les principaux bataillons, jeter tout son poids dans la bataille dans les moments décisifs, ce sont ces capacités, quand elles sont mises en oeuvre, qui font que le parti est indispensable.
L'IC a surtout insisté sur les préparatifs militaires. Le camarade en charge de ces questions dans le KPD, K.Retzlaw, rapporte dans sa biographie que les conseillers militaires russes discutaient principalement de stratégie militaire pure, sans jamais prendre en compte les larges masses de la classe ouvrière.
Même si l'insurrection a besoin d'un plan militaire précis, il ne s'agit pas d'une simple opération militaire. Les préparatifs militaires ne peuvent être abordés qu'une fois le processus de maturation et de mobilisation politiques de la classe largement entamé. On ne peut pas faire l'économie d'un tel processus.
Cela veut dire que la classe ouvrière ne peut pas négliger de réduire sa pression à partir des usines, comme le KPD le propose en 1923. Alors que les bolcheviks savaient comment appliquer “l'art de l'insurrection” en octobre 1917, le plan de l'insurrection d'octobre 1923 n'est qu'une pure farce qui a débouché sur une tragédie. Les internationalistes, au sein de l'IC non seulement font une estimation erronée de la situation mais s'accrochent à un faux espoir. En septembre, Trotsky lui-même, manifestement mal informé sur la situation, est le plus convaincu que le mouvement est encore montant et il est parmi ceux qui poussent le plus fortement à l'insurrection.
La critique qu'il formulera après les évènements est en grande partie inexacte. Il reproche au KPD d'avoir, en 1921, fait un putsch de façon aventuriste et impatiente, alors qu'en 1923 il serait tombé dans l'autre extrême, celui d'attendre, de négliger son propre rôle. “La maturation de la situation révolutionnaire en Allemagne a été comprise trop tard...; aussi (que) les mesures les plus importantes du combat ont été abordées trop tard. Le Parti communiste ne peut pas, par rapport au mouvement révolutionnaire montant, prendre un position d'attente. C'est l'attitude des mencheviks : agir comme une entrave à la révolution tout au long de son développement, utiliser ses succès, quand c'est une petite victoire, faire tout ce qu'on peut pour s'y opposer.” (Trotsky, Ibid.)
D'un côté il insiste correctement sur le facteur subjectif et sur le fait que l'insurrection a besoin d'une intervention claire, décidée et énergique du parti, malgré toutes les hésitations et les irrésolutions de la classe. De plus, il comprend parfaitement le rôle destructeur des staliniens : “La direction stalinienne... a entravé et freiné les ouvriers, alors que la situation dictait un assaut révolutionnaire courageux, a proclamé des situations révolutionnaires, alors que leur moment était déjà passé, a formé des alliances avec les faiseurs de phrases et les beaux parleurs de la petite-bourgeoisie, a marché sans relâche derrière la social-démocratie sous couvert de la politique de front unique.” (La tragédie du prolétariat allemand, mai 1933)
Mais, d'un autre côté Trotsky lui-même est plus dominé par ses vaines espérances dans la reprise de la vague révolutionnaire que guidé par une analyse correcte du rapport des forces.
La défaite d'octobre 1923 n'est pas seulement une défaite physique des ouvriers allemands. Elle va surtout occasionner une profonde désorientation politique pour la classe ouvrière dans son ensemble.
La vague de luttes révolutionnaires dont le point culminant a été 1918-1919, s'achève en effet en 1923. La bourgeoisie a réussi à infliger, en Allemagne, une défaite décisive à la classe ouvrière.
Les défaites des luttes en Allemagne, en Bulgarie et en Pologne laissent la classe en Russie encore plus isolée. Même s'il y aura encore quelques luttes importantes, parmi lesquelles celles de 1927 en Chine, la classe ouvrière va poursuivre son recul pour enfin connaître une longue et terrible période de contre-révolution qui ne s'achèvera qu'avec la reprise de la lutte de classe en 1968.
L'IC se montre elle-même incapable de tirer les véritables leçons des évènements en Allemagne.
A son 5e congrès mondial en 1924, l'IC (avec le KPD en son sein) concentre ses critiques principalement sur le fait que le KPD aurait, en 1923, mal appliqué la tactique de front unique et de gouvernement ouvrier.
Cette dernière n'est en aucune manière remise en question. Le KPD affirme même, dédouanant ainsi le SPD de ses responsabilités dans la défaite ouvrière : “On peut dire sans aucune exagération : la social-démocratie allemande actuelle est en réalité seulement un réseau lâche d'organisations aux liens faibles avec des attitudes politiques très différentes.” Il persiste et signe dans sa politique opportuniste et néfaste vis à vis de la social-démocratie traitre : “la pression communiste permanente sur le gouvernement Zeigner (en Saxe) et la fraction de gauche qui s'est formée au sein du SPD va amener le SPD à la dislocation. Le point (principal) est que sous la direction du KPD la pression des masses sur le gouvernement social-démocrate doit être accrue, aiguisée et que le groupe dirigeant social démocrate de gauche qui émerge sous la pression d'un grand mouvement doit être confronté à l'alternative, soit entrer en lutte contre la bourgeoisie avec les communistes, soit se démasquer lui-même et ainsi détruire les dernières illusions des masses social-démocrates d'ouvriers.” (9e congrès du Parti, avril 1924)
Depuis la première guerre mondiale, le SPD est totalement intégré à l'Etat bourgeois. Ce parti, dont les mains sont tâchées du sang des ouvriers dans la 1ère guerre mondiale et de l'écrasement des luttes ouvrières dans la vague révolutionnaires, n'est en aucune manière en train de se disloquer. Au contraire, tout en faisant partie de l'appareil d'Etat, il continue d'exercer une grande influence sur les ouvriers. Même Zinoviev doit le concéder au nom de l'IC : “Un grand nombre d'ouvriers ont encore confiance dans les sociaux-démocrates de 'gauche',... qui en réalité servent de couverture pour la sale politique contre-révolutionnaire de l'aile droite de la social-démocratie.”
L'histoire a montré de façon répétée qu'il n'est pas possible, pour la classe ouvrière, de reconquérir un parti qui a trahi et changé de nature de classe. La politique consistant à vouloir diriger la classe ouvrière avec l'aide du SPD est déjà une expression de la dégénérescence opportuniste de l'IC. Alors que Lénine dans ses fameuses Thèses d'avril de 1917 rejette le soutien au gouvernement Kerensky et revendique la plus claire démarcation vis-à-vis de celui-ci, le KPD, en octobre 1923, rejette toute idée de démarcation avec le gouvernement SPD et finit par y entrer sans aucune condition. Au lieu de permettre une radicalisation du combat, la participation du KPD au gouvernement tend à démobiliser les ouvriers. La frontière de classe qui sépare le KPD du SPD, est gommée. La classe ouvrière est de plus en plus désarmée politiquement et la répression par l'armée est facilitée. Un mouvement insurrectionnel ne peut se développer que si la classe ouvrière parvient à se débarrasser des illusions vis à vis de la démocratie bourgeoise. Et une révolution ne peut vaincre qu'en écrasant les forces politiques qui défendent cette démocratie, c'est à dire le principal barrage.
En 1923, le KPD, non seulement n'a pas combattu la démocratie bourgeoise, il est même allé jusqu'à appeler les ouvriers à se mobiliser pour sa défense.
Concernant le SPD en particulier, le KPD s'est mis en contradiction flagrante avec la position défendue par l'IC, lors de son congrès de fondation, qui avait dénoncé avec la plus grande clarté ce parti comme le boucher de la révolution allemande de 1919.
Par la suite, le KPD ne se contente pas de persister dans l'erreur, il s'affirme comme un champion de l'opportunisme. Parmi tous les partis de l'IC, il devient le plus fidèle laquais du stalinisme. Non seulement il est la force motrice de la tactique de front unique et de “gouvernement ouvrier”, mais il est aussi le premier parti à appliquer la politique des cellules d'usines et de “bolchevisation” prônée par Staline. La défaite de la classe ouvrière en Allemagne a aussi renforcé la position du stalinisme. A la fois en Russie et internationalement la bourgeoisie peut désormais intensifier son offensive et ainsi imposer à la classe ouvrière la pire contre-révolution qu'elle ait eu à subir. Après 1923, l'Etat russe est d'ailleurs reconnu par les autres pays capitalistes et par la Société des Nations.
En 1917, la prise du pouvoir en Russie a constitué le début de la première vague révolutionnaire mondiale. Mais le capital est parvenu à empêcher la victoire de la révolution surtout dans les pays-clés comme l'Allemagne. Les leçons de la conquête victorieuse du pouvoir en Russie en 1917 par le prolétariat, tout comme celles de l'échec de la révolution en Allemagne, en particulier la compréhension de la manière dont la bourgeoisie est parvenue à empêcher une révolution victorieuse en Allemagne et des conséquences que cela a eu sur la dynamique internationale des luttes et sur la dégénérescence de la révolution en Russie, tous ces éléments font partie d'une seule et même expérience historique de la classe ouvrière.
Pour que la prochaine vague révolutionnaire soit possible et pour que la prochaine révolution puisse être un succès, la classe ouvrière doit absolument se réapproprier cette expérience inestimable.
Après quelques signes de reconnaissance mutuelle et de débat entre les groupes de la Gauche Communiste au cours de ces dernières années, y compris la tenue d'une réunion publique en commun sur la révolution russe entre le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) et le CCI en Grande-Bretagne, la guerre récente engagée par l'OTAN dans les Balkans représentait un test pour juger de la capacité de ces groupes à assumer une défense commune de l'internationalisme prolétarien qui soit la plus large et la plus forte possible. Malheureusement les groupes ont refusé un appel du CCI pour une déclaration commune contre le carnage impérialiste en ex-Yougoslavie. Nous avons déjà dressé un premier bilan des réactions à cet appel dans notre Revue Internationale n°97.
Dans cet article-ci, nous répondrons brièvement à l'idée mise en avant par le BIPR, selon laquelle la méthode politique du CCI supposée “idéaliste” justifiait un tel refus.
“Quand vous écrivez dans votre tract que "c'est parce que, depuis la grève massive de Mai 68 en France, la classe ouvrière mondiale a développé ses luttes en refusant de se soumettre à la logique du capitalisme en crise qu'elle a pu empêcher le déchaînement d'une troisième guerre mondiale", vous montrez que vous restez prisonniers de vos schémas que nous avons déjà caractérisés comme idéalistes et qui sont aujourd'hui particulièrement inaptes aux besoins de clarté et de solidarité théorico-politique nécessaires pour l'intervention dans la classe.” (lettre du BIPR, 8/4/99, traduit par nous de l'anglais)
Il est vrai que l'idéalisme serait une tare profonde pour une organisation révolutionnaire. L'idéalisme est un important, sinon le seul rempart philosophique de l'idéologie bourgeoise. Cherchant la force motrice ultime de l'histoire dans les idées, les morales et les vérités qui sont produites par la conscience humaine, l'idéalisme est une des bases fondamentales des différentes idéologies de la classe dominante qui cherche à cacher son exploitation de la classe ouvrière et à lui dénier toute réelle capacité pour sa libération. La division du monde en classes ainsi que la possibilité et la nécessité de la révolution communiste pour renverser ce monde ne peuvent être comprises que par la conception matérialiste de l'histoire. L'histoire de la pensée s'explique par l'histoire de l'être, et non l'inverse.
Mais pourquoi la conception du “cours historique” qui prend position sur le rapport de force entre les classes dans une période historique donnée et qui tire la conclusion que la perspective n'est pas ouverte aujourd'hui à une guerre impérialiste généralisée, mais est toujours ouverte à d'immenses confrontations de classe... est-elle “idéaliste” ? La lettre de la Communist Workers' Organisation (le BIPR en Grande-Bretagne) au CCI, qui refuse la tenue d'une réunion publique commune en Grande-Bretagne sur la guerre, essaie de nous l'expliquer :
“Pour vous, cela peut vous sembler un petit point, mais pour nous cela souligne à quel point vous êtes éloignés de la réalité. Nous sommes absolument atterrés par aussi peu de réponse prolétarienne au tour pris par les événements. 'Socialisme ou barbarie' est un mot d'ordre qui a une signification absolue dans cette crise. Mais comment pouvez-vous maintenir que la classe ouvrière empêche la guerre quand l'évidence de tout ce qui est arrivé en Yougoslavie, montre à quel point les impérialistes (gros et petits) ont les mains libres ? (...) La guerre se déroule maintenant à 800 miles de Londres (à vol d'oiseau). Doit-elle arriver jusqu'à Brighton pour que vous corrigiez vos perspectives ? La guerre est un pas sérieux vers la barbarie générale. Nous ne pouvons lutter ensemble pour une alternative communiste si vous suggérez que la classe ouvrière est une force sur laquelle il faut compter dans la période présente.” (lettre de la CWO, 26/4/99, traduit par nous de l'anglais)
L'idéalisme, notre idéalisme, ne serait donc pas “rattaché à la réalité”, à “l'évidence”; à la réalité telle que la comprend le BIPR. D'abord, l'accusation d'idéalisme, qui est une accusation grave, est difficilement recevable telle que le BIPR la formule puisqu'elle réduit une question historique à un problème de “bon sens commun”.
Pourtant, cette rapide exposition de la version du BIPR de la réalité manque sérieusement de matérialité historique et dépend trop d'un raisonnement de “bon sens” submergé par des faits récents et locaux. Il nous assure que “Socialisme ou barbarie” s'applique absolument à la situation : que les perspectives historiques alternatives des deux principales classes ennemies dans la société sont fondamentalement en jeu dans les Balkans. Et ensuite, il se contredit quelques lignes plus loin quand il défend que le prolétariat, et sa perspective historique, le socialisme, ne comptent plus dans la situation.
Il ne reste que le BIPR, seul dans le monde, pour brandir la bannière de l'alternative communiste. Cette analyse contradictoire de la réalité, de la réalité “immédiate”, “évidente”, n'est pas “dialectique”, comme aime à le penser le BIPR, car elle échoue précisément à voir comment les tendances historiques fondamentales se manifestent dans une situation donnée.
Alors que le CCI a essayé au moins de comprendre le poids historique du prolétariat dans la guerre des Balkans sans minimiser le moins du monde le sérieux de la situation, le BIPR s'exprimant justement sur le terrain de l'empirisme à la Bacon et Locke[1] [31], estimerait plutôt les événements à partir de leur proximité géographique de Londres ou Brighton. Le prolétariat n'est apparemment pas une “force sur laquelle il faut compter dans la situation présente” car il n'y a pas de faits tangibles pour prouver le contraire, car ce n'est pas confirmé empiriquement, dans la réalité immédiate. Le BIPR n'arrive pas à voir le prolétariat dans la situation historique présente, il ne le sent pas, ne le goûte pas, ni ne l'entend. Donc le prolétariat n'est pas présent. Et quiconque affirme qu'il est une force, aussi limitée soit-elle, qu'il est toujours présent, aussi faible soit cette présence, est un idéaliste.
Les contre-tendances à l'absence apparente du prolétariat –particulièrement le manque d'adhésion à la guerre des classes ouvrières d'Europe Occidentale et d'Amérique du Nord– sont par conséquent ignorées comme facteurs. Les tendances latentes dans les événements qui peuvent être seulement prises comme une marque négative dans la situation, comme des empreintes dans le sable, doivent cependant être prises en compte afin d'être consistant avec la réalité historique la plus large.
La méthode qui ne voit les événements que comme de simples faits sans toutes leurs interrelations historiques n'est matérialiste que dans le sens métaphysique :
“Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'étude isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n'existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument ; la cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de pensée nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c'est qu'il est celui de ce qu'on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu'il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu'il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l'étendue varie selon la nature de l'objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, elle oublie leur devenir et leur périr ; devant leur repos, elle oublie leur mouvement ; les arbres l'empêchent de voir la forêt.” (F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Editions sociales)
L'empirisme –le bon sens commun– assimile le matérialisme historique et sa méthode dialectique à l'idéalisme car le marxisme refuse de considérer les faits sur leur simple apparence.
Le BIPR s'oppose à l'histoire du mouvement révolutionnaire quand il taxe d'idéaliste le “schéma” du cours historique. Le groupe de la fraction de gauche du PC d'Italie qui publiait la revue Bilan dans les années 1930, était-il coupable d'idéalisme quand il développait ce concept pour déterminer si l'histoire allait vers la guerre ou vers la révolution[2] [32] ? C'est une question à laquelle le BIPR devrait répondre puisque Bilan fait partie intrinsèque de l'histoire de la Gauche Italienne dont il se réclame.
Mais si le BIPR se croit capable d'utiliser le matérialisme historique de manière unilatérale en mettant en avant une supposée vérité évidente des faits, il est aussi coupable d'utiliser des schémas mécaniques pour inventer des faits inexistant. Selon son tract internationaliste contre la guerre en ex-Yougoslavie, il défend que l'objectif principal de l'intervention de l'OTAN était de “s'assurer le contrôle du pétrole du Caucase”. Comment le BIPR a-t-il pu arriver à une telle fantaisie ? En appliquant le schéma selon lequel la principale force motrice derrière l'impérialisme aujourd'hui est la recherche du profit économique “pour s'assurer le contrôle et la gestion du pétrole, de la rente pétrolifère et des marchés financiers ou commerciaux.”
Peut-être est-ce là un schéma matérialiste, mais c'est du matérialisme mécanique. En effet, même si le facteur principal de l'impérialisme moderne reste les contradictions économiques fondamentales du capitalisme, ce schéma ignore les facteurs politiques et stratégiques qui sont devenus prédominant dans le conflit entre les Etats nations.
Si le BIPR adopte une approche empiriste quand il est confronté à la question du rôle de la classe ouvrière dans tout événement à l'échelle de l'histoire, il montre que sur les questions les plus générales et les plus décisives il est parfaitement capable de voir de façon marxiste ce que le bon sens commun est incapable de faire. Son tract sur la guerre –comme les tracts des autres groupes de la gauche communiste– a révélé que derrière les buts prétendument humanitaires des grandes puissances unies au Kosovo, une confrontation plus large et inévitable avait lieu. Il a montré que les pacifistes et les gauchistes, malgré leurs grandes déclarations contre la violence, entretenaient en réalité les feux de la guerre. Finalement, même s'il ne pouvait voir le prolétariat comme une force dans la situation présente, il affirmait cependant que la lutte de la classe ouvrière menant à la révolution communiste était le seul moyen d'échapper à la barbarie capitaliste croissante.
La position prolétarienne internationaliste sur la guerre impérialiste, commune aux différents groupes de la gauche communiste, partagée par le CCI et le BIPR, est parfaitement marxiste et donc fidèle à la méthode du matérialisme historique.
Donc, au moins sur ce point, l'accusation d'idéalisme contre le CCI s'écroule complètement.
Dans sa lettre à Wilhem Bracke en 1875 qui introduit sa Critique au Programme de Gotha du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne, K.Marx dit que “tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes” (Marx-Engels, éditions sociales). Et cette phrase célèbre constitue un point de référence pour l'action unie des révolutionnaires. C'est une parfaite mise en application de ce que mettaient en évidence les tout aussi célèbres Thèses sur Feuerbach de 1845 qui démontraient que le matérialisme historique n'est pas une nouvelle philosophie contemplative mais une arme de l'action prolétarienne.
“La coïncidence de la modification des circonstances et de l'activité humaine ou autotransformation ne peut être saisie et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire” et “les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer.” (Marx, Thèses sur Feuerbach, éditions sociales)
Dans sa lettre introductive et dans son texte, Marx critique sévèrement le programme d'unité du parti social-démocrate allemand pour les concessions faites aux Lassaliens[3] [33]. Il estime qu'un “accord pour l'action contre l'ennemi commun” est de la plus haute importance et il suggère qu'il aurait mieux valu repousser la rédaction du programme jusqu'à “une époque où pareils programmes eussent été préparés par une longue activité commune” (Lettre à W. Bracke, éditions sociales). Des divergences extrêmes n'étaient donc pas des obstacles à l'action unie, mais au contraire allaient être confrontées dans ce contexte.
Comme nous l'avons déjà mis en avant dans notre appel, Lénine et les autres représentants de la gauche marxiste appliquèrent la même méthode à la conférence de Zimmerwald, en septembre 1915, au cours de laquelle ils signèrent son retentissant manifeste contre la première guerre impérialiste mondiale. Pourtant ils avaient exprimé des critiques et des désaccords marqués du fait de ses lacunes graves et ils soumirent même au vote leur propre position[4] [34] qui fut repoussée par la majorité de la conférence.
Le BIPR s'est déjà essayé au travail savant de démonstration qu'un tel exemple historique d'unité des révolutionnaires dans le passé eut lieu dans des circonstances différentes et donc ne peut s'appliquer dans la période présente. En d'autres termes, le BIPR ne veut pas voir les fils qui relient le passé de Zimmerwald au présent. Il n'y voit qu'un épisode fini du passé qui n'est utile qu'à la réflexion des historiens.
Les différentes circonstances dans lesquelles l'unité révolutionnaire a eu lieu dans le passé, au lieu de prouver qu'elle n'est pas applicable au mouvement révolutionnaire actuel, soulignent en fait toute sa validité aujourd'hui.
La chose la plus frappante à propos de la défense par Marx et Lénine du travail commun entre révolutionnaires dans les deux exemples donnés, c'est que les différences entre les Eisenachiens et les Lassaliens dans un cas, et entre la gauche marxiste (en premier lieu les bolcheviks) et les socialistes à Zimmerwald dans l'autre cas, étaient beaucoup plus importantes que les différences entre les groupes de la gauche communiste d'aujourd'hui.
Marx préconisait le travail en commun, dans un même parti, avec une tendance qui défendait “l'Etat libre”, les “droits égaux”, “la juste distribution du produit du travail” et qui parlait de la “loi d'airain des salaires”, et autres préjugés bourgeois. Le Manifeste de Zimmerwald était une opposition commune à la 1re guerre impérialiste mondiale entre les internationalistes intransigeant qui appelaient à la guerre civile contre la guerre impérialiste et à la constitution d'un nouvelle Internationale d'une part, et de l'autre, les pacifistes, les centristes et autres hésitants qui visaient à la réconciliation avec les social-patriotes et contestaient les mots d'ordre révolutionnaires de la gauche. Au contraire, dans le milieu communiste d'aujourd'hui, il n'y a pas de concessions aux illusions démocratiques et humanistes. Il y a une dénonciation commune de la guerre comme guerre impérialiste, une dénonciation commune du pacifisme et du chauvinisme de la gauche et un engagement commun pour la “guerre civile”, c'est à dire pour opposer à la guerre impérialiste la perspective et la nécessité de la révolution prolétarienne.
Lénine signa le Manifeste de Zimmerwald, avec toutes ses insuffisances et inconsistances, afin de faire avancer le mouvement réel. Dans un article écrit directement après la première conférence de Zimmerwald, il dit :
“C'est un fait que ce dernier [le manifeste de la conférence de Zimmerwald] constitue un pas en avant vers la lutte effective contre l'opportunisme, vers la rupture et la scission avec lui. Ce serait du sectarisme que de renoncer à ce pas en avant avec la minorité des Allemands, des Français, des Suédois, des Norvégiens et des Suisses, quand nous conservons l'entière liberté et l'entière possibilité de critiquer l'inconséquence et de chercher à obtenir davantage. Ce serait une mauvaise tactique de guerre que de refuser de marcher avec le mouvement international grandissant de protestation contre le social-chauvinisme, sous prétexte que ce mouvement est trop lent, qu'il fait "seulement" un pas en avant, qu'il est prêt et disposé demain à faire un pas en arrière et à rechercher une conciliation avec l'ancien Bureau socialiste international." (Lénine, "Un premier pas", octobre 1915, Oeuvres complètes)
Karl Radek arriva à la même conclusion dans un autre article sur cette conférence :
“...la gauche a décidé de voter le manifeste pour les raisons suivantes. Il serait doctrinaire et sectaire de nous séparer des forces qui ont commencé, dans une certaine mesure, à lutter contre le social-patriotisme dans leur propre pays alors qu'ils font face à de furieuses attaques de la part des social-patriotes” (La gauche de Zimmerwald, traduit par nous de l'anglais).
Il ne fait aucun doute que les révolutionnaires d'aujourd'hui doivent agir contre le développement de la guerre impérialiste avec la même méthode que Lénine et la gauche à Zimmerwald contre la 1re guerre mondiale. L'avancée du mouvement révolutionnaire comme un tout est la priorité centrale. La différence principale entre les circonstances d'alors et celles d'aujourd'hui souligne la beaucoup plus grande convergence politique entre les groupes internationalistes actuels qu'entre la gauche et le centre de Zimmerwald[5] [35], et par conséquent la beaucoup plus grande nécessité et justification pour une action commune.
Une déclaration internationaliste commune et d'autres expressions d'activité unie contre la guerre de l'OTAN auraient, bien sûr, augmenté énormément la présence politique de la gauche communiste en comparaison avec l'impact des différents groupes pris séparément. Cela aurait été un antidote matériel, réel contre les divisions nationalistes imposées par la bourgeoisie. L'intention commune de faire avancer le mouvement réel aurait créé un pôle d'attraction plus fort pour les éléments en recherche des positions communistes qui sont actuellement déboussolés par la dispersion déconcertante des différents groupes. Et la réunion des forces aurait eu un impact plus large sur la classe ouvrière comme un tout. Par dessus tout, cela aurait marqué un point de référence historique pour les révolutionnaires dans le futur, comme le fit tout aussi sûrement le Manifeste de Zimmerwald qui lança un signal d'espoir pour les futurs révolutionnaires jusque dans les tranchées. Comment peut-on caractériser la méthode politique qui consiste à refuser une telle action commune ? La réponse nous est donnée par Lénine et Radek : elle est doctrinaire et sectaire[6] [36].
Si nous nous sommes limités à deux exemples historiques, c'est pour des raisons d'espace, non par manque d'exemples d'action commune entre les révolutionnaires du passé. Les 1re, 2e et 3e Internationales ont toutes été formées avec la participation d'éléments qui n'acceptaient même pas les prémisses principaux du marxisme, tels que les anarchistes dans la 1re, ou les anarcho-syndicalistes français et espagnols qui défendaient l'internationalisme et la révolution Russe et qui furent donc les bienvenus dans l'IC.
Nous ne devons pas non plus oublier que le spartakiste Karl Liebknecht, reconnu par toute la gauche marxiste comme le défenseur le plus héroïque du prolétariat dans la première guerre mondiale, était lui un idéaliste dans le vrai sens du terme puisqu'il rejetait la méthode matérialiste dialectique en faveur du Kantisme.
La plupart des groupes d'aujourd'hui imaginent qu'en s'unissant même pour une activité minime, ils vont embrouiller ou diluer les divergences importantes qu'ils ont avec les autres groupes. Rien n'est plus faux. Après la formation du parti social-démocrate allemand et après Zimmerwald, il n'y eut aucune dilution opportuniste des différences qui existaient entre les différents participants mais, à l'inverse, un aiguisement de celles-ci et en fin de compte une confirmation dans la pratique des positions les plus claires. Les marxistes finirent par dominer complètement dans le parti allemand et, après 1875, sur les Lassaliens dans la seconde Internationale. Après Zimmerwald, les positions intransigeantes de la gauche, qui était en minorité, ont pris complètement le dessus notamment quand la vague révolutionnaire, ayant commencé en Russie en 1917, confirma leur politique dans le cours même des événements, alors que par ailleurs les centristes retombèrent dans les bras des social-patriotes.
S'ils n'avaient pas mis leurs positions à l'épreuve dans le cadre d'une action commune même limitée, leur succès futur n'aurait pas été possible. L'Internationale Communiste est en effet redevable à la gauche de Zimmerwald.[7] [37]
Ces exemples de l'histoire du mouvement révolutionnaire confirme aussi une autre thèse bien connue sur Feuerbach :
“La question de l'attribution à la pensée humaine d'une vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme a à faire la preuve de la vérité, c'est à dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu'elle est de ce monde. Le débat sur la réalité ou l'irréalité de la pensée isolée de la pratique est une question purement scolastique.” (Editions sociales, souligné par Marx lui-même)
Les groupes de la gauche communiste qui rejettent un cadre pratique pour leur mouvement commun au sein duquel leurs divergences pourraient être confrontées, tendent à réduire leur différents sur la théorie marxiste à un niveau scolastique. Même si ces groupes ont la volonté de prouver la validité de leurs positions dans la pratique au sein de la lutte de classe la plus large, cet objectif restera un espoir vain s'ils ne peuvent mettre leur propre maison en ordre et vérifier leurs positions en lien pratique avec les autres tendances internationalistes.
La reconnaissance d'un minimum d'activité commune est la base sur laquelle les divergences peuvent être posées clairement, être confrontées, testées et clarifiées pour ces éléments qui émergent des rangs du prolétariat, particulièrement dans les pays où la gauche communiste n'a pas encore de présence organisée. Malheureusement c'est ce que les groupes communistes d'aujourd'hui se refusent à comprendre. Les groupes du courant bordiguistes défendent le sectarisme comme un principe. Sans aller jusque là, le BIPR tend à rejeter toutes confrontations sérieuses des positions politiques. : “Nous critiquons le CCI (...) parce qu'il attend que ce qu'il appelle le milieu politique prolétarien reprenne et débatte de ses préoccupations politiques de plus en plus bizarres”[8] [38] (traduit par nous de l'anglais), dit-il dans Internationalist Communist n°17, la revue du BIPR, qui est en partie consacrée à la mise en avant de ses divergences avec le CCI, en réponse à des éléments en recherche en Russie et ailleurs; éléments qui s'interrogent sur cette question de la responsabilité des internationalistes et de leur action commune face à la guerre impérialiste. Il est particulièrement désolant de constater que le milieu internationaliste repousse tout débat sérieux par peur de la confrontation de positions divergentes. Le mouvement révolutionnaire d'aujourd'hui a besoin de retrouver la confiance que les marxistes du passé avaient dans leurs idées et positions politiques
L'accusation selon laquelle le CCI est idéaliste ne tient pas debout. Nous attendons, pour le moins, des critiques plus solides et plus développées pour soutenir cette affirmation.
Face à la situation internationale qui empire et face aux exigences croissantes devant lesquelles se trouve la classe ouvrière, il devrait être clair que la méthode matérialiste du mouvement révolutionnaire marxiste exige une réponse commune. La gauche communiste n'a pas été au niveau de toutes ses responsabilités lors de la guerre du Kosovo. Mais les événements à venir la forceront à les mettre au centre de ses préoccupations.
[1] [39] Francis Bacon (1561-1626) et John Locke (1632-1704) sont deux philosophes matérialistes anglais.
[2] [40] Dans un article au titre explicite, la course vers la guerre, voilà comme Bilan dans son n° 29 de mars 1936 pose le problème du cours historique : “Les tenants des gouvernements actuels (...) ont droit à la reconnaissance éternelle du régime capitaliste pour avoir conduit à son terme extrême l'oeuvre d'écrasement du prolétariat mondial. Seulement en arrivant à égorger la seule force capable de créer une nouvelle société, ils ont aussi ouvert la porte à l'inévitabilité de la guerre, terme extrême des contradictions internes du régime capitaliste. (...) Pour quand la guerre ? Personne ne saurait le prédire. Ce qui est certain, c'est que tout est prêt.” Et un autre article du même numéro revient sur la question en précisant les conditions du cours à la guerre impérialiste qui s'affirme alors : “Nous sommes tout à fait convaincus qu'avec la politique de trahison socialo-centriste qui a conduit le prolétariat à son impuissance de classe dans les pays “démocratiques”; qu'avec le fascisme qui est arrivé par la terreur aux mêmes résultats, on a jeté les prémisses indispensables pour le déclenchement du nouveau carnage mondial. La trajectoire de dégénérescence de l'URSS et de l'IC représente un des symptômes les plus alarmants de la course vers le précipice de la guerre.”.
En passant, il est intéressant de rappeler, ou d'informer, au BIPR et aux groupes bordiguistes quelle est la perspective d'action que propose Bilan aux différentes forces qui sont restées communistes : “La seule réponse que ces communistes pourraient opposer aux événements que nous venons de vivre, la seule manifestation politique qui pourra être un jalon dans la voie de la victoire de demain, ce serait une Conférence Internationale qui relie les pauvres membranes qui restent aujourd'hui du cerveau de la classe ouvrière mondiale”. Notre souci de déterminer quel est le cours historique, et notre appel à une défense commune de l'internationalisme, sont dans le droit fil de la tradition de la gauche italienne, n'en déplaise à nos ignorants.
[3] [41] Le Parti Social Démocrate d'Allemagne s'est constitué à partir de l'unification de deux grands courants, l'un petit-bourgeois, les Lassaliens du nom de leur dirigeant, Lassalle, l'autre marxiste, les Eisenachiens du nom de la ville où se constitua cette tendance en Parti Ouvrier Social Démocrate d'Allemagne en 1869.
[4] [42] Nous avons souligné la validité de la politique unitaire de la Gauche de Zimmerwald pour le camp internationaliste aujourd'hui dans la Revue Internationale n° 44 en 1986.
[5] [43] En fait, on peut même affirmer que les différences au sein même de la gauche de Zimmerwald étaient plus grandes que celles au sein du camp internationaliste actuel. En particulier, il y avait alors d'importantes divisions pour savoir si la libération nationale était encore possible et, donc, si le mot d'ordre “le droit des nations à l'auto-détermination” faisait toujours partie de la politique marxiste. Les positions tranchées et opposées entre Lénine d'un côté, et Trotsky et Radek de l'autre, sur le soulévement de Pâques 1916 à Dublin, révèla au grand jour et de manière aigue les divisions au sein de la gauche de Zimmerwald. Au sein du Parti Bolchévik lui-même, des différences significatives existaient dans cette période sur l'auto-détermination nationale avec Boukharine et Piatakov qui défendaient son obsolescence, et sur la validité des mots d'ordre de “défaitisme révolutionnaire” et “d'Etat-Unis d'Europe”.
[6] [44] La politique de Lénine d'unité internationaliste n'était pas limitée au mouvement de Zimmerwald. Il l'appliqua aussi au sein de la social-démocratie russe en encourageant le travail en commun avec un groupe non-bolchévik comme celui de Trotsky, Naché Slovo. Si ces efforts ne furent pas couronnés de succès – jusqu'à la révolution russe – ce fut du fait des hésitations et du sectarisme de Trotsky à l'époque.
[7] [45] “Les conférences de Zimmerwald et de Kienthal eurent leur importance à une époque où il était nécessaire d'unir tous les éléments prolétariens disposés sous une forme ou une autre à protester contre la boucherie impérialiste (...). Le groupement de Zimmerwald a fait son temps. Tout ce qu'il y avait dans le groupement de Zimmerwald de véritablement révolutionnaire passe et adhère à l'Internationale Communiste” (Déclaration faite par les participants de la conférence de Zimmerwald au Congrès de l'IC, textes complets des 4 premiers congrès mondiaux de l'IC). Cette déclaration est signée par Rakovsky, Lénine, Zinoviev, Trotsky, Platten.
[8] [46] “We criticise the ICC (...) for expecting what they call the "proletarian political milieu" to take up and debate their increasingly outlandish political concerns”.
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