Publié sur Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Accueil > Revue Internationale, les années 1990: n°60 - 99 > Revue Int. 1993 - 72 à 75 > Revue Internationale no 73 - 2e trimestre 1993

Revue Internationale no 73 - 2e trimestre 1993

  • 3054 lectures

Situation internationale : le nouveau désordre mondial du capitalisme

  • 3900 lectures

 « The new world (dis)order », le nouveau (dés)ordre mondial, voilà comment la presse anglo-saxonne qualifie maintenant le « nouvel ordre mondial » que lègue l'ex-président Bush à son successeur. Le panorama est ef­frayant et catastrophique. La liste des malheurs qui frappent l'humanité, est longue. La presse bourgeoise et la télévision en rendent compte. Voudraient-elles cacher les faits, qu'elles ne le pourraient pas et se déconsidé­reraient complètement. Mais, au service de l'idéologie bour­geoise, elles séparent les évé­nements tragiques qui se multi­plient, refusent de voir le lien, la racine commune, c'est-à-dire l'impasse historique du capita­lisme et sa putréfaction, qui unit la multiplication des guerres im­périalistes, l'aggravation brutale de la crise économique mon­diale et les ravages qu'elle pro­voque. Reconnaître l'unité entre toutes ces caractéristiques du capitalisme d'aujourd'hui, re­connaître la concomitance de leur aggravation respective, met à nu la barbarie sans fin dans laquelle le capitalisme nous en­traîne, le gouffre sans fond dans lequel il plonge l'espèce hu­maine.

La reconnaissance du lien, de la cause, et de l'unité entre ces dif­férents éléments de la réalité du capital facilite aussi la prise de conscience des enjeux histo­riques qui se présentent à l'humanité. Il existe une alterna­tive à la catastrophe irréversible, et une seule. Détruire la société capitaliste et en instaurer une autre, radicalement différente. Il existe une force sociale, et une seule, capable d'assumer une telle tâche. Le prolétariat qui est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, est cette force. Lui seul peut mettre à bas le capital, en terminer avec toutes ces catastrophes, et faire naître le communisme où les hommes ne seront plus conduits à s'entretuer sauvagement et où ils pourront vivre en harmonie.

Les mots et les phrases sont de peu de poids pour dénoncer la barbarie et la multitude de conflits locaux meurtriers qui ensanglantent la planète. Pas un seul continent n'est épargné. Ces conflits ne sont pas le résultat de haines ancestrales qui les rendraient fatals, inévitables, ni d'une loi naturelle selon laquelle l'homme serait foncièrement mau­vais, toujours en quête d'affrontements et de guerres. Cette dynamique barbare de chute dans la guerre impérialiste n’est pas une fatalité naturelle. Elle est produite par l’impasse historique dans laquelle se trouve le capita­lisme. La décomposition qui frappe la société capitaliste, l'absence de perspective et d'espoir autres que celui de la survie individuelle, ou comme bandes armées, contre tous les autres, est respon­sable de l'explosion des guerres lo­cales entre populations qui vi­vaient, pour la plupart, en bonne harmonie, ou cohabitaient, depuis des décennies ou des siècles.

La putréfaction du capitalisme est responsable des milliers de morts, des tueries, des viols et des tor­tures, des famines et des privations qui touchent les populations, les hommes, les femmes, les vieillards. Elle est responsable des millions de réfugiés terrorisés, obligés de quit­ter leur maison, leur village, leur région, sans doute pour toujours. Elle est responsable de la sépara­tion des familles endeuillées, des enfants qu'on envoie ailleurs en es­pérant qu'ils échapperont à l'horreur, au massacre, à la mort, ou à l'enrôlement forcé, et qu'on ne reverra plus. Elle est respon­sable aussi du fossé de sang et de vengeances qui va séparer pour longtemps des peuples, des eth­nies, des régions, des villages, des voisins, des parents. Elle est res­ponsable du cauchemar quotidien dans lequel vivent des milliards d'êtres humains.

La décomposition du capitalisme est responsable aussi du rejet hors de la production capitaliste, et de toute production, de centaines de millions d'hommes et de femmes dans le monde, réduits à s'entasser dans les immenses bidonvilles des mégalopoles, les plus chanceux trouvant de temps en temps un tra­vail surexploité qui parvient à peine à les nourrir (et encore) ; et les autres, poussés par la faim, obligés de mendier, de voler, de trafiquer, de fouiller dans les dé­charges publiques pour trouver leur pitance, inexorablement ame­nés à la délinquance, à la drogue et à l'alcool, poussés à abandonner ou vendre leurs enfants encore bé­bés qui sont achetés comme es­claves pour travailler dans les mines, dans les innombrables pe­tits ateliers, ou bien contraints de se prostituer dès leur plus jeune âge. Le pire n'est-il pas la multipli­cation des enlèvements de gamins à qui l'on prélève des organes, qui un rein, qui un oeil, ou les deux, pour les revendre ? Comment s'étonner après, que cette déchéance maté­rielle et morale, qui touche des millions d'être humains, fournisse en quantité, des hommes, des adolescents, des mômes qui n'ont pas 10 ans, prêts à toutes les horreurs et infamies, « libres » de toute morale, de toute valeur, de tout respect, pour qui la vie des autres n'est rien puisque la leur n'est rien depuis leur plus jeune âge, prêts à devenir mercenaires de n'importe quelle armée, guérilla ou bande, dirigée par n'importe quel caïd, général, colonel, sergent, chef mafieux, s'abaissant à la torture, aux tueries, aux viols systéma­tiques, au service du «nettoyage ethnique » et autres horreurs ?

Il y a une cause et un responsable à cette folie croissante : l'impasse historique du capitalisme.

La décomposition du capitalisme pousse aux guerres et aux conflits locaux

La décomposition du capitalisme est responsable des guerres ef­froyables qui se propagent dans le territoire de l'ex-URSS, au Tadji­kistan, en Arménie, en Géorgie... Elle est responsable de la poursuite sans fin des affrontements entre milices, hier alliées, en Afghanis­tan, qui balancent à tour de rôle leurs missiles et leur obus à l'aveuglette sur Kaboul. Elle est responsable de la continuation de la guerre au Cambodge qui met le pays à feu et à sang. Elle est res­ponsable de la propagation drama­tique des guerres et des affronte­ments inter-ethniques sur tout le continent africain. Elle est respon­sable du renouveau des petites guerres, si l’on peut dire, entre ar­mées, guérillas et mafias au Pérou, en Colombie, en Amérique cen­trale. Si les populations manquent de tout, ces bandes armées, éta­tiques ou non, ont des stocks considérables d'armes, provenant bien souvent de l'argent du trafic de drogue, en pleine expansion mondiale, qu'elles contrôlent et pratiquent elles-mêmes.

La décomposition du capitalisme est responsable de l'éclatement de la Yougoslavie et du chaos qui s'y est développé. Les ouvriers qui tra­vaillaient dans les mêmes usines, qui luttaient et faisaient grève en­semble, au coude à coude, contre l'Etat capitaliste yougoslave, les paysans qui cultivaient les terres voisines, les enfants qui allaient à la même école, les nombreuses fa­milles, fruits de mariages a mixtes »y sont aujourd'hui séparés par un abîme de sang, de tueries, de tortures, de viols, de vols.

« Les combats entre Serbes et Croates ont fait quelques 10 000 morts. Ceux qui se sont déroulés en Bosnie-Herzégovine plusieurs di­zaine de milliers (le président bos­niaque parle de 200 000), dont plus de 8 000 à Sarajevo. (...) Sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, on estime à 2 millions le nombre de ré­fugiés et des victimes du "nettoyage ethnique". »([1] [1])

Des millions d'hommes et de femmes, de familles, voient leur vie et leurs espoirs ruinés, sans retour en arrière possible. Sans aucune pers­pective sinon le désespoir, voire, pire, la vengeance aveugle.

Les antagonismes impérialistes exacerbent les conflits locaux

Il faut dénoncer avec force les mensonges de la bourgeoisie qui affirme que cette période de chaos est passagère. Elle serait le prix à payer pour la mort du stalinisme dans les pays de l'Est. Nous, com­munistes, disons que le chaos et les guerres vont encore se développer et se multiplier. La phase de décomposition du capitalisme ne meut offrir ni paix, ni prospérité, bien au contraire, elle exacerbe, encore plus que par le passé les appétits impérialistes de tous les Etats capitalistes qu'ils soient puissants ou faibles. Le « chacun pour soi » et le «  tous contre tous » s'imposent à tous, petits ou grands. Il n'est pas un conflit dans lequel des intérêts impérialistes ne soient absents. La nature a horreur du vide, dit-on. Ainsi en va-t-il de l'impérialisme. Chacun, quelle que soit sa force, ne peut laisser une ré­gion, un pays « à sa portée» à l'abandon, sous peine de voir un rival s'en emparer. La logique in­fernale du capitalisme pousse inévitablement à l'intervention des différents impérialismes.

Aucun Etat, quel qu'il soit, grand ou petit, puissant ou faible, n'échappe à la logique implacable des rivalités et des affrontements impérialistes. Simplement, les pays les plus faibles, en essayant de dé­fendre leurs intérêts particuliers au mieux, s'alignent comme ils peu­vent, de gré ou de force, en fonc­tion de l'évolution des grands an­tagonismes impérialistes mon­diaux. Ils participent ainsi tous au développement ravageur des guerres locales.

Cette période de chaos n'est pas passagère. L'évolution des aligne­ments impérialistes globaux autour des principales puissances impé­rialistes mondiales, telles les USA bien sûr, mais aussi l'Allemagne, le Japon, et, à des degrés moindres, la France, la Grande-Bretagne, la Russie ([2] [2]), la Chine, met de l'huile sur le feu des guerres locales. En fait, c'est le coeur même du capitalisme mondial, particulièrement es vieilles puissances impérialistes occidentales, qui alimente le feu des affrontements et des guerres locales. C'est le cas en Afghanistan, dans les républiques asiatiques de l’ex-URSS,  au Moyen-Orient, en Afrique tel en Angola, au Rwanda, en Somalie, et bien sûr en Yougoslavie.

En Yougoslavie, les difficultés croissantes de l'impérialisme américain pour imposer son leadership sur les autres puissances

L'ex-Yougoslavie est  devenue le  point central des rivalités impérialistes globales, le lieu où, à travers l'effroyable guerre qui s'y déroule, se cristallisent les principaux enjeux impérialistes de la période actuelle. Si l’impasse historique du capitalisme décadent, sa phase de décomposition, est responsable de l'éclatement de la Yougoslavie (tout comme de celui de l'URSS) et de l'aggravation des tensions entre les peuples qui en faisaient partie, ce sont les intérêts impérialistes des grandes puissances qui sont responsables de l'éclatement et de l'aggravation dramatique de la  guerre. La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne a provoqué la guerre, comme le dit et le répète, non sans arrière-pensées, la presse anglo-saxonne. Les USA bien sûr, mais aussi la France et la Grande-Bretagne, ont sciemment poussé la Serbie, qui n'attendait que ça, à corriger militairement la Croatie. Et à partir de là, les intérêts impérialistes divergents des grandes puissances déjà citées, ont déterminé la chute dans la barbarie guerrière.

Les atrocités commises par les uns et les autres, et particulièrement l'horrible «  nettoyage ethnique » dont les milices serbes se sont rendues coupables en Bosnie, sont cyniquement utilisées par la propagande médiatique des puissances occidentales pour justifier leurs interventions politiques, diplomatiques et militaires, et pour masquer leurs intérêts impérialistes divergents. En fait, derrière les discours humanitaires, les grandes puissances s'affrontent et entretiennent l'incendie tout en se faisant passer pour les pompiers.

Depuis la fin de la guerre froide et la disparition des blocs impéria­listes qui l'a accompagnée, l'allégeance à l'impérialisme américain de la part de puissances comme l'Allemagne, la France et le Japon, pour ne citer que les plus  hardies, a disparu inévitablement, un pays comme l'Allemagne est destiné à se poser en pôle, exerçant une attraction impérialiste alternative au pôle américain. Depuis la fin de la guerre du Golfe, ces puis­sances ont de plus en plus défendu leurs intérêts propres, remettant en cause le leadership US.

L'éclatement de la Yougoslavie et l'influence croissante de l'Allemagne dans la région, en Croatie particulièrement, donc sur la Méditerranée, représente un re­vers pour la bourgeoisie améri­caine, en termes stratégiques,([3] [3]) et un mauvais exemple de ses capaci­tés d'intervention politique, di­plomatique et militaire. Tout le contraire de la leçon qu'elle avait administrée, à dessein, lors de la guerre du Golfe.

« Nous avons échoué » a affirmé Eagleburger, l'ex-secrétaire d'Etat (le ministre des Affaires étrangères) de Bush. «Depuis le début jusqu'à maintenant, je vous dis que je ne connais aucun moyen de stopper (la guerre), sinon au moyen d'un usage massif de la force militaire. » ([4] [4]) Comment se fait-il que l'impérialisme américain, si prompt à utiliser une incroyable armada contre l'Irak il y a deux ans, n'ait pas eu recours jusqu'à maintenant à l'usage massif de la force militaire ?

Depuis l'été dernier, à chaque fois que les américains étaient sur le point d'intervenir militairement en Yougoslavie, quand ils voulaient bombarder les positions et les aé­roports serbes, à chaque fois un grain de sable déposé à propos par les rivaux impérialistes européens, est venu enrayer la machine de guerre américaine. En juin dernier, le voyage de Mitterrand à Sarajevo, au nom de « l’ingérence humani­taire », a permis aux Serbes de dé­bloquer l'aéroport tout en sauvant la face devant les menaces d'intervention US ; l'envoi de forces françaises et britanniques parmi les soldats de l'ONU, puis leur renforcement, puis les négo­ciations du Plan Owen-Vance entre toutes les parties en conflit, ont enlevé les justifications et, surtout, affaibli considérablement les ga­ranties de succès d'une interven­tion militaire US. Par contre, elles ont aggravé les combats et les mas­sacres. Comme on l'a vu lors des négociations de Genève du Plan Owen-Vance mises à profit par les Croates pour relancer la guerre contre la Serbie en Krajina.

Les hésitations de la nouvelle ad­ministration Clinton pour appuyer le Plan Owen-Vance au nom de la CEE et de l'ONU, révèlent les dif­ficultés américaines. Lee H. Hamilton, Président démocrate du Comité des affaires étrangères pour la Chambre des représentants résume bien le problème auquel se trouve confrontée la politique impérialiste US : «Le fait saillant ici est qu'aucun leader n'est prêt à intervenir massivement dans l’ex-Yougoslavie avec le genre de moyens que nous avons utilisé dans le Golfe pour repousser l'agression, et si vous n'êtes pas prêts à intervenir de cette façon, alors vous devez vous arranger avec des moyens plus faibles et travailler dans ce cadre. » ([5] [5])

Suivant les conseils réalistes d'Hamilton, le gouvernement Clin­ton s'est rendu à la raison et a dé­cidé finalement de soutenir le Plan Owen-Vance. Comme dans une partie de poker, il a aussitôt décidé de relancer la mise sur le terrain des convois humanitaires et d'envoyer son aviation parachuter des vivres aux populations affa­mées de Bosnie. ([6] [6]) A l'heure où nous écrivons, les containers de nourritures largués dans la nature, n'ont toujours pas été retrouvés ! Apparemment, les parachutages «humanitaires» sont aussi précis que les bombes de la guerre «chirurgicale» en Irak. En re­vanche, ils ont eu comme résultat de relancer la guerre autour des villes assiégées. Le nombre de vic­times augmente dramatiquement, les exactions se multiplient encore plus, et des milliers de vieillards, d'hommes, de femmes et d'enfants sont contraints à la fuite déses­pérée dans la neige et le froid, sous les bombardements, les tirs des « snippers » isolés. Mais, pour la bourgeoisie américaine, l'important est de pouvoir commencer à imposer sa présence militaire sur le terrain. D'ailleurs les ri­vaux ne s'y trompent pas. « Devant la recrudescence des combats et à titre humanitaire», bien sûr, les bourgeoisies allemande et russe parlent ouvertement d'intervenir à leur tour en participant au para­chutage de vivres, et même à l'envoi de troupes sur le terrain. La population peut être inquiète, elle n'est pas au bout de son calvaire.

L'impérialisme mène aux affrontements militaires

Tous les propos des dirigeants américains le confirment : les Etats-Unis sont amenés de plus en plus à faire usage de la force mili­taire. Et donc à attiser les conflits et les guerres. Les campagnes hu­manitaires ont été la justification des démonstrations de force que les USA ont réalisées en Somalie et en Irak dernièrement. Ces démonstra­tions « humanitaires » avaient pour but de réaffirmer la puissance mili­taire US aux yeux du monde, et conséquemment l'impuissance eu­ropéenne en Yougoslavie. Elles avaient aussi pour but de préparer l'intervention militaire en Yougoslavie vis-à-vis des autres impérialismes rivaux (ainsi qu'aux yeux de la population américaine). Comme on vient de le voir, le résultat n'a pas été à la hauteur de leurs espé­rances, jusqu'à présent. Par contre, la famine et les affronte­ments militaires entre fractions ri­vales se poursuivent en Somalie. Par contre, les tensions impéria­listes régionales s'exacerbent au Moyen-Orient, et les populations kurdes et chiites continuent de subir la terreur des Etats de la région.

 

L'utilisation croissante de la carte militaire par l'impérialisme US a pour conséquence de pousser ses rivaux à développer leur propre force militaire. C'est le cas du Japon et de l'Allemagne qui veulent changer leurs Constitutions respectives, héritées de la défaite de 1945, qui limitent leur capacité d'intervention armée. Elle a pour conséquence aussi la montée de la rivalité entre les USA et l'Europe sur le plan militaire. Bien sûr la constitution du corps d'armée franco-allemand en a été une ma­nifestation. En Yougoslavie, une véritable bataille politique est en­gagée pour savoir si «l'ingérence humanitaire » doit être réalisée sous commandement de l'ONU ou de l'OTAN. De manière plus géné­rale, « une situation critique se développe entre le gouvernement de Bonn et l'OTAN » ([7] [7]) ce qu'affirme aussi l'ancien Président français Giscard d'Estaing : « Quant à la dé­fense, c'est le point de blocage des relations euro-américaines.» ([8] [8])

L'hypocrisie répugnante de la bourgeoisie n'a pas de borne. Toutes les interventions militaires américaines, ou sous couvert de l'ONU, Somalie, Irak, Cambodge, Yougoslavie, se sont faites au nom de l'aide et de l'ingérence humanitaire. Elles ont toutes relancé et aggravé l'horreur, les guerres, les massacres, les réfugiés fuyant les combats, la misère et la famine. Elles ont aussi manifesté, et porté à un point plus élevé, les rivalités im­périalistes entre petites, moyennes, et surtout grandes puissances. Toutes sont poussées à développer leurs dépenses d'armement, à réor­ganiser leurs forces militaires en fonction des nouveaux antago­nismes. Telle est la signification réelle du «devoir d'ingérence hu­manitaire» que s'attribue la bour­geoisie, tels sont les résultats des campagnes sur l'humanitaire et la défense des droits de l'homme.

La décomposition et les rivalités impérialistes accrues sont le produit de l'impasse économique du capitalisme

A l'origine de l'impasse historique du capitalisme qui provoque la multiplication et l'horrible aggra­vation des tueries impérialistes, se trouve son incapacité à dépasser et à résoudre les contradictions in­surmontables  que  rencontre  son économie. La bourgeoisie est im­puissante à résoudre la crise éco­nomique. S'inquiétant de l'avenir des habitants du Bangladesh, et du capital voilà comment un économiste bourgeois présente cette contradiction :

« Même si, par quelque miracle de la science (sic), on pouvait produire assez de nourriture pour qu'ils puis­sent manger, comment trouveraient-ils l'emploi rémunéré nécessaire pour l'acheter ? » ([9] [9])

D'abord, quel culot ce type ! Af­firmer aujourd'hui qu'il est impos­sible, sauf miracle dit-il, de nourrir la population du Bangladesh, (et nous, nous disons du monde entier) est scandaleuse. Et c'est le capital lui-même qui le prouve, en incitant et en payant les paysans des pays industrialisés pour qu'ils limitent leur production et mettent en ja­chère chaque fois plus de terres. Il n'y a pas sous-production, mais surproduction de biens. Ce n'est évidemment pas une surproduction de biens, de nourriture en particu­lier, par rapport aux besoins des hommes, mais, comme le souligne notre éminent professeur d'univer­sité, impuissant (car il ne peut ré­soudre la contradiction) et hypo­crite (car il fait comme si elle n'existait pas en éliminant les ca­pacités immenses de production), c'est une surproduction parce que la plus grande partie de la popula­tion mondiale ne peut acheter. Parce que les marchés sont saturés.

Aujourd'hui, le capitalisme mon­dial, c'est des millions d'être hu­mains qui meurent faute de pouvoir se procurer de la nourriture, des milliards qui ont à peine de quoi manger alors que les principales puissances industrialisées, les mêmes qui dépensent des milliards de dollars pour leurs interventions militaires impérialistes, imposent à leurs paysans de diminuer leur production. Non seulement le ca­pitalisme est barbare et meurtrier, mais en plus il est totalement ab­surde et irrationnel. D'un côté, surproduction qui oblige à fermer les usines, à laisser les terres culti­vables à l'abandon, et des millions d'ouvriers sans travail, de l'autre des milliards d'individus sans res­sources et torturés par la faim.

Le capitalisme ne peut plus sur­monter cette contradiction comme il le faisait au siècle dernier en conquérant de nouveaux marchés. Il n'en reste plus sur la planète. Il ne peut pas non plus, pour le mo­ment, s'engager dans la seule pers­pective qu'il puisse offrir à la so­ciété, une 3e guerre mondiale, comme il a pu le faire déjà à deux reprises depuis 1914, lors des deux guerres mondiales, au prix de plu­sieurs dizaines de millions de morts. D'une part, il n'y a plus de blocs impérialistes constitués né­cessaires pour un tel holocauste depuis la disparition de l'URSS et du Pacte de Varsovie ; d'autre part la population, et tout spécialement le prolétariat, des principales puis­sances impérialistes d'Occident, n'est pas prête pour un tel sacri­fice. Alors le capitalisme s'enfonce dans une situation sans issue dans laquelle il pourrit sur pied.

Dans ces conditions d'impasse his­torique, les rivalités économiques s'exacerbent autant que les rivalités impérialistes. La guerre commer­ciale s'aggrave tout comme les guerres impérialistes. Et la décom­position de l'URSS, qui a marqué une étape importante dans le dé­veloppement dramatique du chaos généralisé au plan impérialiste, marque aussi une étape importante dans l'accélération de la concur­rence entre toutes les nations capi­talistes, et tout spécialement entre les grandes puissances: «Avec la chute de la menace soviétique, les inégalités et les conflits écono­miques entre les pays riches sont plus difficiles à maîtriser. »([10] [10]) D'où l'impossibilité, jusqu'à main­tenant, de clore les négociations du GATT, d'où les disputes et les me­naces de protectionnisme entre les USA, l'Europe et le Japon.

Le capitalisme fait faillite et la guerre commerciale se déchaîne. La récession ravage jusqu'aux éco­nomies les plus fortes, les USA, l'Allemagne, le Japon, tous les Etats européens. Aucun pays n'est à l'abri. Elle oblige chacun à dé­fendre avec acharnement ses inté­rêts. C'est un facteur supplémen­taire de tensions entre les grandes puissances.

A partir de la décomposition du capitalisme, du chaos qui l'accompagne et, en particulier, à partir de l'explosion de l'URSS, les guerres impérialistes sont devenues plus sauvages, plus barbares et en même temps plus nombreuses. Aucun continent n'est épargné. De même, aujourd'hui, la crise éco­nomique prend un caractère plus profond, plus irréversible que ja­mais, plus dramatique, et elle touche tous les pays du globe. L'un et l'autre viennent aggraver dramatiquement la catastrophe générali­sée que représente la survie du ca­pitalisme. Chaque jour qui passe est une tragédie de plus pour des milliards d'êtres humains. Chaque jour qui passe est aussi un pas de plus vers la chute irréversible du capitalisme dans la destruction de l'humanité. Les enjeux sont ter­ribles : chute définitive dans la barbarie, sans retour, ou bien ré­volution prolétarienne et ouverture de la perspective d'un monde dans lequel les hommes vivront en une communauté harmonieuse.

Ouvriers de tous pays, au combat contre le capitalisme !

RL, 4mars 1993.

 

Le réveil de la combativité ouvrière.

 

La crise économique pousse le prolétariat à lutter

La faillite économique du capita­lisme a des conséquences terribles pour le prolétariat mondial. Les fermetures d'entreprises, les licen­ciements, se multiplient partout dans le monde. Et particulière­ ment, dans les principales puissances économiques et impéria­listes, aux USA, en Europe occi­dentale, et même au Japon ; dans les secteurs centraux tels l'automobile, la construction d'avions, la sidérurgie, l'informatique, les banques et les assurances, les secteurs publics, etc. Juste pour donner une maigre illustration de ce qui est officielle­ment prévu : 30 000 licenciements à Volkswagen, 28 000 à Boeing, 40 000 dans la sidérurgie alle­mande, 25 000 à IBM alors qu'il y en a déjà eu 42 900 en 1992... Ces coupes massives dans les rangs des ouvriers actifs, s'accompagnent d'une baisse des salaires, de réduc­tions drastiques du «salaire social », de la Sécurité sociale, des aides, allocations diverses, des retraites, etc. Les conditions de travail pour ceux qui ont encore «la chance» de travailler se détériorent gravement. Les allocations chômage pour les autres se réduisent considérable­ment, quand elles existent encore. Le nombre de sans-abri, de fa­milles ouvrières réduites aux soupes populaires, de mendiants, explose dans tous les pays industrialisés. Les ouvriers d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale souffrent de la paupérisation ab­solue comme, avant eux, leurs frères de classe des pays dits du «tiers-monde» et d'Europe de l'Est.

Tout comme les conflits impéria­listes éclatent sur tous les conti­nents en même temps, avec une in­croyable sauvagerie, les attaques contre les ouvriers tombent avec une dureté inimaginable il y a peu encore, dans tous les secteurs et dans tous les pays, en même temps.

Mais à la différence des conflits guerriers produits par la décompo­sition du capitalisme, la catas­trophe économique du capitalisme et ses conséquences pour la classe ouvrière, peuvent permettre le ré­veil de l'espoir et de la perspective de l'alternative communiste à ce monde de misères effroyables et d'atrocités inouïes.

Déjà, depuis l'automne 1992 et la réaction ouvrière massive en Italie, le prolétariat recommence à lutter. Malgré leurs faiblesses, les mani­festations des mineurs en Grande-Bretagne, les signes de colères en France, en Espagne, et les mani­festations de rue des ouvriers de la sidérurgie en Allemagne, expri­ment le retour de la combativité ouvrière. Inévitablement, le prolétariat international doit ré­pondre aux attaques dont il fait l'objet. Inévitablement, il reprend le chemin du combat de classe. Mais la voie est encore longue avant qu'il puisse présenter claire­ment à l'humanité souffrante, la perspective de la révolution prolé­tarienne et du communisme. Non seulement il doit lutter bien sûr, mais il doit aussi apprendre com­ment se battre. Dans la défense de ses conditions d'existence, dans ses luttes économiques, dans la re­cherche de son unité chaque fois plus large, il va devoir s'affronter aux manoeuvres et aux obstacles des syndicats, il va devoir déjouer les pièges corporatistes et de division des syndicalistes radicaux, «de base», et rejeter les impasses politiques faussement radicales des gauchistes. Il va devoir développer ses capacités d'organisation, se regrouper, tenir des assemblées gé­nérales ouvertes à tous, travailleurs actifs ou chômeurs, constituer des comités de lutte, manifester dans la rue en appelant à la solidarité ac­tive. Bref, il va devoir mener un combat politique, difficile et acharné, pour le développement de ses luttes et l'affirmation de sa perspective révolutionnaire. Pour les ouvriers, il n'y a pas de choix, sinon la lutte et le combat poli­tique. Il en va de leurs conditions générales d'existence. Il en va de leur futur. Il en va du futur de l'humanité toute entière.

RL, 5 mars 1993.



[1] [11] Le Monde des débats, février 1993.

[2] [12] Après la fin de l'URSS, allons-nous voir l'éclatement de la Fédération de Russie ? En tout cas, la situation se détériore rapide­ment tant sur le plan économique que poli­tique. Le chaos se développe, l'anarchie, les violences et les mafias règnent, la gabegie et la récession brutale frappent, la misère et le désespoir s'étendent, Eltsine semble ne plus gouverner grand chose et son pouvoir est de plus en plus affaibli et remis en cause. L'aggravation de la situation en Russie ne manquera pas, par ailleurs, d'avoir de graves conséquences au niveau internatio­nal.

[3] [13] L'intérêt   directement   économique, le gain d'un marché particulier, est de plus en plus secondaire dans le développement des rivalités impérialistes. Par exemple, le contrôle du Moyen-Orient, et donc du pé­trole, par les USA, correspond plus à un intérêt stratégique vis-à-vis des autres puis­sances rivales, l'Allemagne et le Japon tout particulièrement,    qui   sont   dépendantes pour leur approvisionnement de cette région, plutôt que par les bénéfices financiers A qu'ils pourraient en tirer.

[4] [14] International Herald Tribune, 9/2/93.

[5] [15] International Herald Tribune, 5/2/93.

[6] [16] Au moment où nous écrivons, l'attentat du World Trade Center de New-York, n'est toujours pas élucidé. Il est fort probable qu'il s'inscrive dans l'exacerbation des riva­lités impérialistes. Soit qu'il soit le fait d'un Etat qui essaie de faire pression sur la bour­geoisie US (comme c'était le cas lors des at­tentats terroristes de septembre 1986 à Pa­ris), soit une provocation, ce qui est tout à fait possible aussi. En tout cas, le crime est utilisé par la bourgeoisie américaine pour créer un sentiment de peur dans la popula­tion, pour amener celle-ci à resserrer les liens autour de l'Etat, et pour justifier les in­terventions militaires à venir.

[7] [17] Die Welt, 8 février 1993.

[8] [18] Le Monde, 13 février 1993.

[9] [19] M.F. Perutz de l'Université de Cam­bridge cité par Y International Herald Tri­bune, 20 février 1993.

[10] [20] Washington Post cité par l’International Herald Tribune, 15 février 1993.

Questions théoriques: 

  • Décomposition [21]
  • Impérialisme [22]

Crise économique mondiale : le capital allemand a bout de souffle.

  • 5620 lectures

Le texte ci-dessous est extrait d'un Rapport sur la situation en Allemagne, réalisé par Welt-révolution, section du CCI dans ce pays. Même si cet article traite de la situation dans un seul pays, il n'en traduit pas moins la situation généralisée de crise du capitalisme que traversent tous les pays du monde. Naguère exemple vertueux de la bonne santé du capitalisme, constam­ment exhibé par la propagande bourgeoise, l'économie alle­mande est devenue un symbole de la gravité de l'effondrement du système.

Avec sa plongée dans la pire crise qu'elle ait connue depuis les années 1930, c'est un pôle essentiel du capitalisme mondial qui vacille, celui qui, il y a quelques années, paraissait le plus solide. Cette situation est non seulement significative de la gravité présente de la crise éco­nomique mondiale, mais est aussi le signe annonciateur des tempêtes futures qui promettent d'ébranler l'ensemble de l'édifice économique du capitalisme.

La bourgeoisie n'a plus de mo­dèle d'un capitalisme en bonne santé à offrir pour accréditer l'illusion selon laquelle, pour sor­tir de la crise, il suffit de mettre en place une gestion rigoureuse. La situation en Allemagne montre aujourd'hui que même les pays qui se distinguaient par une gestion économique « vertueuse », et dont les ou­vriers étaient salués pour leur discipline, n'échappent pas à la crise. Cela montre l'inanité des appels constants de la classe dominante à la rigueur. Aucune politique de la bourgeoisie n'est capable d'apporter une solution à la faillite généralisée du sys­tème capitaliste. Les sacrifices imposés partout au prolétariat n'annoncent pas des lendemains meilleurs, mais au contraire, un accroissement de la misère sans que se profile une quelconque solution à l'horizon, y compris dans les pays les plus industria­lisés.

 

La brutale accélération de la crise

La récession aux USA à la fin des années 80, bien qu'éclipsée par l'effondrement de l'Est et la célé­bration par les médias de « la vic­toire de l’économie de marché», n'était pas simplement conjonctu­relle  mais  avait  une  importance historique. Après l'effondrement final et définitif du « Tiers-monde » et de l'Est, elle signifiait la chute de l'un des trois principaux moteurs de l'économie mondiale, paralysé par une montagne de dettes. A ce ni­ veau, 1992 fut une année véritablement historique : l'affaissement  économique officiel  et  spectaculaire des deux géants restants, le Japon et l'Allemagne.

Au lendemain de l'unification, qui avait engendré un boom ponctuel, l'endettement de l'Allemagne n'a pas permis d'éviter la récession. Cela signifie que, comme pour les USA, cette récession est, pour l'Allemagne, d'une importance sans précédent. L'augmentation de la dette publique empêche l'Allemagne de financer sa sortie du marasme actuel. Non seulement elle est entrée en récession de façon officielle et spectaculaire, mais elle a échoué en tant que pôle de crois­sance de l'économie mondiale et de pilier de la stabilité économique en Europe.

La bourgeoisie allemande est la dernière et la plus spectaculaire victime de l'explosion du chaos économique et de la crise incontrô­lable.

La récession en Allemagne

Par rapport au boom de ces trois dernières années, l'économie s'est littéralement effondrée durant le troisième trimestre de 1992. La croissance annuelle du PNB, qui à la fin de 1990 atteignait presque 5 %, a soudain chuté aux environs de 1 % machines-outils a chuté de 20 % en ; 1991 et de 25% en 1992. La production industrielle totale a baissé de 1 % l'année dernière et on s'attend à une baisse de 2% cette année. La production textile est tombée de 12%. L'exportation, moteur tradi­tionnel de l'économie allemande, capable d'ordinaire de la faire sortir de chaque effondrement, n'est plus capable d'engendrer le moindre effet positif face à l'énorme récession mondiale, alors que les importations s'accroissent pour les besoins de l'unification. La balance des paiements, encore excèdentaire de 57,4 milliards de dollars en 1989, a atteint, en 1992, un déficit record de plus de 25 milliards de dollars. La dévaluation des devises britannique, italienne, espagnole, portugaise, suédoise et norvégienne à l'automne a rendu les marchandises allemandes plus chères d'environ 15 % en quelques jours. Le nombre de compagnies ayant fait faillite l'année dernière a augmenté de presque 30 %. L'industrie automobile a déjà planifié des réductions de la production d'au moins 7 % pour cette année. Les autres piliers industriels tels que l'acier, les produits chimiques, l'électronique et la mécanique ont planifié des réductions semblables. L'un des plus grands producteurs d'acier et de machines, Klôckner, est au bord de la banqueroute.

La conséquence de tout cela est une explosion des suppressions d'emplois. Volkswagen, s'attendant à une réduction des ventes de 20 % cette année, projette de licencier un employé sur dix : 12 500. Daimler Benz (Mercedes, AEG, DASA Aérospatial) licenciera 11 800 personnes cette année et supprimera 40 000 postes d'ici à 1996. D'autres réductions d'emplois importantes sont prévues : Poste télécommunication: 13 500; Veba : 7 000 ; MAN : 4 500 ; Lufthansa : 6 000 ; Siemens : 4 000, etc.

Le chiffre officiel du chômage était I à la fin 1992 de 3 126 000 chômeurs, 1 soit 6,6 % en Allemagne de l'Ouest et 13,5% (1,1 million) en Allemagne de l'Est. Le travail à temps partiel touche 649 000 personnes à l'Ouest, 233 000 à l'Est. A l'Est 4 millions de postes ont été éliminés ces trois dernières années et près d'un demi million de travailleurs sont en stages de reclassement par l'Etat. Et ce n'est que le début. Même les prédictions officielles s'attendent à 3,5 millions de chô­meurs à la fin de cette année pour l'Allemagne dans son ensemble. Dans l'ex-RDA, la production de biens et de services devrait augmen­ter de 100 % pour maintenir l'emploi au niveau actuel. Officiel­lement, trois millions de logements manquent dans les grandes villes, tandis que 4,2 millions de per­sonnes vivent en dessous du revenu minimum (460 % de plus qu'en 1970). Même les organisations semi-officielles admettent que le nombre réel de chômeurs atteindra les 5,5 millions cette année. Et ceci n'inclue pas les 1,7 millions de per­sonnes en apprentissage dans les nouvelles provinces de l'Est, en création de travail, en travail à temps partiel et en retraite antici­pée une opération qui a coûté à elle seule 50 milliards de DM.

L'explosion des dettes

Lorsque Kohl devint chancelier en 1982, la dette publique s'élevait à 615 milliards de DM,  39% du PNB, soit 10 000 DM par habitant. Depuis lors, elle a atteint le chiffre de 21 000 DM par tête, plus de 42 % du PNB. Et on s'attend à ce qu'elle dépasse rapidement 50% du PNB. Pour la rembourser, chaque alle­mand  devrait travailler six mois sans salaire. La dette publique a désormais atteint 1 700 milliards, et il est prévu qu'elle dépasse les 2 500 milliards à la fin du siècle. Cela a pris 40 ans, jusqu'en 1990, pour que l'Etat allemand atteigne le premier millier de milliards de dette. Le se­cond millier est prévu pour la fin de 1994 ou,  au plus  tard, 1995. A chaque minute l'Etat prélève 1,4 millions de DM de taxes et engage 217 000 DM  de nouvelles  dettes. Plus de 100 milliards de DM ont été prêtés par les banques et les caisses contrôlées par l'Etat (Kreditanstalt fur Wiederaufbau, Deutsche Aus-gleichsbank, Berliner Industrie-bank) aux entreprises d'Allemagne de l'Est entre 1989 et 1991. La ma­jeure partie de cet argent est perdue à jamais. 41 milliards ont été don­nés à l'ex-URSS dans la même pé­riode et subiront certainement le même sort. Ainsi, en peu de temps, les énormes ressources financières accumulées sur des décennies, et qui ont non seulement fait de l'Allemagne la puissance la plus insolvable mais aussi le principal prêteur de capitaux sur les marchés mondiaux, ont fondu comme neige au soleil. Des outils essentiels de contrôle de l'économie ont été dé­finitivement gaspillés. Et la réces­sion rend tout cela encore pire. Chaque point de pourcentage de croissance perdu coûte à Bonn 10 milliards de DM, aux provinces et aux communes 20 milliards de DM de revenus en moins au travers de la diminution des entrées d'impôts. En même temps, les taxes et les prélèvements sociaux ont atteint un niveau record. Sur 2 DM gagnés de revenu, 1 va à l'Etat ou au fonds so­cial. De nouvelles taxes sont plani­fiées : une augmentation drastique du prix de l'essence ; une taxe spé­ciale pour financer la reconstruc­tion de l'Est. La part du paiement des intérêts dans le budget fédéral, qui atteignait 18 % en 1970 et 42 % en 1990, est prévue à plus de 50 % en 1995.

L'effondrement de l'économie al­lemande, le rétrécissement de ses marchés, sa fin en tant que finan­cier international, sont une catas­trophe réelle non seulement pour l'Allemagne mais pour le monde entier et plus particulièrement pour l'économie européenne.

Le chaos économique, le capitalisme d'Etat et la politique économique

Nous pouvons difficilement trouver de meilleur exemple de l’in contrôlabilité croissante de la crise économique mondiale que la manière avec laquelle la bourgeoi­sie la plus puissante d'Europe est contrainte d'agir. Elle aggrave la crise et se trouve contrainte d'ignorer les principes auxquels elle était le plus attachée. Un exemple : la politique inflationniste de l'endettement public, pour financer une consommation improductive, et qui va de pair avec un accroisse­ment constant de la monnaie en circulation une politique qui a pris une dimension spectaculaire lors de l'union économique et mo­nétaire avec la RDA et qui continue depuis. La croissance de l'indice annuel des prix, traditionnellement l'un des plus bas des principaux pays industrialisés, tend actuelle­ment à être l'un des plus élevés. Tournant autour de 4 % à 5 %, ce niveau n'a pu être maintenu jusqu'à présent que grâce à une politique anti-inflationniste impitoyable des taux d'intérêts de la Bundesbank. La plongée dans une dette toujours plus grande constitue en elle-même une grave rupture avec la politique précédente qui maintenait cet en­dettement dans certaines propor­tions. La politique allemande anti­ inflationniste classique des qua­rante dernières années (la stabilité des prix et une relative autonomie de la Bundesbank sont inscrits dans la constitution) reflétait non seule­ment les intérêts économiques im­médiats mais toute une « philosophie » politique issue, à la fois des expériences de la grande inflation de 1923, du désastre éco­nomique de 1929, et des tradition­nels penchants du « caractère na­tional» allemand vers l'ordre, la stabilité et la sécurité. Alors que dans les pays anglo-saxons, les hauts taux d'intérêts sont habituel­lement considérés comme la prin­cipale barrière à l'expansion éco­nomique, « l'école allemande » af­firme que les entreprises rentables ne seront jamais mises en difficulté par les taux d'intérêts, mais plutôt par l'inflation. De même, la croyance profondément enracinée en une politique de « Deutschemark fort» est sous-tendue théorique­ment par l'idée selon laquelle les avantages de la dévaluation (pour l'exportation) sont toujours effacés par l'inflation qui en résulte (à tra­vers des importations plus chères). Le fait  que ce soit l’Allemagne qui, parmi tous les pays mène une telle politique inflationniste est donc autant plus significatif d'une perte de contrôle.

Il en va de même pour les convul­sions du SME qui constituent une véritable catastrophe pour les inté­rêts allemands. Des rapports stables entre les devises sont cru­ciaux pour l'industrie allemande, puisque les grandes, mais aussi-la plupart des petites entreprises, non seulement exportent principale­ment vers les pays de la Commu­nauté européenne mais y réalisent également une partie de leur pro­duction. Sans cette stabilité, aucun calcul des prix ne devient possible, et la vie économique devient encore plus hasardeuse qu'auparavant. A ce niveau, le SME avait réellement constitué un succès, en rendant l'Allemagne largement indépen­dante des fluctuations et des mani­pulations du dollar. Mais même la Bundesbank, avec ses gigantesques réserves de devises, fut impuissante face au mouvement de spéculation qui a atteint 500 à 1000 milliards de dollars par jour sur le marché des devises. En tant que puissance éco­nomique opérant à l'échelle mon­diale, l'Allemagne est la plus vulné­rable face la fragilisation des mar­chés, y compris les marchés finan­cier et monétaire. Et pourtant, elle se voit contrainte de mener une po­litique économique nationale qui quotidiennement sape les fonda­tions de ces marchés.

L'unification et le rôle de l'Etat

Que ce soit aux USA avec Clinton, au Japon, ou dans la Communauté européenne avec les propositions de Delors, des politiques d'intervention de l'Etat plus bru­tales et plus ouvertes au travers du financement de travaux publics et de programmes d'infrastructure (qui dans une certaine mesure igno­rent les besoins réels du marché) reviennent au premier plan dans tous les pays industrialisés. Cela va de pair avec un changement idéo­logique. Les mystifications sur le « laisser faire » des années 1980, particulièrement développées dans les pays anglo-saxons sous Reagan et Thatcher, sont abandonnées. Ces politiques ne sont pas une solution ou même un palliatif à moyen terme. Elles sont simplement le signe que la bourgeoisie n'est pas en train de se suicider et se prépare à différer une catastrophe plus grande, même si cela implique que la catastrophe n'en sera que plus dramatique. Le niveau à la fois des dettes et de la surproduction empêche toute stimulation réelle de l'économie capitaliste.

L'aboutissement de ces politiques est parfaitement illustré par le pays qui, pour des raisons particulières, fut obligé d'initier la reprise de telles politiques : l'Allemagne. Avec son programme de recons­truction de l'Est, celle-ci a transféré chaque année des centaines de mil­liards de DM dans ses provinces de l'Est. Le résultat aujourd'hui est éloquent : explosion de la dette, re­prise de l'inflation, gaspillage des réserves, déficit de la balance des paiements et, finalement, la réces­sion.

Mais bien qu'étant le précurseur, les buts et les motivations de cette politique ne sont pas identiques à ceux des USA ou du Japon dont la principale préoccupation est d'arrêter l'effondrement de l'activité économique. Nous ne de­vons pas perdre de vue le fait que le but principal de cette orientation a été d'ordre politique (unification, stabilisation, élargissement du pouvoir de l'Etat allemand, etc.). De ce fait elle possède une dyna­mique différente de celle annoncée pour les USA sous Clinton. D'un côté cela implique que des investis­sements peuvent être politiquement « profitables », même s'ils engen­drent des pertes économiques im­médiates. Mais, d'un autre côté, cela signifie aussi que la bourgeoi­sie allemande ne peut pas simple­ment arrêter et renverser ses poli­tiques si ces opérations se montrent trop chères, ce qui est précisément lie cas. C'est une opération où il n'y a pas de retour en arrière possible, même face au danger de la banque­route. Au niveau économique la bourgeoisie a mal calculé le prix de la réunification. Elle a sous-estimé, à la fois, le coût général et le degré de dégradation de l'industrie d'Allemagne de l'Est. Elle ne pré­voyait pas un effondrement aussi rapide des marchés d'exportation de l'ex-RDA vers l'Est. La stratégie a, de ce fait, été changée. Le terri­toire de l'ex-RDA doit être trans­formé en tremplin pour conquérir les marchés de l'Ouest. Ceci n'est bien sûr possible que si elle ac­quiert des avantages compétitifs sur ses rivaux, en particulier dans la Communauté européenne. Les trois piliers de cette stratégie sont les suivants :

Le programme de développement des infrastructures de l’Etat : à une époque où les méthodes de production et les technologies de­ viennent de plus en plus uni­ formes, l'infrastructure (transport, communications etc.) constitue potentiellement un avantage compétitif décisif. Il n'y a pas de doute au sujet de la dé­termination de la bourgeoisie allemande à équiper les provinces de l'Est de l'infrastructure la plus moderne d'Europe, à faire avan­cer ce programme à pas de géant et à l'achever avant la fin du siècle... si le capital allemand ne fait pas faillite avant.

 

Les bas salaires : selon les accords signés, les salaires de l'Est devraient normalement rattraper bientôt ceux de l'Ouest. Cependant les syndicats ont passé un accord non officiel selon lequel des salaires plus bas pourraient être payés dans les entreprises luttant pour leur survie (c'est le cas de 80 % d'entre elles).

Les investissements pour des raisons politiques : la précédente politique économique vis-à-vis de l'Est impliquait que l'Etat crée les infrastructures et le cadre économique, tandis que les employeurs privés s'occupent des investisse­ments. Cependant, les employeurs ne l'ont pas fait, car ils se sont tenus à ce qu'on appelle « l'économie de marché ». Le résultat : personne ne voulait acheter l'industrie de la RDA, qui, pour l'essentiel, a complètement disparu dans ce qui fut la plus rapide et la plus spectaculaire désindustrialisation de l'histoire. Finalement, l'Etat devra réaliser directement les investissements à long terme que les investisseurs privés ont eu peur d'engager.

Les attaques contre la classe ouvrière

Toute la politique du gouvernement de Kohl consistait à mener à bien l'unification sans attaquer trop brutalement la population, de façon à ne pas décourager l'enthousiasme national. Mais cela s'est traduit par un accroissement massif de     l'endettement au lieu d'une attaque massive contre les ouvriers. Même les taxes spéciales de «solidarité         avec l'Est», prélevées sur les salaires, furent annulées. Au début, l'unification s'est accompagnée d'impôts et de prélèvements spéciaux à l'Ouest, mais cela dans le contexte d'un boom économique et d'une relative baisse du chômage.

Maintenant nous sommes à un tournant dramatique de la situation. Le boom de l'unification a été rattrapé par la récession mondiale. Et les dettes sont devenues si gigantesques qu'elles menacent non seulement la stabilité  allemande mais celle du monde entier. Via les faux d'intérêts élevés, le système monétaire, mais aussi d'autres systèmes de stabilisation en Europe, dont l'Allemagne est si dépendante, sont menacés. Ainsi alors qu  de toute évidence la poussée de l'endettement ne va pas s'arrêter, le temps est venu où toute la population, particulièrement la classe ouvrière, doit payer de façon directe et brutale au travers d'attaques massives, frontales et généralisées. Ceci a déjà commencé sur le plan des salaires en 1992, quand de façon générale des accords salariaux inférieurs à l'inflation ont été négociés grâce à la manoeuvre de la grève dans le secteur public. Cette attaque contre les salaires va continuer à s'intensifier, puisque les syndicats ne cessent d'étaler leur volonté de modération et leur sens des responsabilités sur ce plan. Le second aspect est bien sûr l'explosion du chômage, du travail à temps partiel, et des licencie­ments massifs, plus particulièrement dans les secteurs clés de l'industrie. Ceci a été le cas, depuis trois ans, à l'Est, mais cela prend un développement nouveau et dra­matique à l'Ouest. Des suppres­sions d'emplois et des «sacrifices particuliers » se préparent, y com­pris dans le secteur public. Last but not least, le gouvernement a concocté un gigantesque pro­gramme de coupes claires dans les services sociaux. Nous ne connais­sons pas encore les détails de ce plan. Des rumeurs parlent d'une réduction de 3 % pour commencer dans tous les services tels que les allocations de chômage, les alloca­tions de logement, les allocations familiales, etc.

Sans connaître encore tous les dé­tails, nous pouvons être sûrs que 1993 apportera un changement qualitatif dans les conditions de vie du prolétariat, une avalanche d'attaques sans précédent depuis la guerre, à une échelle au moins comparable à celle endurée dans d'autres pays d'Europe occiden­tale.

Les conditions des ouvriers à l'Est

Au niveau des licenciements et du chômage, les ouvriers de l'ancienne Allemagne de l'Est ont été plus bru­talement touchés que toute autre fraction du prolétariat d'Europe occidentale ces trois dernières an­nées. En fait, l'éjection de plus de 4 millions de personnes hors du processus de production en un temps très court, et pour une po­pulation totale de 17 millions, dépasse même la dimension de la crise économique mondiale après 1929. Ceci s’est accompagné d'un processus de paupérisation absolue particulièrement pour les per­sonnes âgées et les malades, de lumpénisation, surtout parmi les jeunes, et, de façon générale, d'un développement de l'insécurité.

Pour ceux qui gardent encore un emploi ou ceux qui font des stages de formation, le niveau des revenus a relativement augmenté, suivant la politique d'unification qui prévoit à terme un alignement des salaires de l'Est sur ceux de l'Ouest. Mais ces augmentations qui touchent une partie restreinte des travailleurs (surtout des hommes, à condition de n'être ni jeunes, ni vieux, ni ma­lades) sont encore loin de l'égalisation. Quant à l'objectif de l'égalisation des niveaux de salaires il est loin d'être atteint : en termes réels on estime que le niveau des salaires des ouvriers à l'Est reste inférieur de près de la moitié par rapport à celui des ouvriers à l'Ouest. En outre, le patronat vient d'annoncer qu'il ne pourra respec­ter les augmentations qui étaient prévues dans les contrats signés avec les syndicats l'année dernière, étant donné le marasme écono­mique général. Quatre ans après l'effondrement du mur de Berlin, les ouvriers de l’ex-RDA restent des étrangers sous-payés dans « leur pa­trie».

Comme souvent dans l'histoire du capitalisme décadent, l'Allemagne constitue un lieu privilégié d'explosion des contradictions qui déchirent le capitalisme mondial. L'économie la plus « saine » de la planète subit aujourd'hui de plein fouet les vents dévastateurs de la récession            mondiale, de l'endettement à outrance, de la perte de contrôle sur la machine économique, de l'anarchie finan­cière et monétaire internationale. Et, comme dans tous les pays, la classe dominante répond par le renforcement du rôle de sa machine étatique et par des attaques sans précédent sur la classe ouvrière.

Au-delà des spécificités dues à la réunification, le problème en Alle­magne n'est pas une question alle­mande mais celle la faillite du capi­talisme mondial.

 

 « Le pouvoir de consommation des travailleurs est limité en par­tie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'ils ne sont em­ployés qu'aussi longtemps que leur emploi est profitable pour la classe capitaliste. La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à dévelop­per les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolue de la société. »

Marx, Le capital.

Géographique: 

  • Allemagne [23]

Récent et en cours: 

  • Crise économique [24]

Questions théoriques: 

  • Décadence [25]

Décadence du capitalisme : l'impossible « unité de l'Europe »

  • 3613 lectures

La bourgeoisie est-elle capable de donner un début de solution à la question de la division du monde en nations, source de di­zaines de millions de morts dans les guerres mondiales et locales qui ont ensanglanté la planète depuis le début du siècle ? C'est en tout cas ce qu'ont largement suggéré, à différents niveaux, di­verses tendances politiques pro européennes.

La réalité démontre aujourd'hui, dans les faits, qu'une Europe unie, regroupant en son sein les anciens pays de la CEE, et même au-delà, n'était qu'une utopie, comme l'attestent en particulier les dissensions qui traversent ces pays et leur incapacité à influencer le règlement d'événements internationaux aussi tragiques que ceux de Yougoslavie se déroulant à proximité des principaux pays industrialisés d'Europe. Cepen­dant, il n'en demeure pas moins que la bourgeoisie pourra de nouveau à l'avenir, en d'autres circonstances et en particulier pour les besoins des alliances impérialistes, être amenée à mettre au goût du jour l'idée d'une unité européenne, avec d'autres contours. La bourgeoi­sie tentera alors de nouveau, comme elle l'a toujours fait dans le passé, d'utiliser les cam­pagnes sur l'Europe pour pola­riser les préoccupations de la classe ouvrière sur un problème tout à fait étranger à ses intérêts de classe, et surtout pour la di­viser en lui faisant prendre parti dans ce faux débat.

C'est pourquoi, il est nécessaire de démontrer en quoi tout projet de construction de l'unité euro­péenne  ne fait en  réalité  que .participer de la mise en place des ententes dans la guerre |économique que se livrent sans merci tous les pays du monde, ou de la constitution des alliances impérialistes en vue de la guerre des armes à laquelle les pousse l'impasse de la crise économique.

Les différentes tentatives de construction européenne ont par­fois été présentées comme des étapes vers la création d'une « nouvelle nation Europe » ayant un poids économique et politique considérable dans le monde. Cha­cune de ces étapes, et la dernière en particulier, devant, selon leurs partisans, constituer des facteurs de paix et de justice dans le monde. Une telle idée a pu avoir un impact d'autant plus grand qu'elle a illu­sionné des secteurs entiers de la bourgeoisie qui s'en sont ainsi fait des porte-parole convaincus. Ces derniers ont souvent donné à leur projet la forme d'« Etats-Unis d'Europe », à l'image, par exemple, de ce que sont le Etats-Unis d'Amérique.

L'impossibilité d'une nouvelle nation viable dans la décadence du capitalisme

En fait, un tel projet est utopique parce qu'il escamote deux facteurs indispensables de sa réalisation.

Le premier facteur concerne le fait que la constitution d'une nouvelle nation digne de ce nom, est un processus qui n'est réalisable que dans certaines circonstances histo­riques données. Or la période ac­tuelle, par opposition à certaines autres antérieures, est sur ce plan totalement défavorable.

Le second facteur est celui de la violence auquel ne peuvent se substituer la « volonté politique des gouvernements » et 1'« aspiration des peuples » , contrairement à ce que présente la propagande de la bourgeoisie. L'existence de la bourgeoise étant indissolublement liée à celle de la propriété privée, individuelle ou étatique, un tel projet passe nécessairement par l'expropriation ou la soumission violente de fractions nationales de la bourgeoisie par d'autres.

L'histoire de la formation des na­tions depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours illustre cette situation.

Au Moyen Age, la situation so­ciale, économique et politique peut être résumée par cette caractérisation qu'en fait Rosa Luxemburg : «r Au Moyen Age, alors que le féodalisme était dominant, les liens entre les parties et régions d'un même Etat étaient extrêmement lâches. Ainsi, chaque ville impor­tante et ses environs produisait, pour satisfaire ses besoins, la majorité des objets d'usage quotidien; elle avait également sa propre législation, son propre gouvernement, son armée ; les villes les plus grosses et plus prospères, à l'Ouest, parfois menaient elles mêmes des guerres et concluaient des traités avec des puissances étrangères. De la même manière, les communautés les plus importantes avaient leur propre vie isolée, et chaque parcelle du do­maine d'un seigneur féodal ou même chacune des propriétés des chevaliers constituaient en elles mêmes un petit Etat quasi indépen­dant. » ([1] [26])

Bien qu'à un rythme et à  une échelle très inférieurs à ce qu'ils se­ront par la suite, lors de la domina­tion du mode de production capi­taliste, déjà à cette époque le pro­cessus de transformation de la so­ciété est à l'oeuvre : « La révolution dans la production et dans les rela­tions  commerciales  à la fin  du Moyen Age, l'augmentation des moyens de production et le dévelop­pement  de l'économie basée sur l'argent, avec également le développement du commerce international et,  simultanément à la révolution dans le système militaire, le déclin de la royauté et le développement des armées permanentes, tout cela constitua des facteurs qui, dans les relations politiques, favorisèrent le développement du pouvoir du mo­narque  et la montée  de l'absolutisme. La tendance principale de l'absolutisme fut de créer un appareil d'Etat centralisé. Les 16e et 17° siècles sont une période de luttes incessantes entre la tendance centralisatrice de  l'absolutisme  contre les restes des particularismes féodaux. »([2] [27])

C'est évidemment à la bourgeoisie qu'il revient de donner l'impulsion décisive à ce processus de constitu­tion des Etats modernes et de le mener à son terme: «L'abolition des douanes et de l'autonomie, en matière d'impôts dans différentes municipalités et propriétés de la pe­tite noblesse,       et dans l'administration des cours de justice, furent les premières réalisa­tions de la bourgeoisie moderne. Avec cela vint la  création  d'une grosse machine étatique qui combi­nait toutes les fonctions : l'administration aux mains d'un  gouvernement central ; la législation entre celles d'un organe législatif le parlement; les forces armées re­groupées au sein d'une armée cen­ tralisée sous les ordres d'un gouvernement central; les droits de douane uniformisés face à l'extérieur; une monnaie unique dans l'ensemble de l'Etat, etc. Dans le même sens, l'Etat moderne a in­troduit dans le domaine de la cul­ture,le plus possible, l'homogénéisation dans l'éducation et les écoles, dans le domaine ecclé­siastique, etc., à organisé selon les mêmes principes l'Etat dans son en­ semble. En un mot, la centralisation la plus étendue possible est la ten­dance dominante du capita­lisme. »([3] [28])

Au sein de ce processus de forma­tion des nations modernes la guerre a toujours joué un rôle de premier ordre, pour éliminer les résistances intérieures émanant des secteurs réactionnaires de la société, et face aux autres pays pour délimiter ses propres frontières en faisant pré­valoir par les armes son droit à l'existence. C'est pour cette raison que, parmi les Etats qui sont légués par le Moyen Age, ne sont viables que ceux présentant les conditions d'un développement économique suffisant leur permettant d'assumer leur indépendance.

Ainsi, l'exemple de l'Allemagne illustre-t-il, parmi d'autres, le rôle de la violence dans la constitution d'un Etat fort : Après avoir battu l'Autriche et soumis les princes al­lemands, c'est la victoire contre la France en 1871 qui permet à la Prusse d'imposer de façon stable l'unité allemande.

De même, la constitution des Etats-Unis d'Amérique en 1776, bien que ses prémisses ne se déve­loppent pas au sein de la société féodale -cette colonie ayant conquis son indépendance par les armes face à la Grande-Bretagne - fournit également une telle illustra­tion : « Le premier noyau de l'Union des colonies Anglaises en Amérique du Nord, qui jusque là avaient été indépendantes les unes des autres, qui différaient largement les unes des autres socialement et politique­ment, et qui sur beaucoup de plans avaient des intérêts divergents, fut créé par la révolution. » ([4] [29]) Mais il faut attendre la victoire du Nord sur le Sud lors de la guerre de sé­cession de 1861 pour que soit par­achevé, à travers une constitution lui permettant la cohésion qu'il a aujourd'hui, l'Etat moderne que sont les Etats-Unis : «  C'est en tant qu'avocats du centralisme que les Etats du Nord agirent, représentant ainsi le développement du grand ca­pital moderne, le machinisme in­dustriel, la liberté individuelle et la liberté devant la loi, c'est-à-dire les corollaires véritables du travail sa­larié, de la démocratie et du progrès bourgeois. »([5] [30])

Le 19e siècle a pour caractéristique la constitution de nouvelles nations (Allemagne, Italie) ou bien la lutte acharnée pour celles-ci (Pologne, Hongrie). Cela «n'est nullement un fait fortuit, mais correspond à la poussée exercée par l'économie ca­pitaliste en plein essor qui trouve dans la nation le cadre le plus ap­proprié à son développement. »([6] [31])

L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, au début du siècle,            interdit  désormais l'émergence de nouvelles nations capables de s'insérer dans le pelo­ton de tête des nations les plus in­dustrialisées et de rivaliser avec elles. ([7] [32]) Ainsi les six plus grandes puissances industrielles dans les années 1980 (USA, Japon, Russie, Allemagne, France, Angleterre) l'étaient déjà, bien que dans un ordre différent, à la veille de la première guerre mondiale. La satu­ration des marchés solvables, qui est à la base de la décadence du capitalisme, engendre la guerre commerciale entre nations, et le développement de l'impérialisme qui n'est autre que la fuite en avant dans le militarisme face à l'impasse de la crise économique. Dans un tel contexte, les nations arrivées avec retard sur l'arène mondiale ne peuvent surmonter celui-ci, tout au contraire, l'écart tend à se creuser. Marx soulignait déjà au siècle pré­cédent l'antagonisme permanent qui existe entre toutes les fractions nationales de la bourgeoisie : « La bourgeoise vit dans un état de guerre perpétuel ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoise même dont les intérêts entrent en contra­ diction avec les progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étran­gers.» ([8] [33]) Si la contradiction qui l'opposait aux restes féodaux a été dépassée par le capitalisme, par contre, celle concernant l'antagonisme entre les nations n'a fait que s'exacerber dans la déca­dence. Cela souligne à quel point est utopique ou hypocrite et men­songère cette idée de l'union paci­fique de différents pays, fussent ils européens.

Toutes Les nations qui naîtront dans cette période résulteront, comme par exemple la Yougoslavie (le 28 octobre 1918), de la modifi­cation des frontières, du dépeçage des pays vaincus ou de leurs em­pires dans les guerres mondiales. Dans ces conditions elles se trou­vent d'emblée privées des attributs d'une grande nation.

La phase actuelle et ultime de la décadence, celle de la décomposi­tion de la société, non seulement est elle aussi défavorable au surgissement de nouvelles nations, mais encore exerce une pression à l'éclatement de celles d'entre elles présentant le moins de cohésion. L'éclatement de l'URSS a résulté en partie de ce phénomène, et de­puis il agit à son tour comme fac­teur de déstabilisation et particu­lièrement sur les républiques issues de cet éclatement, mais également à l'échelle du continent européen. La Yougoslavie, entre autre, n'y a pas résisté.

L'Europe ne s'étant pas constituée en entité nationale avant le début de ce siècle, à une époque pourtant favorable au surgissement de nou­velles nations, parce qu'elle n'en présentait pas les conditions, il était impossible qu'elle le fît ensuite. Cependant, vu l'importance de cette région -la plus forte den­sité industrielle du monde- consti­tuant de ce fait un enjeux impéria­liste de premier ordre, il était inévi­table qu'elle soit le théâtre où se sont nouées et dénouées les alliances impérialistes déterminantes dans le rapport de force interna­tional entre les nations. Ainsi, depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est, elle a constitué face à celui-ci un avant-poste du bloc occidental, doté d'une cohé­sion politique et militaire à la me­sure de la menace adverse. Ainsi également, depuis l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution du bloc de l'Ouest, elle est le théâtre de la lutte d'influence entre essentiellement l'Allemagne et les Etats-Unis, qui seront à la tête des deux futurs blocs impérialistes si ces derniers voient jamais le jour.

A ces alliances et rivalités impéria­listes, et pas toujours en corres­pondance avec elles, voir antago­niques à elles, se sont superposées des ententes économiques des pays européens pour faire face à la concurrence internationale.

L'Europe : un instrument de l'impérialisme américain

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, déstabilisée par la crise économique et la désorganisation sociale, l'Europe constitue alors une proie facile pour l'impérialisme Russe. De ce fait, il y a nécessité pour la tête du bloc adverse de mettre tout en oeuvre pour remettre sur pied, dans cette partie du monde, une organisation économique et sociale, afin de la rendre moins vulnérable aux visées russes : «  L'Europe occidentale, sans avoir subi les immenses ra­vages qui avaient affecté la partie orientale du continent, souffrait, près de deux ans après la conclusion du conflit, d'un marasme dont elle ne paraissait pas capable de sortir ... prise dans son ensemble, elle se trouve, en ce début de 1947, au bord du gouffre... tous ces éléments risquent d'entraîner, à bref délai, un effondrement général des éco­nomies, tandis que s'accentuent les tensions sociales qui menacent de faire basculer l'Europe occidentale dans le camp de l'URSS en voie de constitution rapide. » ([9] [34])

Le plan Marshall, voté en 1948, qui prévoit pour la période de 1948-1952 une aide de 17 milliards de dollars, est tout entier au service de cet objectif impérialiste des USA. ([10] [35]) Il s'inscrit ainsi dans la dynamique de renforcement des deux blocs et de développement des tensions entre eux, auxquels participent également d'autres événements marquants. En faveur du bloc de l'Ouest il y a la même année : la rupture de la Yougosla­vie avec Moscou, empêchant ainsi la formation, avec la Bulgarie et l'Albanie, d'une fédération Balka­nique sous influence soviétique ; la création du Pacte d'Assistance de Bruxelles (liant sur un plan mili­taire les Etats du Benelux, la France, la Grande-Bretagne), suivi l'année suivante par le Pacte Atlan­tique qui débouche lui-même sur la création de l'OTAN en 1950. Ce faisant, le Bloc de l'Est ne reste pas passif: il initie la «guerre froide » marquée en particulier par le blocus de Berlin et le coup d'Etat prosoviétique en Tchécoslovaquie de 1948 ; Il met en place en 1949 le Comecon (Conseil d'entraide éco­nomique) entre les pays de ce bloc. L'antagonisme entre les deux blocs ne se limite d'ailleurs pas à l'Europe mais déjà polarise les ten­sions impérialistes dans le monde. Ainsi, de 1946 à 1954, se déroule une première phase de la guerre d'Indochine qui se terminera avec la capitulation des troupes fran­çaises à Dien Bien Phu.

La mise en oeuvre du plan Mar­shall est un puissant facteur du res­serrement des liens entre les pays bénéficiaires, et la structure qui en a la charge, l’ « Organisation Euro­péenne de Coopération Econo­mique», est le précurseur des « ententes » qui, par la suite, ver­ront le jour. Cependant ce sont en­core les nécessités impérialistes qui constituent le moteur et l'aiguillon de telles ententes et de la suivante en particulier, la «  Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier» . Le parti européen qu'il [Robert Schumann] anime s'affermit vers 1949, 1950, au mo­ment où l'on craint le plus une of­fensive de l'URSS, et où Von désire consolider la résistance économique de l'Europe, tandis que, dans le domaine politique, s'édifient le Conseil de l'Europe et l'OTAN. Ainsi se précise le désir de renoncer aux particularismes et de procéder à la mise en commun des grandes ressources européennes, c'est à dire les         bases de la puissance que sont, à l'époque, le charbon et l'acier. » ([11] [36]). Ainsi, en 1952, voit le jour la CECA, marché commun pour le charbon et l'acier entre la France, l'Allemagne, l'Italie, le  Benelux. Bien que formellement plus autonome des Etats-Unis que ne l'était l'OECE, cette nouvelle communauté va cependant encore dans le sens de leurs intérêts par un renforcement économique, et donc politique, de cette partie du bloc occidental qui fait directement face au bloc russe. Pour des raisons qui lui     sont propres, liées au souci de son « indépendance » vis à vis des autres        pays européens, et de l'intégrité de la « zone sterling » la Livre étant à l'époque la seconde monnaie mondiale, la Grande Bretagne n'entre pas dans la CECA. Une telle exception est cependant tout à fait tolérable pour le bloc occidental car elle n'affaiblit pas sa cohésion, vu la situation géographique de la Grande Bretagne et la force de ses liens avec les USA.

La création de la CEE en 1957 visant à « la suppression graduelle des droits de douane, l'harmonisation des politiques économiques, monétaires, financières et sociales, la libre  circulation  de  la  main d'oeuvre, le libre jeu de la concurrence » ([12] [37]) constitue une étape supplémentaire dans le renforcement de la cohésion européenne, et donc du bloc occidental. Bien que, sur le plan économique, elle constitue un concurrent potentiel des USA, pendant un premier temps, la CEE est au contraire un facteur de leur propre développement : «L'ensemble géographique le plus favorisé par les investissements directs américains depuis  1950 est l'Europe : il y ont été multipliés par 15 environ. Le mouvement est demeure relativement modeste jusqu'en 1957, pour s'accélérer ensuite.

L'unification du marché continental européen amena les Américains à repenser leur stratégie en fonction de plusieurs impératifs : La création d'un tarif économique commun risquait de les exclure, s'ils n'étaient pas représentés sur place. Les anciennes  implantations  étaient  remises en question, car, à l'intérieur d'un marché unifié, les avantages en matière de main d'oeuvre, d'impôts ou de subventions pou­vaient l'emporter en Belgique ou en Italie, par exemple. En outre des duplications devenaient sans objet entre deux pays. Enfin et surtout le nouveau marché européen représentait un ensemble comparable, en population, en puissance indus­trielle et, à moyen terme, en niveau de vie, à celui des Etats-Unis et comportait donc des potentialités non négligeables. » ([13] [38])

En fait le développement de l'Europe fut tel -au cours des an­nées 1960 elle devient la première puissance commerciale de la pla­nète- que ses produits vinrent di­rectement concurrencer les USA. Cependant, et malgré ses succès économiques, elle ne pouvait pas transcender les divisions en son sein, relevant d'intérêts écono­miques opposés et d'options poli­tiques différentes qui, sans re­mettre aucunement en question l'appartenance au bloc occidental, néanmoins divergeaient sur les modalités de cette appartenance. L'opposition d'intérêts écono­miques s'exprime par exemple entre d'une part l'Allemagne qui, pour écouler ses exportations, sou­haitait un élargissement de la CEE et le développement de relations plus étroites avec les Etats-Unis, et d'autre part la France qui, au contraire, souhaitait la CEE plus fermée sur elle même, afin de pro­téger son industrie de la concur­rence internationale. L'opposition politique se cristallise entre la France et les autres pays membres à propos des demandes réitérées de candidature de la Grande Bretagne qui, jusque là, n'avait pas voulu en­trer dans la CEE. Le gouvernement De Gaulle, soucieux d'alléger le poids de la tutelle américaine, allé­guait alors l'incompatibilité d'une participation à la Communauté et de relations « privilégiées » avec les Etats-Unis.

Ainsi « la CEE ne réussit que très partiellement et n'arriva pas à im­poser une stratégie commune. L'échec de l’EURATOM, en 1969-1970, le demi-succès de l'avion Concorde, en portent témoi­gnage.»([14] [39]) Cela n'a pas lieu de nous surprendre dans la mesure où une stratégie commune et auto­nome de l'Europe sur le plan politique et partant, en bonne partie sur le plan économique, se heurtait nécessairement aux limites impo­sées par la discipline du bloc à la tête duquel se trouvaient les USA.

Cette discipline de bloc disparaît avec l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution, dans les faits, de celui de l'Ouest, car dispa­raît aussi le ciment principal de l'unité européenne qui relevait, on l'a vu, de considérations impérialistes.

Le  seul  facteur  de  cohésion  de l'Europe telle qu'elle se présente avec a disparition du  bloc de l'Ouest se situe au niveau écono­mique, dans une entente destinée à affronter dans les conditions les moins défavorables possibles la concurrence  américaine  et japonaise. Or ce facteur de cohésion est bien faible à lui seul, au regard des tensions  impérialistes  croissantes qui traversent et  déchirent 1'Europe.

Le terrain de la lutte d'influence des grands impérialismes

Les accords qui définissent, sur le plan économique, l'actuelle Com­munauté européenne concernent essentiellement le libre échange entre les pays adhérents pour une majorité de marchandises, avec cependant des clauses de sauve­garde permettant à certains pays, moyennant l'accord des autres membres, de protéger pendant un certain temps et sous certaines conditions une production natio­nale. De tels accords vont de pair avec des mesures protectionnistes ouvertes ou dissimulées vis à vis d'autres pays qui n'appartiennent pas à la Communauté. Même si ces accords n'éliminent évidemment pas la concurrence entre les pays signataires, et ce n'est d'ailleurs pas leur but, ils sont cependant d'une certaine efficacité face, par exemple, à la concurrence améri­caine et japonaise. En témoignent les entraves hypocrites imposées à l'importation de véhicules japonais dans certains pays de la CEE, pour protéger l'industrie automobile eu­ropéenne /En témoigne également, à contrario cette fois, l'acharnement dont ont fait preuve les USA, dans les négociations du GATT, pour battre en brèche l'unité européenne, et y parvenir, entre autres, sur la question de la production agricole. Les mesures de libre échange sont complétées, sur le plan économique, par l'adoption de certaines normes communes, relatives par exemple à l'établissement des taxes, ayant pour but de faciliter les échanges et la coopération économique entre les pays concernés.

Au delà de ces mesures strictement économiques, il en existe d'autres, en projet ou déjà en vigueur, dont le but évident est un resserrement des liens entre les différents pays concernés.

Ainsi, pour se «protéger contre l'immigration massive », et par la même occasion contre les «facteur intérieurs de déstabilisation », fu­rent adoptés les accords de Schen­gen signés par la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, le Luxembourg, les Pays Bas aux­quels doivent se joindre ultérieu­rement l'Espagne et le Portugal.

De même, les accords de Maas­tricht, malgré leur flou, constituent une tentative d'aller de l'avant dans le resserrement de ces liens.

La portée de tels accords va au-delà de la seule défense en commun de certains intérêts autres qu'économiques, puisque avec l'accroissement de l'inter­dépendance qu'ils impliquent entre les pays signataires, ils ouvrent la voie à la possibilité d'une plus grande autonomie politique vis à vis des Etats-Unis. Une telle pers­pective prend toute son importance quand, parmi les pays européens concernés, le plus puissant d'entre eux, l'Allemagne, se trouve juste­ment être le pays susceptible de prendre la tête d'un futur bloc im­périaliste opposé aux USA. C'est la raison pour laquelle on assiste, en particulier de la part de la Grande-Bretagne et de la Hollande, qui demeurent en Europe des fidèles alliés des USA, à des tentatives évidentes de sabotage de la construction d'une Europe plus « politique ».

La question impérialiste s'affirme encore plus nettement lorsque sont noués des accords de coopération militaire, impliquant un nombre restreint de pays européens qui constituent le « noyau dur » du projet visant à vouloir s'affirmer de plus en plus nettement face à l'hégémonie des USA. Ainsi l'Allemagne et la France ont-elles constitué un corps d'armée com­mun. A un niveau moindre, mais cependant significatif, la France, l'Italie et l'Espagne ont conclu un accord pour un projet de force aéronaval commune. ([15] [40])

La réprobation de la Grande-Bretagne à la création du corps d'armée franco-allemand, la réac­tion Hollandaise à ce propos, « l'Europe ne doit pas être soumise au consensus franco-allemand», sont tout à fait significatives des camps en présence et de leur anta­gonisme.

De même les USA, malgré quelques déclarations favorables discrètes et purement « diplomatiques » sont réti­cents à la conclusion des accords de Maastricht, même si, en usant de leur droit de veto, leurs alliés anglais ou hollandais peuvent pa­ralyser l'institution européenne. ([16] [41])

La tendance est évidemment à ce que la France et l'Allemagne ten­tent toujours d'utiliser davantage la structure communautaire pour rendre l'Europe plus autonome vis à vis des USA. Inversement, la Grande Bretagne et la Hollande se­ront contraintes de répondre à de telles poussées en paralysant les initiatives européennes.

Cependant, une telle action de la part de la Hollande ou de la Grande Bretagne connaît des li­mites dont le franchissement parti­cipera de « marginaliser » ces deux pays vis-à-vis de la structure com­munautaire.

Si une telle perspective, qui consti­tuerait l'amorce d'une rupture de la Communauté européenne, n'est évidemment pas sans inconvé­nients, au niveau des relations éco­nomiques, pour tous les pays qui la composent. Elle stimulerait par ailleurs une accélération, en Eu­rope même, du renforcement des bases pour la construction d'un bloc opposé aux USA.

Un terrain propice aux campagnes idéologiques contre la classe ouvrière

Le «projet européen » n'étant autre qu'un mythe qui, de plus, est le pa­ravent à l'intégration dans un bloc impérialiste, la classe ouvrière n'a évidemment pas à prendre parti dans la querelle qui oppose des fractions de la bourgeoise sur les différentes options impérialistes en présence. Elle doit rejeter à la fois les appels des nationalistes « chauvins » qui se présentent comme les «garants de l'intégrité nationale »y ou encore comme les «défenseurs des intérêts des ou­vriers menacés par l'Europe du ca­pital » et celui des non moins na­tionalistes partisans de la «construction européenne». Elle a tout à perdre à se laisser embar­quer sur ce terrain qui ne peut la conduire qu'à la division en son sein et aux pires illusions. Parmi les mensonges employés par la bour­geoisie pour tromper les ouvriers, on en trouve un certain nombre de «classiques» que les ouvriers doi­vent savoir démasquer.

«L'union d'une majorité de pays d'Europe est un facteur de paix dans le monde, ou pour le moins en Europe». Une telle idée s'appuie souvent sur l'idée que si la France et l'Allemagne se trouvent alliées dans une telle structure, on évitera la répétition du scénario des deux guerres mondiales. Il est possible que ce soit là un moyen d'éviter un conflit entre ces deux pays, si tou­tefois la France ne change pas de camp au dernier moment pour re­joindre celui des USA. Cependant, cela ne règle strictement en rien le problème crucial de la guerre. En effet, si les liens politiques entre certains pays européens venaient à se développer au delà de ce qui existe actuellement, cela serait né­cessairement le produit d'une dy­namique à la formation d'un nou­veau bloc impérialiste autour de l'Allemagne, et opposé aux USA. Or, si la classe ouvrière laisse les mains libres à la bourgeoisie, l'aboutissement d'une telle dyna­mique n'est autre qu'une nouvelle guerre mondiale.

« Une telle union permettrait à ses habitants d'éviter les calamités, telles que la misère, les guerres eth­niques, les famines, (...) qui rava­gent une majorité des autres parties du monde». Cette idée est com­plémentaire de la précédente. Outre le mensonge consistant à faire croire qu'une partie de la pla­nète pourrait échapper à la crise mondiale du système, cette idée fait partie d'une propagande ayant comme objectif d'amener la classe ouvrière en Europe à s'en remettre à ses bourgeoisies pour le règle­ment du problème fondamental de sa survie, indépendamment et, ce qui n'est pas dit ouvertement, au détriment de la classe ouvrière du reste du monde. Elle vise ainsi à terme à l'enchaîner à la bourgeoi­sie dans la défense de ses intérêts nationaux. Elle n'est en fait que l'équivalent, à l'échelle d'un bloc impérialiste en formation, de toutes les campagnes nationalistes et chauvines que déploie la bour­geoisie dans tous les pays. En ce sens, elle peut être comparée, par exemple, aux campagnes que dé­ployait le bloc occidental contre le bloc adverse qu'il appelait, pour la circonstance, « l'empire du mal ».

« La classe ouvrière est en fait, en bonne partie, assimilable aux frac­tions les plus nationalistes de la bourgeoisie, puisque, comme elles, elle se positionne majoritairement contre l'union européenne». C'est vrai que, face au battage de la bourgeoisie, des ouvriers ont été amenés, en certaines circons­tances, notamment lors du réfé­rendum de 1992 en France portant sur la ratification des accords de Maastricht, à prendre part massi­vement au «débat sur l'Europe». Cela relève évidemment d'une fai­blesse de la classe ouvrière. C'est également vrai que, dans ce contexte, des ouvriers ont été sen­sibles aux arguments mêlant, à différents niveaux, la soi-disant défense de ses intérêts au nationa­lisme, au chauvinisme, à la xéno­phobie. Une telle situation est le produit du fait que la classe ou­vrière subit globalement le poids de l'idéologie dominante, dont le na­tionalisme, sous toutes ses formes. Mais, de plus, cette situation est exploitée par la bourgeoisie pour rendre la classe ouvrière coupable de générer en son sein de telles « monstruosités », pour la diviser  entre fractions soi-disant «réactionnaires» et d'autres soi-disant « progressistes ».

Face au mensonge du « dépassement des frontières par la construction européenne », où à celui de «l'Europe sociale», tout comme face aux appels au repli na­tionaliste pour soi-disant « se pro­téger des méfaits sociaux de l'Union européenne », les ouvriers n'ont pas à choisir. Leur seule voie, c'est celle de la lutte intransigeante contre toutes les fractions de la bourgeoisie, pour la défense de leurs conditions d'existence et le développement de  la perspective révolutionnaire, à travers le déve­loppement de leur solidarité et unité internationales de classe. Leur seul salut, c'est la mise en pratique du vieux et toujours actuel mot d'ordre du mouvement ouvrier «Les ouvriers n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! ».

M, 20 février 1993



[1] [42] Rosa Luxemburg in The nation state and the prolétariat. Publié dans La question na­tionale, sélection de textes de Rosa Luxem­burg, Editeur Horace B. Davis, p. 187.

[2] [43] Idem.

[3] [44] Idem p. 189.

[4] [45] Idem p. 195.

[5] [46] Idem p. 196.

[6] [47] « La lutte du prolétariat dans la décadence du Capitalisme. Le développement de nou­velles unités capitalistes », Revue Internatio­nale n°23.

[7] [48] Lire l'article: «Des nations mort-nées», Revue internationale n° 69.

[8] [49] Le manifeste communiste.

[9] [50] Le Second XXe siècle, T. 6, p 241, Pierre Léon, Histoire économique et sociale du monde.

[10] [51] Ce n'est évidemment pas un hasard si ce plan fut initié par Marshall, le chef d'état-major de l'armée américaine durant la se­conde guerre mondiale.

[11] [52] Idem p.255

[12] [53] Idem p.258

[13] [54] Idem p. 508.

[14] [55] Idem.

[15] [56] Une telle initiative est également signifi­cative du besoin de la France, mais égale­ment de l'Espagne et de l'Italie, de ne pas se trouver démunies face au puissant voisin et allié allemand.

[16] [57] Les Etats-Unis, de leur côté font tout leur possible non seulement pour faire échec aux tentatives de l'Allemagne et de la France de jouer leur propre carte, mais en­core pour créer leur «propre marché com­mun» afin de se préparer à une situation mondiale plus difficile. L'ALENA (Association de libre-échange nord-améri­caine), marché commun avec le Mexique et le Canada, n'est pas simplement une en­tente économique, mais une tentative de renforcer la stabilité et la cohésion de leur zone immédiate d'influence, tant face à la décomposition que face aux <r incursions » de l'influence d'autres puissance européennes ou du Japon.

 

Géographique: 

  • Europe [58]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [59]

Qui peut changer le monde ? (1ere partie) : Le prolétariat est bien la classe révolutionnaire

  • 3928 lectures

« Le  communisme est mort ! Le  capitalisme l'a  vaincu parce qu'il est le seul système qui puisse fonctionner ! Il est inutile, et même dangereux, de vouloir rêver à une autre société ! » C'est une campagne sans précédent que la bourgeoi­sie a  déchaînée  avec l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes prétendument « communistes ». En  même temps, et pour enfoncer le clou, la propagande bourgeoise s'est appliquée,  une nouvelle fois,  à démoraliser la classe ouvrière en essayant de  la  persuader  que, désormais,  elle  n'est  plus  une force dans la société, qu'elle ne compte plus, voire qu'elle n'existe plus. Et, pour ce faire, elle s'est empressée de monter en épingle la baisse générale de la combativité résultant du désar­roi que les bouleversements de ces dernières années ont provo­qué dans les rangs ouvriers. La reprise des combats de classe, qui déjà s'annonce, viendra dé­mentir dans la pratique de tels mensonges, mais la bourgeoisie n'aura de cesse, même au cours des grandes luttes ouvrières, de marteler l'idée que ces luttes ne peuvent en aucune façon se donner comme objectif un ren­versement du capitalisme, l'instauration d'une société  débarrassée des plaies que ce système impose à l'humanité. Ainsi, contre tous les mensonges bourgeois, mais aussi contre le scepticisme de certains qui se veulent  des  combattants de la révolution, l'affirmation du ca­ractère révolutionnaire du prolé­tariat   reste   une   responsabilité des communistes. C'est l'objectif de cet article.

Dans les campagnes que nous avons subies ces dernières années, un des thèmes majeurs est la «réfutation» du marxisme. Ce der­nier, au dire des idéologues appoin­tés par la bourgeoisie, aurait fait faillite. Sa mise en pratique et son échec dans les pays de l'Est consti­tueraient une illustration de cette faillite. Dans notre Revue, nous avons mis en évidence à quel point le stalinisme n'avait rien à voir avec le communisme tel que Marx et l'ensemble du mouvement ouvrier l'ont envisagé.([1] [60]) Concernant la ca­pacité révolutionnaire de la classe ouvrière, la tâche des communistes est de réaffirmer la position marxiste sur cette question, et en premier lieu, de rappeler ce que le marxisme entend par classe ré­volutionnaire.

Qu'est-ce qu'une classe révolutionnaire pour le marxisme ?

«L'histoire de toutes les sociétés jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe. »([2] [61]) C'est ainsi que débute un des textes les plus impor­tants du marxisme et du mouve­ment ouvrier : le Manifeste commu­niste. Cette thèse n'est pas propre au marxisme ([3] [62]) mais un des apports fondamentaux de la théorie com­muniste est d'avoir établi que l'affrontement des classes dans la société capitaliste a comme pers­pective ultime le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat et l'instauration du pouvoir de ce der­nier sur l'ensemble de la société, thèse qui a toujours été rejetée, évidemment, par les défenseurs du sys­tème capitaliste. Cependant, si des bourgeois de la période ascendante de ce système avaient pu découvrir (de façon incomplète et mystifiée, évidemment) un certain nombre de lois de la société,([4] [63]) cela ne risque pas de se reproduire aujourd'hui : la bourgeoisie de la décadence ca­pitaliste est devenue totalement in­capable d'engendrer de tels pen­seurs. Pour les idéologues de la classe dominante, la priorité fon­damentale de tous leurs efforts de «pensée» est de démontrer que la théorie marxiste est erronée (même si certains se réclament de tel ou tel apport de Marx). Et la pierre an­gulaire de leurs « théories » est F affirmation que la lutte de classe ne joue aucun rôle dans l'histoire, quand ce n'est pas de nier, pure­ment et simplement, l'existence d'une telle lutte ou, pire encore, l'existence des classes sociales.

Il ne revient pas aux seuls défen­seurs avoués de la société bourgeoise d'avancer de telles affirma­tions. Certains «penseurs radi­caux», qui font carrière dans la contestation de l'ordre établi, les ont rejoints depuis un certain nombre de décennies. Le gourou du groupe Socialisme ou Barbarie (et inspirateur du groupe Solidarity en Grande-Bretagne), Cornélius Castoriadis, en même temps qu'il pré­voyait le remplacement du capita­lisme par un « troisième système », la «société bureaucratique », avait annoncé, il y a près de 40 ans, que l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, entre exploiteurs et ex­ploités, était destiné à céder la place à un antagonisme entre « dirigeants et dirigés. »([5] [64]) Plus près d'aujourd'hui, d'autres «penseurs» qui ont connu leur heure de gloire, tel le professeur Marcuse, ont af­firmé que la classe ouvrière avait été « intégrée » dans la société capi­taliste et que les seules forces de contestation de celle-ci se trou­vaient, désormais, parmi des caté­gories sociales marginalisées tels les noirs aux Etats-Unis, les étu­diants ou encore les paysans des pays sous-développés. Ainsi, les théories sur la «fin de la classe ou­vrière » qui recommencent à fleurir aujourd'hui, n'ont même pas l'intérêt de la nouveauté : une des caractéristiques de la « pensée » de la bourgeoisie décadente, et qui exprime bien la sénilité de cette classe, est l'incapacité de produire la moindre idée nouvelle. La seule chose qu'elle soit capable de réaliser est de fouiller dans les poubelles de l'histoire pour en ressortir de vieux poncifs qu'on repeint au goût du jour et qu'on présente comme la « découverte du siècle ».

Un des moyens favoris utilisés au­jourd'hui par la bourgeoisie pour escamoter la réalité des antago­nismes de classe, et même la réalité des classes sociales, est constitué par les «études» sociologiques. A grand renfort de statistiques, on «démontre» que les véritables cli­vages sociaux n'ont rien à voir avec des différences de classes mais avec des critères comme le niveau d'instruction, le lieu d'habitation, la tranche d'âge, l'origine eth­nique, voire la pratique reli­gieuse. ([6] [65]) A l'appui de ce type d'affirmations on s'empresse d'exhiber le fait, par exemple, que le vote d'un « citoyen » en faveur de la droite ou de la gauche dépend moins de sa situation économique que d'autres critères. Aux Etats-Unis, la Nouvelle-Angleterre, les noirs et les juifs votent tradition­nellement démocrate, en France, les catholiques pratiquants, les Al­saciens et les habitants de Lyon vo­tent traditionnellement à droite. On s'évite cependant de souligner que la majorité des ouvriers améri­cains ne votent jamais et que, dans les grèves, les ouvriers français qui vont à l'église ne sont pas nécessai­rement les moins combatifs. De fa­çon plus générale, la « science » so­ciologique «oublie» toujours de donner une dimension historique à ses affirmations. Ainsi, on refuse de se souvenir que les mêmes ouvriers russes qui allaient se lancer dans la première révolution prolétarienne du 20e siècle, celle de 1905, avaient débuté, le 9janvier (le «dimanche rouge») par une manifestation conduite par un pope et réclamant la bienveillance au Tzar pour qu'il soulage leur misère. ([7] [66])

Lorsque les « experts » en sociologie font référence à l'histoire, c'est pour affirmer que les choses ont ra­dicalement changé depuis le siècle dernier. A cette époque, selon eux, le marxisme et la théorie de la lutte de classe pouvaient avoir un sens car les conditions de travail et de vie des salariés de l'industrie étaient effectivement épouvantables. Mais, depuis, les ouvriers se sont « embourgeoisés » et ont accédé à la « société de consommation » au point de «perdre leur identité ». De même, les bourgeois en haut de forme et à gros ventre ont cédé la place à des «managers» salariés. Ce que toutes ces considérations veulent occulter c'est que, fonda­mentalement, les structures pro­fondes de la société n'ont pas changé. En réalité, les conditions qui, au siècle dernier, donnaient à la classe ouvrière sa nature révolu­tionnaire sont toujours présentes. Le fait que le niveau de vie des ou­vriers d'aujourd'hui soit supérieur à celui de leurs frères de classe des générations passées ne modifie en aucune façon leur place dans les rapports de production qui domi­nent la société capitaliste. Les classes sociales continuent d'exister et les luttes entre celles-ci consti­tuent toujours le moteur fondamental du développement historique.

C'est vraiment une ironie de l'histoire que les idéologies offi­cielles de la bourgeoisie préten­dent, d'un côté, que les classes ne jouent plus aucun rôle spécifique (voire n'existent plus) et reconnais­sent, de l'autre, que la situation économique du monde constitue la question essentielle, cruciale, à la­quelle est confrontée cette même bourgeoisie.

En réalité, l'importance fondamen­tale des classes dans la société dé­coule justement de la place pré­pondérante qu'y occupe l'activité économique des hommes. Une des affirmations de base du matérialisme historique c'est que, en dernière instance, l'économie détermine les autres sphères de la so­ciété : les rapports juridiques, les formes de gouvernement, les modes de pensée. Cette vision matérialiste de l'histoire vient battre en brèche, évidemment, les philosophies qui voient dans les événements histo­riques, soit le pur fruit du hasard, soit l'expression de la volonté di­vine, soit le simple résultat des pas­sions ou des pensées des hommes. Mais, comme le disait Marx déjà en son temps, « la crise se charge de faire entrer la dialectique dans la tête des bourgeois ». Le fait, au­jourd'hui évident, de cette prépon­dérance de l'économie dans la vie de la société se trouve à la base de l'importance des classes sociales, justement parce que celles-ci sont déterminées, contrairement aux autres catégories sociologiques, par la place occupée vis-à-vis des rapports économiques. Cela a toujours été vrai depuis qu'il existe des sociétés de classe, mais c'est dans le capitalisme que cette réalité s'exprime avec le plus de clarté.

Dans la société féodale, par exemple, la différenciation sociale était consignée dans les lois. Il exis­tait une différence juridique fon­damentale entre les exploiteurs et les exploités : les nobles avaient, par la loi, un statut officiel de privilégiés (dispense de payer des im­pôts, perception d'un tribut versé par leurs serfs, par exemple) alors que les paysans exploités étaient at­tachés à leur terre et étaient tenus de céder une part de leur revenu au seigneur (ou bien de travailler gra­tuitement les terres de celui-ci). Dans une telle société, l'exploitation, si elle était facile­ment mesurable (par exemple sous la forme du tribut payé par le serf), semblait découler du statut juri­dique. En revanche, dans la société capitaliste, l'abolition des privi­lèges, l'introduction du suffrage universel, l'Egalité et la Liberté proclamées par ses constitutions, ne permettent plus à l'exploitation et à la différenciation en classes de s'abriter derrière des différences de statut juridique. C'est la posses­sion, ou la non-possession, des moyens de production,([8] [67]) ainsi que leur mode de mise en oeuvre, qui détermine, pour l'essentiel, la place dans la société des membres de celle-ci et leur accession à ses richesses, c'est-à-dire l'appartenance à une classe sociale et l'existence d'intérêts communs avec les autres membres de la même classe. A grands traits, le fait de posséder des moyens de production et de les mettre en oeuvre individuellement détermine l'appartenance à la petite-bourgeoisie (artisans, exploi­tants agricoles, professions libé­rales, etc.).([9] [68]) Le fait d'être privé de moyens de production et d'être contraint, pour vivre, de vendre sa force de travail à ceux qui les dé­tiennent et qui mettent à profit cet échange pour s'accaparer une plus-value, détermine l'appartenance à la classe ouvrière. Enfin, font par­tie de la bourgeoisie, ceux qui dé­tiennent (au sens strictement juri­dique ou au sens global de leur contrôle, de manière individuelle ou collective) des moyens de pro­duction dont la mise en oeuvre fait appel au travail salarié et qui vivent de l'exploitation de ce dernier sous forme d'une appropriation de la plus-value qu'il produit. Pour l'essentiel, cette différenciation en classes est aujourd'hui aussi pré­sente qu'elle l'était au siècle der­nier. De même, ont subsisté les intérêts de chacune de ces diffé­rentes classes et les conflits entre ces intérêts. C'est pour cela que les antagonismes entre les principales composantes de la société, déter­minées par ce qui constitue le squelette de celle-ci, l'économie, continuent de se trouver au centre de la vie sociale.

Cela dit, même si l'antagonisme entre exploiteurs et exploités constitue un des moteurs princi­paux de l'histoire des sociétés, ce n'est pas de façon identique pour chacune d'entre elles. Dans la so­ciété féodale, les luttes, souvent fé­roces et de très grande envergure, entre les serfs et les seigneurs n'ont jamais abouti à un bouleversement radical de celle-ci. L'antagonisme de classe qui a conduit au renver­sement de l'ancien régime, aboli les privilèges de la noblesse, n'était pas celui qui opposait celle-ci et la classe qu'elle exploitait, la paysan­nerie asservie, mais l'affrontement entre cette même noblesse et une autre classe exploiteuse, la bour­geoisie (révolution anglaise du mi­lieu du 17e siècle, révolution fran­çaise de la fin du 18e). De même, la société esclavagiste de l'antiquité romaine n'a pas été abolie par la classe des esclaves (malgré les combats quelques fois formidables que celle-ci a menés, comme la ré­volte de Spartacus et des siens en 73 avant Jésus-Christ), mais bien par la noblesse qui allait dominer l'Occident chrétien pendant plus d'un millénaire.

En réalité, dans les sociétés du passé, les classes révolutionnaires n'ont jamais été des classes exploi­tées mais de nouvelles classes ex­ploiteuses. Un tel fait ne devait rien au hasard, évidemment. Le marxisme distingue les classes ré­volutionnaires (qu'il appelle éga­lement classes «historiques») des autres classes de la société par le fait que, contrairement à ces der­nières, elles ont la capacité de prendre la direction de la société. Et tant que le développement des forces productives était insuffisant pour assurer une abondance de biens à l'ensemble de la société, in­fligeant à celle-ci le maintien des inégalités économiques et donc des rapports d'exploitation, seule une classe exploiteuse était en mesure de s'imposer à la tête du corps so­cial. Son rôle historique était de fa­voriser l'éclosion et le développe­ment des rapports de production dont elle était porteuse et qui avaient comme vocation, en sup­plantant les anciens rapports de production devenus caducs, de ré­soudre les contradictions, désor­mais, insurmontables engendrées par le maintien de ces derniers.

Ainsi, la société esclavagiste ro­maine en décadence était travaillée à la fois par le fait que «  l'approvisionnement » en esclaves, basé sur la conquête de nouveaux territoires, se heurtait à la difficulté pour Rome de contrôler des fron­tières de plus en plus éloignées et par l'incapacité d'obtenir de la part des esclaves le soin qu'exigeait la mise en oeuvre des nouvelles tech­niques agricoles. Dans une telle si­tuation, les rapports féodaux, où les exploités n'avaient plus un sta­tut identique à celui du bétail (comme c'était le cas des esclaves),([10] [69]) où ils étaient étroite­ment intéressés à une plus grande productivité du sol qu'ils travail­laient puisqu'ils devaient en vivre, se sont imposés comme les plus aptes à sortir la société de son ma­rasme. C'est pour cela que ces rap­ports se sont développés, no­tamment par un affranchissement croissant des esclaves (ce qui fut accéléré, en certains lieux, par l'arrivée des «barbares» dont cer­tains, d'ailleurs, vivaient déjà dans une forme de société féodale).

De même, le marxisme (à commencer par le Manifeste communiste) insiste sur le rôle éminemment ré­volutionnaire joué par la bourgeoi­sie au cours de l'histoire. Cette classe, qui est apparue et s'est dé­veloppée au sein de la société féodale, a vu son pouvoir s'accroître vis-à-vis d'une noblesse et d'une monarchie qui dépendaient de plus en plus d'elle, tant pour leurs fournitures en biens de toutes sortes (étoffes, mobilier, épices, armes), que pour le financement de leurs dépenses. Alors qu'avec l'épuisement des possibilités de défrichement et d'extension des terres cultivées se tarissait une des sources de la dynamique des rap­ports de production féodaux, qu'avec la constitution de grands royaumes, le rôle de protecteur des populations, qui était initialement la vocation principale de la no­blesse, perdait sa raison d'être, le contrôle, par cette classe, de la so­ciété tendait à devenir une entrave pour le développement de cette dernière. Et cela était amplifié par le fait que ce développement était de plus en plus tributaire de la croissance du commerce, de la banque et de l'artisanat dans les villes qui faisaient connaître un progrès considérable au niveau des forces productives

Ainsi, en prenant la tête du corps social, d'abord dans la sphère éco­nomique, puis dans la sphère poli­tique, la bourgeoisie libérait la so­ciété des entraves qui l'avaient plongée dans le marasme, elle créait les conditions du plus formi­dable accroissement de richesses que l'histoire humaine ait connu. Ce faisant, elle substituait une forme d'exploitation, le servage, par une autre forme d'exploitation, le salariat. Pour y parvenir, elle a été conduite, lors de la période que Marx appelle l'accumulation primi­tive, à prendre des mesures d'une barbarie, qui valait bien celle im­posée aux esclaves, afin que les paysans soient contraints de venir vendre leur force de travail dans les villes (voir, à ce sujet, les pages admirables dans le livre I du Capi­tal). Et cette barbarie elle-même ne faisait qu'annoncer celle avec la­quelle le capital allait exploiter le prolétariat (travail des enfants en bas âge, travail de nuit des femmes et des enfants, journées de travail allant jusqu'à 18 heures, parcage des ouvriers dans les «  work-houses », etc.) avant que les luttes de celui-ci ne parviennent à contraindre les capitalistes à atté­nuer la brutalité de leurs méthodes.

La classe ouvrière a mené, dès son apparition, des révoltes contre l'exploitation. De même, ces ré­voltes se sont accompagnées de la mise en avant d'un projet de boule­versement de la société, d'abolition des inégalités, de mise en commun des biens sociaux. En cela, elle ne se distinguait pas fondamentale­ment des précédentes classes ex­ploitées, notamment des serfs qui, eux aussi, dans certaines de leurs révoltes, pouvaient se rallier à un projet de transformation sociale. I Ce fut le cas notamment lors de la Guerre des paysans au 16e siècle, en Allemagne, où les exploités c’étaient donnés comme porte parole Thomas Munzer qui préconisait une forme de communisme ([11] [70]). Cependant, contrairement au projet de transformation sociale des autres classes exploi­tées, celui du prolétariat n'est pas une simple utopie irréalisable. Le rêve d'une société égalitaire, sans maîtres et sans exploitation, que pouvaient faire les esclaves ou les serfs, n'était qu'une simple chimère car le degré de développement éco­nomique atteint par la société de leur temps ne permettait pas l'abolition de l'exploitation. En re­vanche, le projet communiste du prolétariat est parfaitement réa­liste, non seulement parce que le capitalisme a créé les prémisses d'une telle société, mais aussi parce qu'il est le seul projet qui puisse sortir l'humanité du marasme dans lequel elle s'enfonce.

Pourquoi le prolétariat est la classe révolutionnaire de notre temps

Dès que le prolétariat a commencé à mettre en avant son propre pro­jet, la bourgeoisie n'a eu que mé­pris pour ce qu'elle considérait comme des élucubrations de pro­phètes en mal de public. Lorsqu'elle se donnait la peine de dépasser ce simple mépris, la seule chose qu'elle pouvait imaginer c'est qu'il en serait des ouvriers comme il en avait été des autres exploités aux époques antérieures : ils ne pour­raient que rêver des utopies impos­sibles. Evidemment, l'histoire sem­blait donner raison à la bourgeoisie et celle-ci résumait sa philosophie dans les termes : «Toujours il y a eu des pauvres et des riches, il y en aura toujours. Les pauvres ne ga­gnent rien à se révolter: ce qu'il convient défaire, c'est que les riches n'abusent pas de leur richesse et se préoccupent de soulager la misère des plus pauvres». Les curés et les dames patronnesses se sont faits les porte-parole et les praticiens de cette «philosophie». Ce que la bourgeoisie se refusait à voir, c'est que son système économique et so­cial, pas plus que les précédents, ne pouvait être éternel, et que, au même titre que l'esclavagisme ou la féodalité, il était condamné à lais­ser la place à un autre type de so­ciété. Et de même que les caracté­ristiques du capitalisme avaient permis de résoudre les contradic­tions qui avaient terrassé la société féodale (comme il en avait été déjà le cas de cette dernière vis-à-vis de la société antique), les caractéris­tiques de la société appelée à résoudre les contradictions mortelles qui assaillent le capitalisme dé­coulent du même type de nécessité. C'est donc en partant de ces contradictions qu'il est possible de définir les caractéristiques de la fu­ture société.

On ne peut, évidemment, dans le cadre de cet article, revenir en dé­tail sur ces contradictions. Depuis plus d'un siècle, le marxisme s'y est employé de façon systématique et notre propre organisation y a consacré de nombreux textes.([12] [71]) Cependant, on peut résumer à grands traits les origines de ces contradictions. Elles résident dans les caractéristiques essentielles du système capitaliste : c'est un mode de production qui a généralisé l'échange marchand à tous les biens produits alors que, dans les sociétés du passé, seule une partie, souvent très minime, de ces biens était transformée en marchandise! Cette colonisation de l'économie! Par la marchandise a même affecté, dans le capitalisme, la force de travail mise en oeuvre par les hommes dans leur activité productive. Privé de moyens de production, le pro­ducteur n'a d'autre possibilité, pour survivre, que de vendre sa force de travail à ceux qui détien­nent ces moyens de production : la classe capitaliste, alors que dans la société féodale par exemple, où existait déjà une économie mar­chande, c'est le fruit de son travail que l'artisan ou le paysan vendait. Et c'est bien cette généralisation de la marchandise qui est à la base des contradictions du capitalisme : la (prise de surproduction trouve ses racines dans le fait que le but de ce système n'est pas de produire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'échange qui doivent trouver des acheteurs. C'est dans l'incapacité de la société à acheter la totalité des marchandises produites (bien que les besoins soient très loin d'être satisfaits) que réside cette calamité qui apparaît comme une véritable absurdité : le capitalisme s'effondre non parce qu'il produi­rait trop peu, mais parce qu'il pro­duit trop. ([13] [72])

La première caractéristique du communisme sera donc l'abolition de la marchandise, le développe­ment de la production de valeurs d'usage et non de valeurs d'échange.

En outre, le marxisme, et particu­lièrement Rosa Luxembourg, a mis en évidence qu'à l'origine de la sur­production réside la nécessité pour le capital, considéré comme un tout, de réaliser, par la vente en de­hors de sa propre sphère, la part des valeurs produites correspon­dant à la plus-value extirpée aux prolétaires et destinée à son accu­mulation. A mesure que cette sphère extra-capitaliste se réduit, les convulsions de l'économie ne peuvent prendre que des formes de plus en plus catastrophiques.

Ainsi, le seul moyen de surmonter les contradictions du capitalisme réside dans l'abolition de toutes les formes de marchandise, et en parti­culier de la marchandise force de travail, c'est-à-dire du salariat.

L'abolition de l'échange marchand suppose que soit aboli également ce qui en constitue la base : la pro­priété privée. Ce n'est que si les ri­chesses de la société sont appro­priées par celle-ci de façon collec­tive que pourra disparaître l'achat et la vente de ces richesses (ce qui existait déjà, sous une forme em­bryonnaire, dans la communauté primitive). Une telle appropriation collective par la société des ri­chesses qu'elle produit, et en pre­mier lieu, des moyens de produc­tion, signifie qu'il n'est plus pos­sible à une partie d'elle-même, à une classe sociale (y compris sous la forme d'une bureaucratie d'Etat), de disposer des moyens d'en exploiter une autre partie. Ainsi, l'abolition du salariat ne peut être réalisée sur la base de l'introduction d'une autre forme (l'exploitation, mais uniquement par l'abolition de l'exploitation sous toutes ses formes. Et, contrai­rement au passé, non seulement le type de transformation qui puisse aujourd'hui sauver la société ne peut désormais aboutir sur de nou­veaux rapports d'exploitation, mais le capitalisme a réellement créé les prémisses matérielles d'une abon­dance permettant le dépassement de l'exploitation. Ces conditions d'une abondance, elles aussi, se ré­vèlent dans l'existence des crises de surproduction (comme le relève le Manifeste communiste).

La question qui est posée est donc : quelle force dans la société est en mesure d'opérer cette transforma­tion, d'abolir la propriété privée, de mettre fin à toute forme d'exploitation ?

La première caractéristique de cette classe est d'être exploitée car seule une telle classe peut être inté­ressée à l'abolition de l'exploitation. Si, dans les révolu­tions du passé, la classe révolution­naire ne pouvait, en aucune façon, être une classe exploitée, dans la mesure où les nouveaux rapports de production étaient nécessairement des rapports d'exploitation, c'est exactement le contraire qui est vrai aujourd'hui. En leur temps, les so­cialistes utopistes (tels Fourier, Saint-Simon, Owen) ([14] [73]) avaient ca­ressé l'illusion que la révolution pourrait être prise en charge par des éléments de la bourgeoisie elle-même. Ils espéraient qu'il se trou­verait, au sein de la classe domi­nante, des philanthropes éclairés et fortunés qui, comprenant la supé­riorité du communisme sur le capi­talisme, seraient disposés à finan­cer des projets de communautés idéales dont l'exemple ferait ensuite tâche d'huile. Comme l'histoire n'est pas faite par des individus mais par des classes, ces espé­rances furent déçues en quelques décennies. Même s'il s'est trouvé quelques rares membres de la bourgeoisie pour adhérer aux idées généreuses des utopistes, ([15] [74]) l'ensemble de la classe dominante, comme telle, s'est évidemment dé­tournée, quand elle n'a pas com­battu, de telles tentatives qui avaient pour projet sa propre dis­parition.

Cela dit, le fait d'être une classe exploitée ne suffit nullement, comme on l'a vu, pour être une classe ré­volutionnaire. Par exemple, il existe encore aujourd'hui, dans le y\monde, et particulièrement dans les pays sous-développés, une multi­tude de paysans pauvres subissant l'exploitation sous forme d'un pré­lèvement sur le fruit de leur travail qui vient enrichir une partie de la classe dominante, soit directement, soit à travers les impôts, soit par les intérêts qu'ils versent aux banques ou aux usuriers auprès desquels ils sont endettés. C'est sur le constat de la misère, souvent insuppor­table, de ces couches paysannes que reposaient toutes les mystifica­tions tiers-mondistes, maoïstes, guévaristes, etc. Lorsque ces pay­sans ont été conduits à prendre les armes, c'était comme fantassins de telle ou telle clique de la bourgeoi­sie qui s'est empressée, une fois au pouvoir, de renforcer encore l'exploitation, souvent sous des formes particulièrement atroces (voir, par exemple, l'aventure des Khmers rouges au Cambodge, dans  la seconde moitié des années 70). Le recul de ces mystifications (que diffusaient tant les staliniens que les trotskistes et même certains «penseurs radicaux» comme Marcuse) n'est que la sanction de l'échec patent de la prétendue « perspective révolutionnaire » qu'aurait porté la paysannerie pauvre. En réalité, les paysans, bien qu'ils soient exploités de mul­tiples façons et qu'ils puissent me­ner des luttes parfois très violentes pour limiter leur exploitation, ne peuvent jamais donner pour objec­tif à ces luttes l'abolition de la pro­priété privée puisqu'ils sont eux-mêmes de petits propriétaires ou que, vivant aux côtés de ces derniers, ils aspirent à le devenir.([16] [75])

Et, même lorsque les paysans se do­tent de structures collectives pour augmenter leur revenu à travers une amélioration de leur productivité ou de la commercialisation de leurs produits, c'est, en règle générale, sous la forme de coopératives, les­quelles ne remettent en cause ni la propriété privée, ni l'échange mar­chand ([17] [76]) . En résumé, les classes et couches sociales qui apparaissent comme des vestiges du passé (exploitants agricoles, artisans, professions libérales, etc.), ([18] [77]) qui ne subsistent que parce que le capi­talisme, même s'il domine totale­ment l'économie mondiale, est incapable de transformer tous les producteurs en salariés, ne peuvent porter de projet révolutionnaire. Bien au contraire, la seule perspec­tive dont elles puissent éventuelle­ment rêver est celle d'un retour à un mythique «âge d'or» du passé : la dynamique de leurs luttes spéci­fiques ne peut être que réaction­naire.

En réalité, dans la mesure où l'abolition de l'exploitation se confond, pour l'essentiel, avec l'abolition du salariat, seule la classe qui subit cette forme spéci­fique d'exploitation, c'est-à-dire le prolétariat, est en mesure de porter un projet révolutionnaire. Seule la classe exploitée au sein des rap­ports de production capitalistes, produit du développement de ces rapports de production, est ca­pable de se doter d'une perspective de dépassement de ces derniers.

Produit du développement de la grande industrie, d'une socialisa­tion comme jamais l'humanité n'en a connue du processus productif, le prolétariat moderne ne peut rêver d'aucun retour en arrière.([19] [78]) Par exemple, alors que la redistribution ou le partage des terres peut être une revendication «réaliste» des paysans pauvres, il serait absurde que les ouvriers, qui fabriquent de façon associée des produits incor­porant des pièces, des matières premières et une technologie qui proviennent du monde entier, se proposent de découper leur entre­prise en morceaux pour se la parta­ger. Même les illusions sur l'autogestion, c'est-à-dire une pro­priété commune de l'entreprise par ceux qui y travaillent (ce qui consti­tue une version moderne de la co­opérative ouvrière) commencent à avoir fait leur temps. Après de mul­tiples expériences, y compris ré­centes (comme l'usine LIP en France, au début des années 1970) qui, en général, se sont soldées par un affrontement entre l'ensemble des travailleurs et ceux qu'ils avaient nommés comme gérants, la majorité des ouvriers est bien consciente que, face à la nécessité de maintenir la compétitivité de l'entreprise dans le marché capita­liste, autogestion veut dire auto-ex­ploitation. C'est uniquement vers l'avant que peut regarder le prolé­tariat lorsque se développe sa lutte historique : non pas vers un mor­cellement de la propriété et de la production capitalistes, mais vers l'achèvement du processus de leur socialisation que le capitalisme a fait avancer de façon considérable mais qu'il ne peut, par nature, achever, même lorsqu'elles sont concentrées entre les mains d'un Etat national (comme c'était le cas dans les régimes staliniens).

Pour accomplir cette tâche, la force potentielle du prolétariat est considérable.

D'une part, dans la société capita­liste développée, l'essentiel de la richesse sociale est produite par le travail de la classe ouvrière même si, encore aujourd'hui, celle-ci est minoritaire dans la population mondiale. Dans les pays industria­lisés, la part du produit national qu'on peut attribuer à des travail­leurs indépendants (paysans, arti­sans, etc.) est négligeable. C'est même le cas dans les pays arriérés ou, pourtant, la majorité de la po­pulation vit (ou survit) du travail de la terre.

D'autre part, par nécessité, le capi­tal a concentré la classe ouvrière dans des unités de production géantes, qui n'ont rien à voir avec ce qui pouvait exister du temps de Marx. En outre, ces unités de pro­duction sont elles-mêmes, en géné­ral, concentrées au coeur ou à proximité de villes de plus en plus peuplées. Ce regroupement de la classe ouvrière, tant dans ses lieux d'habitation que de travail, consti­tue une force sans pareil dès lors qu'elle sait le mettre à profit, en particulier par le développement de sa lutte collective et de sa solida­rité.

Enfin, une des forces essentielles du prolétariat est sa capacité de prise de conscience. Toutes les classes, et particulièrement les classes ré­volutionnaires, se sont données une forme de conscience. Mais celle-ci ne pouvait être que mystifiée, soit que le projet mis en avant ne puisse aboutir (cas de la guerre des pay­sans en Allemagne, par exemple), soit que la classe révolutionnaire se trouve obligée de mentir, de mas­quer la réalité à ceux qu'elle voulait entraîner dans son action mais qu'elle allait continuer à exploiter (cas de la révolution bourgeoise avec ses slogans «Liberté, Egalité, Fraternité »). N'ayant, comme classe exploitée et porteuse d'un projet révolutionnaire qui abolira toute exploitation, à masquer ni aux autres classes, ni à lui-même, les objectifs et les buts ultimes de son action, le prolétariat peut dé­velopper, au cours de son combat historique, une conscience libre de toute mystification. De ce fait, celle-ci peut s'élever à un niveau de très loin supérieur à celui qu'a ja­mais pu atteindre la classe enne­mie, la bourgeoisie. Et c'est bien cette capacité de prise de conscience qui constitue, avec son organisation en classe, la force dé­terminante du prolétariat.

Dans la seconde partie de cet ar­ticle nous verrons comment le pro­létariat d'aujourd'hui conserve, malgré toutes les campagnes qui évoquent sa «r disparition » ou son «r intégration », toutes les caractéris­tiques qui en font la classe révolu­tionnaire de notre temps.

FM.

 « Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages ; une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes grâce à l'appréhension du rôle de cette classe. »

MARX, L'Idéologie Allemande.


[1] [79] Voir notamment l'article « L'expérience russe, propriété privée et propriété collec­tive » dans la Revue internationale n°61, 2e trimestre 1990, ainsi que notre série d'articles « Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle ».

[2] [80] Marx et Engels sont revenus par la suite sur cette affirmation en précisant qu'elle n'était valable qu'à partir de la dissolution de la communauté primitive dont l'existence fut confirmée par des travaux d'ethnologie de la seconde partie du 19è siècle, comme ceux de Morgan sur les indiens d'Amérique.

[3] [81] Certains « penseurs » de la bourgeoisie (tel le politicien français du 19e siècle Guizot, qui fut chef du gouvernement sous le règne de Louis-Philippe) sont aussi parvenus à une telle idée.

[4] [82] C'est valable également pour les écono­mistes «classiques», tels Smith ou Ricardo, dont les travaux ont été particulièrement utiles pour le développement de la théorie marxiste.

[5] [83] Il faut rendre à César ce qui est à César, et a Cornélius ce qui lui revient : avec une grande persévérance, les prévisions de ce dernier ont été démenties par les faits : n'avait-il pas «prévu» que, désormais, le ca­pitalisme avait surmonté ses crises éco­nomiques (voir notamment ses articles sur «La dynamique du capitalisme» au début des années 1960 dans Socialisme ou Barba­rie) ? N'avait-il pas annoncé à la face du monde, en 1981 (voir son livre Devant la guerre dont on attend toujours la seconde partie annoncée pour l'automne 1981), que l'URSS avait remporté de façon définitive la « guerre froide » («  déséquilibre massif en fa­veur de la Russie », « situation pratiquement impossible à redresser pour les Américains » ? De telles formules étaient vraiment les bien­venues à une époque où Reagan et la CIA es­sayaient de nous faire peur à propos de «  L'empire du mal. ») Cela n'a pas empêché les médias de continuer à lui demander son avis d’expert face aux grands événements de notre époque : malgré sa collection de gaffes, il conserve la gratitude de la bour­geoisie pour ses convictions et ses discours péremptoires contre le marxisme, convictions qui sont justement à l'origine de ses échecs chroniques.

[6] [84] Il est vrai que, dans beaucoup de pays, ces caractéristiques recouvrent partielle­ ment l'appartenance à des classes. Ainsi, dans beaucoup de pays du tiers-monde, no­tamment en Afrique, la classe dominante re­crute la plupart de ses membres dans telle ou telle ethnie : cela ne signifie pas, cependant, que tous les membres de cette ethnie soient des exploiteurs, loin de là. De même, aux Etats-Unis, les WASP (White Anglo-Saxon Protestants) sont proportionnellement les plus représentés dans la bourgeoisie : cela n'empêche pas l'existence d'une bourgeoisie noire (Colin Powel, chef d'Etat-major, est noir) ni d'une multitude de « petits blanc » qui se débattent contre la misère.

[7] [85] «  Souverain,... nous sommes venus vers toi pour demander justice et protection. (...) Or­donne et jure de les [nos principaux besoins] satisfaire, et tu rendras la Russie puissante et glorieuse, tu imprimeras ton nom dans nos coeurs, dans les coeurs de nos enfants et petits enfants, à tout jamais. » Voici en quels termes la pétition ouvrière s'adressait au Tzar de toutes les Russies. Il faut préciser tout de même que cette pétition affirmait aussi : « La limite de la patience est atteinte; pour nous, voici venu le terrible moment où la mort vaut mieux que le prolongement d'insupportables tourments. (...) Si tu re­fuses d'entendre notre supplication, nous mourrons ici, sur cette place, devant ton pa­lais. »

[8] [86] Cette possession ne prend pas nécessai­rement, comme on l’a vu avec le dévelop­pement du capitalisme d'Etat, et notamment sous sa version stalinienne, la forme d'une propriété individuelle, personnelle (et par exemple transmissible par héritage). C'est de plus en plus collectivement que la classe capitaliste «  possède » (au sens où elle en dis­pose, les contrôle, en bénéficie) les moyens de production, y compris lorsque ces der­niers sont étatisés.

[9] [87] La petite bourgeoisie n'est pas une classe homogène. Il en existe de multiples va­riantes qui ne possèdent pas toutes des moyens matériels de production. Ainsi, les acteurs de cinéma, les écrivains, les avocats, par exemple, appartiennent à cette catégorie sociale sans pour autant disposer d'outils spécifiques. Leurs «moyens de production» résident dans un savoir ou un « talent » qu'ils mettent en oeuvre dans leur travail.

[10] [88] Le serf n'était pas la simple « chose» du seigneur. Attaché à sa terre, il était vendu avec elle (ce qui est un point commun avec l'esclave). Cependant, il existait à l'origine un «  contrat » entre le serf et le seigneur : ce dernier, qui possédait des armes, lui assurait protection en contrepartie du travail, par le serf, des terres seigneuriales (les corvées) ou du versement d'une partie de ses récoltes.

[11] [89] Voir « Le communisme n'est pas un idéal..., I, Du communisme primitif au so­cialisme de l'utopie », Revue Internationale n°68, 1er trimestre 1992.

[12] [90] Voir notamment notre brochure sur La décadence du capitalisme.

[13] [91] A ce sujet, voir dans l'article « Le com­munisme n'est pas un bel idéal... » dans la Revue internationale n° 72, la façon dont la crise de surproduction exprime la faillite du capitalisme.

[14] [92] Voir à ce sujet, « Le communisme n'est pas un bel idéal... » dans la Revue internatio­nale n°68.

[15] [93] Owen en faisait partie qui, initialement grand industriel du textile, fit plusieurs ten­tatives, tant en Grande-Bretagne qu'aux Etats-Unis, pour créer des communautés qui finirent par se briser devant les lois capitalistes. Il contribua néanmoins à l'apparition des Trade-unions, les syndicats britanniques. Les utopistes français eurent encore moins de succès dans leurs entreprises. Pendant des années, Fourier attendit tous les jours à son bureau, en vain, que se présente le mécène qui allait financer sa cité idéale, et les tentatives de construction de «  phalanstères » de ses disciples (notamment aux Etats-Unis) aboutirent à des faillites économiques désastreuses. Quant aux doctrines de Saint-Simon, si elles eurent plus de succès, c'est en tant que credo de toute une série d'hommes de la bourgeoisie tels les frères Pereire, fondateurs d'une banque, ou Ferdinand de Lesseps, le constructeur du canal de Suez.

[16] [94] Il existe un prolétariat agricole dont le seul moyen d'existence est de vendre contre salaire sa force de travail aux propriétaires des terres. Cette partie de la paysannerie appartient à la classe ouvrière et consti­tuera, au moment de la révolution, sa tête de pont dans les campagnes. Cependant, vi­vant son exploitation comme conséquence d'une <r malchance » qui l'a privé de l'héritage d'une terre, ou qui lui a attribué une parcelle trop petite, le salarié agricole, qui souvent est saisonnier ou commis dans une exploita­tion familiale, tend, la plupart du temps, à se rallier au rêve d'une accession à la pro­priété et d'un meilleur partage des terres. Seule la lutte, à un stade avancé, du proléta­riat urbain lui permettra de se détourner de ces chimères en lui proposant comme pers­pective la socialisation de la terre au même titre que des autres moyens de production.

[17] [95] Cela n'empêche pas que, au cours de la période de transition du capitalisme au communisme, le regroupement des petits propriétaires terriens dans des coopératives pourra constituer une étape vers la socialisa­tion des terres, notamment en leur permet­tant de surmonter l'individualisme résultant de leur cadre de travail.

 [18] Ce qui est vrai pour les paysans Test en­core plus pour les artisans dont la place dans la société s'est réduite de façon bien plus ra­dicale encore que pour les premiers. Pour ce qui concerne les professions libérales (médecins privés, avocats, etc.), leur statut social et leurs revenus (qui les font regarder avec envie du côté de la bourgeoisie) ne les incitent en aucune manière à remettre en cause Tordre existant. Quant aux étudiants, dont la définition même indique qu'ils n'ont encore aucune place dans l'économie, leur destin est de se scinder entre les différentes classes dont ils proviennent par leurs ori­gines familiales ou auxquelles ils se desti­nent.

[19] [96] A l'aube du développement de la classe ouvrière, certains secteurs de celle-ci, mis au chômage à cause de l'introduction de nou­velles machines, avaient dirigé leur révolte contre ces machines en les détruisant. Cette tentative de retour en arrière n'était qu'une forme embryonnaire de la lutte ouvrière qui fut vite dépassée par le développement éco­nomique et politique du prolétariat.

Géographique: 

  • Europe [58]

Questions théoriques: 

  • Le cours historique [97]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [98]
  • La Révolution prolétarienne [99]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [6°partie]

  • 3667 lectures

Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie.
 

Comme on l'a vu dans l'article précédent ([1] [100]), le Manifeste communiste prévoyait une explosion révolutionnaire imminente. Il n'était pas seul à l'attendre :

« ... il était assez significatif que la conscience d'une révolution sociale imminente... ne se limitât pas aux révolutionnaires qui l'exprimaient de la façon la plus élaborée, ni aux classes dominantes dont la peur des masses appauvries n'est jamais bien loin sous la surface aux époques de changement social. Les pauvres eux-mêmes la sentaient. Les couches instruites l'exprimaient. "Tous les gens bien informés", écrivait d'Amsterdam le consul américain durant la famine de 1847, rappor­tant les sentiments des émigrants allemands qui traversaient la Hol­lande, "pensent que la crise est si inextricablement mêlée aux évène­ments de l'époque actuelle qu"elle' n'est que le commencement de cette grande Révolution qu'ils considèrent être appelée, tôt ou tard, à dissoudre l'état de choses existant". »([2] [101])

Confiant dans le fait que d'énormes soulèvements sociaux étaient sur le point d'éclater, mais conscient du fait que les nations d'Europe n'étaient pas toutes à la même étape de         développement historique, le Manifeste communiste, dans sa dernière partie, met en avant certaines considérations tactiques pour l'intervention de la minorité communiste.

La démarche générale reste la même dans tous les cas : « Les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans ce mouvement du présent, ils représentent en même temps l'avenir. (...) les communistes appuient partout les mouvements révolutionnaires contre les institutions sociales et politiques existantes. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la ques­tion de la propriété, quel que soit le degré de développement qu'elle ait pu atteindre : c'est la question fondamentale. »([3] [102])

Plus concrètement, reconnaissant que la majorité des pays d'Europe n'avait même pas encore atteint l'étape de la démocratie bour­geoise, que l'indépendance natio­nale et l'unification constituaient encore la question centrale dans des pays comme l'Italie, la Suisse et la Pologne, les communistes s'engageaient dans la lutte aux cô­tés des partis démocrates bourgeois et des partis de la petite-bourgeoise radicale, contre les vestiges de la stagnation féodale et de l'absolutisme.

La tactique est expliquée particu­lièrement en détail en ce qui concerne l'Allemagne : «  C'est sur l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise. Cette révolu­tion, l'Allemagne l'accomplit donc dans des conditions plus avancées de civilisation européenne, et avec un prolétariat plus développé que l'Angleterre et la France n'en possé­daient au XVII° et au XVIII° siècles. Par conséquent, en Allemagne, la révolution bourgeoise sera forcément le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne. »([4] [103])

Donc, la tactique consistait à soutenir la bourgeoisie dans la mesure où elle menait la révolution anti­féodale, mais de toujours défendre l'autonomie du prolétariat, par dessus tout dans l'attente d'une ré­volution prolétarienne qui suivrait immédiatement. Dans quelle mesure les événements de 1848 ont-ils donné raison à ces pronostics ? Et quelles leçons Marx et son « parti » ont-ils tiré, au lendemain de ces évènements ?

 
La révolution bourgeoise et le spectre du prolétariat

Comme on l'a dit, les pays d'Europe se trouvait, en 1848, à des niveaux sociaux et politiques diffé­rents. C'est seulement en Grande-Bretagne que le capitalisme était pleinement développé et que la classe ouvrière constituait la majo­rité de la population. En France, la classe ouvrière avait acquis une ex­périence de base considérable, à travers la participation à une série de soulèvements révolutionnaires depuis 1789. Mais sa maturité politique relative se restreignait quasiment totalement au prolétariat de Paris, et, même à Paris, la produc­tion industrielle à grande échelle n'en était encore qu'à ses débuts, ce qui signifiait que les fractions politiques de la classe ouvrière (Blanquistes, Proudhoniens, etc.) tendaient à refléter le poids des préjugés et des conceptions obso­lètes de l'artisanat. Quant au reste de l'Europe - l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, les régions centrales et orientales - les conditions politiques et sociales y étaient extrê­mement arriérées. Ces régions étaient, pour leur plus grande par­tie, divisées en une mosaïque de pe­tits royaumes et n'existaient pas comme Etats nationaux centralisés. Des vestiges féodaux de toutes sortes pesaient lourdement sur la société et la structure de l'Etat.

Aussi, dans la majorité de ces pays, l'achèvement de la révolution bourgeoise était-il la première chose à l'ordre du jour : se débar­rasser des vieux restes de féodalité, établir des Etats nationaux unifiés, instaurer le régime politique de la démocratie bourgeoise. Et cepen­dant, bien des choses avaient changé depuis l'époque de la révo­lution bourgeoise « classique » de 1789, introduisant toute une série de complications et de contradic­tions dans la situation. Au départ, les soulèvements révolutionnaires de 1848 ne furent pas tant provo­qués par une crise de la « féodalité »que par l'une des grandes crises cycliques du capita­lisme juvénile : la grande dépres­sion de 1847 qui, arrivant dans le sillage d'une série de moissons dé­sastreuses, avait réduit le niveau de vie des masses à un niveau intolé­rable. Deuxièmement, ce sont, avant tout, les masses urbaines de prolétaires ou de semi-prolétaires de Paris, Berlin, Vienne et d'autres villes qui ont mené les soulèvements contre le vieil ordre. Et comme le Manifeste l'avait montré, le prolétariat était déjà devenu une force distincte, bien plus qu'il ne l'avait été en 1789 ; non seulement au niveau social mais également sur le plan politique. La montée du mou­vement Chartiste en Grande-Bre­tagne l'avait confirmé. Mais c'est, d'abord et avant tout, le grand soulèvement de juin 1848 à Paris qui a vérifié la réalité du prolétariat tel qu'il est défini dans le Mani­feste : une force politique indépen­dante irrévocablement opposée à la domination du capital.

En février 1848, la classe ouvrière parisienne avait constitué la force principale derrière les barricades, dans le soulèvement qui avait ren­versé la monarchie de Louis-Phi­lippe et instauré la République. Mais au cours des mois suivants, l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie « démocratique » était devenu ouvert et aigu, au fur et à mesure que cette dernière montrait clairement qu'elle était incapable, pratiquement, de faire quoi que ce soit pour soulager la détresse économique du premier. La résistance du prolétariat fut formulée dans la revendication confuse du « droit au travail », lorsque le gouvernement ferma les Ateliers nationaux qui avaient apporté aux ouvriers un minimum de secours face au chômage. Néanmoins, comme le défend Marx dans Les luttes de classe en France, écrit en 1850, derrière ce slogan dérisoire s'expriment les débuts d'un mouvement pour la sup­pression de la propriété privée. Il est certain que la bourgeoisie elle-même était consciente de ce dan­ger ; lorsque les ouvriers parisiens firent des barricades pour défendre les Ateliers nationaux, le soulèvement fut réprimé avec la plus grande férocité : « On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart manquant d'armes, tinrent en échec cinq jours durant l'armée, la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la province. On sait que la bourgeoisie se dédommagea de ses transes mor­telles par une brutalité inouïe et massacra plus de 3 000 prison­niers.»([5] [104])

En fait, ce soulèvement confirma les pires craintes de la bourgeoisie dans toute l'Europe, et son issue devait avoir de profondes consé­quences sur le développement ulté­rieur du mouvement révolution­naire. Traumatisée par le spectre du prolétariat, l'assurance de la bourgeoisie s'affaiblit et elle se trouva incapable de poursuivre sa propre révolution contre l'ordre établi. Ceci fut bien sûr amplifié par des facteurs matériels : dans les pays dominés par l'absolutisme, l'appréhension de la bourgeoisie était aussi le produit de son déve­loppement économique et politique tardif. De toutes façons le résultat fut que, plutôt que de faire appel à l'énergie des masses pour mener sa bataille contre le pouvoir féodal, comme elle l'avait fait en 1789, la bourgeoisie se compromit de plus en plus avec la réaction afin de contenir le danger qui venait « d'en bas » . Ce compromis prit des formes diverses. En France, il pro­duisit l'étrange anomalie d'un se­cond Bonaparte qui s'infiltra dans la brèche du pouvoir parce que les mécanismes « démocratiques » de la bourgeoisie semblaient uniquement ouvrir la porte aux vents froids de l'agitation sociale et de l'instabilité politique. En Allemagne, il fut incarné par la timidité et la mollesse particulières de la bourgeoisie dont le manque de résistance face à la réaction absolutiste fut si souvent stigmatisé par Marx, en particulier dans l'article « La bourgeoisie et la contre-révolution » publié dans la Neue Reinische Zeitung du 15 dé­cembre 1848: « La bourgeoisie al­lemande avait évolué avec tant d'indolence, de lâcheté, de lenteur qu'au moment où elle se dressa me­naçante en face du féodalisme et de l'absolutisme, elle aperçut en face d'elle le prolétariat menaçant ainsi que toutes les fractions de la bour­geoisie dont les idées et les intérêts sont apparentés à ceux du proléta­riat. » Cela la rendait « indécise face à chacun de ses adversaires pris sé­parément parce qu'elle les voyait toujours tous les deux devant ou der­rière elle ; encline dès l'abord à tra­hir le peuple et à tenter des compromis avec le représentant couronné de l'ancienne société... sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, montrant les dents à ceux d'en haut, tremblant devant ceux d'en bas... telle un vieillard maudit, affaibli par l'âge, elle se voyait condamnée à diriger et à détourner, dans son propre intérêt, les premières mani­festations de jeunesse d'un peuple robuste - sans yeux ! Sans oreilles ! Sans dents ! Sans rien - c'est ainsi que la bourgeoisie prussienne se trouva après la révolution de mars à la barre de l'Etat prussien. »([6] [105])

Mais bien que la bourgeoisie fût « mortellement terrorisée » par le prolétariat, ce dernier n'était pas assez mûr, historiquement parlant, pour assumer la direction politique des révolutions. Déjà la puissante classe ouvrière britannique se trou­vait quelque peu isolée des événe­ments qui se déroulaient sur le continent européen ; et le Char­tisme, en dépit de l'existence d'une tendance consistante sur son aile gauche, cherchait avant tout à faire une place à la classe ouvrière à l'intérieur de la société « démocratique », c'est-à-dire bour­geoise. Il est certain que la bour­geoisie britannique fut assez intelli­gente pour trouver un moyen d'intégrer graduellement la reven­dication du suffrage universel de telle sorte que, loin de menacer le règne politique du capital, comme Marx lui-même l'avait pensé, elle en devint l'un des piliers. A côté de cela, au moment même où l'Europe continentale était traversée par tous ces soulèvements, le capitalisme britannique se trouvait à la veille d'une nouvelle phase d'expansion. En France, bien que la classe ouvrière y ait fait les plus grands progrès politiques, elle n'avait pas été capable d'échapper aux pièges de la bourgeoisie, et encore moins de se poser comme porteuse d'un nouveau projet social. Le soulèvement de juin 1848 avait, en fait, été pratiquement provoqué par la bourgeoisie, et les aspirations communistes qu'il contenait, étaient restées plus implicites qu'explicites. Comme le dit Marx dans Les luttes de classe en France : « Ce fut la bourgeoisie qui contraignit le prolétariat de Paris à l'insurrection de Juin. De là son arrêt de condamnation. Ni ses besoins immédiats avoués ne le poussaient à vouloir obtenir par la violence le renversement de la bourgeoisie, il n'était pas encore de taille à accomplir cette tâche. Force fut au Moniteur de lui apprendre officiellement que le temps n'était plus où la République jugeait à propos de rendre les honneurs à ses illusions, et seule la défaite le convainquit de cette vérité que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu'elle veut se réaliser. »([7] [106])

Aussi, loin d'arriver rapidement à une révolution prolétarienne comme le Manifeste l'avait espéré, les mouvements de 1848 aboutirent-ils à peine à l'achèvement par la bourgeoisie de sa propre révolu­tion.

 
L'intervention de la Ligue des Communistes

Les révolutions de 1848 soumirent ainsi très tôt la Ligue des Commu­nistes à l'épreuve du feu. Rarement a été accordée à une organisation communiste, si rapidement après sa naissance, la récompense parfois incertaine d'être plongée dans le grand bain d'un gigantesque mou­vement révolutionnaire. Marx et Engels, ayant opté pour l'exil politique loin du régime débilitant des Junkers, retournèrent en Allemagne pour prendre part aux événements vers lesquels les guidaient nécessai­rement leurs convictions. Etant donnée l'absence totale d'expérience directe de la Ligue des Communistes dans des événements d'une telle échelle, il aurait été surprenant que le travail mené par cette organisation durant cette pé­riode - y compris celui des ses élé­ments les plus avancés théoriquement - fût exempt d'erreurs ; il y en eut parfois de très sérieuses. Mais la question de fond, ce n'est pas de savoir si la Ligue des Communistes a commis des erreurs, mais si l'ensemble de son intervention était cohérent avec les tâches fondamentales qu'elle s'était donnée dans sa prise de position sur les principes politiques et la tactique, dans le Manifeste Communiste.

L'une des caractéristiques les plus frappantes de l'intervention de la Ligue des Communistes dans la ré­volution allemande de 1848, c'est son opposition à l'extrémisme ré­volutionnaire facile. Aux yeux de la bourgeoisie - ou tout au moins dans ses organes de propagande - les communistes constituaient le nec plus ultra du fanatisme et du terro­risme, de féroces facteurs de des­truction et de nivellement social forcé. Durant cette période, on parlait de Marx lui-même comme du « Docteur Terreur Rouge » et il fut constamment accusé de prépa­rer de sournois complots pour as­sassiner les têtes couronnées de l'Europe. En réalité, l'activité du « parti de Marx » dans cette période fut remarquable pour sa sobriété.

D'abord, durant les premiers jours grisants de la révolution, Marx s'opposa publiquement au roman­tisme révolutionnaire des « lé­gions » créées en France par des ré­volutionnaires expatriés et , qui avaient pour but de ramener la ré­volution en Allemagne à la pointe de la baïonnette. A l'encontre de cela, Marx souligna que la révolu­tion n'était pas en premier lieu une question militaire, mais surtout une question sociale et politique ; il mit sèchement en évidence que la bour­geoisie française K démocrati­que» ne serait que trop heureuse de voir ces troublions révolutionnaires allemands partir combattre les ty­rans féodaux d'Allemagne - et qu'elle n'avait pas négligé d'avertir comme il convient les autorités al­lemandes de leur arrivée. Dans le même ordre d'idées, Marx prit po­sition contre un soulèvement isolé et intempestif à Cologne dans la phase déclinante de la révolution, puisqu'il aurait encore une fois mené les masses dans les bras ten­dus de la réaction qui avait pris des mesures explicites pour provoquer ce soulèvement.

Au niveau politique plus global, Marx a dû également combattre les communistes qui croyaient que la révolution des ouvriers et l'avènement du communisme étaient à l'ordre du jour à court terme ; ceux qui dédaignaient la lutte pour la démocratie politique bourgeoise et considéraient que les communistes ne devaient parler que des conditions de la classe ou­vrière et de la nécessité du commu­nisme. A Cologne où Marx passa la plus grande partie de la période ré­volutionnaire comme éditeur du journal démocrate radical, la Neue Reinische Zeitung, le principal dé­fenseur de ce point de vue était le bon Dr Gotteschalk qui se considé­rait comme un véritable homme du peuple et critiquait sévèrement Marx de n'être rien d'autre qu'un terroriste de salon, puisque celui-ci défendait de façon si opiniâtre que l'Allemagne n'était pas mûre pour le communisme, que la bourgeoisie devait d'abord venir au pouvoir et faire sortir l'Allemagne de son ar­riération féodale, et que, par conséquent, la tâche des commu­nistes était de soutenir la bourgeoi­sie « sur la gauche », de participer au mouvement populaire pour faire en sorte qu'il pousse sans cesse la bourgeoisie à aller jusqu'aux limites extrêmes de son opposition à l'ordre féodal.

En termes d'organisation pratique, cela signifiait la participation aux Unions démocratiques qui surgi­rent, comme leur nom l'indique, en vue de rassembler tous ceux qui lut­taient de façon décidée et sincère contre l'absolutisme féodal et pour l'instauration de structures politiques démocratiques bourgeoises. Mais l'on peut dire qu'en réagissant contre les excès volontaristes de ceux qui voulaient sauter d'un seul coup par dessus la phase démocra­tique bourgeoise, Marx est allé trop loin dans l'autre direction et a ou­blié certains des principes établis dans le Manifeste. A Cologne, la tendance de Gotteschalk consti­tuait la majorité de la Ligue, et pour contrer son influence, à un moment donné, Marx a dissous complètement la Ligue Politiquement la Neue Reinische Zeitung continua pendant toute une période sans rien dire sur les conditions de la classe ouvrière, et en particulier sur la nécessité que les ouvriers gardent leur autonomie politique face à toutes les fractions de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. C'était à peine compatible avec les notions d'indépendance du prolétariat mises en avant dans le Manifeste et, comme nous le ver­rons, Marx fit son autocritique sur cette question, en particulier dans ses premières tentatives de dresser un bilan de l'activité de la Ligue des communistes dans le mouvement. Mais la question fondamentale reste : ce qui a guidé Marx durant cette période, comme pendant toute sa vie, c'était la reconnais­sance que le communisme était plus qu'une nécessité en termes de be­soin humain fondamental : il devait aussi être une possibilité réelle étant données les conditions objec­tives atteintes par le développement social et historique. Ce débat de­vait aussi ressurgir dans la Ligue au lendemain de la révolution.

 
Leçons de la défaite : la nécessité de l'autonomie du prolétariat

Par bien des aspects, les contribu­tions politiques les plus impor­tantes de la Ligue des Commu­nistes, à part évidemment le Mani­feste lui-même, sont les documents élaborés au lendemain des mouve­ments de 1848 ; le « bilan » que l'organisation tira concernant sa propre participation aux révoltes. Cela est vrai, même si les débats que ces documents expriment ou provoquent ont amené à une scis­sion fondamentale et à la dissolu­tion, dans les faits, de l'organisation.

Dans la circulaire du Comité cen­tral de la Ligue des Communistes, publiée en mars 1850, il y a une critique - en fait une autocritique puisque c'est Marx lui-même qui l'a rédigée - des activités de la Ligue durant les événements révolution­naires. Le document, tout en re­connaissant sans hésitation que les pronostics politiques généraux de la Ligue avaient été amplement confirmés par les événements ré­volutionnaires, et que ses membres avaient été les combattants les plus déterminés de la cause révolution­naire, montre que l'affaiblissement organisationnel de la Ligue - en fait sa dissolution dans les premières étapes de la révolution en Alle­magne - avait gravement exposé la classe ouvrière à la domination po­litique des démocrates petit-bour­geois : « ...l'ancienne et solide or­ganisation de la Ligue s'est considé­rablement relâchée. Beaucoup de membres, directement engagés dans le mouvement révolutionnaire, se sont imaginé que le temps des socié­tés secrètes était passé et que l'action publique pouvait suffire seule. Un certain nombre de cercles et de communes (les unités de base de l'organisation de la Ligue) ont laissé leurs relations avec le conseil central se relâcher et s'assoupir peu à peu. Tandis que le parti démocra­tique, le parti de la petite-bourgeoi­sie, s'organisait donc de plus en plus en Allemagne, le parti ouvrier per­dait son seul lien solide ; c'est tout au plus s'il conservait dans quelques localités, son organisation en vue de buts locaux ; et c'est pour cela que, dans le mouvement général, il est tombé complètement sous la domi­nation et la direction des démocrates petits-bourgeois. Il faut mettre fin à cet état de choses et rétablir   l'autonomie des ouvriers. » ([8] [107]). Il n'y a aucun doute sur le fait que, dans ce texte, l'élément le plus important est la claire défense de la nécessité de lutter pour l'indépendance organisationnelle et politique la plus totale de la classe ouvrière, même durant les révolutions menées par d'autres classes.

C'était une nécessité pour deux raisons.

D'abord, si comme en Allemagne, la bourgeoisie se montrait inca­pable d'accomplir ses propres tâches révolutionnaires, le proléta­riat devait agir et s'organiser de fa­çon indépendante pour accélérer la révolution malgré les réticences et le conservatisme de la bourgeoisie : ici, le modèle est constitué, dans une certaine mesure, par la pre­mière Commune de Paris, celle de 1793 où les masses « populaires» s'étaient organisées en assemblées et en sections lo­cales, centralisées au niveau de la ville dans la Commune, afin de pousser la bourgeoisie jacobine à poursuivre l'élan de la révolution.

En même temps, même si les élé­ments démocrates les plus radicaux venaient au pouvoir, ils seraient contraints, par la logique de leur position, de se retourner contre les ouvriers et de les soumettre à l'ordre et à la discipline bour­geoise, dès qu'ils seraient devenus les nouveaux timoniers de l'Etat. Cela s'était avéré en 1793 et après, quand la bourgeoisie s'était mise à découvrir de plus en plus d' « ennemis à gauche » ; ça avait été démontré dans le sang par les journées de juin 1848 à Paris ; et selon Marx, cela aurait encore lieu lors de la prochaine reprise révolution­naire en Allemagne. Marx prévoyait qu'à la suite de l'échec de la bourgeoisie libérale, de son inca­pacité à s'affronter au pouvoir ab­solutiste, les démocrates petit-bourgeois seraient portés à la direc­tion du prochain gouvernement ré­volutionnaire mais qu'ils tenteraient aussi sur le champ de désar­mer et d'attaquer la classe ouvrière. Et pour cette raison même, le pro­létariat ne pouvait se défendre de telles attaques qu'en maintenant son indépendance de classe. Cette indépendance comportait trois di­mensions :

- L'existence et l'action d'une orga­nisation communiste en tant que fraction politique la plus avancée de la classe :

« En ce moment, où les petits-bour­geois démocratiques sont partout opprimés, ils prêchent en général au prolétariat l'union et la réconci­liation ; ils lui tendent la main et s'efforcent de constituer un grand parti d'opposition, qui embrasse toutes les nuances du parti démo­cratique ; en d'autres termes, ils s'efforcent d'enrôler les ouvriers dans une organisation de parti où prédominent les lieux communs généraux de la social-démocratie servant de paravent à leurs intérêts particuliers, et où défense est faite, pour ne pas troubler la bonne entente, de mettre en avant les reven­dications précises du prolétariat. Une telle union tournerait uniquement à l'avantage des petits-bour­geois démocratiques et tout à fait au désavantage du prolétariat. Le prolétariat perdrait en totalité sa situation indépendante, achetée par tant de peines, et retomberait au rang de simple annexe de la démocratie bourgeoise officielle. Cette union doit donc être repous­sée de la façon la plus catégorique. Au lieu de se ravaler une fois en­core à servir de claque aux démo­crates bourgeois, les ouvriers, et surtout la Ligue, doivent travailler à constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation autonome, secrète et publique, du parti ouvrier, et à faire de chaque com­mune le centre et le noyau de grou­pements ouvriers où la position et les intérêts du prolétariat seront discutés indépendamment d'in­fluences bourgeoises. »([9] [108]).

- Le maintien des revendications autonomes de classe, soutenues par des organisations unitaires de la classe, c'est-à-dire des organes regroupant tous les ouvriers en tant qu'ouvriers :

« Pendant la lutte et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occa­sion formuler leurs propres reven­dications à côté des revendications des démocrates bourgeois. Il faut qu'ils exigent des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois dé­mocratiques se disposent à prendre le gouvernement en mains. Il faut, au besoin, qu'ils obtiennent ces ga­ranties de haute lutte et s'arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et à toutes les promesses possibles ; c'est le plus sûr moyen de les compromettre. L'ivresse du triomphe et l'engouement pour le nouvel état de choses, conséquence de toute vic­toire remportée dans la rue, il faut qu'ils s'ingénient à les amortir le plus possible, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l'égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu'à côté des nou­veaux gouvernements officiels, ils établissent en même temps leurs propres gouvernements ouvriers ré­volutionnaires, soit sous forme de municipalités ou de conseils muni­cipaux, soit par des clubs ou des comités ouvriers, de telle façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement perdent aussitôt l'appui des ouvriers, mais se sentent, de prime abord, surveillés et menacés par des autorités ayant derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot : aussitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploi­ter seul la victoire commune. »([10] [109]).

- Ces organes doivent être armés ; à aucun moment le prolétariat ne doit se faire piéger en rendant ses armes au gouvernement officiel :

« Mais pour pouvoir prendre une attitude énergique et menaçante à l'égard de ce parti, dont la trahison envers les ouvriers commencera dès la première heure de la victoire, il faut que les ouvriers soient armés et organisés. Il faut faire immédia­tement le nécessaire pour que tout le prolétariat soit armé de fusils, de carabines, de canons et qu'il ait des munitions ; et il faut, par contre, s'opposer au rétablissement de l'ancienne garde nationale diri­gée contre les ouvriers. Là où ce rétablissement ne peut être empê­ché, les ouvriers doivent essayer de s'organiser en garde prolétarienne autonome, avec des chefs élus par eux-mêmes et son propre état-ma­jor également élu par eux, et sous les ordres, non pas du pouvoir pu­blic, mais des conseils municipaux révolutionnaires formés par les ou­vriers. Là où les ouvriers sont oc­cupés au compte de l'Etat, il faut qu'ils fassent en sorte d'être armés et organisés en un corps spécial avec des chefs de leur choix ou un détachement de la garde proléta­rienne. Il ne faut, sous aucun prétexte, se dessaisir des armes et des munitions, et il faut empêcher, au besoin par la force, toute tentative de désarmement. »([11] [110]).

Ces conclusions, ces définitions de ce qu'entraîne pratiquement l'indépendance de classe dans une situation révolutionnaire, ne revê­tent pas tant une importance comme prescription pour un type de révolution qui n'était plus véri­tablement à l'ordre du jour, mais en tant qu'anticipation historique d'un futur facilement reconnaissable - celui des grands conflits ré­volutionnaires de 1871, 1905 et 1917, où la classe ouvrière a dû créer ses propres organes de combat politique et se présenter comme candidat possible au pouvoir. Dans la circulaire de la Ligue, on trouve toute la notion de la dualité de pouvoir, dans une situation sociale dans laquelle la classe ouvrière commence à atteindre un degré d'autonomie politique et organisa­tionnelle tel qu'elle constitue une menace directe envers la direction bourgeoise de la société ; et au-delà de l'instabilité inhérente à toute si­tuation de dualité de pouvoir, la notion de dictature du prolétariat, de prise et d'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière or­ganisée. Dans le texte de la Ligue, apparaît l'idée que les formes em­bryonnaires de ce pouvoir proléta­rien surgissent en dehors et contre les organes officiels de l'Etat bour­geois. Elles sont (Marx se réfère ici spécifiquement aux clubs ouvriers) une « coalition de toute la classe ou­vrière contre toute la classe bour­geoise - la formation d'un Etat ou­vrier contre l'Etat bourgeois. »([12] [111]) Ces lignes contiennent par consé­quent les germes de la position se­lon laquelle la prise du pouvoir par la classe ouvrière n'implique pas la prise de l'appareil d'Etat existant, mais sa destruction violente par les propres organes ouvriers de pouvoir. Les germes seulement car cette position n'avait été aucunement clarifiée par une expérience historique décisive : bien que Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte fasse, en passant, explicitement référence à la nécessité de détruire l'Etat plutôt que de le contrôler - « Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser, »([13] [112]) -, à la même époque Marx était encore convaincu que les ouvriers pourraient parvenir au pouvoir dans cer­tains pays (comme en Grande-Bre­tagne) à travers le suffrage univer­sel. La question était traitée en fonction des conditions nationales particulières et non comme un pro­blème de principe général.

Cette question ne fut pas pleinement clarifiée tant que le mouve­ment historique réel n'est pas intervenu de façon décisive dans la dis­cussion : c'est la Commune de Paris qui la tranchera. Mais nous pouvons déjà voir la continuité entre les conclusions tirées à partir de la Commune, selon lesquelles le pouvoir politique du prolétariat re­quiert l'apparition d'un nouveau réseau d'organes de classe, un «État» révolutionnaire centralisé qui ne peut vivre à côté de l'appareil d'Etat existant. On voit ici        la profondeur de vue « prophétique » de Marx ; mais ces prévisions ne sont pas de simples spéculations. Elles sont solidement enracinées dans l'expérience pas­sée ; l'expérience de la première Commune de Paris, des clubs et des sections révolutionnaires de 1789-95 et surtout des journées de juin 1848 en France où le prolétariat a surgi et s'est armé comme force so­ciale distincte, mais fut écrasé, dans une grande mesure, parce qu'il était insuffisamment armé po­litiquement. Si l'on ne tient pas compte des limites historiques au sein desquelles ces textes de la Ligue furent rédigés, les leçons qu'ils contiennent sur la nécessité d'une action et d'une organisation indépendantes de la classe ouvrière restent toujours aussi essentielles ; sans cela, la classe ouvrière ne prendra jamais le pouvoir et le communisme ne sera vraiment rien de plus qu'un rêve.

 
La révolution permanente : de façon permanente non réalisée.

Néanmoins, nous ne pouvons igno­rer le fait que ces appels à l'autonomie prolétarienne furent lancés dans une perspective histo­rique particulière : celle de la « révolution permanente ».

Le Manifeste avait envisagé une transition rapide de la révolution bourgeoise en révolution proléta­rienne en Allemagne. Comme nous l'avons dit, l'expérience réelle de 1848 avait convaincu Marx et sa tendance du fait que la bourgeoisie allemande était congénitalement incapable de mener sa propre ré­volution ; que lors de la prochaine explosion révolutionnaire, que la Circulaire de mars 1850 voyait en­core comme une perspective à court terme, les démocrates petit-bourgeois, les «social-démo­crates » comme on les appelait parfois à l'époque, viendraient au pouvoir. Mais cette couche sociale se montrerait également incapable de mener la destruction complète des rapports féodaux et allait être, de toutes façons, forcée d'attaquer et de désarmer le prolétariat dès qu'elle assumerait une fonction gouvernementale. La tâche d'achever véritablement la révolu­tion bourgeoise reviendrait donc au prolétariat, mais ce faisant, ce dernier serait contraint d'aller de l'avant, vers sa propre révolution communiste.

Le fait que ce schéma était inappli­cable aux conditions très arriérées de l'Allemagne, fut ensuite, comme nous le verrons, rapidement re­connu par Marx, lorsqu'il prit conscience que le capitalisme eu­ropéen se trouvait encore dans sa phase pleinement ascendante. Ceci est également reconnu par les commentateurs et les historiens gauchistes. Mais selon ces derniers, « la tactique de la révolution permanente, bien qu'inapplicable dans l'Allemagne de 1850, a constitué un legs politique valable pour le mouvement ouvrier. Elle fut proposée par Trotski dans la Russie de 1905, bien que Lénine ait encore considéré comme prématurée la tentative de transformer la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. En 1917 cependant, dans le contexte de la crise européenne apportée par la guerre mondiale,  Lénine  et  le parti  bolchevik furent capables d'appliquer victorieusement la tactique de la révolution permanente, menant la révolution russe cette année là, du renversement du tsarisme au renversement du capitalisme lui-même. »([14] [113]).

En réalité, c'est l'idée même de la révolution permanente qui était ba­sée sur une insoluble énigme : l'idée qu'en même temps que la révolu­tion prolétarienne serait possible dans certains pays, d'autres parties du monde auraient (ou ont) encore des tâches bourgeoises à achever ou des étapes à franchir. C'était un problème authentique pour Marx, mais il fut dépassé par l'évolution historique elle-même qui démontra que le capitalisme ne pouvait poser les conditions de la révolution pro­létarienne qu'à l'échelle mondiale. C'est en tant que système interna­tional unique que le capitalisme, avec l'éclatement de la première guerre mondiale, est entré dans sa phase de décadence, dans l' « époque de guerres et de révolu­tions ». La tâche qui se présentait au prolétariat en Russie n'était pas l'achèvement de quelque étape bourgeoise, mais la prise du pouvoir politique comme premier pas vers la révolution prolétarienne mondiale. Contrairement aux ap­parences, Février 17 ne fut pas une « révolution bourgeoise», et ne re­présenta pas l'accession au pouvoir d'une couche sociale intermédiaire. Février 1917 fut une révolte proléta­rienne face à laquelle toutes les forces de la bourgeoise firent tout ce qui était en leur pouvoir pour la dévoyer et la défaire ; ce qui fut très rapidement prouvé c'est que toutes les fractions de la bourgeoisie, loin d'être « révolutionnaires », se consacrèrent corps et âme à la guerre impérialiste et à la contre-révolution, et que la petite-bourgeoisie et d'autres couches inter­médiaires ne disposaient d'aucun programme politique ou social propre, mais étaient condamnées à tomber d'un côté ou de l'autre des deux classes historiques de la so­ciété.

Quand Lénine écrivit les Thèses d'Avril en 1917, il liquida toutes les notions dépassées d'une étape à mi-chemin entre la révolution proléta­rienne et la révolution bourgeoise, tous les vestiges de conceptions pu­rement nationales du changement révolutionnaire. En effet, les Thèses rendaient superflu le concept ambigu de la révolution permanente et affirmaient que la révolution de la classe ouvrière est communiste et internationale, ou qu'elle n'est rien.

 
Clarification de la perspective communiste : le concept de décadence

Les clarifications les plus impor­tantes sur la perspective du com­munisme provinrent du débat qui surgit dans la Ligue peu de temps après la publication de sa première Circulaire post-révolutionnaire. Il devint rapidement clair pour Marx et ceux qui lui étaient politiquement proches, que la contre-révolu­tion avait triomphé dans toute l'Europe, et qu'en fait, il n'existait pas de perspective de lutte révolu­tionnaire imminente. Plus que toute autre chose, ce qui l'en a convaincu, ce n'était pas simplement les victoires politiques et mili­taires de la réaction, mais la recon­naissance, basée sur un travail as­sidu de recherche économique dans sa nouvelle condition d'exilé en Grande-Bretagne, du fait que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase de croissance. Comme il l'a écrit dans Les luttes de classe en France :

«Etant donné cette prospérité géné­rale dans laquelle les forces produc­tives de la société bourgeoise se dé­veloppent aussi abondamment que le permettent les conditions bour­geoises, on ne saurait parler de vé­ritable révolution. Une telle révolu­tion n'est possible que dans les pé­riodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les unes avec les autres. Les différentes querelles auxquelles s'adonnent aujourd'hui les représentants des diverses frac­tions du parti de l'ordre continental et où elles se compromettent récipro­quement, bien loin de fournir l'occasion de nouvelles révolutions, ne sont, au contraire, possibles que parce que la base des rapports est momentanément si sûre, et, ce que la réaction ne sait pas, si bour­geoise. Toutes les tentatives de réac­tion pour arrêter le développement bourgeois s'y briseront aussi fortement que toute l'indignation morale et toutes les proclamations enthousiastes des démocrates. Une nou­velle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre. » ([15] [114]).

Par conséquent, la tâche à laquelle les communistes devaient faire face, n'était plus constituée par la préparation immédiate de la révo­lution, mais, avant tout, par la compréhension théorique de la si­tuation historique objective, la des­tinée réelle du capital et donc les véritables bases d'une révolution communiste.

Cette perspective rencontra une opposition virulente chez les élé­ments les plus immédiatistes dans le parti, la tendance Willich-Schapper qui, lors de la réunion fa­tidique du Comité central de la Ligue des communistes en sep­tembre 1850, déclara que la polé­mique avait lieu entre ceux « qui or­ganisent le prolétariat » (c'est-à-dire eux-mêmes, les véritables ouvriers communistes) et « ceux qui agissent avec la plume »([16] [115]) (c'est-à-dire Marx et ses théoriciens de salon). Marx pose la véritable question dans sa réponse ; il signale que : « Pendant notre dernier débat en particulier, sur la question de "La position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution", des membres de la minorité du Comité central ont exprimé des points de vue en contradiction directe avec notre avant-dernière Circulaire, et même avec le Manifeste. »([17] [116]) « A la place de la conception critique, la minorité met une conception dogmatique, et à la place de la conception matérialiste, une conception idéaliste. Au lieu des conditions réelles, c'est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution. Nous, nous disons aux ouvriers : "Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions exis­tantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique". Vous, au contraire, vous dites : "Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher". Nous, nous attirons tout spécialement l'attention des ou­vriers allemands sur le faible déve­loppement du prolétariat allemand. Vous, vous flattez de la façon la plus grossière le sentiment national et les préjugés corporatifs des artisans al­lemands, ce qui est évidemment plus populaire. »([18] [117]).

L'issue de ce débat fut la dissolu­tion effective de la Ligue. Marx proposa que son quartier général (HG) se déplace à Cologne et que les deux tendances travaillent dans des sections locales séparées. L'organisation continua d'exister jusqu'au célèbre Procès des com­munistes de Cologne en 1852, mais son existence était de plus en plus formelle. Les adeptes de Willich-Schapper se trouvèrent de plus en plus impliqués dans des complots loufoques et des conspirations ayant pour but de déchaîner 1; tempête prolétarienne. Marx, Engels et quelques autres se retirèrent de plus en plus des activités de l'organisation (sauf quand Marx alla défendre les camarades empri­sonnés à Cologne) et se dédièrent à la principale tâche de l'heure - l'élaboration d'une compréhension plus approfondie des mécanismes et des faiblesses du mode de pro­duction capitaliste.

Ce fut la première démonstration claire du fait que le parti du prolé­tariat ne pouvait exister comme tel dans une période de réaction et de défaite ; que, dans de telles pé­riodes, les révolutionnaires ne peuvent travailler que comme une fraction. Mais le fait qu'il n'ait pas existé de fraction organisée autour de Marx et d'Engels dans la période qui suivit, n'exprime pas une force ; cela exprimait l'immaturité du mouvement politique du proléta­riat, du concept même de parti.([19] [118])

Néanmoins, le débat avec la ten­dance Willich-Schapper nous a légué une leçon durable : la claire af­firmation par la « tendance de Marx » selon laquelle la révolution ne pourrait avoir lieu que lorsque les « forces de production mo­dernes » entreraient en conflit avec « les formes de production bour­geoises » ; quand le capitalisme serait devenu une entrave au déve­loppement des forces productives, un système social décadent. C'était une réponse essentielle à tous ceux qui, se séparant des conditions his­toriques objectives, réduisaient la révolution communiste à une simple question de volonté. Et c'est une réponse qui dut être répétée maintes fois dans le mouvement ouvrier : contre les bakouninistes dans la Première internationale qui montrèrent la même absence d'intérêt pour la question des conditions matérielles, et faisaient dépendre la révolution de la perspi­cacité et de l'enthousiasme des masses (et de leur avant-garde se­crète autoproclamée) ; ou contre les descendants ultérieurs de Ba­kounine dans le milieu politique prolétarien d'aujourd'hui - comme le Groupe communiste internatio­naliste et Wildcat, qui, en com­mençant par rejeter la conception marxiste de la décadence du capi­talisme, ont fini par rejeter toute notion de progrès historique et proclament que le communisme était possible depuis l'avènement du capitalisme, et même depuis l'aube de la société de classe.

            Il est vrai que le débat de 1850 n'a pas clarifié cette question de la décadence ; on peut trouver dans les formulations de Marx sur « la pro­chaine révolution émergeant de la prochaine crise » de quoi conclure que celui-ci envisageait la possibi­lité d'une révolution surgissant dans une période où les rapports bourgeois ne sont pas devenus une entrave permanente aux forces pro­ductives, mais d'une des crises cy­cliques et temporaires qui ont ponctué la vie du capitalisme du­rant le XIX° siècle. Certains cou­rants du mouvement prolétarien - les bordiguistes en particulier - ont cherché à rester en cohérence avec la critique par Marx du volonta­risme tout en rejetant la notion de crise permanente du mode de pro­duction capitaliste, la notion de décadence. Mais bien que le concept de décadence n'ait pu être pleinement clarifié tant que le capi­talisme n'était pas vraiment entré dans sa phase de décadence, nous soutenons que les véritables héri­tiers de la méthode de Marx sont ceux qui défendent un tel concept. C'est l'un des éléments que nous examinerons dans le prochain ar­ticle, lorsque nous étudierons, du point de vue le plus approprié à cette série d'articles, les travaux théoriques de Marx durant la dé­cennie qui a suivi la dissolution de la Ligue : comme clé de la compré­hension de la nécessité et de la pos­sibilité du communisme.

CDW.

 



[1] [119] « 1848: Le communisme comme programme politique », Revue internationale, n°72

[2] [120] E.J. Hobsbawn, L'âge de la Révolution, 1789-1848

[3] [121] Le manifeste communiste, Ed La Pleiade, Œuvres 1, pages 193-194.

[4] [122] Ibid.

 

[5] [123] Les luttes de classe en France. J.J. Pauvert, page 88.

[6] [124] La Nouvelle Gazette Rhénane. Tome II, Editions sociales, pages 230, 231

[7] [125] Les luttes de classe en France. J.J. Pauvert, page 90.

[8] [126] . « Adresse du Conseil Central à la Ligue », Londres, mars 1850, in Textes sur l'organisation, Ed. Spartacus, page 35

[9] [127] Ibid, page 40.

[10] [128] Ibid, page 42.

[11] [129] Ibid, page 42.

[12] [130] Les luttes de classe en France, Ibid., page 123

[13] [131] Editions sociales, page 125

[14] [132] David Fernbach, introduction à The re­volutions of 1848, Penguin Marx library, 1973.

[15] [133] J.J. Pauvert, page 193.

[16] [134] « Réunion du Comité Central », 17 sep­tembre 1850, cité dans Le parti de classe, T.II, Petite Collection Maspero, p. 14 et 15.

[17] [135] Traduit de l'anglais.

[18] [136] « Réunion du Comité Central », 15 septembre 1850, idem, p. 8.

[19] [137] Lire la série d'articles « Le rapport Frac­tion-Parti dans la tradition marxiste », dans la Revue Internationale n° 59, 61, 64, 65, en particulier « De Marx à la Seconde Interna­tionale », dans le n° 64.

 

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • 1848 [138]

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [139]

Questions théoriques: 

  • Communisme [140]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [98]

URL source:https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-73-2e-trimestre-1993

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn1 [2] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn2 [3] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn3 [4] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn4 [5] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn5 [6] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn6 [7] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn7 [8] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn8 [9] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn9 [10] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftn10 [11] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref1 [12] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref2 [13] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref3 [14] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref4 [15] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref5 [16] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref6 [17] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref7 [18] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref8 [19] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref9 [20] https://fr.internationalism.org/rinte73/situ.htm#_ftnref10 [21] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decomposition [22] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme [23] https://fr.internationalism.org/tag/5/38/allemagne [24] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique [25] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence [26] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn1 [27] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn2 [28] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn3 [29] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn4 [30] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn5 [31] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn6 [32] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn7 [33] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn8 [34] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn9 [35] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn10 [36] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn11 [37] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn12 [38] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn13 [39] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn14 [40] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn15 [41] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftn16 [42] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref1 [43] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref2 [44] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref3 [45] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref4 [46] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref5 [47] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref6 [48] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref7 [49] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref8 [50] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref9 [51] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref10 [52] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref11 [53] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref12 [54] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref13 [55] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref14 [56] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref15 [57] https://fr.internationalism.org/rinte73/uniteeurope.htm#_ftnref16 [58] https://fr.internationalism.org/tag/5/35/europe [59] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme [60] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn1 [61] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn2 [62] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn3 [63] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn4 [64] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn5 [65] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn6 [66] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn7 [67] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn8 [68] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn9 [69] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn10 [70] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn11 [71] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn12 [72] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn13 [73] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn14 [74] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn15 [75] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn16 [76] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn17 [77] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn18 [78] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftn19 [79] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref1 [80] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref2 [81] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref3 [82] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref4 [83] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref5 [84] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref6 [85] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref7 [86] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref8 [87] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref9 [88] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref10 [89] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref11 [90] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref12 [91] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref13 [92] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref14 [93] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref15 [94] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref16 [95] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref17 [96] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm#_ftnref19 [97] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/cours-historique [98] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/marxisme-theorie-revolution [99] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne [100] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn1 [101] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn2 [102] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn3 [103] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn4 [104] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn5 [105] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn6 [106] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn7 [107] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn8 [108] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn9 [109] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn10 [110] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn11 [111] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn12 [112] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn13 [113] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn14 [114] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn15 [115] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn16 [116] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn17 [117] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn18 [118] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftn19 [119] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref1 [120] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref2 [121] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref3 [122] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref4 [123] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref5 [124] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref6 [125] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref7 [126] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref8 [127] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref9 [128] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref10 [129] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref11 [130] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref12 [131] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref13 [132] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref14 [133] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref15 [134] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref16 [135] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref17 [136] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref18 [137] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm#_ftnref19 [138] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/1848 [139] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/communisme-necessite-materielle [140] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme