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"Enough is enough", "trop c'est trop". Voilà le cri qui s’est propagé d’écho en écho, de grève en grève, ces dernières semaines au Royaume-Uni. Ce mouvement massif baptisé "L’été de la colère", en référence à "L’hiver de la colère" de 1979, implique chaque jour des travailleurs dans plus en plus de secteurs : les trains, puis le métro de Londres, British Telecom, La Poste, les dockers de Felixstowe (un port vital en Grande-Bretagne), les éboueurs et les chauffeurs de bus dans différentes parties du pays, Amazon, etc. Aujourd’hui les travailleurs des transports, demain ceux de la santé et les enseignants.
Tous les journalistes et commentateurs constatent qu’il s’agit du mouvement le plus important de la classe ouvrière dans ce pays depuis des décennies ; il faut remonter aux immenses grèves de 1979 pour trouver un mouvement plus important et massif. Un mouvement d'une telle ampleur dans un pays aussi important que le Royaume-Uni n'est pas un événement "local". C'est un événement de portée internationale, un message aux exploités de tous les pays.
Décennie après décennie, comme et encore plus que dans les autres pays développés, les gouvernements britanniques successifs ont attaqué sans relâche les conditions de vie et de travail avec un seul leitmotiv : précariser et flexibiliser au nom de la compétitivité nationale et du profit. Les attaques ont atteint un tel niveau ces dernières années que la mortalité infantile connait dans ce pays "une augmentation sans précédent" depuis 2014 (selon la revue médicale BJM Open).
C’est pourquoi l’explosion actuelle de l’inflation représente un tel tsunami. Avec 10,1% d’augmentation des prix en juillet sur un an, 13% prévu en octobre, 18% en janvier, les ravages sont dévastateurs. "Beaucoup de gens pourraient être contraints de choisir entre sauter des repas pour chauffer leur logement, ou vivre dans le froid et l’humidité", a ainsi prévenu le NHS, le Service National de la Santé. Avec une augmentation du prix du gaz et de l’électricité de 54 % au 1er avril et de 78 % au 1er octobre, la situation est effectivement intenable.
Le niveau de mobilisation des travailleurs britanniques est donc enfin à la hauteur des attaques qu'ils subissent, alors que ces dernières décennies ils n'avaient pas trouvé la force pour y répondre, encore KO debout depuis les années Thatcher.
Dans le passé, les ouvriers anglais étaient parmi les plus combatifs du monde. Si on se base sur le nombre de jours de grève, "l'hiver de la colère" de 1979 constitue le mouvement le plus massif de tous les pays après celui de Mai 1968 en France, avant même "l'automne chaud" de 1969 en Italie. C'est cette énorme combativité que le gouvernement de Margareth Thatcher avait réussi à étouffer de façon durable en infligeant toute une série de défaites cuisantes aux ouvriers et particulièrement lors de la grève des mineurs en 1985. Cette défaite a marqué un tournant, celui du reflux prolongé de la combativité ouvrière au Royaume-Uni ; elle annonçait même le reflux général de la combativité ouvrière dans le monde. Cinq ans après, en 1990, l’effondrement de l’URSS, présentée frauduleusement comme un régime "socialiste", l’annonce non moins mensongère de la "mort du communisme" et du "triomphe définitif du capitalisme" ont fini d’assommer les travailleurs du monde entier. Depuis, privés de perspective, atteints dans leur confiance et leur identité de classe, ils ont subi de plus en plus, au Royaume-Uni encore plus qu'ailleurs, les attaques de tous les gouvernements sans être capables de réellement riposter. Les manifestations massives en France faisant souvent figures d’exception ces dernières années.
Mais la colère s'est accumulée et aujourd’hui, face aux attaques de la bourgeoisie, la classe ouvrière au Royaume-Uni montre qu’elle est de nouveau prête à lutter pour sa dignité, à refuser les sacrifices imposés sans cesse par le capital. Et une nouvelle fois, elle est le reflet le plus significatif de la dynamique internationale : l’hiver dernier, des grèves avaient commencé à éclater en Espagne et aux Etats-Unis ; cet été, l’Allemagne et la Belgique ont elles-aussi connu des débrayages ; pour les mois à venir, tous les commentateurs annoncent "une situation sociale explosive" en France et en Italie. Il est impossible de prévoir où et quand la combativité ouvrière va de nouveau se manifester massivement dans l’avenir proche, mais une chose est certaine, l'ampleur de la mobilisation ouvrière actuelle au Royaume-Uni constitue un fait historique majeur : c'en est fini de la passivité, de la soumission. Les nouvelles générations ouvrières relèvent la tête.
L'importance de ce mouvement ne se limite pas au fait qu'il met fin à une longue période de passivité. Ces luttes se développent à un moment où le monde est confronté à une guerre impérialiste de grande ampleur, une guerre qui oppose, sur le terrain, la Russie à l'Ukraine mais qui a une portée mondiale avec, en particulier, une mobilisation des pays membres de l'OTAN. Une mobilisation en armes mais aussi économique, diplomatique et idéologique. Dans les pays occidentaux, le discours des gouvernements appelle aux sacrifices pour "défendre la liberté et la démocratie". Concrètement, cela veut dire qu'il faut que les prolétaires de ces pays doivent se serrer encore plus la ceinture pour "témoigner leur solidarité avec l'Ukraine", en fait avec la bourgeoisie ukrainienne et celle des pays occidentaux.
Les gouvernements justifient sans aucune honte leurs attaques en instrumentalisant à la fois la catastrophe du réchauffement climatique et les risques de pénuries énergétiques et alimentaires ("la pire crise alimentaire jamais connue" selon le Secrétaire général de l'ONU). Ils en appellent à la "sobriété" et annoncent la fin de "l’abondance" (pour reprendre les mots iniques du Président français Macron). Mais, en même temps, ils renforcent leur économie de guerre : les dépenses militaires mondiales ont atteint 2.113 milliards de dollars en 2021 ! Si le Royaume-Uni fait partie des cinq plus grands États en matière de dépenses militaires, depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, tous les pays du monde ont accéléré leur course aux armements, y compris l’Allemagne, une première depuis 1945 !
Les gouvernements en appellent aux "sacrifices pour lutter contre l'inflation". C'est une farce sinistre alors qu'ils ne font que l'aggraver en faisant exploser les dépenses de guerre. Voilà l’avenir que promettent le capitalisme et ses bourgeoisies nationales en compétition : plus de guerres, plus d’exploitation, plus de destructions, plus de misère.
Voilà aussi ce que les grèves du prolétariat au Royaume-Uni portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas toujours pleinement conscience : le refus de se sacrifier encore et toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers la catastrophe et, finalement, à sa destruction.
Voilà la seule alternative : socialisme ou destruction de l’humanité.
Cette capacité à redresser la tête est d’autant plus marquante que la classe ouvrière au Royaume-Uni a subi ces dernières années le matraquage de l’idéologie populiste, qui dresse les exploités les uns contre les autres, les divise en "locaux" et "étrangers", en blancs et noirs, en hommes et femmes, jusqu’à faire croire que le repli insulaire du Brexit pouvait être la solution.
Mais il y a d’autres pièges bien plus pernicieux et dangereux tendus par la bourgeoisie sur le chemin des luttes du prolétariat.
La grande majorité des grèves actuelles ont été appelées par les syndicats qui se présentent ainsi comme l'organisation indispensable pour organiser la lutte et défendre les exploités. Les syndicats sont indispensables, oui, mais pour défendre la bourgeoisie et organiser la défaite de la classe ouvrière.
Il suffit de se rappeler à quel point la victoire de Thatcher a été permise grâce au travail de sape des syndicats. En mars 1984, quand 20.000 suppressions d’emplois sont brutalement annoncées dans le secteur des charbonnages, la réaction des mineurs est fulgurante : dès le premier jour de grève, 100 puits sur 184 sont fermés. Un corset de fer syndical entoure alors immédiatement les grévistes. Les syndicats de cheminots et de marins soutiennent platoniquement le mouvement. Le puissant syndicat des dockers se contente de deux appels à la grève tardifs. Le TUC (la centrale syndicale nationale) refuse de soutenir la grève. Les syndicats des électriciens et des sidérurgistes s’y opposent. Bref, les syndicats sabotent activement toute possibilité de lutte commune. Mais surtout, le syndicat des mineurs, le NUM (National Union of Mineworkers), parachève ce sale boulot en cantonnant les mineurs dans de vaines batailles rangées avec la police pour tenter d'empêcher la sortie du charbon des cokeries (plus d’un an !). Grâce à ce sabotage syndical, à ces occupations stériles et interminables, la répression policière peut s’abattre avec d’autant plus de violence. Cette défaite sera la défaite de toute la classe ouvrière.
Si aujourd’hui, au Royaume-Uni, ces mêmes syndicats ont un langage radical et font mine de prôner la solidarité entre les secteurs, brandissant même la menace de la grève générale, c’est parce qu’ils collent aux préoccupations de la classe ouvrière, ils tentent de capter ce qui anime les travailleurs, leur colère, leur combativité et leur sentiment qu’il faut se battre ensemble, pour mieux stériliser, détourner cette dynamique. En réalité, sur le terrain, ils orchestrent des grèves séparées ; derrière le mot d’ordre unitaire de hausse des salaires pour tous, ils enferment et divisent dans les négociations corporatistes ; surtout ils prennent grand soin d’éviter toutes réelles discussions entre les travailleurs des différents secteurs. Nulle part de réelles assemblées générales interprofessionnelles. C’est pourquoi il ne faut pas se laisser duper quand Lizz Truss, la favorite pour remplacer Boris Johnson, déclare qu'elle "ne laissera pas" le Royaume-Uni "être rançonné par des syndicalistes militants" si elle devient Première ministre. Elle ne fait là que s’inscrire dans les pas de son modèle, Margareth Thatcher ; elle crédibilise les syndicats comme les représentants les plus combatifs des travailleurs pour mieux, ensemble, mener la classe ouvrière à la défaite.
En France, en 2019, face à la montée de la combativité et l’élan de solidarité entre les générations, les syndicats avaient déjà usé du même stratagème en prônant la "convergence des luttes", un ersatz de mouvement unitaire, où les manifestants qui défilaient dans la rue étaient parqués par secteur et par entreprise.
Au Royaume-Uni comme partout ailleurs, pour construire un rapport de forces nous permettant de résister aux attaques incessantes contre nos conditions de vie et de travail, et qui demain vont s’aggraver encore avec violence, nous devons, partout où nous le pouvons, nous rassembler pour débattre et mettre en avant les méthodes de lutte qui ont fait la force de la classe ouvrière et lui ont permis, à certains moments de son histoire, de faire vaciller la bourgeoisie et son système :
Si le retour des grèves massives au Royaume-Uni marque le retour de la combativité du prolétariat mondial, il est aussi vital que les faiblesses qui avaient signé sa défaite en 1985 soient dépassées : le corporatisme et l’illusion syndicale. L’autonomie de la lutte, l’unité et la solidarité sont les jalons indispensables à la préparation des luttes de demain !
Et pour cela, il faut se reconnaître comme membre d’une même classe, une classe unie par la solidarité dans la lutte : le prolétariat. Les luttes d'aujourd'hui sont indispensables pas seulement pour se défendre pied à pied contre les attaques mais aussi pour reconquérir cette identité de classe à l'échelle mondiale, pour préparer le renversement de ce système synonyme de misère et de catastrophes de toutes sortes.
Dans le capitalisme, il n'y a pas de solution : ni à la destruction de la planète, ni aux guerres, ni au chômage, ni à la précarité, ni à la misère. Seule la lutte du prolétariat mondial soutenue par tous les opprimés et exploités du monde peut ouvrir la voie à une alternative.
Les grèves massives au Royaume-Uni sont un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays
Courant Communiste International, 27 août 2022
Malgré la pandémie de Covid, malgré la guerre en Ukraine, malgré les divisions toxiques attisées par le Brexit, la classe ouvrière, en Grande-Bretagne et dans d’autres régions du monde, se prépare à lutter pour défendre ses conditions de vie. Et, à long terme, c’est la seule issue qui permette de s’écarter de la voie qui mène le capitalisme à l’auto-destruction.
La « crise du coût de la vie » est devenue un facteur actif de la résistance de la classe ouvrière. La crise économique mondiale n’est pas apparue avec la Covid ou avec la guerre en Ukraine ; elle s’est développée pendant des décennies auparavant (rappelons-nous la « crise du pétrole » pendant les années 70 ou le « crash financier » de 2008). Mais les récentes expressions du glissement du capitalisme vers la barbarie ont certainement aggravé le déclin économique mondial et au sein de celui-ci le déclin économique spécifique de la Grande-Bretagne. Et elles n’ont que partiellement caché l’impact grandissant et désastreux du Brexit à ce niveau. La flambée de l’inflation qui s’élève maintenant à 9,1% - et devrait atteindre 11 % à la fin de l’année - a un impact direct sur les familles de travailleurs ordinaires (c’est-à-dire la classe ouvrière) pour chauffer leurs maisons, se rendre au travail et apporter la nourriture au foyer.
Pour de nombreux travailleurs, la spirale des prix et les offres salariales bien inférieures au taux de l’inflation ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, après des années d’attaques contre les salaires, l’emploi et les prestations sociales. 40 000 travailleurs du rail : aiguilleurs, personnel de maintenance des voies et des trains - appartenant au RMT (Rail, Maritime and Transport Union) - ont fait grève en juin et prévoient d’autre grèves, le 27 juillet, le 18 et le 20 août, première grève nationale en Grande-Bretagne depuis environ 25 ans. 5500 conducteurs de trains, appartenant à un autre syndicat, l’ASLEF (Associated society of locomotive engineers and firemen) feront également grève le 30 juillet, dans huit compagnies ferroviaires. Avant cela, il y aura des grèves de moindre ampleur, dans d’autres compagnies. Dans le nord-ouest de l’Angleterre, les conducteurs de bus ont été en grève pour un conflit salarial avec Arriva. Des grèves sont également prévues dans le secteur des communications. 40 000 travailleurs de British Telecom feront grève le 29 juillet et le 1er août. Les travailleurs de Royal Mail feront grève entre le 20 et le 22 juillet. Ces grèves pourraient concerner 115 000 travailleurs. Suite au rejet par les syndicats des propositions d’augmentation de salaires par les employeurs, dans les compagnies aériennes, cet été pourrait voir des arrêts de travail généralisés dans les aéroports, tant en Grande-Bretagne que dans d’autres pays d’Europe.
Dans le secteur de l’éducation, il y a eu un certain nombre de grèves dans les universités et les collèges d’enseignement professionnel. Le syndicat national de l’éducation et le syndicat national des professeurs appellent à des « actions massives » à l’automne, si les négociations échouent. Dans le secteur de la santé, suite à l’offre du gouvernement d’une augmentation de 5 % (ou moins) pour les travailleurs de la santé et de l’éducation et d’autres secteurs publics, les syndicats ont dénoncé avec colère les seules augmentations dans le secteur de la santé comme une « trahison », un « coup de pied dans la mâchoire » et ont averti que des arrêts de travail pourraient se profiler à l’horizon ([1]).
Ces conflits s’inscrivent dans le cadre d’une montée générale de la combativité des travailleurs. Le syndicat GMB, qui est très présent dans les unions locales parmi les travailleurs manuels, a indiqué que le nombre de conflits pour la période de octobre 2019 à mars 2020 était sept fois supérieur à celui de la même période pour 2019-2020 ; le syndicat Unite, très implanté dans le secteur public, a revendiqué une multiplication par quatre des conflits.
Ces luttes ne sont pas une réponse directe de la classe ouvrière à la guerre capitaliste en Ukraine. Mais, après s’être entendus dire que « nous sommes tous ensemble » dans la lutte contre la Covid et que nous devons tous être prêts à faire des sacrifices pour défendre l’Ukraine et l’Occident contre l’agression russe, il n’est pas anodin de constater que la classe ouvrière n’est pas prête à abandonner la lutte pour la défense de ses intérêts de classe au nom de l’unité nationale. Et, si nous regardons les autres pays d’Europe, nous constatons que la classe ouvrière « tire sur la laisse » dans de nombreux pays. En 2019, juste avant le début de la crise du Covid, il y a eu de nombreux mouvements de grève en France et même pendant les confinements - surtout au début - les ouvriers de nombreux secteurs, y compris les « héros » du secteur de la santé, ont mené des actions collectives contre le fait d’être obligés de travailler sans réel moyen de protection contre le virus. A la fin des confinements, de nombreux mouvements se sont multipliés aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Turquie, ce qui nous a amenés à publier un article intitulé « Luttes aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée : ni la pandémie ni la crise économique n’ont brisé la combativité de la classe ouvrière » ([2]). Si nous comparons ces mouvements contre l’intensification de l’exploitation de la classe ouvrière à la situation de la classe ouvrière en Ukraine, qui a été presque entièrement soumise à l’effort national, nous pouvons y voir la preuve que, si les travailleurs connaissent une véritable défaite en Ukraine, cela ne s’applique pas à la classe ouvrière dans son ensemble et en particulier pour ses fractions les plus expérimentées, qui ne sont pas prêtes à sacrifier la défense de leurs intérêts matériels de classe au nom de l’intérêt national et encore moins à être enrôlées dans la guerre au bénéfice de la classe capitaliste.
On peut objecter que les luttes du prolétariat se cantonnent au domaine économique et ne peuvent pas déboucher, à court terme du moins, sur une alternative politique à l’impasse historique dans laquelle se trouve la société capitaliste. Or, pour des raisons que nous avons déjà analysées par ailleurs ([3]), la classe ouvrière a perdu la conscience de son identité, a perdu tout sens d’elle-même en tant que force sociale distincte ; mais les luttes en réponse à la crise économique et aux attaques qui l’accompagnent lui fournissent un point de départ indispensable à la reconstruction de son identité de classe, surtout quand un grand nombre de travailleurs de différents secteurs sont en lutte pour des revendications économiques sensiblement identiques. Et la récupération de l’identité de classe contient nécessairement une dimension politique vitale ([4]), car elle tend à mettre en avant le scénario avancé par le Manifeste de 1848 : « La société dans son ensemble se divise de plus en plus en deux deux grands camps hostiles, deux classes qui se font directement face : la bourgeoisie et le prolétariat ».
La formation de la classe ouvrière en une force unifiée face à la bourgeoisie est, bien sûr, un long chemin à parcourir, et nous n’avons pas l’intention de minimiser les immenses obstacles qui vont se dresser devant elle - avant tout parce que la décomposition accélérée de la société bourgeoise elle-même menace d’entraîner la classe ouvrière dans son sillage, d’infliger au corps du prolétariat les sentiments de haine et les divisions (nationales, sexuelles, raciales, religieuses, etc…) propres à ce système moribond. Dans le même temps, même si la bourgeoisie elle-même est de plus en plus divisée, perdant de plus en plus le contrôle de son propre système et de son appareil politique en particulier, elle est toujours capable de développer des stratégies et des manœuvres pour empêcher l’unification de son ennemi mortel : le prolétariat. En réponse aux grèves en Grande-Bretagne, le gouvernement de B. Johnson cultivant son populisme, qui a prétendu être « le vrai parti des travailleurs » (sic !), ne lance pas pour l’instant une attaque frontale contre les grèves mais adopte principalement une position plus conciliante, même si le ministre des transports, Grant Schapps a déclaré que les demandes des travailleurs du rail étaient déraisonnables. Il admet qu’il y a « une crise du coût de la vie », qu’il présente comme « temporaire » et déclare qu’il est nécessaire de faire des choix difficiles afin de surmonter les difficultés. Il offre également, aux travailleurs les plus pauvres, une aide symbolique en juillet et à l’automne. Plus récemment, il a proposé de porter de 2 à 5 % l’augmentation des salaires dans le secteur public, c’est-à-dire qu’il propose une réduction des salaires d’environ 5 % au lieu de 8 %. Les médias bourgeois les plus sérieux, notamment du Guardian et de l’Observer, mais aussi de la BBC, ont beaucoup parlé de « la vague de grèves », l’exagérant même et prédisant un « été chaud », un retour à la lutte de classes des années 70. De nombreux articles ont été publiés pour démontrer la légitimité des revendications des travailleurs du rail, et notamment pour féliciter Mick Lynch, dirigeant du syndicat RMT, pour sa défense intelligente et structurée des revendications face aux questions des médias plus hostiles([5]) . Un certain nombre d’enquêtes ont aussi été publiées, montrant que les grèves ferroviaires avaient bénéficié d’un soutien considérable du public. Cela contraste fortement avec les grèves précédentes dans les transports, où les médias se sont largement concentrés sur la misère des banlieusards [qui passent beaucoup de temps dans les trains] qui pâtissent des « exigences égoïstes » des syndicats. Il est vrai qu’un tabloïd comme le Sun peut encore proclamer que : « les grèves ferroviaires de cette semaine sont ce qui arrive lorsque des voyous marxistes nourris de fantasmes de ‘guerre des classes’ essaient d’utiliser les malheurs économiques du public pour faire tomber un gouvernement élu qu’ils méprisent. » (20/06/2022), mais une telle rhétorique incendiaire sert aussi à recrédibiliser l’image des syndicats.
Dans le passé, la bourgeoisie a toujours fait en sorte de passer sous silence les nouvelles de la montée des mouvements de grèves sauvages, a contrario cette (soudaine) publicité permanente et souvent favorable aux grèves indique une tentative de la classe dirigeante d’anticiper et donc de dissiper un développement plus dangereux du mouvement de classe. Les syndicats ont bien joué leur partition dans cette division des tâches, ils font leur travail pour garder la lutte de la classe ouvrière sous leur contrôle : ainsi, l’appel lancé par le TUC en direction de la classe ouvrière à participer à une grande manifestation nationale qu’il a organisé le 18 juin contre l’augmentation du coût de la vie afin de prendre les devants et préserver ce contrôle.
De plus :
- les syndicats ont veillé à ce que les grèves respectent les restrictions légales très sévères en vigueur aujourd’hui.
- La liste des grèves ci-dessus montre que, en dépit du fait que des secteurs importants de la classe ouvrière sont en lutte aujourd’hui, seule une partie d’entre eux sont actuellement grévistes.
- Les grèves sont fractionnées et réparties sur plusieurs jours.
- Il apparaît que l’on ait veillé à ce que les grèves de différents secteurs n’aient pas lieu le même jour.
- Les grèves, selon les syndicats, sont dirigées contre le gouvernement conservateur et non contre la classe dirigeante dans son ensemble. L’objectif final est d'orienter vers l’élection d’un gouvernement travailliste.
- Cette mystification « anti-tories » est renforcée par des groupes d’extrême-gauche, comme le Socialist Worker's Party. Alors que les gauchistes critiquent Keir Starmer (le chef du parti travailliste) pour ne pas avoir soutenu les grèves et pour avoir dénoncé les députés s’étant rendus sur les piquets de grève, leur propagande vise constamment la nécessité de « chasser les tories » pour les remplacer par un gouvernement travailliste avec une direction plus radicale (dans le genre de Corbyn par exemple). Et s’ils appellent à l’unification des grèves, celle-ci doit se faire par le biais des syndicats agissant ensemble. En somme, le travail des gauchistes consiste à empêcher la classe ouvrière de sortir de l’emprise des travaillistes et des syndicats.
Ce que nous voyons aujourd’hui n’est qu’un aperçu de ce que la classe ouvrière doit faire si elle veut se forger une puissance unifiée et consciente capable d’affronter et de renverser le pouvoir du capital. Cela nous rappelle également le cynisme et la ruse d’un appareil dirigeant qui ne se limite pas au parti conservateur mais inclut l’ensemble du « mouvement travailliste » - de Starmer aux syndicats et à l’extrême-gauche. Aussi, l’identification des obstacles à la lutte de classe, l’exposition de ses véritables ennemis, participe nécessairement de la libération de l’immense potentiel de la classe exploitée, révélé par ses luttes immédiates.
Amos (1er juillet)
[1] « Menaces de grève, alors que les employés du secteur public reçoivent un salaire inférieur à l’inflation » [4], The Guardian.
[2] « Luttes aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée… Ni la pandémie ni la crise économique n’ont brisé la combativité du prolétariat! », Révolution internationale n°491, (novembre-décembre 2021). [5]
[3] Voir par exemple le « rapport sur la lutte des classes pour le 23e congrès internationale du CCI : formation, perte et reconquête de l’identité de classes », Revue internationale n°164. [6]
[4] Ce que nous écrivions dans notre brochure Les syndicats contre la classe ouvrière dans les années 70 reste vrai tout au long de la période de décadence du capitalisme : « Ce que le prolétariat doit abandonner, ce n’est pas la nature économique de sa lutte (une impossibilité de toutes façons s’il veut lutter en tant que classe), mais toutes se illusions sur les possibilités futures de défendre ses intérêts, même les plus immédiats, sans sortir du cadre purement économique, et sans adopter consciemment une compréhension politique, globale et révolutionnaire de sa lutte. Face à l’inévitable échec immédiat de ses luttes revendicatives dans le capitalisme décadent, ce que la classe ouvrière doit conclure, ce n’est pas que ces luttes soient inutiles, mais que le seul moyen de les rendre utiles pour la cause prolétarienne, c’est de les concevoir et les transformer consciemment en moments d’apprentissage et de préparation de combats plus généralisés, plus organisés et plus conscients de l’inévitabilité de l’affrontement final avec le système d’exploitation. » (pages 45-46)
[5] Voir par exemple l’article publié dans The Guardian : « Des « ennemis de l’intérieur » ? Peu crédible ...la plupart de gens comprennent pourquoi nous avons besoin de syndicats prêts à faire grève. » [7]
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/maquette_tract_luttes_ru_version_finale_fk_accept_2.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/interventions
[3] https://fr.internationalism.org/tag/5/37/grande-bretagne
[4] https://www.theguardian.com/society/2022/jul/19/millions-of-uk-public-sector-workers-given-below-inflation-pay-rise
[5] https://fr.internationalism.org/content/10582/luttes-aux-etats-unis-iran-italie-coree-ni-pandemie-ni-crise-economique-nont-brise
[6] https://fr.internationalism.org/content/9932/rapport-lutte-classe-23e-congres-international-du-cci-2019-formation-perte-et
[7] https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/jun/26/if-rmt-wins-other-workers-will-push-back-quite-right