Sur le plan des tensions impérialistes, le début de l’année 2020 avait été caractérisé par une multiplication des conflits entre brigands de premier, deuxième et troisième ordre, qui avait illustré l’intensification du chacun pour soi dans la lutte entre puissances impérialistes et provoqué une extension de la barbarie guerrière et du chaos. Ainsi,
Ensuite, la pandémie survint. L’ampleur des infections et des décès dans les zones de conflits, tel le Moyen-Orient par exemple (deux millions d’infections et près de 60.000 morts officiels, dont 400.000 cas positifs et 25.000 morts en Iran), et les dangers d’infections dans les armées (cf. les équipages de navires de guerre US et français mis en quarantaine) appelaient à la circonspection. Aussi, l’intensité des opérations militaires s’étaient, dans un premier temps du moins, apparemment réduite et une trêve avait même été proclamée en Syrie et au Yémen. Cependant, dès le début de la pandémie, les tentatives initiales de la Chine de camoufler l’expansion du virus, la désignation du Covid-19 par Trump de « virus chinois », les refus de nombreux pays de « partager » leurs stocks de matériel sanitaire avec leurs voisins, ou encore les tentatives de Trump de réserver les premiers vaccins pour un usage exclusif aux USA indiquaient déjà que la pandémie n’allait pas mitiger les tensions impérialistes, bien au contraire. D’ailleurs, une série d’informations qui ont filtré pendant la période de confinement ces derniers mois ont confirmé que les tensions continuaient de s’accumuler : de « mystérieux actes de sabotage » contre différents bâtiments liés au programme nucléaire iranien, une confrontation entre navires de guerre turcs et des navires de l’OTAN (dont la Turquie fait par ailleurs partie), les premiers empêchant les seconds de contrôler la cargaison de navires se rendant vers le port libyen de Misratah, un clash violent entre soldats indiens et chinois dans le Ladakh, etc.
Dès lors, diverses interrogations légitimes surgissent quant à l’impact de la crise du Covid-19 sur l’évolution des rapports impérialistes.
La façon chaotique dont Trump a géré la pandémie, ainsi que les conséquences économiques dramatiques pour l’économie US et pour les conditions de vie de prolétaires, confrontés à l'absence de filet de sécurité sociale par rapport au chômage massif et aux coûts des hospitalisations, compromettent lourdement sa réélection, dans la mesure où il entendait fonder sa campagne sur la santé éclatante de l’économie américaine. Or, Trump est prêt à tout pour gagner les élections : saboter et déstabiliser le processus électoral, en semant le doute sur le vote par correspondance ou en dénonçant l’ingérence de toutes sortes de forces visant à manipuler le scrutin, forcer la main des labos pharmaceutiques pour obtenir en premier un vaccin, exercer un chantage contre d’autres pays pour obtenir ce qu'il veut, etc.
Plus spécifiquement, sur le plan intérieur, il n’hésite pas à jeter de l’huile sur le feu des manifs et émeutes qui secouent le pays pour pouvoir se présenter – paradoxe ahurissant- comme le seul rempart contre le chaos. Sur le plan extérieur, il avive systématiquement la guerre commerciale et technologique avec la Chine (Huawei, TikTok) et exploitera n’importe quel incident sur le plan international pour rassembler la population derrière celui qui se présente comme le seul garant de la grandeur américaine.
Cette volonté de jouer le tout pour le tout pour forcer sa réélection ne peut qu’accentuer l’imprédictibilité et la dangerosité de la politique américaine, car, même si la tendance au déclin du leadership US se confirme, le pays a encore de nombreux atouts économiques et financiers, mais surtout sa superpuissance militaire à faire valoir.
Tout le contraire est vrai. La crise de Covid 19 entraîne d'énormes problèmes pour la Chine :
En conséquence, la « nouvelle route de la soie » devient de plus en plus difficile à réaliser, ce qui est dû aux problèmes financiers liés à la crise économique mais aussi à une méfiance croissante de la part de nombreux pays et à la pression antichinoise des États-Unis. Aussi, il ne faut pas s’étonner qu’en 2020, il y a eu un effondrement de la valeur financière des investissements injectés dans le projet « Nouvelle route de la soie » (-64%).
Cette situation délicate doit être comprise dans le cadre des glissements qui ont lieu à Bejing depuis plusieurs années dans les rapports de force au sommet de l’Etat entre les différentes fractions au sein de la bourgeoisie chinoise : le « tournant à gauche », engagé par la fraction derrière le président Xi, a signifié moins de pragmatisme économique et plus d'idéologie nationaliste ; or, « La situation précaire de Pékin sur plusieurs fronts s’explique en partie par cette attitude cavalière du pouvoir central, le grand virage à gauche de Xi depuis 2013 (…) et par les résultats désastreux de la « diplomatie guerrière » menée par les diplomates chinois. Or, depuis la fin de la retraite de Beidaihe –mais aussi un peu avant– on remarque que Pékin et ses diplomates tentent de calmer le jeu et semble vouloir rouvrir le dialogue » (« Chine : à Beidaihe, "l'université d'été" du Parti, les tensions internes à fleur de peau », A. Payette, Asialyst, 06.09.20). En témoigne la déclaration spectaculaire récente de Xi que la Chine veut atteindre la neutralité carbone pour son économie en 2060.
Bref, une certaine instabilité transparaît ici aussi : d’une part, les dirigeants chinois lancent une politique plus nationaliste et agressive envers Hong Kong, Taiwan, l'Inde, la mer de Chine ; d’autre part, les oppositions internes au sein du parti et de l’Etat se manifestent plus nettement. Ainsi il y a « les tensions persistantes entre le premier ministre Li Keqiang et le président Xi Jinping sur la relance économique, tout comme la « nouvelle position » de la Chine sur la scène internationale ». (Chine : à Beidaihe, "l'université d'été" du Parti, les tensions internes à fleur de peau », A. Payette, Asialyst, 06.09.20).
Le Kremlin a en effet les capacités de jouer au fauteur de troubles sur la scène impérialiste (essentiellement du fait que l'armée russe est toujours considérée comme la deuxième armée la plus puissante du monde) et il l’a encore démontré récemment par ses tentatives particulièrement actives de déstabilisation au Mali et dans les pays du Sahel contre la France. Cependant, l’impact de la pandémie sur la Russie ne peut être sous-estimé, tant sur le plan économique que social. Ses revenus pétroliers et gaziers sont en forte baisse et son industrie se porte mal. Des milliers de salariés se sont réunis pour manifester contre les pertes d’emplois. Or, les succès économiques étaient le moteur de la popularité de Poutine et celle-ci atteint aujourd’hui des niveaux historiquement bas : 59% dans l’ensemble de la population et 12% seulement chez les moins de 25 ans.
La crise du Covid met plus clairement que jamais en lumière que, si la Russie est un facteur puissant de déstabilisation dans l’arène impérialiste, elle n'a pas les moyens économiques de consolider ses avancées impérialistes, comme par exemple en Syrie, où elle se voit forcée, pour entamer la reconstruction matérielle du pays (au moins de certaines infrastructures vitales), d’accepter la réintégration de Damas dans la « famille arabe », à travers en particulier la restauration des liens avec les Emirats Arabes Unis et le sultanat d’Oman (cf. « Syrie : retour feutré dans la famille arabe » titre le Monde diplomatique de Juin 2020), faute de fonds propres pour le faire.
De plus, Poutine subit à présent une pression importante sur son glacis immédiat à travers le « mouvement pour la démocratie » en Biélorussie, tandis que l’empoisonnement de l’opposant russe Navalny, recueilli en Allemagne, accentue les menaces de boycott économique par l’Allemagne et en particulier le blocage de la construction du pipeline sous la Baltique reliant la Russie à l’Europe de l’Ouest, ce qui aurait des conséquences catastrophiques pour l’économie russe.
Ces divers éléments illustrent la pression croissante sur la Russie : sa faiblesse structurelle fondamentale lui impose une agressivité perturbatrice croissante, de la Syrie au Mali, de la Libye à l’Ukraine. « La Russie s’accommode parfaitement des « conflits gelés ». Elle en a déjà fait la démonstration en Ukraine, en Géorgie ou en Moldavie. Ce dispositif peu coûteux lui procure une influence déstabilisatrice (…) » (Monde diplomatique, septembre 2020).
Plusieurs facettes sont à prendre en considération sur ce plan :
D’abord, les deux impérialismes majeurs, les USA et la Chine, subissent, comme nous l’avons montré ci-dessus, un lourd impact économique et social de la crise du Covid 19 et les fractions dirigeantes dans les deux pays tendent à accentuer face à cela (même si cela va de pair avec de fortes tensions au sein des bourgeoisies respectives) une politique de glorification nationaliste et d’affrontement économique et politique : « l’autosuffisance » de Xi ou le « tout ce qui compte, c’est l’Amérique » de Trump sont les slogans par excellence d’une politique du « chacun pour soi ».
Ensuite, la pandémie et ses conséquences économiques déstabilisent aussi divers acteurs impérialistes locaux importants et les poussent vers un jusqu’auboutisme impérialiste. En Inde, le gouvernement du populiste Modi cherche à détourner l’attention de sa politique de santé et de sa gestion de la crise défaillantes en aiguisant les tensions avec la Chine ou en accentuant sa politique antimusulmane ; Israël, confronté à d'importantes manifestations contre la politique de santé du gouvernement et à un nouveau confinement sanitaire, fait monter la tension avec l’Iran ; l’Iran même, face aux ravages destructeurs de la crise sur les plans sanitaire et économique, n’a d’autre perspective que d’intensifier la barbarie guerrière.
Cette tendance à la fuite en avant dans la confrontation impérialiste est particulièrement marquante aujourd’hui dans le cas de la Turquie. Comme le Monde diplomatique de septembre 2020 le souligne, Erdogan subit de plus en plus une pression économique et politique à l’intérieur même du pays : revers de son parti, l’AKP, lors des dernières élections municipales en mars 2019, où l’opposition a remporté les mairies d’Istanbul et d’Ankara, deux scissions au sein de l’AKP cette année, qui témoignent des dissensions au sein même de la formation présidentielle. Face à cela, il s’est lancé dans une surenchère impérialiste dans le but d’exacerber le nationalisme turc et de rallier la population derrière lui. « Les politiques intérieure et extérieure de la Turquie sont entremêlées. La politique étrangère sert de carburant à la politique intérieure » (Fehim Tastekin, journaliste turc, sur le site Daktilo 1984, 21.06.2020, cité par le Monde diplomatique, septembre 2020).
Après son intervention en Syrie, son engagement direct (armes, mercenaires, soldats d’élite) au côté du gouvernement de Tripoli en Libye et ses revendications unilatérales sur de larges zones de la Méditerranée orientale, riches en gaz et en pétrole, provoquent non seulement une exacerbation des tensions avec la Grèce mais aussi avec la Russie, la France, l’Egypte et Israël. Plus que jamais la Turquie est un vecteur majeur du « chacun pour soi » impérialiste (le principe fondateur de la politique extérieure turque est d’ailleurs depuis des décennies « le Turc n’a d’amis que le Turc » (Monde diplomatique, octobre 2019)).
Un dernier plan à considérer est le fait que la crise du Covid-19 annonce aussi de manière insistante la désagrégation d’alliances qui ont joué un rôle majeur depuis la seconde guerre mondiale.
L’incapacité patente du capitalisme en décomposition d’affronter de manière coordonnée la crise pandémique ne peut avoir pour corollaire qu’une accentuation massive de la tendance au chacun pour soi, à la fragmentation et au chaos sur tous les plans. Les données concernant le développement des tensions impérialistes confirment largement cette orientation générale. Pour l’ensemble de la population et pour la classe ouvrière en particulier, c’est plus que jamais la perspective d’une exacerbation de la barbarie guerrière et de massacres sanglants.
25.09.20 / R. Havanais
La CCI a récemment organisé quelques événements au Brésil impliquant des contacts et des sympathisants de notre organisation sur le sujet, "face à l'alternative fascisme - antifascisme, le prolétariat n'a pas de terrain à choisir". Nous rendons compte des débats et des questions qui ont été soulevés tout en ajoutant quelques commentaires et clarifications a posteriori de notre part.
Le thème de la situation au Brésil a été précédé par des aspects généraux concernant la pandémie du coronavirus que les médias du monde entier ont largement couverte avec une insistance toute particulière sur la situation aux États-Unis et surtout au Brésil, principalement en raison des agissements de Trump et Bolsonaro. Beaucoup plus explicitement que dans d'autres pays, ces personnages répugnants ont exprimé de manière cruelle et flagrante la véritable nature et la préoccupation réelle de la bourgeoisie mondiale face à la crise du coronavirus : sauvegarder à tout prix le profit généré par l'exploitation de la classe ouvrière, en obligeant les travailleurs à rester à leur poste avec un risque élevé de contamination, parfois sans protection. En réalité, la politique des autres fractions de la bourgeoisie mondiale démontre également le danger croissant que constitue le capitalisme mondial pour la survie de l'humanité, étant elles-mêmes dans l'incapacité de faire face à la pandémie de Covid-19, malgré le développement considérable des forces productives. Et si elles donnent tant d'importance au cas Bolsonaro, c'est pour essayer de dissimuler le fait qu'en réalité elles ne sont pas tellement différentes.
Si au-delà du Covid, le prolétariat brésilien doit faire face à la bêtise criminelle de Bolsonaro et à ses odieuses orientations politiques ouvertement antiouvrières et criminelles, qui trouvent un terreau fertile dans la prolifération des sectes, des gangs, le rejet du rationnel, du cohérent, ... il doit également faire face à un ennemi beaucoup plus insidieux et donc encore plus dangereux.
En effet, au nom de l'antifascisme, des forces principalement liées à la gauche ou à l'extrême-gauche du capital entendent se mobiliser contre le "diable fasciste" Bolsonaro. De plus, si le diable existait, il ne serait qu'une expression supplémentaire du capitalisme, aux côtés des autres comme la démocratie bourgeoise. Au fond, ils défendent tous l'ordre existant, le capitalisme, qui entraîne le monde dans une catastrophe fatale pour l'humanité.
La semaine précédente, nous avons observé une vague de réactions antifascistes sur les réseaux sociaux. De nombreuses personnes ont modifié les photos de leur profil, affichant différentes représentations de la bannière antifasciste. Cette vague a été alimentée par les tensions antérieures, mais semble avoir été déclenchée par une réaction de rejet face aux manifestations du groupe "Les 300 du Brésil" et, surtout, aux vidéos de Bolsonaro "buvant du lait". Les 300, menés par la bolsonariste Sara Winter, ont organisé une petite manifestation à Brasilia en défilant aux flambeaux, dans le style du Ku Klux Klan. Le groupe est accusé d'être une milice ayant pour but déclaré d'exterminer la gauche. D'autre part, l'action de boire du lait est un symbole des suprématistes blancs. Bien sûr, Bolsonaro nie avoir eu cette intention, mais la tension n'est pas dissipée, d'autant plus que cette affaire s'ajoute à celle de l'ancien secrétaire à la culture, Roberto Alvim, qui a prononcé un discours dont le texte paraphrasait Joseph Goebbels. Il semble y avoir de nombreux signes du fait que le gouvernement Bolsonaro flirte avec le fascisme. Face à cela, certaines questions se posent. Le gouvernement actuel est-il fasciste ? Même si ce n'est pas le cas, y a-t-il un risque que la situation évolue dans cette direction ? La progression de l'extrême-droite n'est pas un phénomène typiquement brésilien ! En fait, le phénomène semble être encore plus agressif dans d'autres parties du monde, en particulier en Europe. Depuis l'aggravation de la crise en 2010, certains pays européens sont poussés par une vague nationaliste qui s'est aggravée avec la crise de l'immigration. Au Brésil, l'antifascisme s'est déjà exprimé avec une certaine notoriété lors des dernières élections présidentielles avec le mouvement "Pas lui", lorsque même les groupes de gauche qui faisaient généralement campagne pour le "vote nul"[1] ont participé à la campagne de Haddad[2]. Cependant, contrairement à 2017, les récentes manifestations semblent avoir élargi leur spectre idéologique, impliquant des partis plus à droite. Même Celso de Mello, ministre du STF (Cour suprême de justice), a exprimé son inquiétude lorsqu'il a déclaré que "l'œuf de serpent semble être sur le point d'éclore au Brésil".
Malgré la situation de pandémie, certaines manifestations pour la défense de la démocratie ont lieu dans le pays. Sur Twitter, la substitution massive des photos de profil pour l'effigie de la bannière antifasciste a suscité de longs débats concernant sa signification. Certains staliniens ont critiqué sa massification, y compris son utilisation par des personnes connues pour être des libéraux. Ils ont affirmé que l'antifascisme est en même temps "anticapitaliste", de sorte que n'importe qui ne peut pas se prétendre comme tel. Cependant, cette réaction semble suivre les désirs staliniens de contrôler le mouvement, en essayant de ramener la bannière de l'antifascisme dans son domaine idéologique. En tout cas, la question demeure : l'antifascisme est-il incompatible avec le libéralisme ?
Les manifestations antifascistes provoquent déjà des réactions dans le camp de Bolsonaro. Le 1er juin, le membre du Congrès Daniel Silveira (PSL/RJ) a présenté un projet de loi qui propose un amendement à la loi antiterroriste n° 13.260 du 16 mars 2016, afin de qualifier les groupes antifascistes d'organisations terroristes. Quelques jours plus tard, un groupe néo-nazi de São Paulo a publié sur internet une liste des noms et données de personnes qu'il avait identifiées comme antifascistes. Ces données ont été partagées par les personnes elles-mêmes sur Internet.
Face à la menace de l'avancée de l'extrême-droite, il semble irrésistible de ne pas adhérer à la cause antifasciste, car le fascisme représente la face la plus perverse de l'État. Toutefois, avant d'agir de façon impulsive, nous devons nous livrer à un examen rationnel de la situation. Une face moins perverse signifie-t-elle une perversité moindre du corps de l'État ? Quels sont les résultats pratiques de l'adhésion à l'antifascisme ? La démocratie est-elle un moindre mal ? Est-ce l'opposé radical du fascisme ? Que sont le fascisme et la démocratie ? Pourquoi l'État prend-il parfois des formes politiques dictatoriales, parfois démocratiques ? Comment les communistes doivent-ils se positionner face à ce mouvement ? Comment la classe ouvrière doit-elle se positionner ?
Bien que l'antifascisme soit plus prononcé aujourd'hui qu'il y a 20 ans, ce n'est pas la première fois que des communistes sont séduits par ce drapeau. Dans le passé, lorsque le fascisme s'est manifesté pour la première fois entre les années 1920 et 1930, plusieurs groupes communistes et anarchistes ont rejoint la cause antifasciste. La Quatrième Internationale trotskyste a demandé à ses membres et ses partisans à rejoindre les rangs de la guerre contre l'Axe. Pendant la guerre civile espagnole, les anarchistes et les communistes ont soutenu la République en participant aux élections et en prenant les armes pour freiner l'avancée de l'extrême-droite en Espagne. Quelles sont les leçons historiques de ces expériences ?
D'autre part, tous les révolutionnaires n'ont pas adhéré à l'antifascisme. Bilan critiquait cette adhésion parce qu'il la considérait comme un facteur de confusion pour le prolétariat, en plus de contribuer à son adhésion au nationalisme. En Grèce, l'Union communiste internationaliste a refusé de soutenir les démocraties contre le fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelles étaient ses préoccupations ? Ne considéraient-ils pas le fascisme comme une menace ? Ne l'ont-ils pas combattue ?
Comme nous l'avons souligné lors de la réunion, nous sommes d'accord avec cette introduction et la nécessité de fournir une base historique à tout débat politique. Et précisément dans ce sens, nous rappelons quelles analyses au sein du mouvement ouvrier ont participé à l'origine à la mystification antifasciste ultérieure du prolétariat et quelles autres, au contraire, ont jeté les bases d'une défense sans compromis de la lutte de classe contre la bourgeoisie et ses diverses expressions, fascistes ou démocratiques.
L'intransigeance de la Gauche Communiste italienne, qui a en fait dirigé le Parti communiste italien, s'est particulièrement exprimée, et de manière exemplaire, face à la montée du fascisme en Italie après la défaite des combats ouvriers en 1920. Sur le plan pratique, cette intransigeance se manifeste par un refus total de s'allier avec les partis bourgeois (libéraux ou "socialistes") face à la menace fasciste : le prolétariat ne peut combattre le fascisme que sur son propre terrain, la grève économique et l'organisation de milices pour l'autodéfense des travailleurs. Sur le plan théorique, Bordiga a été responsable de la première analyse sérieuse (et toujours valable) du phénomène fasciste, une analyse qu'il a présentée aux délégués du 4e Congrès de l'Internationale communiste en réfutation de l’analyse mise en avant dans ce Congrès :
- Le fascisme n'est pas le produit de la classe moyenne et de la bourgeoisie agraire. C'est la conséquence de la défaite du prolétariat, qui a jeté les couches petites bourgeoises indécises derrière la réaction fasciste.
- Le fascisme n'est pas une réaction féodale. Il est né dans de grandes concentrations industrielles comme Milan et a reçu le soutien de la bourgeoisie industrielle.
- Le fascisme n'est pas opposé à la démocratie. Les forces armées sont un complément indispensable lorsque "l'État ne suffit plus pour défendre le pouvoir de la bourgeoisie".
Y a-t-il un danger de fascisme au Brésil ? La popularité des mouvements "antifascistes" menés par la gauche, ainsi que par la droite démocratique, a été un sujet de préoccupation parmi nos contacts. Comme cela a été souligné, les actions chaotiques de Bolsonaro, très en phase avec les stupidités de Trump, où il apparaît en train de boire du lait, avec une posture clairement raciste, encourageant des groupes qui se disent "fascistes", tout cela alimente la préoccupation de nos contacts, surtout parce que la réaction antifasciste et son discours sont attrayants pour de nombreuses critiques du régime. Alors, est-il possible que le fascisme émerge au Brésil ? Bolsonaro est-il l'un de leurs premiers porte-paroles, comme le prétend le mouvement antifasciste ?
Le débat a débouché sur une conclusion très claire : malgré les actions chaotiques de Bolsonaro - dont certaines sont ouvertement racistes - elles ne sont pas l'expression de la montée du fascisme car le fascisme est le produit de conditions historiques très concrètes qui ne sont pas remplies aujourd'hui. En fait, le fascisme naît à une époque de défaite physique et idéologique de la classe ouvrière, comme dans les années 1930. Le prolétariat italien et allemand en particulier a été totalement écrasé l’un par le fascisme, l’autre d’abord par le parti social-democrate (SPD) au pouvoir puis par le régime nazi, le prolétariat russe par le stalinisme, et le prolétariat d'autres pays industrialisés démocratiques, gouvernés par l'antifascisme. Ce n'est pas seulement grâce au fascisme, mais aussi grâce aux courants de gauche - en particulier son aile trotskyste "critique" - qui ont conduit à la "lutte", d'abord de la classe ouvrière pour la défense du "moindre mal" de la République en Espagne, puis à l'enrôlement de la classe ouvrière dans la Deuxième Guerre mondiale du XXe siècle en défense des démocraties occidentales.
Le débat sur le "moindre mal" a remis en question le faux dualisme "fascisme contre démocratie". Comme on l'a dit, l'antifascisme est donc une impasse qui a des effets pernicieux sur l'unité de classe, car il entretient une série d'éléments, déjà signalés, qui cherchent à miner précisément son unité ; d'une part, faire croire que face au danger du "fascisme", il est nécessaire de s'organiser pour sauver les intérêts d'une nation ; en d'autres termes, il est impératif de défendre la "démocratie" qui est présentée comme "un moindre mal".
Non. Mussolini et Hitler sont arrivés au pouvoir précisément grâce à la démocratie bourgeoise et à ses institutions parlementaires. La démocratie était la base, la tribune, que le fascisme utilisait pour arriver au pouvoir et mettre en œuvre son projet.
Dans ce cas, l'arrivée démocratique de Trump et surtout de Bolsonaro ne tend-elle pas à prouver la réalité actuelle de ce danger du fascisme ? Nous insistons, les conditions historiques sont différentes de celles dans lesquelles le fascisme est arrivé au pouvoir démocratiquement en Allemagne. Aujourd'hui, le prolétariat n'a pas subi une défaite décisive comme ce fut le cas dans le monde entier avec la défaite de la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. La confusion réside dans le fait que le capitalisme, dans sa phase actuelle de décomposition, produit des clowns ou des monstres comme Bolsonaro ou Trump, qui expriment de manière caricaturale la tendance au chaos et au déchaînement du chacun pour soi.
Le débat a été très clair à ce sujet. La démocratie n'est pas quelque chose d'opposé au fascisme, qui est une des formes de capitalisme d'État typiques de la période de décadence, correspondant (au début du XXe siècle) à une configuration totalement nouvelle de l'organisation de la bourgeoisie, où l'intervention de l'Etat dans l'économie est renforcée. Aux États-Unis, à cette même époque, à la suite de la crise capitaliste de 1929, le New Deal émerge ; dans une partie de l'Europe, c'est le fascisme ; en Russie, le stalinisme. Le capitalisme mondial, en réponse à la crise son système, cherche la protection de cette forme d'administration qui, d'ailleurs, dans les conditions actuelles de la pandémie mondiale, tend à se renforcer davantage.
Bien qu'il évoque des aspects qui pourraient être associés au fascisme, tels qu'un anticommunisme ouvert ou un discours clairement raciste, l'existence d'un régime fasciste à l'époque actuelle n'est pas viable pour la bourgeoisie. En particulier parce que seule la démocratie est capable de combiner mystifications démocratiques et répression pour faire face à un développement de la lutte des classes contenu dans la situation historique actuelle.
Mais une telle perspective est-elle encore inscrite dans l'avenir ? Elle dépend de l'évolution du rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie.
Certaines interventions ont exprimé un grand pessimisme à cet égard. Certains contacts soulignent qu'il n'existe pas de luttes autonomes au Brésil, que la gauche du capital est populaire - surtout face à la perspective antifasciste, que le discours de défense de la démocratie se renforce, que les idées de la Gauche communiste sont faibles, qu'elles ont peu d'influence au Brésil et en Amérique latine. Un regard fixé sur le seul Brésil et figé sur le présent ne peut que conduire à un tel pessimisme.
La lutte du prolétariat est internationale et sa dynamique l'est aussi. Contrairement à la période des années 1930 dont nous avons parlé dans la réunion, le prolétariat a quitté la période de la contre-révolution en 1968 avec les luttes en France qui ont été le déclencheur d'une dynamique internationale de lutte de classe, laquelle a culminé avec les luttes massives en Pologne en 1980. Malgré les grandes difficultés rencontrées par la lutte des classes depuis les années 1990, le prolétariat n'a pas subi une défaite comme celle qui a mis un terme à la première vague révolutionnaire mondiale. Une illustration de quelques pas faits par le prolétariat sur son terrain de classe : la situation fin 2019 - début 2020 a été marquée par des manifestations de combativité ouvrière au niveau international, notamment en Europe et en Amérique du Nord. En Europe : le mouvement en France contre la réforme des retraites, la grève de la poste et des transports en Finlande. Aux États-Unis : la grève la plus massive chez General Motors de ces cinquante dernières années, et la première aux États-Unis depuis 12 ans, après une période où la mobilisation internationale de la classe ouvrière était faible. La grève massive en janvier 2020 des 30 000 enseignants des écoles publiques de Los Angeles, la deuxième plus grande ville des États-Unis, la première en 30 ans. Il est vrai que les conditions données par la menace persistante de la pandémie constituent un véritable obstacle au développement de la lutte des classes, alors que les attaques économiques contre la classe ouvrière sont sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais nécessairement - nous ne savons pas encore comment et quand - la classe ouvrière reviendra sur le devant de la scène. Toutes les fractions mondiales du prolétariat sont confrontées à des difficultés, mais pas les mêmes. C'est dans le cœur du capitalisme, où les luttes historiques se sont davantage développées, que les conditions sont les plus favorables, précisément en raison de ces expériences et de cette tradition de lutte. Cependant, toute lutte du prolétariat dans le monde constitue une contribution à la lutte du prolétariat mondial. Ainsi, malgré les grandes difficultés qu'il rencontre actuellement, on ne peut ignorer les luttes passées du prolétariat brésilien. Notamment ses luttes massives en 1979, sa résistance et sa confrontation à la politique anti-ouvrière des gouvernements Lula et Dilma (rappelons-nous la mobilisation des contrôleurs aériens en février 2007 et sa répression par Lula).
Une vision immédiatiste de la lutte de classe contient le danger de quitter le terrain de la lutte de classe du prolétariat pour des mobilisations typiquement bourgeoises comme celles récentes autour de BLM (Black Lives Matter) avec un contenu clairement bourgeois, en exigeant un "capitalisme plus humain".
Un contact a demandé : comment mobiliser le prolétariat sans entrer dans ces fronts antifascistes ? Il ne faut pas penser qu'à tout moment le prolétariat peut entrer en lutte. Notamment, dans la situation actuelle de pandémie, les conditions d'une mobilisation de la classe ouvrière n'existent pas vraiment. Nous savons que le prolétariat a le défi de développer un combat à la hauteur des attaques économiques sans précédent dans le monde entier depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans la situation présente, la responsabilité des révolutionnaires n'est pas de pousser les travailleurs à lutter à tout prix, mais de les inciter à discuter de ce qui est en jeu, à se regrouper pour en défendre la compréhension, même si c'est de façon très minoritaire.
Y a-t-il, dans la situation actuelle, un chemin entre l'anticapitalisme et le futur communisme ? Aucun. Cependant, de plus en plus de classes moyennes, de petits bourgeois ruinés par le capitalisme, se déclareront "anticapitalistes". Même des parties importantes de la classe ouvrière, ayant de grandes difficultés pour reconnaître leur propre perspective révolutionnaire, peuvent adopter ce slogan de l'anticapitalisme. Cela exprime alors une grande faiblesse. Mais lorsqu'il s'agit d'une organisation politique qui défend et prêche l'anticapitalisme, alors ce n'est plus une faiblesse mais une tromperie. Ce n'est pas par hasard, comme cela a été souligné, si de nombreux groupes antifascistes, liés à l'extrême-gauche du capitalisme comme le trotskysme, se disent "anticapitalistes". C'est le cas en France d'une organisation trotskyste affiliée à la Quatrième Internationale qui s'appelle le Nouveau Parti Anticapitaliste.
Alberto (juillet 2020)
«Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience» comme le disait Marx. Aujourd'hui, la réalité de «l’être» de la plupart des gens à travers le monde se détériore de manière dangereuse et déconcertante : guerres, difficultés économiques, dégradation de l'environnement, migrations forcées et, cette année, en plus, un nouveau virus. Ces conditions matérielles de chaos et de confusion croissants - ajouté à cela l'absence apparente d'une alternative crédible - sont le terreau qui nourrit la prolifération des «théories du complot».
Alors que des millions de personnes sont infectées et que des centaines de milliers de personnes meurent dans le monde entier à la suite de la pandémie du Covid-19, des myriades d'explications sur la cause de ce fléau sont proposées, dont beaucoup prennent la forme de théories du complot. Malgré les déclarations d'organismes tels que l'Organisation Mondiale de la Santé et les Nations Unies1, selon lesquelles les origines de ces maladies résident dans la destruction d’habitats naturels entraînant un mélange non contrôlé des espèces animales et humaines (auquel s'ajoute le traitement intensif et sans aucune mesure élémentaire d’hygiène des viandes d’animaux à l'échelle industrielle), une grande partie de la population pense que la pandémie a été déclenchée délibérément par des individus, des mytérieuses cabales ou des pays malveillants pour réaliser leurs propres projets machiavéliques.
Ces « théories » vont de l'accusation du président des États-Unis, Donald Trump, selon laquelle la Chine « communiste » aurait à la fois fabriqué et propagé le virus Covid, à l'idée largement répandue que la pandémie est utilisée par les États pour ficher et contrôler leurs citoyens, par une diabolique « élite mondiale » ou par des individus tels que l'investisseur George Soros ou le multimillionnaire Bill Gates fondateur de Microsoft pour favoriser leurs propres projets de domination sur le monde.
Ces mêmes «théories» ne restent pas au niveau purement idéologique mais se manifestent dans la vie quotidienne, à travers des actions, des protestations, le lobbying et la diffusion dans les médias sociaux qui influencent le comportement de millions de personnes - particulièrement (mais pas exclusivement) en Amérique. En témoigne, par exemple, la montée en puissance du mouvement «anti-vaxxer», qui s'oppose à l'utilisation rendue obligatoire par l'État de vaccins utilisés pour prévenir les maladies et qui, en 2019, aurait contribué à la pire épidémie de rougeole depuis une génération en Amérique. En mai de cette année, une enquête a montré que près d'un quart des citoyens américains ont déclaré qu'ils refuseraient un vaccin contre le Covid-19, même s'il était efficacement mis au point ! En Australie, ce chiffre était plus proche de 50 %.
Plus inquiétant encore est le développement d'un esprit de pogrom, qui se manifeste par des agressions physiques contre des personnes au faciès asiatique tenues pour responsables de la propagation du virus. Les chaînes d'information télévisée indiennes, déjà réputées pour leur haine des musulmans, ont accusé les missionnaires musulmans de diffuser « délibérément » le COVID-19, les accusant de déverser de « méchants virus » et d’utiliser des « bombes humaines » en Inde. La vague orchestrée de violence antimusulmane à New Delhi a fait au moins 53 morts et plus de 200 blessés.
Il est certain que le développement de sites internet mondiaux tels que Facebook et YouTube a favorisé la croissance de toutes sortes de vidéos, chaînes et succursales d’adeptes d’une vision conspirative mettant en scène des personnages tels que David Icke ou Alex Jones d'InfoWars, passés maîtres dans l'art de colporter des visions du monde dans lesquelles des Juifs, des banquiers, des fanatiques ou de mystérieuses sociétés secrètes «mondialistes» dirigent et manipulent le monde – au moment même où les organismes internationaux s'occupant de commerce mondial, de santé mondiale, de limitation des armements ou d'accords climatiques sont mis de côté par le repli sur eux mêmes des Etats-nations.
Sur Internet vivent et s'organisent les adeptes du «bien-être» individuel dont le corps est considéré comme un temple inviolable qu’aucun vaccin promu par l'État ne doit « contaminer »; leur aversion pour les «grands gouvernements» ou les «grandes entreprises pharmaceutiques» est partagée par les «libertaires» de gauche ou de droite qui sont convaincus que la propagation du Covid-19 est une politique délibérée des principaux États du monde afin de ficher et de contrôler leurs populations. Ceux qui brûlent les tours de télécommunication 5G se retrouvent ici aussi. En marge de ces mouvements, le bras armé de la petite-bourgeoisie frustrée, comme la fraternité Boogaloo qui adore les armes et qui promeut la «guerre raciale», crée (dans sa vision faussée) un espace pour son type particulier de chaos autogéré. Le mythe de l'individu robuste farouche défenseur du chacun maître chez lui si répandu dans la culture américaine - parmi eux les mask refusniks (ceux qui refusent de porter des masques de protection)- n'est que le reflet de la division extrême du travail exercée par le capital, dans laquelle chaque personne semble être réduite à un individu sans espoir et sans défense, ses moyens de subsistance étant séparés des produits de son travail.
Mais ce n'est pas le développement de la technologie qui est responsable de la résurgence et de la prolifération de ce type de sectes, le support de communication ne doit pas être incriminé pour le message qu’il émet. Le vrai responsable, c’est la décomposition du capitalisme lui-même. Et la classe dirigeante est parfaitement capable d'utiliser l’enfoncement dans sa propre putréfaction pour retourner ses effets contre la population et son ennemi de classe.
Nous avons déjà mentionné le fait que le président Trump a cité la Chine comme étant la responsable de la création et de la propagation du nouveau virus. Cela cadre parfaitement avec les intérêts impérialistes américains qui encouragent la diffamation et l'affaiblissement de leur principal rival. Trump est encouragé dans cette voie par le candidat démocrate à la présidence, Biden. Des partisans de Trump comme ceux de QAnon2 sont, quant à eux, heureux de présenter l'Amérique et le monde sous l'emprise d'une bande de gangsters et de traîtres (qui comprend de nombreux anciens présidents américains, mais exclut curieusement Reagan et Kennedy) où Trump et «quelques hommes courageux» sont les seuls véritables patriotes...3. Pour cette clique au pouvoir, les théories conspiratives sont un écran de fumée utile afin d’abuser les plus naïfs : le Covid-19 est un « canular », une fausse nouvelle, tout comme les allégations de primes russes pour le meurtre de soldats américains. Les démocrates qui proposent un large éventail de solutions «alternatives» à la pandémie et à la crise économique - utilisent également des théories du complot pour présenter la clique de Trump comme la seule cause du déclin de l'Amérique dans le monde, Trump étant la marionnette de Poutine en Russie. Des groupes « rationalistes » tels que l'Alliance pour la science démystifient les anti-vaxxers et leurs conspirations... tout en encourageant la production à but lucratif de denrées alimentaires génétiquement modifiées.
Dans le passé, en périodes de fléaux, bien que se manifestait aussi une certaine solidarité sociale face à la tragédie, on a tenté à plusieurs reprises de chercher des boucs émissaires. «La peste noire de 1347-1351, la maladie la plus meurtrière et la plus dévastatrice d'Europe, a déclenché des violences de masse : le meurtre de Catalans en Sicile, de religieux et de mendiants à Narbonne et dans d'autres régions, et surtout les pogroms contre les Juifs, avec plus d'un millier de communautés en Rhénanie, en Espagne et en France, et à l'Est sur de vastes étendues de l'Europe les membres de leur communauté étaient enfermés dans des synagogues ou rassemblés sur des îles fluviales et brûlés vifs - hommes, femmes et enfants».4 En Italie, les Flagellants avaient accusé les Juifs ainsi qu'une hiérarchie ecclésiastique corrompue d'avoir provoqué la colère de Dieu. Pour éviter de leur donner des armes pour se défendre, le pape Clément VI a absous les Juifs (mais aussi Dieu et l'Église, bien sûr) et a désigné comme responsable un mauvais alignement des planètes...
Ainsi, en plus de cibler les «étrangers», «l'autre» ou les minorités, la responsabilité des maladies mortelles pouvait également être imputée à la classe dirigeante : Périclès a eu honte de mener les Athéniens affaiblis par le virus contre leurs rivaux spartiates pendant la Peste d'Athènes, entre 430 et 426 avant J.-C., et pendant la Pandémie Antonine (il y avait beaucoup de ces maladies mortelles répandues dans l'Empire romain) de 165 à 190 après J.-C., puis entre 170 et 300, des matrones aristocrates ont été "jugées" et exécutées pour avoir "empoisonné" des membres masculins de la classe dirigeante qui avaient été victimes de la peste. Cette attaque impuissante contre les «élites» est un aspect important qui dicte la forme et la fonction des théories du complot à l'époque actuelle de décomposition et de populisme politique.5
Malgré les connaissances limitées de l'Antiquité (par exemple avec l'intuition de l'historien Thucydide selon laquelle la peste athénienne «était causée par l'entassement des paysans dans d’étroites habitations et des baraques étouffantes»), il était impossible autrefois d'avoir une compréhension scientifique de l'origine et de la transmission des fléaux. D'où la chasse aux boucs-émissaires et la prolifération des explications irrationnelles.
Aujourd'hui, l'humanité comprend davantage -du moins en théorie- ce qui se passe. Le génome Covid-19 (l'ensemble complet des gènes ou du matériel génétique présents dans une cellule ou un organisme) a été cartographié quelques semaines après sa découverte officielle au début de l'année. L'acceptation généralisée de théories complotistes sur l'origine de la pandémie et face aux tentatives de la soigner semble donc encore plus anormale, même si l'on tient compte du fait qu'il s'agit d'un nouveau virus dont nombre de facteurs de propagation sont pour l'instant encore inconnus.
Cependant, les fléaux et les pandémies sont le résultat de conditions sociales spécifiques et leur impact dépend également du contexte historique particulier dans lequel se trouve une société donnée. La crise de Covid-19 est le produit de la profonde décadence du capitalisme et de ses immenses contradictions, résultant de la juxtaposition d'avancées stupéfiantes dans toutes les branches de la technologie et de l'apparition de pandémies, de sécheresses, d'incendies, de la fonte des calottes glaciaires et du brouillard de pollution urbain. Tout cela trouve son expression au niveau idéologique, tout comme les disparités manifestes entre une paupérisation et un chômage croissants d'une grande partie de la population de la planète et l'enrichissement d'une minorité d'exploiteurs.
Les théories du complot rivalisent aujourd'hui avec les religions dans leur tentative de décrire et d'expliquer la réalité complexe : comme la religion, elles offrent des certitudes dans un monde incertain. Les différents mouvements prétendant dévoiler la «vérité» mettent en oeuvre les processus cachés et impersonnels du grippage de l'accumulation capitaliste en braquant les projecteurs sur des individus ou des cliques mystérieuses et interconnectées. Ils semblent convaincants dans la mesure où leurs «critiques» contiennent souvent quelques vérités fondamentales, par exemple que l'État est déterminé à collecter, rassembler et stocker toujours plus de données sur ses citoyens, ou qu'il existe un "une face cachée de l'Etat" (avec ses "hommes de l'ombre") qui agit et dirige derrière la façade de la démocratie.
Mais les théories du complot placent ces évidences mal digérées dans des cadres totalement faux, comme l'idée qu'il serait possible d'éviter le regard froid de la surveillance étatique (en se coupant des réseaux) sans détruire l'appareil d'État lui-même ou, dans le cas de «l'État profond», qu'il est le produit d'une cabale coopérant internationalement dans l’ombre, plutôt que l'expression de la domination du capitalisme d'État et de son évolution, une expression directe de la nature compétitive du capitalisme, dictée par la volonté de dominer ou de détruire des États rivaux dans une série de guerres de plus en plus barbares que chacun mène contre tous. Les théories du complot deviennent ainsi non seulement une mauvaise interprétation du monde mais aussi un blocage contre le développement de la conscience nécessaire pour le changer.6
Issu de la même méfiance profonde à l'égard des « élites » dirigeantes qui a conduit au phénomène populiste de ces dernières années, le goût pour les explications irrationnelles de la réalité s'est accompagné d'un rejet croissant de la science. D'où la frustration du Dr Anthony Fauci, l’autorité médicale reconnue par Donald Trump : « Il y a un sentiment général d'anti-science, d'anti-autorité, d'anti-vaccins chez certaines personnes dans ce pays qui touche de façon alarmante un pourcentage relativement élevé de personnes », a déclaré le principal porte-parole médical des États-Unis au sein de la Task Force de la Maison Blanche sur les coronavirus. Cet aveu vient d’une personnalité qui donne cependant une caution scientifique à l'administration Trump, pourvoyeuse de théories de complot par excellence ! En Grande-Bretagne, une commission de la Chambre des Lords (eh oui, il subsiste encore des Lords pour administrer ce Royaume !) enquêtant sur le pouvoir des médias numériques a été informée d'une "pandémie de mésinformation et de désinformation ... Si on les laisse prospérer, ces vérités contrefaites entraîneront l'effondrement de la confiance du public, et sans confiance, la démocratie telle que nous la connaissons déclinera et perdra tout simplement sa signification. La situation est grave à ce point ".
Mais si la classe dirigeante utilise et instrumentalise la science pour donner de la crédibilité à ses politiques - comme nous l'avons vu clairement au Royaume-Uni, où le gouvernement a d'abord joué avec une version à moitié vérifiée de la théorie de «l'immunité collective» pour justifier sa réaction totalement désinvolte à la pandémie - il n'est pas surprenant que la science elle-même perde de plus en plus de sa crédibilité. Et si la montée des «fausses vérités» conduit également, comme le craint le rapport de la Chambre des Lords, à une perte de conviction dans l'idée de démocratie, cela pose des difficultés encore plus grandes pour la capacité de la classe dirigeante à maintenir le contrôle de la société grâce à un appareil politique largement accepté par la majorité de la population.
Mais la perte de contrôle par la bourgeoisie ne contient pas en soi le potentiel d'un changement social positif. Sans le développement d'une alternative sérieuse à la domination bourgeoise, elle ne conduit qu'au nihilisme, à l'irrationalité et au chaos.
La cacophonie croissante des théories du complot - la prévalence de dénégations absurdes d'une réalité choquante et effrayante - ne repose pas seulement sur la perte de contrôle de la classe dominante sur son système économique et son propre appareil politique. Elle résulte avant tout d'un vide social, d'une absence. C'est l'absence de perspective - une vision alternative et dynamisante pour l'avenir mais ancrée dans le présent - découlant du relatif recul des luttes et de la conscience prolétarienne depuis une trentaine d'années qui contribue à la confusion sociale actuelle. En 1917, au milieu d'une guerre mondiale apparemment sans fin et expression de l'impasse dans lequel la société capitaliste plonge l’humanité, tuant des millions de personnes et détruisant des décennies de civilisation humaine accumulée, c'est la révolution russe, organisée et réalisée par la classe ouvrière elle-même, qui a inspiré une vague de mouvements révolutionnaires dans le monde entier, forçant la classe dirigeante à mettre fin à la guerre et offrant la possibilité d'une autre façon d'organiser le monde, fondée sur le besoin humain. L'humanité a payé au prix fort l'échec de l'extension du pouvoir soviétique né en Russie à travers le monde, le condamnant ainsi à la dégénérescence interne et à la contre-révolution.
Du point de vue de la classe dominante, la révolution prolétarienne n'est elle-même possible qu'à la suite d'une conspiration : la Première Internationale a été dénoncée comme la main cachée derrière toute expression de mécontentement de la classe ouvrière dans l'Europe du XIXe siècle ; l'insurrection d'Octobre n'était qu'un coup d'État de Lénine et des bolcheviks. Mais si les idées communistes ne sont la plupart du temps avancées que par une minorité du prolétariat, la théorie révolutionnaire peut à certains moments devenir évidente pour un grand nombre de personnes dès lors qu'elle commence à sortir de la torpeur où la maintient l'idéologie dominante, et se transforme ainsi en «force matérielle». Des changements aussi profonds dans la conscience des masses peuvent être encore très loin devant nous, mais la capacité de la classe ouvrière à résister aux attaques du capitalisme laisse également entrevoir cette possibilité dans le futur... Nous l'avons vu de manière embryonnaire au début de la pandémie, lorsque les travailleurs ont refusé d'aller «comme des agneaux à l'abattoir» dans des usines et des hôpitaux, sans protection au nom des profits du capitalisme. Et si les conditions actuelles de la maladie et l’orchestration de campagnes idéologiques bourgeoises comme celles du mouvement Black Lives Matter entravent la capacité du prolétariat international à s'unir, les terribles privations qui se déroulent actuellement - taux d'exploitation croissants pour les travailleurs, développement du chômage de masse dans le monde entier - l'obligeront à affronter toutes les fausses visions qui nuisent à sa conscience de ce qui doit être fait.
Robert Frank, 7 juillet 2020
1 Les pandémies résultent de la destruction de la nature, selon l'ONU et l'OMS, The Guardian, 17 juin 2020. [5]
2 NdT. Groupe composé de partisans de Donald Trump répandant la théorie selon laquelle existerait une conspiration secrète contre le président actuel des Etats-Unis d’Amérique.
3 Voir par exemple les vidéos de l'organisation QAnon, dont Le Plan pour sauver le monde.
4 Pandémies : vagues de maladie, vagues de haine de la peste d'Athènes au SIDA par Samuel K. Cohn. [6] L'auteur soutient de façon controversée que, malgré les boucs émissaires et les meurtres de masse de Juifs à l'époque de la peste médiévale et d'autres exemples cités par lui-même, cette «culture de la haine de l’autre» n'a pas encore fait pencher le fléau de la balance du côté négatif par rapport aux démonstrations de solidarité sociale face aux catastrophes provoquées par la maladie. Voir également les Epidémies de Cohn : Haine et compassion de la peste d'Athènes au SIDA, Oxford University Press
5 Voir notre article "L’élection de Trump et le délitement de l’ordre capitaliste mondial", Revue Internationale no 158, printemps 2017 [7]
6 Voir notre article en anglais « Marxism and conspirative theories » [8]
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/2020-pandemie-covid-19
[2] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/2020-pandemie-covid-19
[3] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme
[4] https://fr.internationalism.org/tag/4/459/democratie
[5] https://www.theguardian.com/world/2020/jun/17/pandemics-destruction-nature-un-who-legislation-trade-green-recovery
[6] https://academic.oup.com/histres/article/85/230/535/5603376
[7] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201703/9537/lelection-trump-et-delitement-lordre-capitaliste-mondial
[8] https://en.internationalism.org/icconline/201201/4641/marxism-and-conspiracy-theories