Le Moyen-Orient apparaît aujourd’hui comme une zone de désolation, de massacres continus et de répression brutale des populations, comme un immense champ de ruines. Des pays entiers, tels l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Palestine ou la Libye sont totalement dévastés par des confrontations militaires, des guerres civiles et les carnages les plus brutaux de centaines de milliers de civils, tandis que des millions sont obligés de rejoindre les masses de réfugiés dans les camps. En Iran la population subit depuis 40 ans un régime arriéré qui la plonge dans une situation économique désastreuse, un état de guerre permanent et la répression. L’Égypte est un chaudron en ébullition depuis la chute de Moubarak et la prise du pouvoir par le général Sissi. Le Liban est au bord de la faillite économique et les tensions communautaires s’intensifient à nouveau, tout comme dans la péninsule arabique où les tensions entre États (l’Arabie Saoudite avec le Qatar ou le sultanat d’Oman) comme en leur sein (entre cliques au sein de l’État saoudien) s’intensifient. Les révoltes populaires sont écrasées dans le sang tandis que de sinistres milices imposent leur loi sous la bannière de l’intégrisme religieux (Al Qaida, Daech, Hezbollah), du nationalisme (les milices kurdes) ou du tribalisme (Libye, Yémen).
Ce tableau dramatique est celui d’une région qui illustre de manière saisissante l’enfoncement du capitalisme dans l’engrenage de guerres interrompues qui, en permanence, ouvrent de nouvelles zones de conflits :
Bien sûr, des conquêtes d’Alexandre le Grand aux Croisades, de la lutte entre les consuls romains Marc Antoine et Auguste au creusement du Canal de Suez, la région a souvent été depuis l’Antiquité, au centre des convoitises économiques, politiques et militaires et des guerres qui en ont découlé.
Aussi, ce texte ne vise pas à développer une histoire des conflits récents au Moyen-Orient mais à montrer comment la compréhension de la décadence et de la décomposition du capitalisme est un cadre incontournable pour comprendre l’explosion des contradictions qui plongent aujourd’hui la région dans la bestialité guerrière et le chaos. Cette barbarie a une histoire, et celle-ci reflète le pourrissement sur pied du système.
Il y a 30 ans déjà, dans le texte d’orientation Militarisme et décomposition, ([1]) le CCI soulignait l’importance pour les révolutionnaires de faire preuve de discernement sur cette question essentielle de la place de la guerre et du militarisme : “il importe que les révolutionnaires soient capables de bien distinguer les analyses qui sont devenues caduques de celles qui restent valables, afin d’éviter un double écueil : soit s’enfermer dans la sclérose, soit “jeter le bébé avec l’eau du bain”. Plus précisément, il est nécessaire de bien mettre en évidence ce qui, dans ces analyses, est essentiel, fondamental, et conserve toute sa validité dans les circonstances historiques différentes, par rapport à ce qui est secondaire et circonstanciel ; en bref : de savoir faire la différence entre l’essence d’une réalité et ses différentes manifestations particulières."
C’est en appliquant ces principes et dans la continuité de cette méthode que nous situerons et analyserons les trente dernières années de guerres et de conflits au Moyen-Orient.
La question des guerres et du militarisme n’est bien évidemment pas un problème nouveau. Elle a toujours été une question centrale au sein du mouvement ouvrier. L’attitude de la classe ouvrière à l’égard des guerres bourgeoises a évolué dans l’histoire, allant du soutien à certaines d’entre elles à un refus catégorique de toute participation. Si, au cours du XIXe siècle, les révolutionnaires pouvaient appeler les ouvriers à apporter leur appui à telle ou telle nation belligérante (pour le Nord contre le Sud lors de la guerre de Sécession aux États-Unis, pour les tentatives d’insurrection nationale des Polonais en 1846, 1848 et 1856 contre la Russie tsariste), la position révolutionnaire de base au cours de la première guerre mondiale était justement le rejet et la dénonciation de tout appui à l’un ou l’autre des camps en présence.
La modification de la position de la classe ouvrière à l’égard des guerres fut justement en 1914 le point de clivage crucial dans les partis socialistes (et particulièrement dans la social-démocratie allemande) entre ceux qui rejetaient toute participation à la guerre, les internationalistes, et ceux qui se réclamaient des positions anciennes du mouvement ouvrier pour mieux soutenir leur bourgeoisie nationale. Ce changement correspondait à la modification de la nature même des conflits militaires liée à la transformation fondamentale subie par le capitalisme entre sa période d’ascendance et sa période de décadence.
C’est en particulier sur cette analyse que se base l’Internationale Communiste pour affirmer l’actualité de la révolution prolétarienne. Le CCI depuis sa fondation s’est réclamé de cette analyse et plus spécifiquement de son élaboration par la Gauche Communiste de France qui, en 1945, se prononçait sans ambiguïté sur la nature et les caractéristiques de la guerre dans la période de décadence du capitalisme : “À l’époque du capitalisme ascendant, les guerres (nationales, coloniales et de conquêtes impérialistes) exprimèrent la marche ascendante de fermentation, de renforcement et d’élargissement du système économique capitaliste. La production capitaliste trouvait dans la guerre la continuation de sa politique économique par d’autres moyens. Chaque guerre se justifiait et payait ses frais en ouvrant un nouveau champ d’une plus grande expansion, assurant le développement d’une plus grande production capitaliste. […]
La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l’époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines. […]
Si dans la première phase, la guerre a pour fonction d’assurer un élargissement du marché, en vue d’une plus grande production de biens de consommation, dans la seconde phase, la production est essentiellement axée sur la production de moyens de destruction, c’est-à-dire en vue de la guerre. La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente).
Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent”. ([2])
Ce qui caractérise donc la guerre dans la période de décadence du capitalisme, c’est son caractère de plus en plus irrationnel. Alors qu’au XIXe siècle, malgré les destructions et les massacres qu’elles occasionnaient, les guerres constituaient un moyen pour la marche en avant du mode de production capitaliste, favorisant la conquête du marché mondial et stimulant le développement des forces productives de l’ensemble de la société, les guerres du XXe siècle ne sont plus que l’expression extrême de toute la barbarie dans laquelle la décadence capitaliste plonge la société.
Dans ce sens, les dépenses militaires ne représentent nullement un champ d’accumulation pour le capitalisme mais constituent un cancer rongeant l’économie capitaliste en pompant de plus en plus de moyens techniques, humains et financiers dans des secteurs improductifs. En effet, si les biens de production ou les biens de consommation peuvent s’incorporer dans le cycle productif suivant en tant que capital constant ou capital variable, les armements constituent un pur gaspillage du point de vue même du capital puisque leur seule vocation est de partir en fumée (y compris au sens propre) quand ils ne sont pas responsables de destructions massives.
Face à une situation où la guerre est omniprésente dans la vie de la société, le capitalisme décadent a développé deux phénomènes qui constituent des caractéristiques majeures de cette période : le capitalisme d’État et les blocs impérialistes : ([3])
Dès lors, ni le capitalisme d’État, ni les blocs impérialistes, ni a fortiori la conjugaison des deux, ne traduisent une quelconque “pacification” des rapports entre différents secteurs du capital, encore moins un “renforcement” de ce dernier. Au contraire, ce ne sont que des moyens que secrète la société capitaliste pour tenter de résister à une tendance croissante à sa dislocation.
Cette omniprésence de la guerre dans la vie de la société et son caractère irrationnel se sont particulièrement confirmés lors des deux Guerres mondiales, qui ont marqué le XXe siècle, comme durant la guerre froide et sa course folle aux armements. Ce déchaînement guerrier s’est particulièrement concrétisé au Moyen-Orient. ([4])
L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante le développement du militarisme et des tensions guerrières dans le capitalisme décadent. ([5]) Pour des raisons économiques et stratégiques (accès aux “mers chaudes”, routes commerciales vers l’Asie, pétrole…) le Moyen-Orient, tout comme les Balkans d’ailleurs, a toujours été un enjeu important dans la confrontation entre puissances. Depuis l’entrée en décadence du capitalisme et l’effondrement de l’Empire ottoman en particulier, la région se situe au centre des tensions impérialistes. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, la mise en application des accords Sykes-Picot répartit la zone entre l’Angleterre et la France. Elle est alors le théâtre de la guerre civile turque et du conflit gréco-turque, de l’émergence du nationalisme arabe et du sionisme ; ([6]) elle est un enjeu majeur de la Seconde Guerre mondiale (offensives allemandes en Russie vers la mer Caspienne et l’Iran et des forces italo-allemandes en Afrique du Nord et en Libye vers l’Égypte).
Après 1945 et les accords de Yalta, la région constitue une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. La période est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 et surtout, dans ce cadre, par les tentatives persistantes de la Russie et de son bloc pour s’implanter dans la région : appui à Mossadegh en Iran au début des années 1950, à Nasser en Égypte au cours des années 1960, à Hasan al-Bakr en Irak vers 1972, aux Fédayins palestiniens et à l’OLP pendant les années 1970, à Hafez el-Hassad en Syrie en 1980. Ces tentatives se heurtent à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970, bien que le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduise progressivement l’influence du bloc russe, la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc americain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des Mollahs, la décomposition croissante du capitalisme.
Les années 1980 s’ouvrent sous les auspices de la chute du régime du Shah en Iran, ayant eu pour conséquence le démantèlement du dispositif militaire occidental au sud de l’URSS, et de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’Armée rouge. Cette situation a déterminé le bloc américain, aiguillonné par la pression de la crise économique, à lancer une offensive impérialiste de grande envergure visant à mettre au pas les petits impérialismes récalcitrants (Iran, Libye, Syrie), à expulser l’influence russe de la périphérie du capitalisme et à établir un “cordon sanitaire” autour de l’URSS : “La croissance des armements des deux blocs n’est pas seule à révéler la dimension et l’intensité présentes des tensions impérialistes. Cette intensité est à la mesure des enjeux considérables qui sont en cause dans toute la chaîne des conflits locaux qui déchirent la planète. Cette dimension est donnée par l’ampleur et les objectifs de l’offensive présente du bloc US.
Cette offensive a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc US comme pièce importante de son dispositif stratégique. Elle a pour ambition de se poursuivre par une récupération de l’Indochine. Elle vise en fin de compte à étrangler complètement l’URSS, à lui retirer son statut de puissance mondiale.
La phase présente de cette offensive qui débute au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan par les armées de l’URSS (qui constitue une avancée importante de celle-ci en direction des “mers chaudes”) a d’ores et déjà atteint des objectifs importants :
Une des caractéristiques majeures de cette offensive est l’emploi de plus en plus massif par le bloc de sa puissance militaire, notamment par l’envoi de corps expéditionnaires américains ou d’autres pays centraux (France, Grande-Bretagne, Italie) sur le terrain des affrontements (comme ce fut en particulier le cas au Liban pour “convaincre” la Syrie de la “nécessité” de s’aligner sur le bloc US et au Tchad, afin de mettre un terme aux velléités d’indépendance de la Libye), ce qui correspond au fait que la carte économique employée abondamment par le passé pour mettre la main sur les positions de l’adversaire ne suffit plus :
Ainsi, malgré l’indiscipline et les soubresauts de toute une série de pays moyen-orientaux, tels l’Iran, la Syrie, l’Irak ou la Libye, plongés dans une situation économique catastrophique et aux ambitions impérialistes perpétuellement frustrées, qui tentent par un chantage permanent de se vendre le plus cher possible, les dernières années de la décennie marquent une accentuation sensible de la pression du bloc occidental et des États-Unis pour consolider leur contrôle au Moyen-Orient.
Cependant, la “perte de contrôle” de la situation en Iran à partir de 1979, la déstabilisation du Liban (le terme “libanisation” deviendra un concept pour désigner la déstabilisation et la fragmentation d’États), l’occupation de l’Afghanistan par la Russie et finalement sa défaite ainsi que la guerre meurtrière entre l’Iran et l’Irak étaient déjà des signes annonciateurs de l’enclenchement de la dynamique de décomposition et fournissent les ingrédients qui permettront d’engendrer la nouvelle configuration impérialiste de la période de décomposition. ([8])
L’implosion du bloc de l’Est marque l’ouverture de la période de décomposition du système. Elle accélère dramatiquement la débandade des différentes composantes du corps social dans le “chacun pour soi”, l’enfoncement dans le chaos. S’il est un domaine où s’est immédiatement confirmée cette tendance, c’est bien celui des tensions impérialistes : “La fin de la “guerre froide” et la disparition des blocs n’a donc fait qu’exacerber le déchaînement des antagonismes impérialistes propres à la décadence capitaliste et qu’aggraver de façon qualitativement nouvelle le chaos sanglant dans lequel s’enfonce toute la société […]”. ([9])
La disparition des blocs ne remet nullement en cause la réalité de l’impérialisme et du militarisme. Au contraire, ceux-ci deviennent plus barbares et chaotiques : “En effet, ce n’est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l’origine du militarisme et de l’impérialisme. C’est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n’est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n’est pas nécessairement la seule) de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. […] La fin des blocs ne fait qu’ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l’impérialisme”. ([10])
Ensuite, l’exacerbation de la barbarie guerrière tendra à s’exprimer plus concrètement par le biais de deux tendances majeures, qui se révéleront capitales pour le développement de l’impérialisme et du militarisme, en particulier au Moyen-Orient :
Cette pression du “chacun pour soi” et la multiplication des appétits impérialistes qui en résulte en période de décomposition sont par ailleurs une entrave majeure à la reconstitution de nouveaux blocs. La tendance historique prédominante est donc au chacun pour soi, à l’affaiblissement du contrôle des États-Unis sur le monde, en particulier sur leurs ex-alliés, même si la première puissance mondiale tente de contrecarrer cette tendance sur le plan militaire, où ils ont une supériorité énorme, et de maintenir son statut en imposant leur contrôle sur ces mêmes alliés.
L’opération Desert Storm, déclenchée par les États-Unis contre l’Irak de Saddam Hussein lors des premiers mois de 1991, est une manifestation qui corrobore pleinement les caractéristiques de l’impérialisme et du militarisme dans la période de décomposition, telles qu’elles sont dégagées dans le texte d’orientation Militarisme et décomposition. Face à l’invasion du Koweït par les forces irakiennes, le président Bush senior mobilise une large coalition militaire internationale autour des États-Unis pour “punir” Saddam Hussein.
La guerre du Golfe a mis en évidence la réalité d’un phénomène qui découlait nécessairement de la disparition du bloc de l’Est : la désagrégation de son rival impérialiste, le bloc de l’Ouest. Ce phénomène était déjà à l’origine de l’invasion irakienne du Koweït : c’est bien parce que le monde avait cessé d’être partagé en deux constellations impérialistes qu’un pays comme l’Irak a cru possible de faire main basse sur un ex-allié du même bloc. Ce même phénomène s’est manifesté, lors de la phase de préparation de la guerre, avec les diverses tentatives des pays européens (notamment la France et l’Allemagne) et du Japon de torpiller, à travers des négociations séparées menées au nom de la libération des otages, l’objectif central de la politique américaine dans le Golfe. Cette politique vise à faire de la punition de l’Irak un “exemple” censé décourager toute tentation future d’imiter le comportement de ce pays.
Mais elle ne se limite pas à cet objectif. En réalité, son but fondamental est beaucoup plus général : face à un monde de plus en plus gagné par le chaos et le “chacun pour soi”, il s’agit d’imposer un minimum d’ordre et de discipline, et en premier lieu aux pays les plus importants de l’ex-bloc occidental.
Dans un tel monde de plus en plus marqué par le chaos guerrier, par la “loi de la jungle”, c’est à la seule superpuissance qui se soit maintenue qu’il revient de jouer le rôle de gendarme du monde, parce que c’est le pays qui a le plus à perdre dans le désordre mondial, et parce que c’est le seul qui en ait les moyens. Paradoxalement, ce rôle, il ne sera en mesure de le tenir qu’en enserrant de façon croissante l’ensemble du monde dans le corset d’acier du militarisme et de la barbarie guerrière.
Desert Storm révèle deux caractéristiques fondamentales des affrontements impérialistes dans la période de décomposition :
- En premier lieu, il y a l’irrationalité totale des conflits, qui est une des caractéristiques marquantes de la guerre en période de décomposition. “Si la guerre du Golfe constitue une illustration de l’irrationalité d’ensemble du capitalisme décadent, elle comporte cependant un élément supplémentaire et significatif d’irrationalité qui témoigne de l’entrée de ce système dans la phase de décomposition. En effet, les autres guerres de la décadence pouvaient, malgré leur irrationalité de fond, se donner malgré tout des buts apparemment “raisonnables” (comme la recherche d’un “espace vital” pour l’économie allemande ou la défense des positions impérialistes des alliés lors de la seconde guerre mondiale). Il n’en est rien pour ce qui concerne la guerre du Golfe. Les objectifs que s’est donnée celle-ci, tant d’un côté comme de l’autre, expriment bien l’impasse totale et désespérée dans laquelle se trouve le capitalisme
Du côté irakien, l’invasion du Koweït avait incontestablement un objectif économique bien clair : faire main basse sur les richesses considérables de ce pays […]. En revanche, les objectifs de la guerre avec les “coalisés”, telle qu’elle a été acceptée par les dirigeants irakiens à partir du moment où ils sont restés sourds à l’ultimatum du 15 janvier 1991, n’avait d’autre but que de “sauver la face” et d’infliger le maximum de pertes à ces ennemis et cela au prix de ravages considérables et insurmontables de l’économie nationale.
Du côté “allié”, les avantages économiques obtenus, ou même visés, sont nuls y compris pour le principal vainqueur, les États-Unis. L’objectif central de la guerre, pour cette puissance (donner un coup d’arrêt à la tendance au chaos généralisé, même s’il s’habille de grandes phrases sur le “nouvel ordre mondial”) ne contient aucune perspective réelle sur le plan de l’amélioration de la situation économique, ni même de la préservation de la situation présente. Les États-Unis ne sont pas entrés en guerre, contrairement à la Seconde Guerre mondiale, pour améliorer, ou même préserver leurs marchés, mais tout simplement pour éviter une amplification trop rapide du chaos politique international qui ne ferait qu’exacerber encore plus les convulsions économiques. Ce faisant, ils ne peuvent faire autre chose qu’accentuer l’instabilité d’une zone de première importance tout en aggravant encore les difficultés de leur propre économie (notamment l’endettement) comme celles de l’économie mondiale”. ([11])
- En second lieu, il faut relever le rôle central joué par la puissance dominante dans l’extension du chaos sur l’ensemble de la planète : “La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c’est qu’aujourd’hui ce n’est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l’offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau. […]. Le fait qu’à l’heure actuelle, le maintien de “l’ordre mondial” […] ne passe plus par une attitude “défensive” […] de la puissance dominante mais par une utilisation de plus en plus systématique de l’offensive militaire, et même à des opérations de déstabilisation de toute une région afin de mieux s’assurer de la soumission des autres puissances, traduit bien le nouveau degré de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme le plus déchaîné. C’est justement là un des éléments qui distingue la phase de décomposition des phases précédentes de la décadence capitaliste”.
L’opération Tempête du désert permet effectivement de réprimer la contestation du leadership americain et les divers appétits impérialistes pour un certain temps. Toutefois, elle exacerbe la polarisation des moudjahidin qui combattaient les Russes en Afghanistan contre les “croisés” Américains (constitution de Al-Qaïda sous la direction d’Oussama ben Laden au cours des années 1990). Dès la seconde moitié des années 1990, les pays européens tels la France ou l’Allemagne exploitent les velléités d’autonomie de pays comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite, tandis que, après son échec lors de l’invasion du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (Premier gouvernement Netanyahu) contre la volonté du gouvernement americain qui soutenait Shimon Peres, laquelle droite fera tout à partir d’alors pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie americaine dans la région.
Une expression plus manifeste de la contestation du leadership américain est l’échec lamentable en février 1998 de l’opération Tonnerre du désert, qui vise à infliger une nouvelle “punition” à l’Irak et, au-delà de ce pays, aux puissances qui la soutiennent en sous-main, notamment la France et la Russie.
En 1990-91, les États-Unis avaient piégé l’Irak en le poussant à envahir un autre pays arabe, le Koweït. Au nom du “respect du droit international”, ils avaient réussi à rassembler derrière eux, bon gré mal gré, la presque totalité des États arabes et la totalité des grandes puissances, y compris les plus réticentes comme la France. L’opération Desert Storm avait ainsi permis d’affirmer le rôle de seul “gendarme du monde” de la puissance américaine, ce qui lui avait ouvert la porte au processus d’Oslo (les accords Israélo-palestiniens). En 1997-98 par contre, c’est l’Irak et ses “alliés” qui piègent les États-Unis : les entraves posées par Saddam Hussein à la visite des “sites présidentiels” par des inspecteurs internationaux ont conduit la superpuissance à une nouvelle tentative d’affirmer son autorité par la force des armes. Mais cette fois-ci, elle a dû renoncer à son entreprise face à l’opposition résolue de la presque totalité des États arabes, de la plupart des grandes puissances et au soutien (timide) de la seule Grande-Bretagne. Le contraste entre la Tempête du désert et le Tonnerre du même nom met en évidence l’approfondissement de la crise du leadership des États-Unis.
Bien sûr, Washington n’a nul besoin de la permission de quiconque pour frapper quand et où il le veut (ce qu’il a d’ailleurs fait fin 1998 avec l’opération Renard du Désert). Mais en menant une telle politique, les états-Unis se placent précisément à la tête d’une tendance qu’ils veulent contrer, celle du chacun pour soi, comme ils avaient momentanément réussi à le faire durant la guerre du Golfe. Pire encore : le signal politique donné par Washington au cours de l’opération Renard du Désert s’est retourné contre la cause américaine. Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine s’est montrée incapable de présenter un front uni vers l’extérieur, alors qu’elle était en situation de guerre. Au contraire, la procédure d’ “empeachment” contre Clinton s’est intensifiée durant les événements : les politiciens Américains, plongés dans un véritable conflit interne de politique étrangère, au lieu de désavouer la propagande des ennemis de l’Amérique selon laquelle Clinton avait pris la décision d’intervenir militairement en Irak à cause de motivations personnelles (“Monicagate”), y ont apporté leur crédit.
Le conflit de politique étrangère sous-jacent entre certaines fractions des partis Républicain et Démocrate s’est avéré très destructif, précisément parce que ce “débat” révèle une contradiction insoluble, que la résolution du 12e congrès du CCI formulait ainsi :
Sur ce point, la résolution du 13e congrès de Révolution internationale (section du CCI en France) de 1998 était prémonitoire : “Si les États-Unis n’ont pas eu l’occasion, au cours de la dernière période, d’employer la force de leurs armes et de participer directement à ce “chaos sanglant”, cela ne peut être que partie remise, dans la mesure, notamment, où ils ne pourront pas rester sur l’échec diplomatique essuyé en Irak”. ([13])
Les attentats du 11 septembre 2001 amènent le président Bush junior à déclencher une War against terror contre l’Afghanistan et surtout l’Irak (Operation Iraqi Freedom en 2003). Malgré toutes les pressions et la diffusion de “fake news” visant à mobiliser la “communauté internationale” contre “l’axe du mal”, Bush junior échoue dans sa tentative de mobiliser les autres impérialismes contre l’ “État voyou” de Saddam et se voit obligé d’envahir l’Irak avec pour seul allié significatif l’Angleterre de Tony Blair.
La résolution sur la situation internationale du 17e congrès du CCI (2007) relevait combien l’échec de Operation Iraqi Freedom soulignait l’incapacité du gendarme Américain d’imposer son “ordre mondial”. Au contraire, cette war against terror avait renforcé les tensions impérialistes, le développement du chacun pour soi, l’ébranlement du leadership américain : “La faillite de la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, à imposer de façon durable son autorité, y compris à la suite de ses différentes opérations militaires, l’a conduite à rechercher un nouvel “ennemi” du “monde libre” et de la “démocratie”, capable de ressouder derrière elle les principales puissances du monde, notamment celles qui avaient été ses alliées : le terrorisme islamique. […] Cinq ans après, l’échec de cette politique est patent. Si les attentats du 11 septembre ont permis aux États-Unis d’impliquer des pays comme la France et l’Allemagne dans leur intervention en Afghanistan, ils n’ont pas réussi à les entraîner dans leur aventure irakienne de 2003, réussissant même à susciter une alliance de circonstance entre ces deux pays et la Russie contre cette dernière intervention. Par la suite, certains de leurs “alliés” de la première heure au sein de la “coalition” qui est intervenue en Irak, tels l’Espagne et l’Italie, ont quitté le navire. Au final, la bourgeoisie américaine n’a atteint aucun des objectifs qu’elle s’était fixés officiellement ou officieusement : l’élimination des “armes de destruction de masse” en Irak, l’établissement d’une “démocratie” pacifique dans ce pays, la stabilisation et un retour à la paix de l’ensemble de la région sous l’égide américaine, le recul du terrorisme, l’adhésion de la population américaine aux interventions militaires de son gouvernement.
La question des “armes de destruction massive” a été réglée rapidement : très vite, il a été clair que les seules qui étaient présentes en Irak étaient celles apportées par la “coalition”, ce qui, évidemment, a mis en évidence les mensonges de l’administration Bush pour “vendre” son projet d’invasion de ce pays.
Quant au recul du terrorisme, on peut constater que l’invasion en Irak ne lui a nullement coupé les ailes mais a constitué, au contraire, un puissant facteur de son développement, tant en Irak même que dans d’autres parties du monde, y compris dans les métropoles capitalistes, comme on a pu le voir à Madrid en mars 2004 et à Londres en juillet 2005.
Ainsi, l’établissement d’une “démocratie” pacifique en Irak s’est soldé par la mise en place d’un gouvernement fantoche qui ne peut conserver le moindre contrôle du pays sans le soutien massif des troupes américaines, “contrôle” qui se limite à quelques “zones de sécurité”, laissant dans le reste du pays le champ libre aux massacres entre communautés chiites et sunnites ainsi qu’aux attentats terroristes qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes depuis le renversement de Saddam Hussein.
La stabilisation et la paix au Proche et Moyen-Orient n’ont jamais paru aussi éloignées : dans le conflit cinquantenaire entre Israël et la Palestine, ces dernières années ont vu une aggravation continue de la situation que les affrontements inter palestiniens entre Fatah et Hamas, de même que le discrédit considérable du gouvernement israélien ne peuvent que rendre encore plus dramatiques. La perte d’autorité du géant américain dans la région, suite à son échec cuisant en Irak, n’est évidemment pas étrangère à l’enlisement et la faillite du “processus de paix” dont il est le principal parrain.
Cette perte d’autorité est également en partie responsable des difficultés croissantes des forces de l’OTAN en Afghanistan et de la perte de contrôle du gouvernement Karzaï sur le pays face aux Talibans.
Par ailleurs, l’audace croissante dont fait preuve l’Iran sur la question des préparatifs en vue d’obtenir l’arme atomique est une conséquence directe de l’enlisement des États-Unis en Irak qui leur interdit toute autre intervention militaire. (…)
Aujourd’hui, en Irak, la bourgeoisie américaine se trouve dans une véritable impasse. D’un côté, tant du point de vue strictement militaire que du point de vue économique et politique, elle n’a pas les moyens d’engager dans ce pays les effectifs qui pourraient éventuellement lui permettre d’y “rétablir l’ordre”. De l’autre, elle ne peut pas se permettre de se retirer purement et simplement d’Irak sans, d’une part, afficher encore plus ouvertement la faillite totale de sa politique et, d’autre part, ouvrir les portes à une dislocation de l’Irak et à la déstabilisation encore bien plus considérable de l’ensemble de la région”. ([14])
De fait, l’occupation de l’Irak qui découle de l’invasion mène à un fiasco pour les États-Unis. Les troupes d’occupation subissent de lourdes pertes lors d’attaques et d’embuscades, la montée en force de l’Iran en tant que puissance régionale défiant les États-Unis n’est nullement bloquée, bien au contraire, et les cadres Baasistes du régime de Saddam rejoignent la résistance et constituent l’armature de mouvements sunnites extrémistes, tel l’État islamique.
Plus fondamentalement, l’aventure irakienne de Bush junior a pleinement ouvert la boîte de Pandore de la décomposition au Moyen-Orient. En effet, elle a d’abord révélé de manière éclatante l’impasse croissante de la politique des États-Unis et la fuite aberrante dans la barbarie guerrière. Elle a fortement affaibli le leadership mondial des États-Unis. Même si la bourgeoisie américaine sous Obama a tenté de réduire l’impact de la politique catastrophique menée par Bush et si l’action de commandos décidée par Obama menant à l’exécution de Ben Laden en 2011 a exprimé une tentative des États-Unis de réagir à ce recul de leur leadership et a souligné leur supériorité technologique et militaire absolue, ces réactions n’ont pas pu inverser la tendance de fond, tout en entraînant les États-Unis dans une fuite en avant dans la barbarie guerrière.
Par ailleurs, l’aventure guerrière de Bush junior a également exacerbé l’expansion du chacun pour soi, qui s’est manifestée en particulier par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes de puissances comme l’Iran, qui a développé son emprise sur les partis et milices chiites dominant l’Irak, mais aussi la Turquie, l’Arabie Saoudite, voire les Émirats du Golfe ou le Qatar qui ont augmenté leur soutien à des groupes radicaux sunnites. Ces ambitions n’ont amené aucune paix à l’Irak mais bien l’exacerbation des tensions entre requins impérialistes et une plongée encore plus profonde de ce pays et de sa population dans un carnage sanglant.
M. Havanais, 22 juillet 202
[1] Revue Internationale n° 64 (1991)
[2] Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France.
[3] Cf. le texte d’orientation : “Militarisme et décomposition”, Revue internationale n° 64.
[4] Cf. “Guerre, militarisme et blocs impérialistes”, Revue internationale n° 52 et 53 (1988).
[5] Cf. à ce propos les “Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient”, Revue Internationale n° 115 (2003) et n° 117 (2004), pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
[6] Sur ce plan, l’histoire du Moyen-Orient souligne combien l’instauration aujourd’hui de nouvelles entités nationales, réussies (Israël) ou non (Kurdistan, Palestine), engendre la guerre et exacerbe les rivalités impérialistes.
[7] “Résolution sur la situation internationale, 6e congrès du CCI”, Revue internationale n° 44 (1986).
[8] En ce qui concerne la Chine, celle-ci n’avait pas encore les moyens dans les années 1980 et 1990 de faire valoir ses intérêts impérialistes au-delà d’un certain seuil. Cependant entre 1980-1989 elle s’était engagée à côté des États-Unis contre la Russie en Afghanistan. Dans la deuxième partie de cet article, nous verrons que son projet de “Route de la soie” ainsi que ses besoins énergétiques attribuent aujourd’hui au Moyen-Orient un poids croissant dans la mise en place de sa politique impérialiste.
[9] “Résolution sur la situation internationale, 9e congrès du CCI, ”, Revue internationale n° 67, (1991)
[10] “Texte d’Orientation Militarisme et décomposition”, Revue internationale n° 64.
[11] “Rapports sur la situation internationale (9e congrès du CCI)”, Revue internationale n° 67 (1991).
[12] Revue internationale n° 90 (1997).
[13] Revue Internationale n° 94 (1998)
[14] Revue Internationale n° 130 (2007).
L’évolution de la situation au Moyen-Orient entre 1990 et 2010 a montré de manière éclatante que les confrontations impérialistes, le militarisme, la barbarie guerrière, qui sont des caractéristiques essentielles de la période de décadence du capitalisme, se sont non seulement intensifiés mais ont surtout vu, dans la phase de décomposition générale de la société capitaliste, leur caractère irrationnel et chaotique s’imposer de plus en plus nettement. C’est ce que les deux guerres du Golfe ont démontrées très clairement. Elles illustrent le fait que les tentatives avortées du “gendarme mondial” américain pour garder le contrôle de la situation et contrecarrer les tendances au “chacun pour soi” au niveau des ambitions impérialistes ont mené au déclin du leadership américain. Elles ont aussi ouvert la boîte de Pandore de l’explosion des appétits impérialistes tous azimuts. Ces tendances s’accentueront de manière spectaculaire dans la deuxième décennie du XXIe siècle.
L’année 2011 est marquée par deux événements majeurs qui symbolisent au plus haut point l’accroissement du chaos dans les rapports impérialistes au Moyen-Orient et marqueront de manière déterminante la période présente : le retrait américain d’Irak et l’éclatement de la guerre civile en Syrie.
Le retrait programmé des troupes américaines et de l’OTAN d’Irak (et, dans un second temps, d’Afghanistan) provoque une instabilité sans précédent dans ces pays qui va participer à l’aggravation de la déstabilisation de toute la région. En même temps, ce retrait souligne aussi combien la puissance impérialiste américaine décline : si, dans les années 1990, elle réussissait à tenir son rôle de “gendarme du monde”, son problème central dans la première décennie du XXIe siècle est d’essayer de masquer son impuissance face à la montée du chaos mondial.
Cette même année, l’éclatement de la guerre civile dans le pays voisin, la Syrie, confirme le caractère de plus en plus chaotique et incontrôlable des conflits impérialistes. Elle fait suite aux mouvements populaires du “printemps arabe” qui ont touché la Syrie comme de nombreux autres pays arabes. En affaiblissant le régime d’Assad, ces derniers ont ouvert la boîte de pandore d’une multitude de contradictions et de conflits que la main de fer de ce régime avait maintenus sous le boisseau pendant des décennies. Les pays occidentaux se sont prononcés en faveur du départ d’Assad mais ils sont bien incapables de disposer d’une solution de rechange sur place alors que l’opposition est totalement divisée et que le secteur prépondérant de cette dernière est constitué par les islamistes.
En même temps, la Russie apporte un soutien militaire sans faille au régime d’Assad qui, avec le port de Tartous, lui garantit la présence de sa flotte de guerre en Méditerranée. Ce n’est pas le seul État qui soutient le régime d’Assad puisque l’Iran y voit l’occasion, avec le Hezbollah libanais et les milices irakiennes qu’elle contrôle, de constituer un grand front chiite. Enfin, la Chine n’est pas en reste. La Syrie est devenue ainsi un nouvel enjeu sanglant des multiples rivalités entre puissances impérialistes de premier ou de deuxième ordre, qui portent avec eux la menace d’un embrasement et d’une déstabilisation considérables de la région dont les populations du Moyen-Orient feront une fois de plus les frais.
Le rapport sur les tensions impérialistes du 20e congrès du CCI (2013) soulignait l’impact de ces deux événements sur l’expansion spectaculaire du militarisme, de la barbarie guerrière et des confrontations tous azimuts entre impérialismes dans la région, profitant du déclin de plus en plus visible du leadership US : “Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi” :
Il s’agit d’une situation explosive qui échappe au contrôle des grands impérialismes et le retrait des forces occidentales d’Irak et d’Afghanistan accentuera encore la tendance à la déstabilisation, même si les États-Unis ont entrepris des tentatives de limiter les dégâts […]. Globalement cependant, dans le prolongement du “printemps arabe”, les États-Unis ont montré leur incapacité à protéger des régimes à leur dévotion (ce qui conduit à une perte de confiance, comme l’illustre l’attitude de l’Arabie Saoudite cherchant à prendre ses distances envers les États-Unis) et ont encore gagné en impopularité.
Cette multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : des pays comme Israël ou l’Iran peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ne sont véritablement sous le contrôle de personne. Nous sommes donc dans une situation extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière” ([1]).
Ce rapport mettait aussi en évidence que ces événements engendraient une instabilité croissante de nombreux États de la région, le déploiement d’idéologies rétrogrades et barbares et une suite ininterrompue de massacres qui provoquaient des flots de réfugiés dans la région et vers l’Europe : “Dès 1991, avec l’invasion du Koweït et la première guerre du Golfe, le front sunnite mis en place par les occidentaux pour contenir l’Iran s’est effondré. L’explosion du “chacun pour soi” dans la région a été ahurissante. Ainsi, l’Iran a été le grand bénéficiaire des deux guerres du Golfe, avec le renforcement du Hezbollah et des mouvements chiites ; quant aux Kurdes, leur quasi-indépendance est un effet collatéral de l’invasion de l’Irak. La tendance au chacun pour soi s’est encore accentuée, surtout dans le prolongement des mouvements sociaux du “printemps arabe”, en particulier là où le prolétariat est le plus faible. On a ainsi assisté à une déstabilisation de plus en plus marquée de nombreux États de la région […].
L’exacerbation des tensions entre factions adverses recoupe tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan ou récemment celle des Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) et au sein du gouvernement marocain. Les Frères musulmans sont aujourd’hui soutenus par le Qatar, et s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis., qui eux avaient soutenu Moubarak et Ben Ali respectivement en Égypte et en Tunisie.
Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes “laïcs” ou “socialistes” (Égypte, Syrie, Irak…) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares”.
Ces orientations mises en évidence dans le rapport allaient tragiquement être confirmées dans les années suivantes.
Les conséquences majeures du retrait américain d’Irak et de la guerre civile en Syrie sur l’exacerbation des tensions impérialistes au Moyen-Orient sont bien pointées dans la résolution sur la situation internationale du 23e congrès international du CCI (2019) : “Le Moyen-Orient, là où l’affaiblissement du leadership américain est le plus manifeste et où l’incapacité américaine de s’engager militairement trop directement en Syrie a laissé le champ ouvert aux autres impérialismes, offre un concentré de ces tendances historiques :
Depuis 2011, l’évolution de la situation dans la région est effectivement caractérisée par une extension sensible du chacun pour soi et une explosion de l’instabilité : l’interminable guerre civile en Syrie, la guerre contre Daech en Irak et en Syrie, les guerres civiles au Yémen et en Libye, les poussées de fièvre régulières entre les États-Unis et l’Iran, la “question kurde” qui pousse la Turquie à intervenir régulièrement en Irak ou en Syrie et l’éternel conflit Israélo-palestinien ont aiguisé les appétits d’une armada de vautours de premier, second ou troisième ordre, qui se confrontent dans la région dans le cadre d’alliances souvent fluctuantes : relevons bien sûr au premier rang les États-Unis, la Russie ou la Chine, mais d’autres brigands se jettent dans la mêlée, tels l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Égypte, et bien sûr Israël qui bombarde le Hamas à Gaza ou l’Iran et ses alliés au Liban et en Syrie, sans oublier les milices et les gangs armés au service de ces puissances ou des chefs de guerre locaux agissant pour leur propre compte.
La Russie consolide sa position dans la région
Au Moyen-Orient, le déclin du “gendarme du monde” a en premier lieu profité à l’impérialisme russe qui a réussi à s’imposer comme la puissance dominante dans le conflit syrien à travers le sauvetage du régime d’Assad. Il a ainsi d’abord sauvegardé son point d’appui dans la région (en particulier sa base navale de Tartous) et a tenté d’accentuer les divisions entre la Turquie et l’OTAN. Pour souligner son poids dans la région, la Russie a également organisé des manœuvres navales communes avec l’Iran et la Chine, qui est une importatrice de pétrole iranien et a soutenu l’action de la Russie et de l’Iran dans la région. Elle a ensuite tenté de consolider cette position en mettant en place une alliance stratégique avec l’Iran et la Turquie (Conférence de Sotchi en février 2019), dans la mesure où elle a intérêt à promouvoir le statu quo actuel, soutenu en cela par la Chine qui, elle aussi, tient à stabiliser la situation. Si cette dernière n’a pas encore dans cette zone du monde les moyens de rivaliser directement avec les requins les plus puissants, elle tente néanmoins d’agir et d’influer en sous-main pour défendre ses propres ambitions impérialistes. Les rapports ambigus que la Turquie entretient à la fois avec les États-Unis (et l’OTAN) mais aussi avec la Russie offrent des opportunités pour l’impérialisme chinois (pour le positionnement de la Turquie, voir plus loin).
L’Iran étend sa domination du Golfe Persique à la Méditerranée
L’Iran est un deuxième bénéficiaire important de l’affaiblissement de la présence américain au Moyen-Orient : la position dominante des fractions chiites en Irak lui a permis de renforcer considérablement son emprise sur ce pays. L’intervention sur le terrain de la force Al-Qods ainsi que la présence en première ligne des combats de combattants du Hezbollah et des milices chiites irakiennes ont changé le rapport de force en Syrie et portent de fait le régime de Assad vers la victoire. Enfin, l’Iran contrôle une large partie du Liban à travers ses alliés du Hezbollah, ce qui fait qu’elle domine de larges territoires allant de la Mer d’Oman et du Golfe Persique jusqu’à la Méditerranée et a donc acquis en tant qu’impérialisme une position dominante dans la région.
Toutefois, son ambition de devenir une puissance atomique l’amène à se confronter plus que jamais aux États-Unis. Par ailleurs, autant ses objectifs nucléaires que ses progressions sur le terrain (Liban, Syrie) entrent en collision frontale avec les intérêts d’Israël, alors que le soutien à la rébellion des Houthis au Yémen exacerbe les tensions avec l’Arabie Saoudite. À l’origine, l’État des Ayatollahs était lié à l’Inde par une série d’accords commerciaux (pétrole contre investissements indiens dans le port iranien de Chabahar), mais l’embargo américain a entraîné une réduction de 40 % des importations de pétrole iranien en Inde ([3]), ce qui a amené l’Inde à se tourner pour son pétrole vers l’Arabie Saoudite. En conséquence, l’Iran tendrait aujourd’hui à se rapprocher du Pakistan et par là à se brancher sur le corridor économique Chine-Pakistan.
Pour l’État théocratique iranien, il n’y a fondamentalement pas d’autre perspective qu’une politique de recherche systématique de confrontation, dans la mesure où c’est la seule qui permet de rallier le peuple derrière le régime et lui faire accepter une pression économique et sociale terrifiante : “Pour Téhéran, la perpétuation de la tension permet de consolider la domination de l’aile dure du régime, dont la colonne vertébrale est constituée par le complexe militaro-économique du Corps des gardiens de la révolution islamique, les pasdarans (“gardiens”)”. ([4]) D’où les provocations régulières, comme récemment l’arraisonnement de pétroliers dans le Golfe Persique, le bombardement d’installations pétrolières en Arabie Saoudite ou l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad (même si elle a sous-estimé dans ce dernier cas l’impact symbolique de l’attaque d’une ambassade americaine, après l’occupation de celle de Téhéran en 1979 et de Benghazi en 2012). Bref, l’Iran ne changera pas de politique, même si elle peut calmer le jeu lorsque la situation de “guerre asymétrique” devient trop explosive. Elle reste donc un puissant vecteur de déstabilisation de la région.
La Turquie : un jeu d’alliances délicat
Le positionnement de la Turquie, qui occupe une place clé dans la région, est à la fois capital pour l’évolution des confrontations et pleine de menaces pour la stabilité même du pays, dans la mesure où toute tendance vers la cristallisation d’une forme d’État ou d’entité indépendante kurde est un cauchemar pour Ankara. Par ailleurs, la Turquie a des ambitions impérialistes importantes dans la région, non seulement en Syrie ou en Irak, mais aussi envers l’ensemble des pays musulmans, de la Libye au Qatar, du Turkménistan à l’Égypte. Bridée dans ses ambitions impérialistes du temps de l’opposition entre blocs russe et américain, elle joue aujourd’hui pleinement sa propre carte impérialiste : autrefois un des piliers de l’OTAN, son statut de membre de l’Alliance est dès lors devenu largement “instable”, d’abord à cause de ses rapports tendus avec les États-Unis et d’autres pays d’Europe de l’Ouest membres de l’OTAN, ensuite aussi à cause des tensions avec l’Union européenne concernant les réfugiés et enfin vu les relations conflictuelles avec la Grèce. Aussi, elle tente de jouer au chantage entre puissances impérialistes en se rapprochant ces dernières années de la Russie et même de l’Iran, pourtant un concurrent impérialiste direct sur le théâtre moyen-oriental.
Par rapport à la guerre civile en Syrie, la Turquie s’est retrouvée dans une situation difficile dans la mesure où les États-Unis s’appuyaient sur leurs ennemis kurdes pour la lutte contre Daech. De fait, les États-Unis estimaient que les Kurdes étaient la chair à canon la plus fiable en Irak ou en Syrie et, de plus, ils se méfiaient des Turcs qui toléraient et instrumentalisaient les actions de divers groupes djihadistes dans les régions qu’ils contrôlaient, comme l’illustre le fait que le “calife” de Daech, El Baghdadi, s’était réfugié dans une zone sous contrôle turc. Le rapprochement avec la Russie visait aussi à exercer un certain chantage envers les États-Unis. Depuis lors, les Américains ont “lâché” les Kurdes, ce qui a permis aux Turcs de lancer une offensive contre les milices kurdes et de les chasser de certaines zones le long de la frontière syro-turque, ceci avec l’assentiment des Russes. De ce fait, les milices sunnites alliées aux Turcs et l’armée turque qui les appuie se confrontent de plus en plus souvent, en particulier dans la poche d’Idlib, aux troupes gouvernementales syriennes alaouites et aux milices iraniennes et libanaises chiites, soutenues par les Russes.
Au sein du monde sunnite, la Turquie s’oppose aussi à l’Arabie Saoudite dans son conflit avec le Qatar ou encore en Égypte, où la Turquie (et le Qatar) soutient les Frères musulmans tandis que l’Arabie Saoudite appuie et finance le régime militaire de Sissi. De la même façon, dans la guerre civile en Libye, les premiers soutiennent le gouvernement de Tripoli tandis que les seconds appuient l’armée du maréchal Haftar.
En conclusion, les confrontations entre brigands impérialistes se développent tous azimuts, tandis que l’instabilité des rapports impérialistes rend l’extension des foyers de tensions imprévisible. Ce que conclut Le Monde diplomatique à propos des relations russo-turques est pleinement valable pour l’ensemble des protagonistes dans la région : “Plus généralement, le concept même d’alliance ou de partenariat, qui induirait un certain nombre de devoirs et de contraintes politiques réciproques, ne permet pas de saisir la nature essentiellement pragmatique de la relation russo-turque. Il ne faut pas confondre la coopération idéologique, politique et économique rendue nécessaire par le contexte géopolitique avec un rapprochement stratégique dans une logique de bloc, ni oublier la constante réévaluation de ses intérêts par chaque pays”. ([5])
Le déroulement de la guerre et de l’occupation de l’Irak avait souligné le recul du leadership americain. Il mettait aussi en évidence de fortes tensions au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière de maintenir sa suprématie mondiale. L’arrivée au pouvoir d’un président populiste, Donald Trump, va accentuer ces tensions et faire émerger plus nettement le rôle des États-Unis en tant que vecteur majeur de déstabilisation au Moyen-Orient (tout comme, à des degrés divers, dans d’autres zones du monde).
L’aperçu de l’évolution des confrontations au Moyen-Orient durant ces trente dernières années a mis en évidence le surgissement de tensions de plus en plus nettes au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière d’essayer de maintenir la suprématie mondiale des États-Unis dans un monde où les blocs ont disparu : d’une part, il y a les tenants d’une approche “multilatérale” qui essaient de mobiliser une large “coalition d’alliés” autour des États-Unis pour contrôler la situation, comme Bush senior l’a fait en 1991 et Obama a tenté de le refaire lors de sa présidence (cf. le traité sur le nucléaire iranien), mais avec un succès de plus en plus mitigé ; d’autre part, face à la montée du “chacun pour soi”, il y a ceux qui prônent l’approche “unilatérale”, où les États-Unis jouent cavalier seul dans le rôle de shérif du monde. C’était l’approche de Bush junior après les attentats du 11 septembre 2001, mais celle-ci a, de son côté, débouché sur l’échec cuisant de l’aventure irakienne.
Lors de l’arrivée au pouvoir de Trump, les différentes fractions au sein de la bourgeoisie américaine ont essayé de “cadrer” le président populiste, que ce soient les tenants du “multilatéralisme” comme le secrétaire d’État Tillerson et le ministre de la défense Mattis, ou les partisans de l’ “unilatéralisme”, comme John Bolton. Tous ont été finalement écartés pour privilégier, au-delà des décisions imprédictibles du président populiste, une politique de type “America First” sur le plan impérialiste. Cette orientation constitue en réalité la reconnaissance officielle de l’échec de la politique impérialiste américaine de ces 25 dernières années : “L’officialisation par l’administration Trump de faire prévaloir sur tout autre principe celui de la défense de leurs seuls intérêts en tant qu’état national et l’imposition de rapports de force profitables aux États-Unis comme principal fondement des relations avec les autres États, entérine et tire les implications de l’échec de la politique des 25 dernières années de lutte contre le chacun pour soi en tant que gendarme du monde et de la défense de l’ordre mondial hérité de 1945”. ([6])
Un principe commun, visant à surmonter le chaos dans les relations internationales, est résumé dans cette locution : “pacta sunt servanda” (les traités, les accords doivent être respectés). Si quelqu’un signe un accord mondial (ou multilatéral) il est censé le respecter, du moins en apparence. Mais les États-Unis, sous Trump, ont aboli cette conception : “Je signe un traité, mais je peux l’abolir demain si c’est dans l’intérêt des États-Unis”. Cela se concrétise par la dénonciation du Pacte Transpacifique (PPT), de l’accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique ou du Traité de Paris sur les changements climatiques. Il en va de même au Moyen-Orient avec le rejet du traité nucléaire avec l’Iran ou des résolutions de l’ONU concernant Israël et la Palestine. Pour Trump, les États-Unis imposeront aux autres pays sans détour par le chantage économique, politique et militaire des accords “bilatéraux” qui seront favorables à leurs intérêts.
“Malgré le populisme de Trump, en dépit des désaccords au sein de la bourgeoisies américaine sur la manière de défendre leur leadership et des divisions en particulier concernant la Russie, l’administration Trump adopte une politique impérialiste en continuité et en cohérence avec les intérêts impérialistes fondamentaux de l’État américain […]”. ([7])
Cette politique exacerbe toutefois les tensions au sein de la bourgeoisie américaine, comme cela apparaît en particulier à travers deux dossiers emblématiques :
- le possible rapprochement avec la Russie.
La fraction Trump reconnaît le profond changement des conditions géostratégiques qui demande à repenser les relations avec la Russie (“ l’instabilité des rapports de forces entre puissances confère à l’État-continent eurasiatique russe, une importance stratégique nouvelle au vu de la place qu’elle peut occuper dans l’endiguement de la Chine”) et se montre favorable à de meilleures relations avec le Kremlin. Par contre, “le reste des institutions américaines [conserve] une grande hostilité envers la Russie. C’est le cas notamment des agences de renseignements américaines qui ont démontré l’ingérence russe mais ont publiquement été désavouées par le Président lors de sa rencontre avec V. Poutine à Helsinki en juillet 2018. Parallèlement au Congrès, la plupart des Républicains ont conservé leur hostilité traditionnelle à l’égard de la Russie (qui date de la Guerre froide) et sont rejoints par les Démocrates, qui sont de plus en plus antirusses à cause des prises de position anti-démocratiques de Poutine”. ([8])
- les négociations avec les Talibans en Afghanistan. Trump avait fait le pari (qui a échoué) d’arriver rapidement à un accord avec les Talibans pour achever le retrait américain en cédant “aux demandes des talibans, en dépit de l’absence de garanties concernant l’organisation de l’État Islamique et Al-Qaïda. Ces négociations ont installé les talibans comme des interlocuteurs crédibles pour l’ensemble des pays de la région et au-delà, ce qui constituait un objectif majeur de l’insurrection. De plus tout le processus ayant été mené en dehors du régime de Kaboul, l’avenir de l’Afghanistan se décidait de fait en dehors de son gouvernement légal. Or, après avoir payé le prix politique de la reconnaissance politique des talibans et s’être ainsi aliéné le gouvernement afghan, le président Trump a annulé la rencontre prévue avec eux à Camp David et a déclaré [...] les négociations mortes. La raison précise de cette volte-face de dernière minute n’est pas connue, y compris chez les diplomates américains”. ([9]) La politique de Trump visant à se retirer “unilatéralement” d’Afghanistan au mépris des alliés et du gouvernement en place a également suscité de fortes oppositions au sein de la diplomatie, des services secrets et de fractions politiques de la bourgeoisie américaine : “Le fait que Trump ait secrètement planifié une rencontre personnelle avec un groupe meurtrier classé par les États-Unis comme terroristes quelques jours avant le dix-huitième anniversaire des attaques du 11 septembre 2001, auxquelles le groupe a participé, aurait fait lever quelques sourcils à Washington. Une manière diplomatique d’exprimer le choc et l’horreur”, commente le Guardian”. ([10])
La politique de Trump aura deux conséquences majeures, qui apparaissent clairement au Moyen-Orient :
Cette politique “bilatérale” tend à saper la fiabilité des États-Unis comme allié : les rodomontades, les coups de bluff et les brusques changements de position de Trump (menaçant l’Iran de représailles militaires d’une part, annulant des frappes militaires au dernier moment d’autre part, ou utilisant les milices kurdes pour les laisser tomber ensuite) non seulement décrédibilisent les États-Unis mais mènent surtout au fait que de moins en moins de pays leur font confiance.
Par ailleurs, les décisions imprévisibles et les coups de poker de Trump ont pour effets de saper les bases des stratégies politiques antérieures des administrations américaines au Moyen-Orient : en dénonçant l’accord nucléaire avec l’Iran, les États-Unis laissent le champ libre non seulement à la Chine et à la Russie, mais s’opposent même à leurs “alliés” de l’UE et même à la Grande-Bretagne. Leur alliance à première vue paradoxale avec Israël et l’Arabie Saoudite, les seuls à les suivre dans leur politique de confrontation avec l’Iran, ne peut que favoriser un rapprochement croissant entre la Turquie, la Russie et l’Iran.
Enfin, en Irak, les États-Unis ont perdu successivement le soutien des sunnites (après la chute de Saddam), des kurdes (après les avoir abandonnés à leur sort en Syrie) et récemment des milices chiites (après “l’élimination” de leurs leaders et de Soleimani), ce qui met même en danger le maintien en Irak de forces américaines et ne peut qu’accroître la méfiance de la Turquie, qui a subi des menaces de pression économique et militaire de la part de Trump.
Dès lors, cette stratégie “trumpienne” reste controversée, d’abord parce que ses résultats sont loin d’être probants et tendent plutôt à accentuer le chaos et la perte de contrôle des États-Unis sur la situation et ensuite parce que les intérêts d’impérialismes locaux sur lesquels Trump prétend baser sa politique dans la région, à savoir Israël ou l’Arabie Saoudite, ne correspondront pas nécessairement toujours à ceux des États-Unis.
Dans le prolongement de sa promesse de rapatrier les “boys” à la maison, Trump redoute par-dessus tout d’être entraîné dans une opération militaire avec des “boots on the ground”. C’est pourquoi il tient absolument à accélérer le retrait de Syrie et d’Afghanistan. En contrepartie, pour maintenir les intérêts de l’impérialisme américain, il exploite pleinement les atouts pour lesquels les États-Unis disposent d’une supériorité écrasante : d’une part, la pression économique, comme avec le chantage économique envers la Turquie ou les sanctions contre l’Iran. Et, d’autre part, la guerre technologique pour mettre à profit la supériorité écrasante des États-Unis dans ce domaine. Les opérations coups de poing contre Al-Baghdadi dans le Nord de la Syrie et de drones contre le général iranien Soleimani près de l’aéroport de Bagdad, dans une région sous contrôle des milices shiites pro-iraniennes, démontrent une capacité inégalée des États-Unis à frapper quand et où ils veulent avec une précision terrifiante.
De plus, comme mentionné ci-dessus, la stratégie américaine vise à s’appuyer sur deux des puissances militaires les plus importantes de la région, Israël et l’Arabie Saoudite, qu’ils arment jusqu’aux dents et sur lesquels ils ont un contrôle étroit, pour assumer la politique d’endiguement de l’Iran.
Cependant, ici aussi, les décisions imprédictibles de Trump sont souvent contestées non seulement au sein de l’appareil politique de la bourgeoisie américaine mais même au sein de la hiérarchie militaire (cf. la démission du ministre de la défense Mattis). Ainsi, plusieurs annonces de retrait de troupes de Syrie ou d’Irak ont été ignorées ou contournées par les stratèges du Pentagone. De même, le Pentagone et les services de renseignement ont exprimé un avis défavorable concernant l’attaque de drone contre Quassem Soleimani.
La politique américaine ne peut donc mener qu’à une augmentation des crispations impérialistes et à une déstabilisation accrue de la situation dans la région. De plus, le comportement de vandale d’un Trump, qui peut dénoncer du jour au lendemain les engagements internationaux américains au mépris des règles établies, représente un nouveau et puissant facteur d’incertitude et d’impulsion du chacun pour soi. “Il forme un indice supplémentaire de la nouvelle étape que franchit le système capitaliste dans l’enfoncement dans la barbarie et l’abîme du militarisme à outrance”. ([11])
La multiplication des conflits et des guerres mène à une extension dramatique du chaos, de la barbarie et du désespoir au Moyen-Orient. Cela se manifeste à travers plusieurs caractéristiques.
Déstabilisation de nombreux États de la région et multiplication de groupes terroristes
Des parties entières du Moyen-Orient, y compris des États entiers, glissent dans l’instabilité et le chaos. C’est de toute évidence le cas de pays comme le Liban, la Libye, le Yémen, l’Irak, la Syrie, le “Kurdistan libéré” ou des territoires palestiniens qui sombrent dans l’horreur de la guerre civile voire carrément dans la guerre de clans. Et dans d’autres pays, comme l’Égypte, la Jordanie (où les Frères musulmans s’opposent au roi Abdallah II), le Bahreïn et même l’Iran ou la Turquie, les tensions sociales et l’opposition entre fractions bourgeoises rendent la situation imprévisible.
L’exacerbation des tensions entre factions adverses divise tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan soutenant les Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) ainsi que le gouvernement libyen officiel. Les Frères musulmans sont aussi soutenus par le Qatar et ces fractions s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, qui eux soutiennent le régime militaire de Sissi en Égypte ou le général Haftar en Libye. Dans le sud de l’Irak, les chiites irakiens s’opposent de plus en plus à la tutelle iranienne chiite.
Les confrontations guerrières de plus en plus sanglantes et la déstabilisation de divers États ont mené à l’émergences de nombreuses organisations terroristes, comme Al-Qaida, l’organisation de l’État Islamique, le Front Al-Nosra, le Hezbollah et divers autres groupes salafistes, qui sont financés et utilisés par divers impérialismes régionaux (le Pakistan, l’Arabie Saoudite et les Émirats, la Turquie, l’Iran) et qui sèment la terreur et la désolation non seulement dans la région mais qui frappent aussi directement l’Europe par des campagnes d’attentats terroristes (Madrid, Paris, Londres, Bruxelles,…).
Bien sûr, ces tendances religieuses, les unes plus barbares que les autres, ne sont là que pour cacher les intérêts impérialistes qui gouvernent la politique des diverses cliques au pouvoir. Plus que jamais aujourd’hui, avec les guerres en Syrie, Libye et au Yémen, il est évident qu’il n’existe pas de “bloc musulman” ou de “bloc arabe”, mais différentes cliques bourgeoises défendant leurs propres intérêts impérialistes en exploitant les oppositions religieuses (chrétiens, juifs, musulmans, diverses tendances au sein du sunnisme ou du chiisme) mais aussi les divisions ethniques (Kurdes, Turcs, Arabes) ou tribales (Libye, Yémen), ce qui apparaît d’ailleurs aussi dans la lutte entre des pays comme la Turquie, le Maroc, l’Arabie Saoudite ou le Qatar pour le contrôle des mosquées à “l’étranger”, en Europe en particulier. “Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes “laïcs” ou “socialistes” (Égypte, Syrie, Irak,…) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares”. ([12])
Révoltes populaires impuissantes écrasées dans le sang
De la fin 2010 à la fin 2012, une série de contestations populaires embrasa de nombreux pays du monde arabe. Les populations protestaient à la fois contre la pauvreté et le chômage et contre la tyrannie et la corruption de gouvernements autoritaires installés au pouvoir depuis des décennies. Ce mouvement qui commença en Tunisie, s’étendit ensuite vers d’autres pays, tels l’Égypte, la Jordanie, le Bahreïn ou la Syrie. Cependant, l’ensemble de ces mouvements sociaux furent soit détournés au profit d’une fraction bourgeoise en lutte contre d’autres, soit écrasés dans le sang. “Le fait que les manifestations du “Printemps arabe” en Syrie aient abouti non sur la moindre conquête pour les masses exploitées et opprimées mais sur une guerre qui a fait plus de 100 000 morts constitue une sinistre illustration de la faiblesse dans ce pays de la classe ouvrière, la seule force qui puisse mettre un frein à la barbarie guerrière. Et c’est une situation qui vaut aussi, même si sous des formes moins tragiques, pour les autres pays arabes où la chute des anciens dictateurs a abouti à la prise du pouvoir par les secteurs les plus rétrogrades de la bourgeoisie représentés par les islamistes, comme en Égypte ou en Tunisie, ou par un chaos sans nom comme en Libye”. ([13])
Une nouvelle vague de révoltes sociales éclate en 2019 au sein de populations soumises aux conséquences traumatisantes et dramatiques des tensions impérialistes et des guerres sans fin. En Iran, la contestation populaire explose une fois de plus contre la hausse des carburants durant l’automne 2019 ; Lors de l’automne 2019 et l’hiver 2020, les chiites irakiens se soulèvent contre la corruption et la mainmise de l’Iran (environ 500 morts et plus de 20 000 blessés) ; au Liban la révolte sociale se développe à travers les mouvements des retraités (en particulier de l’armée) des fonctionnaires, des jeunes, et a débouché sur un large mouvement, le “Hirak” (“mouvement”) qui occupe la rue depuis octobre 2019 jusqu’à aujourd’hui face à l’effondrement et à la faillite économique, à la paupérisation liée aux conséquences des carnages guerriers et à la corruption des cliques au pouvoir. Une fois de plus, tous ces mouvements sont détournés vers des voies de garage ou écrasés dans le sang, soulignant l’impuissance des populations en l’absence de perspective prolétarienne mondiale. Ces révoltes populaires contre la misère, l’exploitation la violence et la corruption expriment le rejet désespéré et sans espoir de la barbarie impérialiste par des millions de personnes, victimes de la plongée de la région dans le chaos sanglant. En accentuant l’instabilité et en aggravant potentiellement le chaos, ces révoltes ont aussi un impact sur la capacité des différents impérialismes à développer leurs objectifs ou à conserver leurs positions “acquises”.
Désespoir de populations entières “déplacées” et réfugiées
Le bilan des pertes de vies humaines causées par la barbarie guerrière n’a cessé de croître. En Syrie par exemple, il est estimé à 580 000 morts entre 2013 et début 2020, avec les destructions systématiques des habitations ou de villes entières (telles Alep et Idlib en Syrie ou Mossoul en Irak) et les bombardements à répétition des hôpitaux supposés servir de refuges aux forces rebelles. Tout cela, sans compter les victimes innombrables, aujourd’hui passées sous silence, de la pénurie de vivres qui sévit dans les régions sinistrées depuis 2013. Cette situation ne peut qu’accentuer un autre phénomène amplifié par la phase de décomposition du capitalisme : la déportation ou l’exode massif de populations fuyant les massacres et la misère, survivant dans des ruines de villes rasées ou s’entassant dans des camps insalubres ou des bidonvilles. Au Moyen-Orient, cela prend des proportions cataclysmiques : plus de 6 millions de Syriens ont fui à l’étranger, auxquels il faut ajouter plus de 6 millions de “déplacés” internes, soit environ la moitié de la population du pays. Et la situation est similaires dans les autres pays de la région : environ 300 000 réfugiés irakiens et plus de 2,6 millions de déplacés internes, 2 ,5 millions d’Afghans essentiellement réfugiés dans les pays voisins, 280 000 yéménites réfugiés et 2,1 millions de déplacés internes, 500 000 déplacés internes libyens, plus de 3 millions de réfugiés palestiniens et 2 millions de réfugiés “internes”.
Des masses de pauvres gens brisés affluent vers les États les plus riches, à la recherche désespérée d’une terre d’asile, notamment en Europe. Or, cette dernière n’a de véritable solution devant l’afflux de migrants sinon chercher coûte que coûte à les bloquer, les parquer, à les rejeter sans ménagement en les renvoyant à la mort, à édifier des murs et des barbelés. Les gouvernements européens n’ont d’ailleurs de cesse de distiller la peur de l’étranger, réprimant même sévèrement ceux qui tendent la main aux migrants et essaient de les aider. Le cynisme des États européens, n’a d’ailleurs pas de limites. La Turquie, moyennant des aides économiques et financières, est chargée de bloquer le passage des migrants vers la Grèce en les parquant dans des camps de réfugiés aux conditions inhumaines (près de trois millions de réfugiés actuellement). Derrière cet accord se joue un vrai marchandage d’êtres humains avec un tri au compte-gouttes entre ceux qui pourront rejoindre un pays européen et ceux, l’immense majorité, qui restent dans les camps.
La “victoire” sur Daech qui s’est matérialisée par la prise de Mossoul, Rakka, Deir-Ez-Zor, l’emprisonnement et la dispersion des derniers combattants djihadistes, ainsi que la “victoire” du régime d’Assad dans la guerre civile en Syrie, auraient pu impliquer une stabilisation des positions et une réduction des affrontements. Comme le souligne la résolution du 23e congrès international, c’est tout le contraire qui se réalise aujourd’hui : “Les “victoires” militaires en Irak et en Syrie contre l’État Islamique et le maintien d’Assad au pouvoir n’offrent aucune perspective de stabilisation. En Irak, la défaite militaire de l’EI n’a pas éliminé le ressentiment de l’ancienne fraction sunnite de S. Hussein qui lui a donné naissance : l’exercice du pouvoir pour la première fois par des chiites ne fait que l’attiser encore. En Syrie, la victoire militaire du régime ne signifie ni la stabilisation ni la pacification de l’espace syrien partagé et soumis à des impérialismes aux intérêts concurrents”. ([14])
Des victoires qui préludent à de nouvelles confrontations
L’État islamique a été défait par les avions et drones américains, mais les “boots on the ground” étaient les milices kurdes et les légions chiites entraînées par l’Iran. La “trahison” des kurdes par Trump et l’“élimination” du leader principal des milices chiites en même temps que le général Soleimani, chef des “gardiens de la Révolution”, par un drone américain fait sauter en éclat cette alliance circonstancielle et implique des conséquences importantes pour le développement de nouvelles tensions :
La défaite de Daech n’a donc en rien réduit l’instabilité et le chaos. Ceci d’autant plus que les divers impérialismes n’hésitent pas à pousser à la confrontation.
Cela est vrai aussi en ce qui concerne la Syrie. “La Russie et l’Iran se divisent profondément quant à l’avenir de l’État syrien et la présence de leurs troupes militaires sur son territoire”. ([15])
La Russie et l’Iran n’ont pas la même vision sur l’avenir de l’État syrien et d’une éventuelle réorientation des forces contre Israël. Dans les coulisses, la Russie tente de mettre en place un projet de rapprochement entre Ankara et Damas, mais ceci s’annonce difficile avec la faction dirigeante actuelle : Assad a qualifié Erdogan de “voleur de territoire” et a rappelé “son total refus de toute invasion de terres syriennes sous aucun nom ou sous aucun prétexte” ; son but est de rétablir au final le contrôle de son gouvernement sur l’ensemble du territoire de la Syrie. Pour légitimer sur la scène internationale le pouvoir syrien et aussi pour entamer la reconstruction matérielle du pays (au moins de certaines infrastructures vitales) au moyen de fonds que les deux parrains russe et iranien ne sont pas vraiment en mesure de lui fournir, Moscou se résigne à favoriser la réintégration de Damas dans la “famille arabe” (cf. “Syrie : retour feutré dans la famille arabe” titre Le Monde diplomatique de juin 2020). En conséquence, la Syrie commence à faire des appels du pied aux pays arabes, en particulier pour le moment aux Émirats arabes unis et au sultanat d’Oman, mais cette orientation ne peut qu’attiser les tensions avec le parrain iranien et exacerber la lutte de factions au sein même du régime.
Des indications subtiles révèlent le développement des tensions avec l’Iran : il y a par exemple “La diffusion par les services de l’ayatollah Khamenei, “Guide suprême” du régime depuis 1989, d’une affiche représentant une prière collective sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, le troisième lieu saint de l’Islam. […]
La place d’honneur de cette cérémonie virtuelle revient à Hassan Nasrallah, reconnaissable au turban noir des supposés descendants du prophète Mohammed. Il est depuis 1992 le chef du Hezbollah, le “parti de Dieu” pro-iranien au Liban, qui reconnaît Khamenei comme autorité à la fois politique et spirituelle. En revanche, Bachar al-Assad […], n’apparaît qu’au troisième rang à gauche. Cette rétrogradation protocolaire suscite le trouble au sein de la dictature syrienne, qui n’a dû sa survie depuis 2011 qu’à l’engagement au sol du Hezbollah et des milices pro-iraniennes, encadrées par les Gardiens de la révolution. Assad n’a en effet cessé de se présenter comme le fer de lance de la “résistance” à Israël, assimilant ainsi l’opposition syrienne à un “complot sioniste”. Voir celui qui est officiellement le “président de la République arabe syrienne” relégué derrière des chefs de milice conduit à s’interroger sur la solidité du soutien iranien à son régime.
Une telle humiliation intervient au moment où la famille Assad étale ses règlements de compte en public. Ces différends au sommet sont eux-mêmes amplifiés par les critiques inédites émises depuis Moscou à l’encontre de la dictature syrienne et de son incapacité à sortir d’une pure logique de guerre. Déjà très dépendant de la Russie sur le plan militaire, le régime Assad l’est encore plus de l’Iran, dont les partisans disposent en Syrie de véritables privilèges extraterritoriaux”. ([16])
La politique de Trump et de ses comparses dans la région ne peut que jeter de l’huile sur le feu
Le retrait de la grande majorité des troupes américain dans la région ne signifie nullement l’arrêt de toute immixtion américaine au Moyen-Orient : “Les États-Unis et les occidentaux ne peuvent pas non plus renoncer à leurs ambitions dans cette zone stratégique du monde”. ([17]) L’objectif majeur de la politique de Trump est la mise en œuvre d’une pression constante vis-à-vis de l’Iran visant à déstabiliser et à renverser le régime des Ayatollahs en jouant sur ses divisions internes.
Pour ce faire, en complément du chantage économique et d’actions coup de poing contre ce pays, Trump mène une politique d’appui inconditionnel à l’Arabie Saoudite et à Israël, dans le cadre de laquelle les États-Unis fournissent à chacun de ces deux États et à leurs dirigeants respectifs les gages de soutien indéfectible sur tous les plans (fourniture d’équipements militaires dernier cri, appui de Trump dans le scandale de l’assassinat de l’opposant Khashoggi dans le cas de l’Arabie Saoudite, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan dans le cas d’Israël) pour s’attacher leur alliance. De cette manière, ils piègent aussi ces États en les liant inconditionnellement à leur politique par des mesures qui les isolent par rapport au reste du monde.
La priorité de l’endiguement de l’Iran s’accompagne de la perspective de l’abandon des accords d’Oslo de la solution des “deux États” (israélien et palestinien) en “terre sainte”. L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la proposition d’un “big deal” pour la question palestinienne (l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine “géante”) visent en particulier à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : “Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime”[…] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne”. ([18])
Cependant, ce plan, qui est une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux) comme régional, ne pourra que réactiver la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, il ne peut qu’enhardir les comparses israéliens et saoudiens dans leurs propres désirs de confrontation. Ainsi, les tensions entre ces comparses de Trump et les autres impérialismes de la région s’aiguisent : – “Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne”. ([19])
Quant au régime des Ayatollahs, alors qu’il est mis sous forte pression par les sanctions économiques imposées par les États-Unis, par les tensions sociales au sein de la société iranienne même subissant la misère et les pénuries de biens vitaux, le résultat de quarante années d’économie de guerre, et par l’opposition de plus en plus explicite de la population chiite d’Irak contre le “colonialisme” iranien, il ne peut que choisir la fuite en avant dans les confrontations. Ainsi, c’est cette détérioration de la situation qui aurait poussé Soleimani à orchestrer des provocations de plus en plus fortes contre les États-Unis : “Le plan de Soleimani […] visait à provoquer une riposte militaire dans le but de détourner contre les États-Unis la colère qui montait”. ([22]) L’objectif est avant tout de renforcer l’union sacrée contre les “Satans” : “Certes, l’Iran a perdu en la personne de Soleimani un chef militaire d’un grand prestige et d’une expérience précieuse. Mais ses funérailles, organisées à plus grande échelle que celles de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny en 1989, ont été l’occasion d’une énorme campagne d’exaltation du nationalisme iranien. Les chefs de l’opposition interne au régime, et même les partisans de la monarchie déchue en 1979, se sont joints à cette union sacrée”. ([23])
Les louvoiements impérialistes de la Turquie
Le président turc Erdogan subit la pression économique des États-Unis et cela a aussi un impact sur l’économie turque et sur le mécontentement social croissant dans le pays ; cela s’est exprimé par un net recul de l’AKP lors des élections locales, surtout dans les grandes villes. Sur le plan impérialiste, Erdogan voit ses concurrents régionaux marquer des points, l’Iran en Syrie, l’Arabie Saoudite en Égypte. Or, “[…] la Turquie ne peut accepter les trop grandes ambitions régionales de ses deux rivaux”. ([24]) Cette situation le pousse à radicaliser son discours par rapport à l’Europe, les Kurdes, l’Égypte et la Palestine en vue de rassembler la population derrière lui par un discours nationaliste. En même temps, la Turquie s’engage de plus en plus sur différents terrains par l’envoi de troupes.
En Syrie, les groupes sunnites que la Turquie soutient perdent de plus en plus de terrain dans la province d’Idlib, ce qui risque d’amener une nouvelle vague de réfugiés (un million de réfugiés risquent de passer en Turquie qui en compte déjà trois). Ankara a envoyé des troupes dans la poche d’Idlib, ce qui peut mener à des accrochages de plus en plus importants avec les troupes gouvernementales syriennes, les milices kurdes, voire avec les forces russes. Dans ce contexte, la Turquie tente d’opérer un mouvement de rapprochement avec l’Europe et l’OTAN, mais se trouve confronté à l’imprédictible politique de Trump, donnant d’abord son aval à une opération contre les Kurdes puis, face aux désaccords au sein de sa propre administration et au tollé parmi les alliés, ordonnant de limiter l’opération en menaçant de détruire son économie si la Turquie n’obtempérait pas.
En Libye, Erdogan, après avoir fait échouer la conférence de Moscou sur la Libye, a également envoyé des troupes pour “sauver” le gouvernement de Tripoli (reconnu officiellement par l’UE), menacé par l’avancée des troupes du maréchal Haftar, soutenu non seulement par l’Égypte et l’Arabie Saoudite, mais également par la Russie (et la France !), en contrepartie de l’obtention des droits de forage au large de la côte libyenne, ce qui a provoqué une levée de bouclier d’Israël, de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte. Cette dernière vient d’ailleurs de décider à son tour d’envoyer des troupes en Libye.
Les ambitions impérialistes turques intensifient même les oppositions au sein de l’OTAN et de l’UE : la marine turque a empêché un bateau grec de la force de contrôle européenne en Méditerranée de contrôler la cargaison (probablement des armes turques) d’un navire en route pour le port libyen de Misratah.
La politique d’Ankara contribue donc fortement à l’expansion du militarisme et du chaos et est un facteur majeur d’extension de l’instabilité et des confrontations à une région s’étendant du Sahel à l’Afghanistan.
Bref, l’idée d’une stabilisation de la région, d’un endiguement des ambitions impérialistes tous azimuts, de la barbarie guerrière et du chaos est une pure vue de l’esprit.
Tout d’abord, “[…], si l’impérialisme, le militarisme et la guerre s’identifient à ce point à la période de décadence, c’est que cette dernière correspond bien au fait que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives : le caractère parfaitement irrationnel, sur le plan économique global, des dépenses militaires et de la guerre ne fait que traduire l’aberration que constitue le maintien de ces rapports de production”. ([25])
Dans ce contexte, les trente dernières années de l’histoire dramatique du Moyen-Orient font pleinement ressortir quel est impact dévastateur sur la région de la tendance croissante au pourrissement sur pied et à la dislocation du capitalisme, qui caractérisent la période actuelle de décomposition :
Cette description apocalyptique de la situation au Moyen-Orient préfigure ce qui nous attend si nous laissons s’étendre le pourrissement sur pied du mode de production capitaliste. La multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : outre les confrontations entre impérialismes majeurs, tels les États-Unis, la Chine ou la Russie, des pays comme Israël ou l’Iran, la Turquie ou l’Arabie Saoudite peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ont leur propre agenda impérialiste et échappent à tout contrôle véritable. La situation est donc extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière. Le degré de chaos impérialiste et de barbarie guerrière, au-delà de ce qu’on aurait pu imaginer il y a 30 ans, traduit bien l’obsolescence du système et la nécessité impérieuse de son renversement.
R. Havanais, 22 juillet 2020
[1]“Rapport sur les tensions impérialistes, 20e congrès du CCI”, Revue internationale n° 152 (2013).
[2] Revue internationale n° 164.
[3] Cf. Le Monde diplomatique (septembre 2019).
[4] Le Monde diplomatique (février 2020).
[5] Le Monde diplomatique (octobre 2019).
[6] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[7] Ibid.
[8] Diplomatie, “Grands Dossiers” n° 50.
[9] Le Monde (24 octobre 2019).
[10] Courrier International (11 septembre 2019).
[11] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[12] “Rapport sur les tensions impérialistes, 20e congrès du CCI”, Revue internationale n° 152 (2013).
[13] “20e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 152 (2013).
[14] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[15] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[16] Le Monde (31 mai 2020).
[17] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[18] L’Orient-Le Jour (18 juin 2019).
[19] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[20] New York Times (28 août 2019).
[21] Le Monde diplomatique (juin 2020).
[22] “Inside the plot by Iran’s Soleimani to attack US forces in Iraq”, Reuters (4 janvier 2020).
[23] Le Monde diplomatique (juin 2020).
[24] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[25] “Texte d’orientation Militarisme et décomposition”.