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Dans la première partie de cet article, nous avons répondu à l'accusation qui nous est faite d'être devenus “léninistes” et d'avoir changé de position sur la question organisationnelle. Nous avons montré que le “léninisme” s'oppose non seulement à nos principes et positions politiques, mais aussi qu'il vise à la destruction de l'unité historique du mouvement ouvrier. En particulier, il rejette la lutte des gauches marxistes au sein, puis en dehors, des 2c et 3e Internationales en dressant Lénine contre Rosa Luxemburg, Pannekoek, etc. Le “léninisme” est la négation du militant communiste Lénine. Il est l'expression de la contre-révolution stalinienne au début des années 1920.
Nous avons aussi affirmé que nous nous étions toujours revendiqué du combat de Lénine pour la construction du parti contre l'opposition de l'économisme et des mencheviks. Nous avons aussi rappelé que nous maintenions notre rejet de ses erreurs en matière d'organisation, particulièrement sur le caractère hiérarchique et “militaire” de l'organisation, de même qu'au niveau théorique sur la question de la conscience de classe qui devrait être apportée au prolétariat de l'extérieur, tout en resituant ces erreurs dans leur cadre historique afin d'en comprendre leur dimension et leur signification réelles.
Quelle est la position du CCI sur Que faire? et sur Un pas en avant, deux pas en arrière ? Pourquoi affirmons-nous que ces deux ouvrages de Lénine représentent des acquis théoriques, politiques et organisationnels irremplaçables ? Est-ce que nos critiques qui portent sur des points qui ne sont pas du tout secondaires - en particulier sur la question de la conscience telle qu'elle est développée dans Que faire? - ne remettent pas en cause notre accord fondamental avec Lénine ?
LA POSITION DU CCI SUR QUE FAIRE?
“Il serait faux et caricatural d'opposer ainsi un Que faire? substitutionniste de Lénine à une vision saine et claire de Rosa Luxemburg et de Trotsky (celui-ci d'ailleurs se fera, dans les années 1920, l'âpre défenseur de la militarisation du travail et de la dictature toute puissante du parti !).” ([1]) Comme on le voit, notre position sur Que faire ? commence par reprendre notre méthode d'appréhension de l'histoire du mouvement ouvrier, méthode qui s'appuie sur l'unité et la continuité de ce dernier comme nous l'avons présenté dans la première partie de cet article. Elle n'est pas nouvelle et remonte à la fondation même du CCI.
Que faire ? (1902) comporte deux grandes parties. La première est dédiée à la question de la conscience de classe et du rôle des révolutionnaires. La deuxième porte directement sur les questions d'organisation. L'ensemble est une critique implacable des “économistes” qui ne considèrent possible un développement de la conscience dans la classe ouvrière qu'à partir de ses luttes immédiates. Ils tendent ainsi à sous-estimer et à nier tout rôle politique actif aux organisations révolutionnaires dont la tâche se limiterait à “aider” les luttes économiques. Conséquence naturelle de cette sous-estimation du rôle des révolutionnaires, l'économisme s'oppose à la constitution d'une organisation centralisée et unie capable d'intervenir largement et d'une seule voix sur toutes les questions, économiques comme politiques.
Le texte de Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (1903), qui est un complément à Que faire ? sur le plan historique, rend compte de la rupture entre bolchéviks et mencheviks au 2e congrès du POSDR qui vient d'avoir lieu.
La faiblesse principale - nous l'avons dit - de Que faire ? est sur la conscience de classe. Quelle est l'attitude des autres révolutionnaires sur cette question ? Jusqu'au 2e congrès, seul l'“économiste” Martinov s'y oppose. Ce n'est qu'après le congrès que Plékhanov et Trotsky critiquent la conception erronée de Lénine sur la conscience apportée de l'extérieur à la classe ouvrière. Ils sont les seuls à rejeter explicitement la position de Kautsky reprise par Lénine selon laquelle “le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre (et que) le porteur de la science n'est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois.” ([2])
La réponse de Trotsky sur ce point de la conscience est assez juste, bien qu'elle reste aussi très limitée. N'oublions pas que nous nous trouvons en 1903 et la réponse de Trotsky, Nos tâches politiques, date de 1904. Le débat sur la grève de masse a à peine débuté en Allemagne, et ce n'est qu'avec l'expérience de 1905 en Russie qu'il va réellement se développer. Trotsky repousse clairement la position de Kautsky et souligne le danger de substitutionnisme qu'elle comporte. Mais pour autant, et alors qu'il est très virulent contre Lénine sur les questions d'organisation, il ne se démarque pas complètement sur cet aspect particulier. Il comprend et explique les raisons d'une telle prise de position :
“Lorsque Lénine reprit à Kautsky l'idée absurde du rapport entre l'élément "spontané" et l'élément "conscient" dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat, il ne faisait que définir grossièrement les tâches de son époque.” ([3])
Outre la clémence de Trotsky sur ce plan, il convient de relever que personne parmi les nouveaux opposants à Lénine ne s'était élevé contre la position de Kautsky sur la conscience avant le 2e congrès du POSDR quand ils étaient unis dans la lutte contre l'économisme. Au congrès, Martov, leader des mencheviks, reprend exactement la même position que Kautsky et Lénine : “Nous sommes l'expression consciente d'un processus inconscient.” ([4]) A la suite du congrès, cette question est jugée si peu importante que les mencheviks nient encore toute divergence programmatique et attribuent la division aux “élucubrations” de Lénine sur l'organisation :
“Avec ma faible intelligence, je ne suis pas capable de comprendre ce que peut être "l'opportunisme sur les problèmes organisationnels", posé sur le terrain comme quelque chose d'autonome, en dehors d'un lien organique avec les idées programmatiques et tactiques.” ([5])
La critique de Plékhanov, si elle est juste, reste assez générale et se contente de rétablir la position marxiste sur la question. L'argumentation principale est qu'il n'est pas vrai que “les intellectuels [ont] "élaboré" leurs propres théories socialistes "de manière totalement indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier" - cela n'est jamais arrivé et ne pouvait pas arriver.” ([6])
Plékhanov se limite au niveau théorique à la question de la conscience. Il n'aborde pas les débats du 2e Congrès. Il ne répond pas à la question centrale : quel Parti et quel rôle pour ce Parti ? Seul Lénine y répond.
La question centrale de Que faire? : élever la conscience
Lénine a un souci central dans sa polémique contre l'économisme sur le plan théorique : la question de la conscience de classe et son développement dans la classe ouvrière. On sait que Lénine est revenu rapidement sur la position de Kautsky. En particulier avec l'expérience de grève de masse russe de 1905 et l'apparition des premiers soviets. En janvier 1917, c'est-à-dire avant le début de la révolution en Russie, alors que la guerre impérialiste fait rage, Lénine revient sur la grève de masse en 1905. Des passages entiers sur “l'enchevêtrement des grèves économiques et grèves politiques” pourraient apparaître comme rédigés par Rosa Luxemburg ou Trotsky ([7]). Et ils donnent un aperçu du rejet par Lénine de son erreur initiale en grande partie provoquée par ses “tordages de barre” ([8]).
“La véritable éducation des masses ne peut jamais être séparée d'une lutte politique indépendante, et surtout de la lutte révolutionnaire des masses elles-mêmes. Seule l'action éduque la classe exploitée, seule elle lui donne la mesure de ses forces, élargit son horizon, accroît ses capacités, éclaire son intelligence et trempe sa volonté.” ([9]) On est loin de ce que dit Kautsky.
Mais déjà dans Que faire?, ce qui est dit sur la conscience est contradictoire. A côté de la position fausse, Lénine affirme par exemple : “Ceci nous montre que l'"élément spontané" n'est au fond que la forme embryonnaire du conscient.” ([10])
Ces contradictions sont la manifestation du fait que Lénine, comme le reste du mouvement ouvrier en 1902, n'a pas une position très précise et très claire sur la question de la conscience de classe ([11]). Les contradictions de Que faire ? et les prises de position ultérieures montrent qu'il n'est pas particulièrement attaché à la position de Kautsky. D'ailleurs il n'y a que trois passages bien délimités de Que faire ? dans lesquels il écrit que “la conscience doit être apportée de l'extérieur”. Et sur les trois, il en est un qui n'a rien à voir avec ce que dit Kautsky.
Rejetant que l'on puisse “développer la conscience politique de classe des ouvriers, pour ainsi dire de l'intérieur de leur lutte économique, c'est-à-dire en partant uniquement (ou du moins principalement) de cette lutte, en se basant uniquement (ou du moins principalement) sur cette lutte)... [Lénine répond que] ...la conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.” ([12]) La formule est confuse, mais l'idée est juste. Et ne correspond pas à ce qu'il défend dans les deux autres utilisations du terme “extérieur” quand il parle de la conscience. Sa pensée est encore plus précise dans un autre passage : “La lutte politique de la social-démocratie est beaucoup plus large et plus complexe que la lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement.” ([13])
Lénine rejette très clairement la position développée par les économistes sur la conscience de classe comprise comme produit immédiat, direct, mécanique et exclusif des luttes économiques.
Nous sommes du côté de Que faire ? dans le combat contre l'économisme. Nous sommes aussi d'accord avec les arguments critiques utilisés contre l'économisme et nous disons qu'ils sont encore aujourd'hui d'actualité quant à leur contenu théorique et politique.
“L'idée selon laquelle la conscience de classe ne surgit pas de manière mécanique des luttes économiques est entièrement correcte. Mais l'erreur de Lénine consiste à croire qu'on ne peut pas développer la conscience de classe à partir des luttes économiques et que celle-ci doit être introduite de l'extérieur par un parti.” ([14])
Est-ce là une nouvelle appréciation du CCI ? Voilà des citations de Que faire ? que nous reprenions à notre compte, en 1989, dans un article de polémique ([15]) avec le BIPR pour appuyer, déjà, ce que nous disons aujourd'hui :
“La conscience socialiste des masses ouvrières est la seule base qui peut nous garantir le triomphe (...). Le parti doit avoir toujours la possibilité de révéler à la classe ouvrière l'antagonisme hostile entre ses intérêts et ceux de la bourgeoisie. [La conscience de classe atteinte par le parti] doit être diffusée parmi les masses ouvrières avec un zèle croissant. (...) il faut s'efforcer le plus possible d'élever le niveau de conscience des ouvriers en général. [La tâche du parti est de] tirer profit des étincelles de conscience politique que la lutte économique a fait pénétrer dans l'esprit des ouvriers pour élever ceux-ci au niveau de la conscience social-démocrate.” ([16])
Pour les détracteurs de Lénine, les conceptions présentées dans Que Faire ? annoncent le stalinisme. Un lien unirait donc Lénine et Staline y compris en matière d'organisation ([17]). Nous avons repoussé ce mensonge dans la première partie de cet article sur le plan historique. Et nous le repoussons aussi sur le plan politique, y compris sur les questions de la conscience de classe et de l'organisation politique.
Il y a une unité et une continuité de Que faire ? avec la révolution russe, mais surement pas avec la contre-révolution stalinienne. Cette unité et cette continuité existent avec tout le processus révolutionnaire qui relie les grèves de masse de 1905 et celles de 1917, qui va de février 1917 à l'insurrection d'octobre 1917. Pour nous, Que faire ? annonce les Thèses d'avril en 1917 : “Les masses trompées par la bourgeoisie sont de bonne foi. Il importe de les éclairer avec soin, persévérance, avec patience sur leur erreur, de leur montrer le lien indissoluble du capital et de la guerre impérialiste (...). Explication aux masses que les soviets représentent la seule forme possible de gouvernement ouvrier.” ([18]) Pour nous, Que faire ? annonce l'insurrection d'octobre et le pouvoir des soviets.
Nos détracteurs actuels “anti-léninistes” passent complètement sous silence cette préoccupation centrale de Que Faire ? sur la conscience, reprenant ainsi un des éléments de la méthode stalinienne que nous avons dénoncée dans la première partie de cet article. Tel Staline qui faisait gommer les vieux militants bolcheviks sur les photos, ils gomment l'essentiel de ce que dit Lénine et nous accusent d'être devenus “léninistes”, c'est-à-dire staliniens.
Pour les laudateurs sans critique de Lénine tel le courant bordiguiste, nous serions d'indécrottables idéalistes par notre insistance sur le rôle et l'importance de “la conscience de classe dans la classe ouvrière” dans la lutte historique et révolutionnaire du prolétariat. Pour qui veut bien lire ce qu'a écrit Lénine et pour qui veut bien se plonger dans le processus réel de discussions et de confrontations politiques de l'époque, les deux accusations sont fausses.
La distinction de Que faire? entre organisation politique et organisation unitaire
Au niveau politique et organisationnel il y a d'autres apports fondamentaux dans Que faire ?. Il s'agit notamment de la distinction claire et précise que Lénine fait entre les organisations dont se dote la classe ouvrière dans ses luttes quotidiennes, les organisations unitaires, et les organisations politiques. Voyons d'abord l'acquis au plan politique.
“Ces cercles, associations professionnelles des ouvriers et organisations sont nécessaires partout ; il faut qu'ils soient le plus nombreux et que leurs fonctions soient le plus variées possible ; mais il est absurde et nuisible de les confondre avec l'organisation des révolutionnaires, d'effacer la ligne de démarcation qui existe entre eux (...) L'organisation d'un parti social-démocrate révolutionnaire doit nécessairement être d'un autre genre que l'organisation des ouvriers pour la lutte économique.” ([19])
A ce niveau, cette distinction n'est pas une découverte pour le mouvement ouvrier. La social-démocratie internationale, particulièrement allemande, est claire sur la question. Mais Que faire ?, dans sa lutte contre la variante russe de l'opportunisme à cette époque, l'économisme, et tenant en compte les conditions particulières, concrètes, de la lutte de classe dans la Russie tsariste, est amené à aller plus loin et à avancer une idée nouvelle.
“L'organisation des révolutionnaires doit englober avant tout et principalement des hommes dont la profession est l'action révolutionnaire. Devant cette caractéristique commune aux membres d'une telle organisation doit s'effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels et, à plus forte raison, entre les diverses professions des uns et des autres. Nécessairement cette organisation ne doit pas être très étendue, et il faut qu'elle soit la plus clandestine possible.” ([20])
Arrêtons-nous un instant là-dessus. Il serait erroné de voir dans ce passage des considérations liées uniquement aux conditions historiques dans lesquelles les révolutionnaires russes devaient agir, en particulier des conditions d'illégalité, de clandestinité et de répression. Lénine avance trois points qui ont une valeur universelle et historique. Et dont la validité n'a fait que se confirmer jusqu'à nos jours. La première est que le militantisme communiste est un acte volontaire et sérieux (il utilise le mot “professionnel” qui est aussi repris par les mencheviks dans les débats au congrès) qui engage le militant et détermine sa vie. Nous avons toujours été d'accord avec cette conception de l'engagement militant qui combat et rejette toute vision ou attitude dilettante.
Deuxièmement, Lénine défend une vision des rapports entre militants communistes qui dépasse la division ouvrier-intellectuel ([21]), dirigeant-dirigé dirions-nous aujourd'hui, qui dépasse toute vision hiérarchique ou de supériorité individuelle, dans une communauté de lutte au sein du parti, au sein de l'organisation révolutionnaire. Et il s'oppose à toute division par métier ou par corporation entre les militants. Il rejette, par avance, les cellules d'entreprises qui seront mises en place lors de la bolchévisation au nom du léninisme ([22]).
Enfin, il définit une organisation qui “ne doit pas être étendue”. Il est le premier à percevoir que la période des partis ouvriers de masse s'achève ([23]). Certes, les conditions de la Russie favorisent surement cette clarté. Mais ce sont les nouvelles conditions de vie et de lutte du prolétariat, qui se manifestent en particulier par “la grève de masse”, qui déterminent aussi les nouvelles conditions d'activité des révolutionnaires, tout spécialement le caractère “moins étendu”, minoritaire, des organisations révolutionnaires dans la période de décadence du capitalisme qui s'ouvre au début du siècle.
“Mais ce serait (...) du "suivisme" que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe toute entière sera un jour en état de s'élever au point d'acquérir le degré de conscience et d'activité de son détachement d'avant-garde, de son Parti social-démocrate.” ([24])
Si Rosa Luxemburg, Pannekoek ou Trotsky sont parmi les premiers à tirer les leçons de l'apparition des grèves de masse et des conseils ouvriers à la même époque, ils restent encore prisonniers d'une vision des partis comme organisations politiques de masse. Rosa Luxemburg critique Lénine du point de vue d'un parti de masse ([25]). Au point d'arriver elle-aussi à déraper comme lorsqu'elle écrit que “en vérité la social-démocratie n'est pas liée à l'organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière.” ([26]) Victime, elle-aussi, du “tordage de barre” dans la polémique, victime de son positionnement aux côtés des mencheviks sur la question en jeu lors du 2e congrès du POSDR, elle glisse malencontreusement à son tour sur le terrain des mencheviks et des économistes en noyant l'organisation des révolutionnaires dans la classe ([27]). Elle saura se ressaisir - et avec quel brio ! - par la suite. Mais sur la distinction entre organisation de l'ensemble de la classe ouvrière et organisation des révolutionnaires, les formules de Lénine restent les plus claires. Ce sont celles qui vont le plus loin.
Qui est membre du parti ?
Que faire? et Un pas en avant, deux pas en arrière représentent donc des avancées politiques essentiels dans l'histoire du mouvement ouvrier. Les deux ouvrages représentent plus exactement des acquis politiques “pratiques” sur le plan organisationnel. Comme Lénine, le CCI a toujours considéré la question organisationnelle comme une question politique à part entière. L'organisation politique de la classe se distingue de son organisation unitaire et cela a, à son niveau, des implications pratiques. Parmi celles-ci, la stricte définition de l'adhésion et de l'appartenance au parti, c'est à dire la définition du militant, de ses tâches, de ses devoirs, de ses droits, bref de ses rapports à l'organisation, est essentielle. La bataille du 2e congrès du POSDR autour de l'article 1 des statuts est connue : c'est le premier affrontement, au sein du congrès même, entre bolcheviks et mencheviks. La différence entre les formulations proposées par Lénine et Martov peut paraître tout à fait insignifiante :
Pour Lénine, “est membre du Parti celui qui en reconnaît le programme et soutient le Parti tant par des moyens matériels que par sa participation personnelle dans une des organisations du Parti.” Pour Martov, “est considéré comme appartenant au Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui, tout en reconnaissant son programme, travaille activement à mettre en oeuvre ses tâches sous le contrôle et la direction des organismes du Parti.”
La divergence porte sur la reconnaissance de la qualité de membre soit aux seuls militants qui appartiennent au Parti et qui sont reconnus comme tel par ce dernier - c'est la position de Lénine -, soit aux militants qui n'appartiennent pas formellement au Parti, qui à tel ou tel moment, et sur telle ou telle activité apportent un soutien au Parti, ou bien se déclarent eux-mêmes social-démocrates. La position de Martov et des mencheviks est donc beaucoup plus large, plus “souple”, moins restrictive et moins précise que celle de Lénine.
Derrière cette différence se cache une question de fond qui est vite apparue durant le congrès et à laquelle les organisations révolutionnaires sont encore confrontées de nos jours : qui est membre du parti et, plus difficile encore parfois à définir, qui ne l'est pas ?
Pour Martov, c'est clair : “Plus sera généralisée l'appellation de membre du parti, mieux cela vaudra. Nous ne pouvons que nous réjouir si chaque gréviste, chaque manifestant, en prenant la responsabilité de ses actes, peut se déclarer membre du Parti.” ([28])
La position de Martov tend à diluer, à dissoudre l'organisation des révolutionnaires, le parti dans la classe. Il rejoint l'économisme qu'il combattait auparavant aux côtés de Lénine. L'argumentation qu'il donne à sa proposition de Statut revient à liquider l'idée même de parti d'avant-garde, uni, centralisé et discipliné autour d'un Programme politique bien défini, bien précis et d'une volonté d'action militante et collective encore plus définie, précise et rigoureuse. Elle ouvre aussi la porte à des politiques opportunistes de “recrutement” sans principe de militants qui hypothèquent le développement du parti sur le long terme au profit de résultats immédiats. C'est Lénine qui a raison :
“Au contraire, plus fortes seront nos organisations du Parti englobant de véritables social-démocrates, moins il y aura d'hésitation et d'instabilité à l'intérieur du Parti, et plus large, plus variée, plus riche et plus féconde sera l'influence du Parti sur les éléments de la masse ouvrière qui l'environnent et sont dirigés par lui. Il n'est pas permis en effet de confondre le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, avec toute la classe.” ([29])
L'extrême danger de la position opportuniste de Martov en matière d'organisation, de recrutement, d'adhésion et d'appartenance au parti apparaît très rapidement dans le congrès même avec l'intervention d'Axelrod : “On peut être un membre sincère et dévoué du parti social-démocrate, mais être complètement inadapté à l'organisation de combat rigoureusement centralisée.” ([30])
Comment peut-on être membre du parti, militant communiste, et “être inadapté à l'organisation de combat centralisée” ? Accepter une telle idée est tout aussi absurde qu'accepter l'idée d'un ouvrier combatif et révolutionnaire qui serait “inapte” à toute action collective de classe. Toute organisation communiste se doit de n'accepter en son sein que des militants aptes à sa discipline et à la centralisation de son combat. Comment peut-il en être autrement ? Sinon à accepter que les militants ne soient pas impérativement respectueux des rapports d'organisation et des décisions adoptées par celle-ci et de la nécessité du combat. Sinon à ridiculiser la notion même d'organisation communiste qui doit être “la fraction la plus résolue de tous les partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres.” ([31]) La lutte historique du prolétariat est un combat de classe uni sur le plan historique et sur le plan international, collectif et centralisé. Et, à l'image de leur classe, les communistes mènent un combat historique, international, permanent, uni, collectif et centralisé qui s'oppose à toute vision individualiste. “Si la conscience critique et l'initiative volontaire n'ont qu'une valeur très limitée pour les individus, elles se trouvent pleinement réalisées dans la collectivité du Parti.” ([32]) Quiconque est incapable de s'inscrire dans ce combat centralisé est inapte à l'activité militante et ne peut être reconnu comme membre du parti. “Que le Parti n'admette que des éléments susceptibles d'au moins un minimum d'organisation.” ([33])
Cette “aptitude” est le fruit de la conviction politique et militante des communistes. Elle s'acquiert et se développe dans la participation à la lutte historique du prolétariat, tout particulièrement au sein de ses minorités politiques organisées. Pour toute organisation communiste conséquente, la conviction et l'aptitude “pratique” - non platonique - pour “l'organisation de combat rigoureusement centralisée” de tout nouveau militant sont à la fois des conditions indispensables pour son adhésion ainsi que des manifestations concrètes de son accord politique avec le Programme communiste.
La définition du militant, de la qualité de membre d'une organisation communiste est encore aujourd'hui une question essentielle. Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière fournissent les fondements et les réponses à de multiples questions en matière d'organisation. C'est pour cela que le CCI s'est toujours appuyé sur le combat des bolcheviks au 2e congrès pour distinguer, avec clarté, rigueur et fermeté un militant, c'est à dire celui “qui participe personnellement dans une des organisations du Parti”, comme le défend Lénine, et un sympathisant, un compagnon de route celui qui “adopte le programme, soutient le Parti par des moyens matériels et lui prête un concours personnel régulier [ou irrégulier, ajouterons-nous] sous la direction d'une de ses organisations”, tel que l'exprime la définition du militant selon Martov et qui est finalement adoptée par le 2e congrès. De même, nous avons toujours défendu que “dès l'instant où tu veux être membre du Parti, tu dois reconnaître aussi les rapports d'organisation, et pas seulement platoniquement.” ([34])
Tout cela n'est pas nouveau pour le CCI. C'est à la base même de sa constitution comme le prouve l'adoption de ses Statuts dès son premier congrès international en janvier 1976.
Il serait erroné de croire que cette question ne pose plus problème aujourd'hui. D'abord, le courant conseilliste, même si ces dernières expressions politiques sont silencieuses, sinon sur le point de disparaître ([35]), reste aujourd'hui une sorte d'héritier de l'économisme et du menchevisme en matière d'organisation. Dans une période de plus grande activité de la classe ouvrière, il ne fait pas de doute que les pressions d'ordre conseilliste pour “se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l'immensité de nos tâches, restreindre ces tâches [en oubliant] la différence entre le détachement d'avant-garde et les masses qui gravitent autour de lui” ([36]) prendront une nouvelle vigueur. Ensuite, même dans le milieu qui se revendique exclusivement de la Gauche Italienne et de Lénine, c'est-à-dire le courant bordiguiste et le BIPR, la mise en pratique de la méthode de Lénine et de sa pensée politique en matière d'organisation est loin d'être un acquis. Il n'est que de voir la politique de recrutement sans principe du PCI bordiguiste dans les années 1970. Cette politique de type activiste et immédiatiste a d'ailleurs fini par précipiter son explosion de 1982. Il n'est que de voir le manque de rigueur du BIPR (qui regroupe Battaglia Comunista en Italie, et la CWO en Grande-Bretagne) qui a du mal parfois à décider qui est militant de l'organisation ([37]) et qui n'en est qu'un sympathisant, un contact proche; et cela malgré tous les risques qu'un tel flou organisationel comporte. L'opportunisme en matière d'organisation est aujourd'hui un des plus dangereux poisons pour le milieu politique prolétarien. Et malheureusement, les incantations à propos de Lénine et la nécessité du “Parti compact et puissant” ne peuvent servir d'antidote.
Lénine et le CCI : une même conception du militantisme
Que dit Rosa Luxemburg, dans sa polémique avec Lénine, sur la question du militant et de son appartenance au parti ?
“La conception qui est exprimée dans ce livre [Un pas en avant, deux pas en arrière] d'une manière pénétrante et exhaustive, est celle d'un centralisme impitoyable; son principe vital exige, d'un côté, que les phalanges organisées de révolutionnaires avoués et actifs sortent et se séparent résolument du milieu qui les entoure et qui, quoique non organisé, n'en est pas moins révolutionnaire; on y défend, d'autre part, une discipline rigide.” ([38])
Sans se prononcer explicitement contre la définition précise du militant donné par Lénine, le ton ironique qu'elle a quand elle évoque “les phalanges organisées qui sortent et se séparent du milieu qui les entoure” et... son silence complet sur la bataille politique au congrès autour de l'article 1 des statuts, indiquent la vision erronée de Rosa Luxemburg, à ce moment-là, et son positionnement aux côtés des mencheviks. Elle reste prisonnière de la vision du parti de masse donnée en exemple par la social-démocratie allemande d'alors. Elle ne voit pas le problème ou l'esquive, se trompant de combat. Le fait qu'elle ne dise rien sur le débat autour de l'article 1 des statuts lors du congrès, vient donner raison à Lénine quand il affirme qu'elle “se borne à ressasser des phrases creuses sans chercher à leur donner un sens. Elle brandit des épouvantails sans aller au fond du débat. Elle me fait dire des lieux communs, des idées générales, des vérités absolues et s'efforce de rester muette sur des vérités relatives qui s'appuient sur des faits précis.” ([39])
Comme dans le cas de Plékhanov et de beaucoup d'autres, les considérations générales avancées par Rosa Luxemburg - même quand elles sont justes en soi - ne répondent pas aux vraies questions politiques posées par Lénine. “C'est ainsi qu'un souci correct : insister sur le caractère collectif du mouvement ouvrier, sur le fait que «l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-même”, entraîne de fausses conclusions pratiques » disions-nous déjà à son sujet en 1979 ([40]). Elle passe à côté des acquis politiques du combat des bolcheviks.
Or, sans le débat sur l'article 1, la question du parti clairement défini et clairement distinct, organisationnellement et politiquement, de l'ensemble de la classe ouvrière n'aurait pas été définitivement tranchée. Sans le combat mené par Lénine sur l'article 1, la question ne serait pas un acquis politique de première importance en matière d'organisation sur lequel les communistes d'aujourd'hui doivent impérativement s'appuyer pour constituer leur organisation, non seulement pour l'adhésion de nouveaux militants, mais aussi et surtout pour l'établissement clair, précis et rigoureux des rapports des militants à l'organisation révolutionnaire.
Est-ce que cette défense de la position de Lénine sur l'article 1 des statuts est nouvelle pour le CCI ? Avons-nous changé de position ?
“Pour être membre du CCI, il faut [...] s'intégrer dans l'organisation, participer activement à son travail et s'acquitter des tâches qui lui sont confiées” affirme l'article de nos statuts qui traite de la question de l'appartenance militante au CCI. Il est très clair que nous reprenons, sans aucune ambiguïté, la conception de Lénine, l'esprit et même la lettre du statut qu'il a proposé au 2e congrès du POSDR et surement pas celle de Martov et Trotsky. Il est dommage que les ex-membres du CCI qui nous accusent aujourd'hui d'être devenus “léninistes” aient oublié ce qu'ils avaient eux-mêmes adopté à l'époque. Sans doute l'avaient-ils fait avec une coupable légèreté et une grande insouciance dans l'enthousiasme estudiantin post-soixante-huitard. En tout cas, ils sont aujourd'hui particulièrement malhonnêtes quand ils accusent le CCI d'avoir changé de position afin de laisser entendre qu'ils seraient, eux, fidèles au vrai CCI, celui des origines.
LE CCI AUX COTES DE LENINE SUR LES STATUTS
Nous avons rapidement présenté notre conception du militant révolutionnaire et montré en quoi elle est l'héritière, pour une grande part du combat et des apports de Lénine dans Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière. Nous avons souligné l'importance de traduire le plus fidèlement et le plus rigoureusement possible dans la pratique militante quotidienne, au moyen des statuts de l'organisation, cette définition du militant. Et là encore, nous sommes fidèles depuis toujours à la méthode et aux enseignements de Lénine en matière d'organisation. Le combat politique pour l'établissement de règles précises régissant les rapports organisationnels, c'est-à-dire des statuts, est fondamental. Tout comme le combat pour leur respect bien sûr. Sans celui-ci, les grandes déclarations tonitruantes sur le Parti ne restent que des rodomontades.
Dans le cadre de cet article nous ne pouvons, faute de place, présenter notre conception de l'unité de l'organisation politique et montrer en quoi la lutte de Lénine contre le maintien des cercles, au 2e congrès du POSDR, est un apport théorique et politique considérable. Mais nous voulons insister sur l'importance pratique qu'il y a à traduire la nécessité de cette unité dans les statuts de l'organisation : “Le caractère unitaire du CCI s'exprime également dans les présents statuts” (statuts du CCI). Lénine en exprime très bien la raison et la nécessité.
“L'anarchisme de grand seigneur ne comprend pas que des statuts formels sont nécessaires précisément pour remplacer les liens limités des cercles par la large liaison du Parti. Le lien, à l'intérieur des cercles ou entre eux, ne devait ni ne pouvait revêtir une forme précise, car il était fondé sur la camaraderie ou sur une "confiance" incontrôlée et non motivée. La liaison du Parti ne peut et ne doit reposer ni sur l'une ni sur l'autre, mais sur des statuts formels, rédigés "bureaucratiquement" ([41]) (du point de vue de l'intellectuel indiscipliné), dont seule la stricte observation nous prémunit contre le bon plaisir et les caprices des cercles, contre leurs disputailleries appelées libre "processus" de la lutte idéologique.” ([42])
Il en est de même de la centralisation de l'organisation contre toute vision fédéraliste, localiste, ou vision de l'organisation comme une somme de parties, voire d'individus révolutionnaires, autonomes. “Le congrès international est l'organe souverain du CCI” (statuts du CCI). Sur ce plan aussi, nous nous revendiquons du combat de Lénine et de sa nécessaire traduction pratique dans les statuts de l'organisation, tant pour le POSDR à l'époque, que pour les organisations d'aujourd'hui.
“A l'époque du rétablissement de l'unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier.” ([43])
C’est la même chose pour ce qui est de la vie politique interne : l'apport de Lénine concerne aussi et particulièrement les débats internes, le devoir - et non pas le simple droit - d'expression de toute divergence dans le cadre organisationnel face à l'ensemble de l'organisation; et une fois les débats tranchés et les décisions prises par le congrès (qui est l'organe souverain, la véritable assemblée générale de l'organisation), la subordination des parties et des militants au tout. Contrairement à l'idée, copieusement repandue, d'un Lénine dictatorial, cherchant à étouffer les débats et la vie politique dans l'organisation, celui-ci, en réalité, ne cesse de s'opposer à la vision menchevik qui voit le congrès comme “un enregistreur, un contrôleur, mais pas un créateur.” ([44])
Pour Lénine et pour le CCI, le congrès est “créateur”. En particulier, nous rejetons radicalement toute idée de mandats impératifs des délégués par leurs mandants au congrès, ce qui est contraire aux débats les plus larges, les plus dynamiques et les plus fructueux. Et ce qui réduirait les congrès à n'être que des “enregistreurs” comme le voulait Trotsky en 1903. Un congrès “enregistreur” consacrerait la suprématie des parties sur le tout, le règne du “bougnat maître chez soi”, du localisme et du fédéralisme. Un congrès “enregistreur et contrôleur” est la négation du caractère souverain du congrès. Comme Lénine, nous sommes pour des congrès “organisme suprême” du parti qui ont pouvoir de décision et de “création”. Le congrès “créateur” implique des délégués qui ne sont pas “impérativement” limités, les mains liées, prisonniers du mandat qui leur est donné par leur mandants ([45]).
Le congrès “organe suprême” implique aussi sa suprématie, en terme programmatique, politique et d'organisation, sur toutes les différentes parties de l'organisation communiste.
"Le congrès est l'instance suprême du Parti". Donc celui-là transgresse la discipline du Parti et le règlement du congrès qui, d'une façon ou d'une autre, empêche un délégué de s'adresser directement au congrès sur toutes les questions de la vie du Parti, sans réserve ni exception. La controverse se ramène par conséquent au dilemme : l'esprit de cercle ou l'esprit de Parti ? Limitation des droits des délégués au congrès, au nom de droits ou règlements imaginaires de toutes sortes de collèges ou cercles, ou dissolution complète, non seulement verbale, mais effective, devant le congrès, de toutes les instances inférieures, des anciens petits groupes.” ([46])
Et sur ces points aussi, non seulement nous nous revendiquons du combat de Lénine, mais nous traduisons dans les règles organisationnelles, c'est à dire dans les statuts de notre organisation, ces conceptions dont nous sommes les héritiers et dont nous nous considérons comme les véritables continuateurs.
Les statuts ne sont pas des mesures exceptionnelles
Nous avons vu que Rosa Luxemburg et Trotsky, pour ne citer qu'eux, ne répondent pas à Lénine sur l'article 1 des statuts. Ils négligent complètement cette question tout comme celle des statuts en général. Ils préfèrent en rester, là-aussi, à des généralités abstraites. Et quand ils daignent évoquer la question des statuts, c'est pour la sous-estimer complètement. Au mieux, ils considèrent les statuts de l'organisation politique simplement comme des garde-fous, des bornes qui délimitent les côtés de la route et qu'il ne faut pas franchir. Au pire, ce ne sont que des outils de répression, des mesures exceptionnelles à n'utiliser qu'avec une extrême précaution. Relevons au passage que cette vision des statuts est la même que celle du stalinisme : lui aussi ne voit dans les statuts que des mesures de répression, la différence ne se situant que dans l'absence de “précaution”.
Pour Trotsky, la formule de Lénine dans l'article 1 aurait laissé “la satisfaction platonique [d'avoir] découvert le plus sûr remède statutaire contre l'opportunisme [...]. Aucun doute : il s'agit d'une manière simpliste, typiquement administrative de résoudre une question pratique sérieuse.” ([47])
Rosa Luxemburg elle-même répond à Trotsky, sans le savoir bien sûr, quand elle affirme que, dans le cas d'un parti déjà constitué (dans le cas d'un parti social-démocrate de masse comme en Allemagne), “une application plus sévère de l'idée centraliste dans le statut d'organisation et une formulation plus stricte des paragraphes de la discipline de parti sont très appropriées en tant que digue contre le courant opportuniste.” (48[48]) Elle est donc d'accord avec Lénine pour le cas allemand, c'est-à-dire en général. Pour le cas russe par contre, elle commence par dire des “vérités abstraites” (“Les égarements opportunistes ne peuvent être prévenus a priori, ils doivent être dépassé par le mouvement lui-même”) qui ne veulent rien dire et qui, dans la réalité, justifient “a priori” tout renoncement à la lutte contre l'opportunisme en matière d'organisation. Ce qu'elle ne manque pas de faire par la suite, toujours pour le cas du parti russe, c'est-à-dire dans le concret, en se moquant des statuts comme “des paragraphes de papier”, des “moyens paperassiers” et en les considérant comme des mesures exceptionnelles :
“Le statut du Parti ne devrait pas être une arme contre l'opportunisme, mais seulement un moyen d'autorité externe pour exercer l'influence prépondérante de la majorité révolutionnaire prolétarienne réellement existante dans le Parti.” ([49])
Nous n'avons jamais été d'accord avec Rosa Luxemburg sur ce point : “Rosa continue à répéter que c'est au mouvement de masse lui-même à surmonter l'opportunisme ; les révolutionnaires n'ont pas à accélérer artificiellement ce mouvement. [...] Ce que Rosa Luxemburg ne parvient pas à comprendre, c'est le fait que le caractère collectif de l'action révolutionnaire est quelque chose qui se forge.” ([50]) Sur la question des statuts, c'est avec Lénine que nous sommes et avons toujours été d'accord.
Les statuts comme règle de vie et comme arme de combat
Pour Lénine, les statuts sont beaucoup plus que de simples règles formelles de fonctionnement, règles auxquelles on ferait appel qu'en cas de situation exceptionnelle. A l'opposé de Rosa Luxemburg, ou des mencheviks, Lénine définit les statuts comme des lignes de conduite, comme l'esprit qui doit animer l'organisation et ses militants au quotidien. A l'opposé de la compréhension des statuts comme des moyens de répression ou de coercition, Lénine comprend les statuts comme des armes imposant la responsabilité des différentes parties de l'organisation et des militants, vis-à-vis de l'ensemble de l'organisation politique ; des armes contraignant au devoir d'expression ouverte, publique, devant toute l'organisation, des divergences et des difficultés politiques.
Lénine ne considère pas l'expression des points de vue, des nuances, des discussions, des divergences comme un droit des militants, un droit de l'individu face à l'organisation mais comme un devoir et une responsabilité vis-à-vis de l'ensemble du parti et de ses membres. Le militant communiste est responsable, devant ses camarades de lutte, de l'unité politique et organisationnelle du parti. Les statuts sont des outils au service de l'unité et de la centralisation de l'organisation, donc des armes contre le fédéralisme, contre l'esprit de cercle, contre le copinage, contre toute vie et discussions parallèles. Plus que des limites extérieures, plus même que des règles, les statuts, pour Lénine, sont comme un mode de vie politique, organisationnelle et militante.
“Les questions controversées, à l'intérieur des cercles, n'étaient pas tranchées d'après des statuts, «mais par la lutte et la menace de s'en alle” [...]. Quand j'étais uniquement membre d'un cercle [...], j'avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d'invoquer seulement ma défiance, incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n'ai pas le droit d'invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles ; je suis obligé de motiver ma confiance ou ma "défiance" par un argument formel, c'est-à-dire de me référer à telle à telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. Mon devoir est de ne plus me borner à un «je fais confiance» ou «je ne fais pas confiance» incontrôlé, mais de reconnaître que je suis comptable de mes décisions, et qu'une fraction quelconque du Parti l'est des siennes, devant l'ensemble du Parti ; je dois suivre une voie formellement prescrite pour exprimer ma «défiance», pour faire triompher les idées et les désirs qui découlent de cette défiance. De la «confiance» incontrôlée, propre aux cercles, nous nous sommes élevés à une conception de parti qui réclame l'observation de formes strictes et de motifs déterminés pour exprimer et vérifier la confiance.” ([51])
Les statuts de l'organisation révolutionnaire ne sont pas de simples mesures exceptionnelles, des garde-fous. Ils sont la concrétisation des principes organisationnels propres aux avant-gardes politiques du prolétariat. Produits de ces principes, ils sont à la fois une arme du combat contre l'opportunisme en matière d'organisation et les fondements sur lesquels l'organisation révolutionnaire doit s'élever et se construire. Ils sont l'expression de son unité, de sa centralisation, de sa vie politique et organisationnelle et de son caractère de classe. Ils sont la règle et l'esprit qui doivent guider quotidiennement les militants dans leur rapport à l'organisation, dans leurs relations avec les autres militants, dans les tâches qui leur sont confiées, dans leurs droits et leurs devoirs, dans leur vie quotidienne personnelle qui ne peut être en contradiction ni avec l'activité militante ni avec les principes communistes.
Pour nous, comme pour Lénine, la question organisationnelle est une question politique à part entière. Plus même, c'est une question politique fondamentale. L'adoption des statuts et le combat permanent pour leur respect et leur mise en application est au coeur de la compréhension et de la bataille pour la construction de l'organisation politique. Les statuts, eux-aussi, sont une question théorique et politique à part entière. Est-ce une découverte pour notre organisation ? Un changement de position ?
“Le caractère unitaire du CCI s'exprime également dans les présents statuts qui sont valables pour toute l'organisation [...]. Ces statuts constituent une application concrète de la conception du CCI en matière d'organisation. Comme tels, ils font partie intégrante de la plate-forme du CCI.” (Statuts du CCI)
LE PARTI COMMUNISTE SE CONSTRUIRA SUR LES ACQUIS POLITIQUES ORGANISATIONNELS APPORTES PAR LENINE
Dans la lutte du prolétariat, ce combat de Lénine représente un des moments essentiels pour la constitution de son organe politique qui s'est finalement concrétisé avec la fondation de l'International Communiste (IC) en mars 1919. Avant Lénine, la première internationale (AIT) avait représenté un moment tout aussi important. Après Lénine, le combat de la fraction italienne de la Gauche communiste pour sa propre survie organisationnelle, a représenté un autre moment important.
Entre ces différentes expériences, il y a un fil rouge, une continuité principielle, théorique, politique en matière d'organisation. Les révolutionnaires d'aujourd'hui ne peuvent ancrer leur action que dans cette continuité et dans cette unité historique.
Nous avons déjà amplement cité nos propres textes qui rappellent clairement et sans ambiguïté notre filiation et notre héritage en matière d'organisation. Notre “méthode” de réappropriation des acquis politiques et théoriques du mouvement ouvrier n'est pas une invention du CCI.
Nous en avons hérité de la fraction italienne de la Gauche communiste et de sa publication Bilan dans les années 1930, ainsi que de la Gauche communiste de France et sa revue Internationalisme dans les années 1940. C'est la méthode dont nous nous sommes toujours revendiqué et sans laquelle le CCI n'existerait pas, en tout cas pas dans sa forme actuelle.
“L'expression la plus achevée de la solution au problème du rôle que l'élément conscient, le parti, est appelé à jouer pour la victoire du socialisme, a été donnée par le groupe de marxistes russes de l'ancienne Iskra, et tout particulièrement par Lénine qui, dès 1902, a donné une définition principielle du problème du parti dans son remarquable ouvrage Que faire ?. La notion de Parti de Lénine servira de colonne vertébrale au parti bolchevik et sera un des plus grands apports de ce parti dans la lutte internationale du prolétariat.” ([52])
Effectivement, et sans aucun doute, le Parti communiste mondial de demain ne pourra se constituer en dehors des acquis principiels, théoriques, politiques, et organisationnels que nous a fournis Lénine. La réappropriation réelle et non pas déclamatoire de ces acquis, tout comme leur mise en application rigoureuse et systématique aux conditions d'aujourd'hui, sont une des plus importantes tâches que les petits groupes communistes d'aujourd'hui doivent assumer s'ils veulent contribuer au processus de constitution de ce Parti.
RL
[1] Brochure du CCI sur Organisations communistes et conscience de classe, 1979.
[2] Kautsky, cité par Lénine dans Que faire ?
[3] Trotsky, Nos tâches politiques, chap. Au nom du marxisme !, Editions P. Belfond, 1970.
[4] PV du 2°congrès du POSDR, édition Era, 1977, traduit de l'espagnol par nous.
[5] P. Axelrod, Sur l'origine et la signification de nos divergences organisationnelles, lettre à Kautsky, 1904, idem.
[6] G. Plékhanov, La classe ouvrière et les intellectuels social-démocrates, 1904, idem.
[7] Voir Grève de masse, parti et syndicats (R. Luxemburg, 1906) et 1905 (Trotsky, 1908-1909).
[8] Voir la première partie de cet article dans le n°96 de cette revue.
[9] Lénine, Rapport sur 1905, janvier 1917.
[10] Lénine, Que faire ?.
[11] K. Marx est beaucoup plus clair sur la question dans ses travaux. Mais ces derniers sont, pour une bonne partie d'entre eux, inconnus parmi les révolutionnaires à l'époque, car pas disponibles ou pas publiés. Ouvrage fondamental sur la question de la conscience, L'idéologie allemande, par exemple, ne sera publié pour la première fois qu'en... 1932 !
[12] Lénine, Que faire ?.
[13] Idem.
[14] Organisations communistes et conscience de classe, brochure du CCI, 1979.
[15] Cet article n'est pas du CCI, mais des camarades du Grupo Proletario Internacionalista qui ont par la suite constitué la section du CCI au Mexique. L'objet de l'article "avant de critiquer Lénine [est de] le défendre, essayer de restituer sa pensée, exprimer clairement quelles étaient sa préoccupation et ses intentions dans le combat contre le courant “économiste” contre la compréhension partielle et partiale de Que faire ? par le BIPR. Il oppose les passages cités, "la préoccupation, les intentions" de Lénine à la position du BIPR qui considère qu'"admettre que l'ensemble ou même la majorité de la classe ouvrière, compte tenu de la domination du capital, peut acquérir une conscience communiste avant la prise du pouvoir et l'instauration de la dictature du prolétariat, c'est purement et simplement de l'idéalisme" (La conscience de classe dans la perspective communiste, Revue Communiste n°2, publié par le BIPR).
[16] "Conscience de classe et Parti", Revue Internationale n° 57, 1989.
[17] Au milieu des mensonges de la bourgeoisie, il convient de relever la petite contribution de RV, ex-militant du CCI, qui déclare qu'"il y a une véritable continuité et cohérence entre les conceptions de 1903 et des actions comme l'interdiction des fractions au sein du parti bolchévik ou l'écrasement des ouvriers insurgés à Kronstadt" (RV, "Prise de position sur l'évolution récente du CCI", publié par nos soins dans notre brochure sur La prétendue paranoïa du CCI).
[18] Lénine, "Thèses d'Avril", 1917.
[19] Lénine, Que faire ?
[20] Idem, c'est Lénine qui souligne.
[21] Il n'est pas besoin de rappeler ici la faiblesse du niveau "scolaire" et l'analphabétisme qui régnaient parmi les ouvriers russes. Ca n'empêche pas Lénine de considérer qu'ils peuvent et doivent s'intégrer à l'activité du parti au même titre que les "intellectuels".
[22] Voir la première partie de cet article dans la revue précédente.
[23] "Rupture sera faite également, par lui, avec la vision social-démocrate du parti de masse. Pour Lénine, les conditions nouvelles de la lutte imposent la nécessité d'un parti minoritaire d'avant-garde qui doit oeuvrer pour la transformation des luttes économiques en luttes politiques" (Organisations communistes et conscience de classe, CCI. 1979).
[24] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, sur le paragraphe 1 des statuts.
[25] "Cette militante qui est passée par les écoles du parti social-démocrate, développe un attachement inconditionnel au caractère de masse du mouvement révolutionnaire" (Organisations communistes et conscience de classe, CCI. 1979).
[26] Rosa Luxemburg, Questions d'organisation dans la social-démocratie russe, chap1, Belfond.
[27] Le lecteur aura remarqué aussi que cette vision laisse grande ouverte la porte à la position substitutionniste du parti - le parti se substituant à l'action de la classe ouvrière... jusqu'à exercer le pouvoir d'Etat en son nom ou bien à réaliser des actions "putchistes" comme le feront les staliniens dans les années 1920.
[28] Martov, cité par Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière, i) le paragraphe 1 des statuts.
[29] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, i) le paragraphe premier des statuts
[30] Procès-verbal du 2e congrès du POSDR, édition Era, 1977, traduit de l'espagnol par nous.
[31] K. Marx, Le Manifeste du Parti Communiste.
[32] Thèses sur la tactique du Parti Communiste d'Italie, Thèses de Rome, 1922.
[33] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, souligné par Lénine, i) paragraphe premier.
[34] Le bolchevik Pavlovitch cité par Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière.
[35] Voir notre presse territoriale sur l'arrêt de la publication de Daad en Gedachte, la revue du groupe conseilliste hollandais du même nom.
[36] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière.
[37] Nous avons déjà critiqué le flou et l'opportunisme de BC en Italie sur cette question à propos des militants des GPL (cf. notre presse territoriale, en français Révolution Internationale n° 285, décembre 1998). Ce cas n'est pas isolé : est apparu sur le site Internet du BIPR un article "Est-ce les révolutionnaires doivent travailler dans les syndicats réactionnaires ?" Dans cet article, non signé, et où l'auteur peut apparaître comme membre de la CWO, il est répondu à la question du titre : "les matérialistes, pas les idéalistes, doivent répondre par l'affirmative" avec deux arguments principaux. "Beaucoup de travailleurs combatifs se trouvent dans les syndicats" et "les communistes ne doivent pas mépriser ces organisations qui regroupent les travailleurs en masse" (sic). Cette position est en contradiction complète avec la position de BC - et donc du BIPR nous supposons - réaffirmée lors de son dernier congrès qui défend qu'"il ne peut y avoir de réelle défense des intérêts ouvriers, même les plus immédiats, qu'en dehors et contre la ligne syndicale". Et surtout, le problème est qu'on ne saît pas qui a écrit l'article : un militant ou un sympathisant du BIPR ? Et dans les deux cas, pourquoi aucune prise de position, aucune critique ? Est-ce par oubli ? Par opportunisme afin de recruter un nouveau militant apparemment mal dégagé du gauchisme ? Ou bien par simple sous-estimation de la question organisationnelle ? Une fois de plus pour les groupes du BIPR, cela sent son Martov... Depuis, à notre connaissance, le texte a été retiré sans autre mention du site internet.
[38] Rosa Luxemburg, Questions d'organisation de la social-démocratie russe.
[39] Lénine, Réponse à Rosa Luxemburg, publié dans Nos tâches politiques, Trotsky, Edition Belfond.
[40] Organisations communistes et conscience de classe, CCI.
[41] Encore un exemple de la méthode polémique de Lénine qui reprend les accusations de ses adversaires pour les retourner contre eux (cf. la première partie de cet article).
[42] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière. q) la nouvelle Iskra.
[43] Idem.
[44] Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.
[45] Le délégué du Parti Communiste Allemand, Eberlein à ce qui n'était au départ qu'une conférence internationale en mars 1919, avait le mandat de s'opposer à la constitution de la 3e Internationale, de l'Internationale Communiste (IC). Il était clair pour tous les participants, en particulier, Lénine, Trotsky, Zinoviev, les dirigeants bolcheviks, que la fondation de l'IC ne pouvait se faire sans l'adhésion du PC allemand. Si Eberlein était resté "prisonnier" d'un mandat impératif, sourd aux débats et à la dynamique même de la conférence, l'Internationale comme Parti mondial du prolétariat, n'aurait pas été fondée.
[46] Lénine, Un pas en avant, deux pas arrière, chap c) début du congrès.
[47] Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.
[48] Rosa Luxemburg, Question d'organisation d'organisation de la social-démocratie russe.
[49] Idem, souligné par nous.
[50] Organisations communistes et conscience de classe, CCI, 1979.
[51] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière. q) l'opportunisme en matière d'organisation.
[52] Internationalisme n° 4, 1945.