Conférence de Moscou - Les débuts d'un débat prolétarien en Russie

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A la suite de l'effondrement des ré­gimes staliniens en Europe de l'est s'est consti­tué un « Comité pour l'étude de l'héri­tage de Léon Trotsky » qui a tenu plu­sieurs con­fé­rences en Russie sur diffé­rents aspects du travail de ce grand ré­vo­lutionnaire. Au cours de l'étude de la contribution de Trotsky, il est devenu clair non seulement que Trotsky lui-même n'avait pas été le seul repré­sen­tant ni le plus radical et résolu de l'Opposition de gauche « trotskiste », mais encore qu'il y avait eu d'autres courants d'opposi­tion, aussi bien en Russie qu'en de­hors de ce pays, qui s'étaient situés bien plus à gauche. Il est ap­paru en particulier qu'une autre tradi­tion de la lutte prolétarienne contre le stali­nisme a existé, celle de la Gauche communiste dont il y a encore au­jour­d'hui des représentants.

A l'initiative de membres russes du Comité, notre organisation, le Courant Communiste International, a été invitée à Moscou en 1996 à la conférence dé­diée à l'étude du li­vre de Trotsky La ré­volution trahie. Sur proposition du CCI, d'autres groupes de la Gauche commu­niste avaient aussi été invités à partici­per, mais soit ils ne purent pas ve­nir, comme ce fut le cas du Bureau International pour le Parti Révo­lutionnaire (BIPR), soit ils refusè­rent par sectarisme in­décrottable, comme les « bordiguistes ».

Pour autant, l'intervention du CCI fut loin d'être la seule expression de vie proléta­rienne à cette conférence. La cri­tique du re­fus de Trotsky de recon­naître le caractère capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne qui fut présentée à la Conférence par un mem­bre russe du comité d'organisation, que nous pu­blions ci-dessous, en est la preuve. Un an plus tard, la présence de groupes de la Gauche communiste à la Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution d'octobre 1917 a été renforcée par la participation, en même temps que celle du CCI, d'un autre représentant du mi­lieu prolétarien : le BIPR.

L'héritage de Trotsky et les tâches de la période actuelle

Les Conférences sur l'héritage de Trotsky se sont tenues en réponse à des événements d'une importance historique mondiale : l'ef­fondrement des régimes staliniens, du bloc de l'est (et donc de tout l'ancien ordre plané­taire de l'après seconde guerre mondiale issu de Yalta) et de l'URSS elle-même. En iden­tifiant stalinisme et communisme la bour­geoi­sie pousse des minorités prolétariennes en recherche qui rejettent l'équation sta­li­nisme = communisme à poser les questions suivantes : quels courants po­litiques dans l'histoire de la classe ou­vrière se sont oppo­sés à la contre-révo­lution stalinienne au nom du commu­nisme et quelle partie de cet héri­tage peut servir de base pour l'activité révo­lutionnaire aujourd'hui ?

La plupart des milliers d'éléments révo­lu­tionnaires qui ont surgi internationa­lement sous l'impulsion des luttes mas­sives du pro­létariat en 1968 et après, étaient impré­gnés d'une impatience et d'une confiance unilatérale dans la « spontanéité » de la lutte de classe au détriment du travail théorique et organi­sationnel à long terme : nombre d'entre eux ont disparu sans laisser de trace, précisé­ment parce qu'ils ont échoué à s'ancrer aux positions et à la tradition du mouve­ment ouvrier du passé. Bien que les condi­tions pour le développe­ment de minorités révolutionnaires dans la phase de l'après 1989 soient en quel­que sorte devenues beaucoup plus diffi­ciles (en particulier parce qu'il n'y avait pas l'exemple immédiat de lut­tes mas­sives du prolétariat comme celles qui inspirèrent la génération de l'après 1968), le fait que des éléments proléta­riens en recher­che se sentent aujour­d'hui obligés de se rat­tacher par eux-mêmes aux traditions révolu­tionnaires passées pour être capables de s'opposer à la campagne de la bourgeoisie sur la « mort du communisme », ouvre la perspective d'une redécouverte plus large et plus profonde de l'héritage mar­xiste impor­tant de la Gauche commu­niste. En Russie même, le véritable cen­tre de la contre-révo­lution stalinienne, là où le prolétariat en a subi les plus ter­ribles effets, ce n'est qu'avec la fin de la domination du stalinisme qu'une nou­velle génération de révolutionnaires a pu commencer à émerger, plus de trente ans après que le même processus ait commencé à l'ouest. De plus, les effets dévastateurs à l'échelle internationale d'un long demi-siècle de contre-révolu­tion (la destruction de la continuité or­ganique avec les générations révolu­tionnaires du passé, l'ensevelissement de la véritable histoire de ce mouvement sous des montagnes de cadavres et de men­songes) ont plus que lourdement pesé dans le pays de la révolution d'Octobre. L'apparition en Russie d'élé­ments proléta­riens qui se posent des questions aujourd'hui confirme que la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, non seulement à l'ouest mais également en Pologne, en Roumanie, en Chine et même en Russie, démontrait déjà la fin de la contre-révo­lution stalinienne. Mais, si les condi­tions de la re­découverte de la véritable histoire du mou­vement prolétarien sont particulièrement difficiles en Russie, il était aussi inévitable que, dans un pays où pratiquement chaque famille de la classe ouvrière a perdu un de ses mem­bres sous la terreur stalinienne, la re­cherche de la vérité historique constitue le point de départ. Si depuis la Perestroïka, la question de la « réhabilitation » des victimes du stali­nisme est devenue le slogan de l'op­po­sition dissidente bourgeoise et petite-bourgeoise, pour les représentants du prolé­tariat c'est une tâche toute diffé­rente qui a surgi : la restauration de la tradition révolu­tionnaire des meilleurs éléments qui furent les ennemis jurés et les victimes du stalinisme. Ce n'est donc pas un hasard si les premières tentatives des révolutionnaires russes pour définir et débat­tre des intérêts de leur classe et pour établir un contact avec les organi­sations de la Gauche communiste à l'ex­térieur, ont surgi en rapport avec la question de l'héritage de la lutte proléta­rienne contre le stalinisme en général et l'héritage de Trotsky en particu­lier. De tous les dirigeants de l'opposition contre la dégénérescence de la révolution russe et de l'Internationale communiste, Trotsky est de loin le plus connu. Son rôle dans la fondation de la 3e Internationale, dans la révolution d'Octobre elle-même et dans la guerre civile ensuite a été si impor­tant (comparable à celui de Lénine) que même en URSS la bourgeoisie stali­nienne n'a jamais été capable d'effacer complète­ment son nom des livres d'his­toire ou de la mémoire collective du pro­létariat russe. Mais tout aussi inévi­tablement, l'héritage de Trotsky est de­venu l'enjeu d'une lutte politi­que de classe. Cela s'explique parce que Trotsky, le défenseur courageux du mar­xisme, a été le fondateur d'un courant politi­que qui, après tout un processus de dégéné­rescence opportuniste, a fina­lement trahi la classe ouvrière en aban­donnant l'internatio­nalisme prolétarien de Lénine par sa partici­pation active à la seconde guerre impéria­liste mon­diale. Le courant trotskiste issu de cette trahison est devenu une fraction de la bourgeoisie, avec un programme (étatique) pour le capital national clai­rement défini, avec une politique étran­gère bourgeoise (généralement en sou­tien à l'impérialisme « soviétique » et au bloc de l'est) et avec la tâche spécifique de sabotage « radical » des luttes ou­vrières et de la réflexion des élé­ments révolutionnaires qui surgissent. Derrière Trotsky il n'y a donc pas un seul héri­tage, mais deux : l'héritage prolétarien de Trotsky lui-même, et l'héritage bour­geois, « critiquement » stalinien qu'est le trots­kisme.

Les antagonismes au sein des conférences sur l'héritage de Trotsky

Dès le tout début, le Comité, loin de consti­tuer une unité réelle dans sa vo­lonté et sa démarche, contient en son sein deux tendan­ces contradictoires. La première, la tendance bourgeoise est re­présentée par des membres des organi­sations trotskistes ainsi que par quel­ques historiens dévoués à leur cause, venant principalement de l'Ouest avec pour objectif de prendre pied en Russie, allant jusqu'à envoyer des membres pour s'y instal­ler. Tout en participant aux conférences et en prétendant servir la cause de la recherche scientifique, ces éléments n'ont comme préoccupation véritable que la falsification de l'histoire (une spécialité qui n'est pas le monopole du stalinisme). Leur but est de présenter l'Opposition de gauche comme le seul oppo­sant prolétarien au stalinisme, Trotsky comme le seul représentant de l'Opposition de gauche et le trotskisme actuel comme l'héritier de Trotsky. A cette fin, ils sont obligés de faire le si­lence sur la plupart des contributions de la lutte prolétarienne contre le stali­nisme, y compris beaucoup de celles de l'Opposition de gauche elle-même et quelques unes de Trotsky. Et ils sont obligés de falsifier l'héritage de Trotsky lui-même. Ils le font, comme les trots­kistes bourgeois l'ont toujours fait, en transformant Trotsky en une icône inof­fensive et ses erreurs politi­ques en un dogme indiscutable, tout en li­quidant l'approche révolutionnaire, critique et dynamique, la loyauté au prolétariat qui était les caractéristiques du marxisme de Trotsky. En d'autres termes, ils « transforment » Trotsky de la même façon que les staliniens « transforment » Lénine. Il n'a pas suffi que les agents de Staline aient assassiné Trotsky au Mexique, les trotskis­tes ont poursuivi leur oeuvre en assassinant la tradition révolutionnaire à laquelle il était atta­ché.

La seconde tendance, à la fois dans le Comité et dans les Conférences, repré­sen­tant les intérêts du prolétariat, s'est opposée rapidement aux falsifications trotskistes. Bien qu'incapable, du fait de la contre-révo­lution stalinienne, de par­tir en Russie même de positions pro­grammatiques prolétariennes clairement définies, cette tendance a révélé sa pré­occupation prolétarienne par sa dé­ter­mination à faire complètement la lu­mière sans tabou ou compromis sur toute l'histoire du combat prolétarien contre le stalinisme et à présenter les différentes contributions sur la table pour un débat ouvert et critique. Ces éléments ont insisté en particulier sur le fait que la tâche des conférences n'était pas de propager le trotskisme en Russie mais de faire l'appréciation critique de l'héritage de Trotsky en rapport avec les autres contributions prolétariennes. Cette attitude prolétarienne au sein du Comité, en particulier de la part de l'au­teur de la contribution publiée dans cette Revue internationale, a rencontré un soutien en Russie de deux côtés. D'un côté des jeunes éléments anarcho-syndicalistes, eux-mêmes engagés dans la recherche de l'héritage non seulement de l'anarchisme mais aussi du commu­nisme de gauche. D'un autre côté de cer­tains historiens russes qui, tout en n'étant pas engagés dans des activités politiques organisées aujourd'hui, res­tent fi­dèles aux meilleures traditions de loyauté envers le but de la vérité scienti­fique. Quelques unes des manoeuvres des trotskis­tes dans le Comité et dans les Conférences visant à faire taire la voix du prolétariat ont désagréablement rappelé à ces historiens le type de pres­sion stalinienne dont ils avaient eux-mêmes souffert pendant si long­temps en URSS.

Le sabotage des premiers pas de la clari­fi­cation prolétarienne en Russie et l'établis­sement d'une présence trotskiste pour empê­cher la réappropriation des leçons de la lutte prolétarienne dans ce pays sont un objectif important de la bourgeoisie. Pour le trots­kisme et la gauche du capital internationa­lement, qui ont défendu l'URSS pendant des dé­cennies bien que leur presse n'ait jamais été autorisée dans ce pays, s'établir eux-mê­mes en Russie et y entraver le débat prolé­tarien est indispensable pour leur propre image de « seuls véritables héri­tiers de la révolution d'octobre » ([1]).

Pendant la Perestroïka, le parti commu­niste stalinien avait commencé à per­mettre l'accès aux archives historiques du pays. Cette me­sure, qui faisait partie de la politique de Gorbatchev pour mo­biliser l'opinion publi­que contre la ré­sistance à sa politique de « réformes » au sein de la bureaucratie d'Etat, s'est vite révélée être elle-même la manifesta­tion d'une perte de contrôle et de la dé­composition générale du régime stali­nien. Une fois établi au pouvoir, le ré­gime d'Eltsine a rapidement réinstauré un accès de plus en plus restrictif aux archives d'Etat, en particulier en ce qui concerne le com­munisme de gauche et l'Opposition à la gau­che de Trotsky. Bien que ce soit le gouver­nement Eltsine qui ait réintroduit la pro­priété capitaliste privée (tout en maintenant une partie de la propriété capitaliste d'Etat existante en Russie), il a beau­coup mieux compris que Gorbatchev que toute remise en question historique de ses prédécesseurs, de Staline à Brejnev, et toute réhabilitation de la lutte prolétarienne contre l'Etat russe, ne pour­raient que saper sa propre autorité.

A l'opposé, des fractions de la bourgeoi­sie russe actuelle sympathisent avec l'idée d'exploiter une falsification em­bourgeoisée et « icônisée » de Trotsky, présenté comme le « soutien critique » à une Nomenklatura légèrement « démocratisée », pour blanchir leur propre image historique. Cette préoccu­pation s'est manifestée par la présence à la Conférence de dissidents du Parti sta­linien, y inclus un ex-membre du Comité central de Zouganov. Alors qu'ils ont exprimé toute leur rage contre la Gauche communiste, les trotskistes n'ont pas été fâchés le moins du monde par la présence de ces staliniens.

La Conférence de 1996 sur La révolution trahie

La célèbre étude de Trotsky sur la na­ture de l'URSS sous Staline, dans la­quelle il affir­mait qu'il existait encore quelques « acquis de la révolution d'Octobre » en 1936, a été exploitée par les trotskistes à la Conférence de Moscou de 1996 pour « prouver » qu'il existait un « Etat ouvrier dégénéré » avec des « éléments d'économie socia­liste » jusque... dans les années 1990 ! Au milieu des années 1930, Trotsky qui, malgré l'écrasement du prolétariat alle­mand en 1933, n'était pas parvenu à comprendre que la période était à la dé­faite et à la contre-révolution et qui sur­estimait complètement la force de l'Opposition à l'intérieur et à l'extérieur des partis communistes stalinisés, croyait que la révolution mondiale avait déjà commencé et voulait simplement restaurer le pouvoir de l'Opposition du Parti. Le dernier paragraphe de son li­vre affirme : « Plus que jamais, les des­tinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U.R.S.S. se ré­solvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique ». Et il conclut que la révolution dans ces pays "constitue la seule voie de salut pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme". Bien que les événements en Espagne, en France et en Belgique aient abouti à la victoire complète de la con­tre-révolution et à la mobilisation du prolétariat d'Europe occidentale dans la guerre impérialiste mondiale, bien que cette guerre et la terreur qui l'avait pré­cédée aient causé la liquidation physi­que définitive des derniers restes de l'opposition prolétarienne organisée en URSS et la victoire totale de la contre-révolution stalinienne, non seulement en URSS mais aussi en Chine et dans l'en­semble de l'Europe de l'Est, le trotskisme d'aujourd'hui transforme les erreurs de Trotsky en dogmes religieux : ils proclament que la prétendue "restauration du capita­lisme" de Eltsine a complètement vérifié les prédictions du "prophète Trotsky" !

Contre la canonisation bourgeoise des er­reurs de Trotsky, le CCI donna une citation du début de La révolution tra­hie : « Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les écono­mistes bourgeois : le so­cialisme a démontré son droit à la vic­toire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économi­que qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dia­lecti­que, mais dans celui du fer, du ci­ment et de l'électricité. ». Si cela était vrai, la désinté­gration des économies staliniennes nous au­rait obligé à admet­tre la supériorité du capi­talisme sur le « socialisme », une « conclusion » que la bourgeoisie mondiale se délecte aujourd'hui de tirer. En fait, vers la fin de sa vie, enfermé désespérément dans sa propre définition incorrecte de l'URSS, Trotsky lui-même a commencé à prendre en considération l'hypothèse de « l'échec histo­rique du socialisme ».

Ce n'est pas un hasard si une partie im­por­tante de La révolution trahie est dé­diée à ré­futer l'idée que la Russie de Staline est capi­taliste d'Etat. Cette posi­tion était avancée constamment non seu­lement par le Communisme de gau­che mais aussi au sein de l'Opposition de gauche elle-même, à la fois en Russie et à l'étranger. La contribution du cama­rade AG de Moscou, publiée ici, re­pré­sente une réfutation fondamentale de la position de Trotsky sur l'URSS d'un point de vue marxiste révolutionnaire. Cette contri­bution ne démontre pas seu­lement la nature capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne. Elle montre la faiblesse fondamentale de Trotsky dans sa compréhension de la dégé­nérescence de l'Octobre rouge. Alors que Trotsky attendait que la contre-révolution vienne de la paysannerie (c'est pour cette raison qu'il voyait les boukhariniens et non les staliniens comme le principal danger dans les années 1920 et qu'il a considéré la rupture de Staline avec Boukharine comme une évolution vers une politique révolution­naire), il était aveu­gle en­vers le principal instrument de la con­tre-révolution : l'Etat « soviétique » qui avait liquidé les conseils ouvriers. En fait, le dé­bat avec Lénine sur la ques­tion syndicale, dans lequel Lénine avait défendu et Trotsky rejeté le droit pour les ouvriers de faire grève contre « leur pro­pre Etat », avait déjà révélé la fai­blesse de Trotsky sur cette question. En opposition à la croyance acriti­que de Trotsky en « l'Etat ouvrier », Lénine avait montré, dès 1921, que l'Etat repré­sen­tait aussi d'autres classes antagoni­ques au prolétariat et qu'il était « bureau­cratiquement déformé ». A ce­la on peut ajouter une autre incompré­hension im­portante de Trotsky : sa croyance dans les « acquis économi­ques » et dans la possibi­lité, au moins, d'un début de transformation socialiste dans un pays. Cette faiblesse par­ticipa à préparer la voie à la trahison du trots­kisme à travers son soutien à l'impéria­lisme soviétique dans la 2e guerre mon­diale.

Ce débat n'a pas été académique. Pendant la conférence, les trotskistes, en appelant à la défense des « acquis socia­listes encore exis­tant » dans une lutte contre le « capitalisme privé » qu'ils ju­geaient « encore non tran­chée », appe­laient en fait les ouvriers russes à don­ner leur sang pour la défense des inté­rêts de cette partie de la Nomenklatura sta­linienne qui avait été défaite avec l'effon­drement de son régime. De plus, en présen­tant la guerre dans l'ex-Yougoslavie comme un moyen de « restaurer le capitalisme » dans ce pays, ils niaient la nature impéria­liste de ce conflit, appelant les ouvriers à soutenir le soi-disant camp « anticapitaliste » (en général la fraction serbe pro-russe, qui est aussi soutenue par les impérialismes français et britan­nique). Pendant le débat ouvert à la fin de la confé­rence, le CCI est intervenu pour dénoncer le caractère impérialiste de l'URSS, des guerres en Yougoslavie et en Tchétchénie, ainsi que de la gau­che du capital. Mais nous n'avons pas été la seule voix qui s'est élevée en dé­fense de l'internationalisme prolétarien. Un des jeunes russes est aussi intervenu, d'abord pour dénoncer la politique ma­noeu­vrière de collaboration avec l'autre gauche, puis les tendances de droite d'une branche russe de The Militant au sein du trotskisme. Surtout, ce camarade a dénoncé le caractère impérialiste de la 2e guerre mondiale ainsi que la partici­pation de la Russie dans celle-ci. C'est probablement la première (et donc his­torique) déclaration publique internatio­naliste de cette sorte faite par un élé­ment de la nouvelle génération de révo­lutionnaires en Russie.

La Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution russe

Cette conférence a été principalement domi­née par une confrontation beau­coup plus di­recte entre les trotskistes et la Gauche com­muniste. L'impact de cette dernière a été grandement renforcé par la présence et les interventions cou­rageuses du BIPR mais également par une autre contribution du ca­marade AG. Celle-ci a rappelé non seulement l'existence de courants de la Gauche com­muniste en Russie, tels que le Groupe ou­vrier communiste de Miasnikov qui s'est op­posé à la dégéné­rescence stalinienne beau­coup plus tôt et beaucoup plus résolument que Trotsky. Il a également démontré, sur la base de la recherche de documents his­tori­ques, l'existence au sein de l'Opposition de gauche d'une insatisfac­tion très répandue et même d'une hosti­lité ouverte envers la poli­tique mitigée de Trotsky, appelant, contrai­rement à lui, à une révolution sociale pour ren­verser la bourgeoisie stalinienne.

Le BIPR et le CCI ont rappelé que l'Internationale communiste avait été fondée essentiellement par les bolche­viks et la Gauche communiste pour étendre la révolu­tion. Les membres les plus connus de la Gauche communiste hollandaise, Pannekoek et Gorter, avaient été chargés du Bureau de l'Internationale pour l'Europe de l'ouest (à Amsterdam) par Lénine et Trotsky. Les principaux partis communistes avaient alors été fondés par les commu­nistes de gauche : le KPD par les Spartakistes et la Gauche de Brême et le parti italien par les camarades autour de Bordiga. De plus, l'IC avait été fondée en 1919 sur les positions de la Gauche communiste. Le Manifeste du con­grès de fondation, écrit par Trotsky, en est la plus claire expression, montrant que, dans l'époque du capitalisme d'Etat dé­cadent, la lutte syndicale et parlemen­taire, la libération nationale et la dé­fense de la démocratie bourgeoise ne sont plus possibles et que la Social-dé­mocratie est devenue l'aile gauche de la bourgeoisie. Si, au contraire de la Gauche communiste, Lénine et Trotsky ne restèrent pas fidèles à ces positions, c'est principalement parce qu'ils sont devenus prisonniers de la défense des intérêts de l'Etat transitoire russe après 1917. C'est pourquoi la Gauche com­muniste est le vrai défenseur du grand héritage révolutionnaire de Lénine et Trotsky de 1905 et 1917. La preuve en est que la Gauche communiste est restée fidèle à la position internationaliste de Lénine pendant la 2e guerre mondiale alors que le trotskisme trahissait. Le BIPR et le CCI ont défendu l'im­mense contribution de Rosa Luxemburg au mar­xisme contre le neo-trotskiste bri­tannique Hillel Ticktin qui, pour em­pê­cher les mili­tants russes d'étudier les travaux de celle-ci, affirma qu'elle était morte parce qu'elle n'avait « pas de con­ception du parti », ce qui signifie que c'était de sa faute si elle avait été assas­sinée par la contre-révolution social-démo­crate ([2]).

Cette Conférence a révélé surtout aux cama­rades russes que le trotskisme ne peut pas tolérer la voix du prolétariat. Pendant la Conférence elle-même, les trotskistes ont multiplié les tentatives pour empêcher les présentations et les interventions du BIPR et du CCI. Après la Conférence, ils ont tenté d'exclure « les ennemis du trotskisme » des futu­res réunions et de remplacer les mem­bres russes du bureau d'organisation du Comité qui défendaient la participation des courants politiques non trotskistes aux Conférences. Auparavant ils avaient aussi saboté la publication en russe des contribu­tions du CCI à la Conférence de 1996 sous le prétexte qu'elles ne pré­sentaient « pas d'intérêt scientifique ».

Perspectives

Il n'est pas nécessaire de traiter longue­ment de l'importance historique du dé­veloppement des positions prolétarien­nes dans le pays de la révolution d'Octobre, même s'il est lent et difficile. Il est évident qu'un tel processus de cla­rification est confronté à d'énormes obs­tacles et dangers. Du fait en particulier de plus d'un demi-siècle de contre-révo­lution stalinienne centrée précisément dans ce pays et du fait des manifesta­tions extrêmes de la crise capitaliste qui s'y produisent, les élé­ments prolétariens en recherche en Russie sont encore iso­lés et inexpérimentés ; ils continuent d'être coupés d'une grande partie de l'histoire réelle du prolétariat et du mou­vement marxiste. Ils sont confrontés à d'énormes difficultés matérielles et au grand danger de l'impatience et de la démoralisa­tion. A cela il faut ajouter le fait avéré que la gauche du capital con­tinuera à saboter ce processus par tous les moyens.

Aujourd'hui, après les décennies de la plus terrible contre-révolution de l'his­toire, qui n'a pas seulement fait dispa­raître deux géné­rations de révolution­naires prolétariens mais a également « volé » la véritable histoire de notre classe, la principale tâche des révolu­tionnaires en Russie est celle d'une cla­rifi­cation politique des positions. Le dévelop­pement d'une perspective révo­lutionnaire pour la classe ouvrière au­jourd'hui ne peut être qu'une tâche diffi­cile et à très long terme. Le prolétariat n'a pas besoin de révo­lutionnaires qui disparaissent après un court moment mais d'organisations capables de déve­lopper une perspective et un travail his­toriques. C'est pourquoi il faut avant tout pour les révolutionnaires un maxi­mum de clarté et de fermeté sur les posi­tions prolé­tariennes et une capacité de défendre les véritables traditions de la classe ouvrière. Le CCI s'engage à con­tinuer à soutenir tous les efforts dans cette direction. En particulier, nous en­courageons les camarades russes à étu­dier les contributions de la Gauche com­muniste, qu'ils reconnaissent eux-mê­mes comme une expression directe et importante de la lutte historique de no­tre classe.

Nous pensons que les conférences qui se sont tenues jusqu'à aujourd'hui ont été un moment important de débat et de confronta­tion. Ce faisant, elles ont donné naissance à un processus de dé­cantation mettant en évi­dence ce qu'il n'est plus possible de poursui­vre : la clarification en présence d'une sorte de sabotage et des falsifications tels que nous les avons rencontrés de la part des trotskistes. Cependant, le processus de cla­rification lui-même peut et doit con­tinuer, et cela n'est possible que dans un cadre inter­national.

Ce ne sont pas seulement les révolu­tionnai­res russes mais le prolétariat in­ternational qui tirera le bénéfice de ce processus. Le texte publié ci-dessous donne une claire in­dication de la ri­chesse que peut receler cette contribu­tion. ([3])

KR.




[1]. Ainsi, le trotskiste français Krivine a amené une équipe de la télévision franco-allemande « Arte » à la Conférence et il n'est resté que pendant quelques sessions le temps de poser pour la camera.

 

[2] Le mensonge trotskiste (et stalinien), selon lequel la révolution allemande de 1918-23 a échoué à cause de la prétendue sous-estimation par Rosa Luxemburg du parti et sa négligence à le fonder à temps, n'était pas partagé par Trotsky qui a donné une explication marxiste au retard et à la faiblesse de l'avant-garde politique en Allemagne à l'époque. « L'histoire, une fois encore, a présenté au monde une de ses contradictions dialectiques : préci­sé­ment parce la classe ouvrière allemande avait dé­pensé dans la période précédente la plus grande partie de son énergie à la construction d'une or­ganisation indépendante, occupant la première place dans la deuxième internationale, comme parti et en tant qu'appareil syndical - précisément à cause de cela, dans une nouvelle époque, au moment de la transition vers la lutte révolution­naire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande s'est révélée très vulnérable organisa­tionnellement » (« Une révolution rampante », Les cinq premières années de l'Internationale com­muniste, vol. 1, p. 45). En réalité le travail de frac­tion mené par Luxemburg et le Spartakusbund à l'in­térieur du parti social-démocrate allemand contre la trahison de sa direction, et dans le but de préparer le futur parti de classe, n'est pas seulement un des com­bats les plus audacieux et les plus résolus pour le parti de classe dans l'histoire, il se situe dans les meilleures traditions du travail de fraction effectué par Lénine.

 

[3] Nous sommes d'accord, dans l'ensemble, avec l'analyse et les principaux arguments développés dans ce document. Cela dit, nous n'en partageons pas intégralement toutes les formulations. Ainsi, l'idée suivant laquelle « la classe ouvrière [en Russie au début des années 1990] a contribué activement à l'abolition de la propriété nationalisée et de l'ap­pareil d'Etat communiste » nous paraît fausse. En aucune façon la classe ouvrière, comme classe, n'a été acteur des bouleversements qui ont affecté les pays soi-disants socialistes dans cette période. Le fait qu'une majorité d'ouvriers, victimes des illusions démocratiques, ait été entraînée derrière les objectifs de la fraction « libérale » de la bourgeoisie contre la fraction stalinienne ne signifie nullement que c'était la classe ouvrière qui agissait. Les guerres impéria­listes mondiales ont embrigadé des dizaines de mil­lions d'ouvriers. Pour autant, cela ne signifie pas que la classe ouvrière ait contribué activement aux mas­sacres. Quand celle-ci s'est manifestée en tant que classe, par exemple en 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne, c'était pour combattre et mettre fin à la guerre. Cela dit, malgré quelques formulations mal­heureuses, ce texte nous apparaît comme excellent et nous le saluons comme tel.

 

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