Les commémorations de 1944 : 50 ans de mensonges impérialistes (2e partie)

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Dans la première partie de cet ar­ticle nous nous sommes efforcés de souligner l'ignominie des com­mémorations du débarquement de 1944, lequel n'a signifié au­cune libération « sociale » pour le prolétariat mais un massacre inouï au cours de l'ultime année de la guerre, misère et terreur au cours des années de reconstruc­tion. L'ensemble des camps capi­talistes antagonistes a été res­ponsable de la guerre qui s'est terminée par un repartage-dépeçage du monde entre grandes puissances. Comme nous l'avons souligné à plusieurs reprises dans cette revue, le prolétariat n'est pas apparu au devant de la scène contrairement à la première guerre mondiale. Les ouvriers de tous les pays sont restés tétanisés par la terreur capitaliste. Mais si la classe ouvrière n'a pu se porter à la hauteur de sa capacité historique, à renverser la bour­geoisie, cela ne signifie pas qu'elle ait «disparu», ni qu'elle ait complètement abandonné sa combativité, ni que ses minorités révolutionnaires soient restées to­talement paralysées.

La classe ouvrière est la seule force ca­pable de s'opposer au déchaînement de la barbarie impérialiste comme elle l'a prouvé de manière incontestable au cours de la première guerre mondiale. Aussi, la bourgeoisie ne s'est-elle lancée dans la guerre qu'après avoir réuni les conditions pour l'embrigadement et l'impuissance   du  prolétariat   international. La bourgeoisie démocratique ac­tuelle peut pérorer sur sa libération. Ses prédécesseurs avaient pris avec vigilance toutes les précautions, avant, pendant et après-guerre pour éviter que le prolétariat n'ébranle à nouveau son édifice de barbarie comme en 1917 en Russie et 1918 en Allemagne. Cette ex­périence de la vague révolutionnaire surgie au cours et contre la guerre avait confirmé que la bourgeoisie n'est juste­ment pas une classe toute-puissante. La lutte de masse du prolétariat qui débouche sur sa phase insurrectionnelle est une bombe sociale mille fois plus paralysante que la bombe atomique préparée par les nazis et achevée sous les auspices des chefs « démocratiques » et staliniens. Tout le déroulement de la seconde guerre mondiale, une fois qu'on cesse de se laisser abuser par le bour­rage de crâne dithyrambique sur la chronologie des seules batailles mili­taires contre le mal hitlérien, révèle que le prolétariat est resté une des préoccupations centrales de la bour­geoisie dans les divers camps antago­nistes. Cela ne signifie pas que le prolétariat était en mesure de menacer l'ordre existant comme deux décennies auparavant mais qu'il restait une préoccupation de premier plan de la bour­geoisie dans la mesure, notamment, où elle ne pouvait massacrer complètement cette classe qui produit l'essentiel de la richesse de la société. Il fallait détruire sa conscience. Il fallait faire perdre aux ouvriers l'idée même qu'ils existent comme corps social antagonique aux intérêts de la « nation », faire oublier aux ouvriers qu'unis massivement ils sont en mesure de changer le cours de l'histoire.

Comme nous le rappellerons brièvement ici, à chaque fois que le prolétariat a menacé de se redresser et tenté de s'affirmer comme classe, l'Union sacrée des impérialistes s'est rétablie par-delà les lignes de bataille. La bourgeoisie nazie, démocratique ou stalinienne, a réagi implicitement, sans concertation même souvent, pour préserver l'ordre social capitaliste. Les défenses immuni­taires de l'ordre social réactionnaire surgissent naturellement. De cette longue défaite, de cette capacité de la bourgeoisie décadente à défendre son ordre de terreur, le prolétariat ne peut pas ne pas tirer les enseignements un demi-siècle plus tard.

1. L'avant-guerre

La guerre de 1939-45 n'a été possible que parce que le prolétariat, dans les années 1930, n'avait plus la force suf­fisante pour empêcher le conflit mondial, qu'il avait perdu la conscience de son identité de classe. C'était le résultat de trois étapes d'annihilation de la menace prolétarienne :

-  l'épuisement de la grande vague révo­lutionnaire de l'après 1917, close avec le triomphe du stalinisme et de la théorie du « socialisme dans un seul pays » adoptée par l'Internationale communiste ;

-  la liquidation des convulsions sociales dans le centre décisif où se jouait l'alternative capitalisme ou socia­lisme : en Allemagne, principalement sous la houlette de la Social-démocratie elle-même, le nazisme ne venant que parachever le travail pour imposer aux prolétaires une terreur sans précédent ;

- le dévoiement total du mouvement ouvrier dans les pays démocratiques sous le masque de la « liberté face au fascisme », avec l'idéologie des «fronts populaires » qui servit à paralyser plus subtilement les ouvriers des pays industrialisés que « l'union nationale » de 1914.

En Europe, cette formule des «fronts populaires » n'était que l'anticipation du Front National des PC et autres partis de gauche au cours de la guerre. Les prolétaires des pays développés étaient mis en condition pour ployer derrière l'antifascisme ou derrière le fascisme, idéologies symétriques les soumettant à la défense de « l'intérêt national », c'est-à-dire à l'impérialisme de leurs bour­geoisies respectives. Dans les années 1930, les ouvriers allemands n'étaient pas les « victimes du Traité de Ver­sailles », comme leur clamaient leurs gouvernants, mais de la même crise qui frappait leurs frères de classe du monde entier. Les ouvriers d'Europe de l'ouest et des Etats-Unis n'étaient pas plus vic­times d'Hitler, seul «fauteur de guerre » devant l'éternel, que de leur propre bourgeoisie « démocratique » soucieuse de la défense de ses sordides intérêts impérialistes. En 1936, les mystifications sur l'antifascisme et la « défense de la démocratie » se ca­ractérisent par le bourrage de crâne pour pousser les ouvriers à prendre partie en­tre les fractions rivales de la bourgeoi­sie : fascisme/antifascisme, droite/gauche, Franco/République. Dans la plupart des pays européens, ce sont des gouvernements de gauche ou des partis de gauche « en opposition » et avec l'appui idéologique de la Russie stalinienne, qui génèrent l'idéologie des « Fronts Populaires », qui, comme leur nom l'indique, ont servi à convaincre les ouvriers d'accepter - à travers cette nou­velle version de l'alliance des classes ennemies - des sacrifices inimaginables.

La guerre d'Espagne a été la répétition générale de la guerre mondiale par la confrontation des différents impérialismes qui se sont logés derrière chacune des fractions de la bourgeoisie espa­gnole. Elle a surtout été le laboratoire de ces «fronts populaires » permettant la concrétisation et la désignation de « l'ennemi » contre qui on appelait les ouvriers d'Europe occidentale à se mobiliser derrière leur bourgeoisie : le fascisme. Les centaines de milliers d'ouvriers espagnols massacrés ont été une « preuve » de la nécessité de la « guerre démocratique », mieux que l'assassinat d'un archiduc à Sarajevo 20 ans auparavant.

La bourgeoisie n'a pu faire la guerre qu'en trompant les prolétaires, en leur faisant croire que c'était aussi leur guerre :

« C'est l'arrêt de la lutte de classe, ou plus exactement la destruction de la puissance de classe du prolétariat, la destruction de sa conscience, la dévia­tion de ses luttes, que la bourgeoisie parvient à opérer par l'entremise de ses agents dans le prolétariat, en vidant ses luttes de leur contenu révolutionnaire et les engageant sur les rails du réformisme et du nationalisme, qui est la condition ultime et décisive de l'éclatement de la guerre impérialiste. » ([1])

En fait, instruite par l'expérience de la vague révolutionnaire qui a débuté au cours même de la première guerre mondiale, la bourgeoisie, avant que de se lancer dans la seconde guerre mon­diale, s'est assurée d'un écrasement complet du prolétariat, une soumission sans commune mesure avec celle qui avait permis le déclenchement de la « Grande Guerre ».

En particulier, il faut constater que, concernant l'avant-garde politique du prolétariat, plus nettement qu'en 1914, l'opportunisme a clairement triomphé dans les partis ouvriers plusieurs années avant le début du conflit, transformant ces derniers en des agences de l'Etat bourgeois. En 1914, dans la plupart des pays, il existe encore des courants révolutionnaires dans les partis de la 2e internationale. Par exemple les bol­cheviks russes ou les spartakistes alle­mands étaient membres des partis so­cial-démocrates et ont mené la lutte au sein de ces partis. Lorsque la guerre éclate, les partis social-démocrates ne sont pas en totalité aux ordres de la bourgeoisie. En leur sein continue à se manifester une vie prolétarienne qui va brandir le flambeau de l'internationalisme prolétarien, particu­lièrement aux conférences de Zimmerwald et Kienthal. En revanche, les par­tis se réclamant de la 3e Internationale ont fini dans le giron bourgeois au cours des années 1930, bien avant le début de la guerre mondiale pour laquelle ils vont servir de zélés sergents-recruteurs. Et ils pourront même bénéficier du ren­fort des organisations trotskistes qui passent à ce moment-là, avec armes et bagages, dans le camp de la bourgeoisie en embrassant la cause d'un des camps impérialiste contre l'autre (au nom de la défense de l'URSS, de l'anti-fascisme et autres thèmes crapuleux). Enfin, l'éclatement, l'extrême isolement des minorités révolutionnaires qui main­tiennent, elles, les positions de principe contre la guerre confirment l'ampleur de la défaite subie par le prolétariat.

Atomisés, émiettés politiquement du fait de la trahison des partis qui parlaient en leur nom et de la quasi inexistence de leur avant-garde communiste, les prolétaires, ont donc réagi par la déban­dade généralisée au moment du déclenchement de la guerre.

2. Pendant la guerre

Comme lors du premier conflit mondial, il faut que s'écoulent au moins deux ou trois années avant que la classe ouvrière, assommée par l'entrée en guerre, ne puisse retrouver le chemin de ses combats. Malgré les conditions épouvantables de la guerre mondiale, et en particulier de la terreur qu'elle faisait régner, la classe ouvrière se montre toutefois capable de lutter sur son ter­rain. Cependant, du fait de la terrible défaite subie préalablement à la guerre, la plupart de ses combats n'auront pas une envergure susceptible de tracer à moyen terme la voie vers la révolution, ni pour inquiéter sérieusement les bour­geoisies en lice. La plupart des mouve­ments sont dispersés, coupés des leçons des luttes antérieures et surtout pas en­core armés par une réelle réflexion sur les raisons de l'échec de la vague révo­lutionnaire internationale qui avait débuté en Russie, en 1917.

Dans les pires conditions donc, les ou­vriers se montrent capables de relever la tête dans la plupart des pays belligérants, mais la censure et le matraquage des ondes sont omni­présents quand la presse n'a pas disparu. Dans les usines bombardées, dans les camps de prisonniers, dans les quartiers, les ouvriers tendent naturellement à retrouver leurs méthodes classiques de protestation. En France, par exemple, dès la seconde moitié de 1941 on compte des dizaines de grèves pour des revendications de salaires et de temps de travail. Il existe une propension des ou­vriers à tourner le dos à toute participa­tion à la guerre (bien que le pays soit à moitié occupé) : « le sentiment de classe restait plus fort que tout devoir na­tional.» ([2]) La grève des mineurs du Pas-de-Calais est significative à cet égard. Ils font porter aux seuls patrons français la responsabilité de l'aggravation des conditions de travail, n'obéissant pas encore aux mots d'ordre des staliniens en faveur de la « lutte patriotique ». La description de cette grève est saisissante :

« La grève du 7 de Dourges a éclaté comme éclatent les grèves dans toutes les fosses, depuis qu'elles existent. Le mécontentement règne. On en a assez. Pas plus en 1941 qu'en 1936 ou en 1902, les mineurs n'ont consulté le re­gistre des lois. Ils ne se sont pas préoc­cupés s'il y avait des compagnies as­sistées de l'infanterie de ligne ou un gouvernement de Front populaire en puissance, ou des hitlériens prêts à les déporter. Au fond du puits, ils se sont consultés, ils se sont mis d'accord. Ils ont crié "Vive la grève" et ils ont chanté la gorge serrée, les larmes aux yeux, des larmes de joie, les larmes de la réussite. » ([3]) Le mouvement s'étendra pendant plusieurs jours, laissant la soldatesque allemande impuissante, en­traînant plus de 70 000 mineurs. Le mouvement sera sévèrement réprimé ([4]).

 

L'année 1942 connaît d'autres luttes ou­vrières, certaines avec des manifesta­tions de rues. L'instauration de la « relève » (travail obligatoire en Al­lemagne), entraînera même des grèves avec occupation, avant que PCF et trot­skistes ne dévient ce combat vers la lutte nationaliste. Il faut noter, cependant, que ces grèves et manifestations demeurent limitées au plan économique, face au rationnement de la nourriture et du ravitaillement. Le mois de janvier, dans le Borinage, en Belgique, a été marqué par toute une série de grèves et de mouvements de protestation dans les charbonnages. En juin, éclate une grève à la fabrique Nationale de Herstal et on voit des manifestations de ménagères devant l'Hôtel de Ville de Liège. Face à l'annonce de la déportation obligatoire de milliers de travailleurs à l'hiver 1942, 10 000 ouvriers se mettent en grève encore une fois à Liège, et le mouvement en entraînera 20 000 autres. A la même époque, grève de travailleurs italiens en Allemagne dans une grande fabrique d'avions. Début 1943, en Allemagne, à Essen, grève des ouvriers étrangers, français entre autres.

Le prolétariat n'est pas en mesure de s'élever dans une lutte frontale contre la guerre, c'est-à-dire contre sa propre bourgeoisie, au niveau des ouvriers russes de 1917. Restant à ce stade, la lutte revendicative qui ne se généralise pas peut être une protestation contre les patrons et les syndicats briseurs de grèves, mais tout en permettant la pour­suite plus effective de la guerre par le gouvernement, lorsque les patrons accordent des hausses de salaires (aux USA et en Angleterre par exemple). Là réside le danger que vienne se greffer l'idéologie nationaliste de la Libération. Bien avant l'instauration en France du « travail obligatoire » (qui a été du pain béni pour l'Union Nationale en 1942-43), la bourgeoisie britannique disposa d'un fanatique partisan du travail obli­gatoire avec le PC britannique devenu hystérique après l'attaque de l'Allemagne contre la Russie au milieu de l'année 1941. Dès lors, de concert avec les trotskistes à travers les syndi­cats, il ne fut plus question de faire grève mais de développer la production visant à favoriser l'effort de guerre pour soutenir le bastion (l'impérialisme) russe. ([5])

Malgré l'extrême faiblesse du prolétariat, la poursuite de la guerre mondiale joue néanmoins contre la bourgeoisie. Ainsi on peut mesurer la crue des journées de grève en An­gleterre. Autant la période de déclara­tion de guerre montre un brutal frei­nage, autant dès 1941 le nombre de grèves va s'accroître jusqu'en 1944, puis décroître après la « Victoire».

Faisant le bilan de cette période de guerre, le groupe de la Gauche Com­muniste de France ne niera pas l'importance de ces grèves et les aura soutenues dans leurs objectifs immé­diats, mais il ne « se leurre pas sur leur portée encore limitée et contingente. » ([6]) Face à cet ensemble de grèves rela­tivement dispersées et sans liaisons la plupart du temps, du fait du règne de la censure militariste, la bourgeoisie mondiale s'est toujours efforcée d'éviter leur radicalisation, faisant souvent des concessions économiques mineures, tant du côté allemand que du côté des alliés, et en ayant recours toujours au syndica­lisme qui, sous ses diverses formes, était et reste un instrument de l'Etat bour­geois. Les relations sociales ne pou­vaient rester longtemps pacifiques dans la guerre d'autant que l'inflation s'était aggravée.

La gravité terrible de la situation permet de comprendre pourquoi les minorités révolutionnaires espéraient la révolution plus qu'elle n'était contenue dans le véritable rapport de forces entre les classes. L'Europe entière vivait « au ras des rutabagas », seuls les travailleurs qui effectuaient de quinze à vingt heures supplémentaires par semaine étaient en mesure d'acheter des produits alimen­taires dont le prix avait décuplé en trois ans. Dans une telle situation de priva­ tions et de haine doublée d'impuissance face aux internements et déportations, l'éclatement de la lutte massive de près de deux millions d'ouvriers italiens en mars 1943, d'une durée de plusieurs mois, plus encore que cette série des grèves qui se vérifie au niveau interna­tional, vient alerter la bourgeoisie mondiale, sonner l'heure de la prépara­tion du mensonge de la Libération comme seule issue possible à la guerre.

 

Il ne s'agit pas de surestimer la portée de ce mouvement, mais de mesurer que face à cette action autonome du prolétariat italien sur son terrain de classe, la bourgeoisie italienne a pris immédiatement ses propres mesures, et a été aidée en cela par l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, confirmant sa vigilance de l'avant-guerre.

Fin mars, 50 000 ouvriers de Turin se mettent en grève pour l'obtention d'une prime « de bombardement », pour l'augmentation des rations de vivres sans se soucier de ce qu'en pensera Mussolini. Leur rapide victoire encou­rage l'action de classe dans toute l'Italie du nord contre le travail de nuit dans les régions menacées de bombardements. Ce mouvement triomphe à son tour. Les concessions ne calment pas la classe ou­vrière, de nouvelles grèves surgissent accompagnées de manifestations contre la guerre. La bourgeoisie italienne prend peur et tourne casaque en 24 heures. Mais la bourgeoisie alliée veille et occupe l'Italie du Sud à l'automne. Cette résurgence du prolétariat doit être contrée en replâtrant l'Union nationale sur une base royaliste et démocratique. Victor-Emmanuel sort de dessous la ta­ble pour faire arrêter Mussolini, avec la complicité des vieilles barbes fascistes Grandi et Ciano, soudainement conver­ties à l'anti-fascisme. Malgré tout, les manifestations de masse continuent à se répandre à Turin, Milan, Bologne. Les cheminots organisent des grèves im­posantes. Face à l'ampleur de ce mou­vement, l'intérimaire gouvernemental Badoglio finit par s'enfuir en Sicile pour laisser Mussolini -libéré par Hitler -revenir assumer la répression avec les nazis et le consentement tacite de Chur­chill. La soldatesque allemande bom­barde sauvagement les villes ouvrières. Churchill qui a déclaré qu'il faut « laisser les italiens mijoter dans leur jus », affirme ne vouloir traiter qu'avec un gouvernement de l'ordre. Il n'est pas question que la classe ouvrière ap­paraisse comme libératrice (d'autant qu'elle est capable d'aller plus loin pour son propre compte), les Alliés anglo-saxons veulent changer les pantins et tirer les ficelles eux-mêmes. Après la terrible répression et le gonflement con­comitant des rangs de la résistance bourgeoise des partisans, les Alliés pourront avancer depuis le sud pour « libérer » le nord et réinstaller Badoglio ([7]). Comme en France face au travail obligatoire, la bourgeoisie réus­sira à embrigader les ouvriers italiens battus sur leur terrain de classe dans l'idéologie de l'Union Nationale jusqu'à la dite Libération, sévèrement contrôlée par les milices staliniennes et la mafia.

Ce magnifique mouvement débuté en mars 1943 n'est pas un accident ou une rareté dans l'horreur de l'holocauste universel. Au cours de cette même an­née 1943, comme nous venons de le souligner, existait une timide vague de reprise des luttes au niveau interna­tional, sur laquelle nous ne disposons évidemment que de maigres informa­tions. Quelques exemples : grève à l'usine Coqueril de Liège ; 3500 ouvriers en lutte à l'usine d'aviation de la Clyde et grève des mineurs près de Doncaster en Angleterre (mai 1943) ; grève des ouvriers étrangers à l'usine Messerschmidt en Allemagne ; grève à AEG, un importante usine près de Berlin où, pour protester contre une mauvaise cantine, des ouvriers hollandais entraînent des ouvriers belges, français mais aussi allemands dans la lutte ; grèves à Athènes et manifestations de ménagères ; 2000 ouvrières sont en grève en Ecosse en décembre 1943...

La grève massive des ouvriers italiens est restée cloisonnée en Italie, puis la résistance a dénaturé son sens. Cepen­dant, le massacre est là aussi un abou­tissement de l'échec ouvrier en pleine guerre : quand le prolétariat se laisse enfermer dans l'ornière nationaliste, il est férocement décimé. C'est une tac­tique constante de la bourgeoisie de faire régner la terreur après de telles tentatives. Et cette terreur est nécessaire à la bourgeoisie car elle n'a pas terminé la guerre et elle veut avoir les mains li­bres jusqu'à la fin de celle-ci, notam­ment sur d'autres théâtres d'opération qu'en Europe.

En Europe de l'Est, partout où ris­quaient de surgir des soulèvements ou­vriers même sans perspective révolu­tionnaires, la bourgeoisie pratique la politique préventive de la terre brûlée.

A Varsovie, durant l'été 1944, les ou­vriers sont restés contrôlés par le PS polonais depuis Londres. Ils participent à     l'insurrection lancée par la« Résistance » lorsqu'ils apprennent que « l'Armée rouge » est entrée dans les faubourgs de la capitale, de l'autre côté de la Vistule. Et c'est avec le consente­ment tacite des Alliés, tout comme c'est avec la passivité évidente de l'Etat sta­linien que l'Etat allemand a pu assurer son rôle de gendarme et de boucher, massacrant des dizaines de milliers d'ouvriers, rasant la ville. Huit jours plus tard Varsovie est un cimetière. En­suite c'est au tour de Budapest où l'armée « rouge » laisse accomplir aussi le massacre puis fait son entrée comme une armée de fossoyeurs.

Pour sa part, la bourgeoisie « libéra­trice » d'occident ne veut pas de risques d'explosions sociales anti-guerres dans les pays vaincus. Pour ce faire, elle pro­cède à des bombardements monstrueux sur les villes allemandes, des bombardements qui n'ont pas, la plupart du temps, d'intérêt militaire mais qui visent en priorité les quartiers ouvriers (à Dresde en février 1945, il y a près de 150 000 morts, plus du double qu'à Hi­roshima). Il s'agit d'exterminer le plus possible de prolétaires et de terroriser les survivants pour qu'ils ne s'avisent pas de renouer avec leurs combats révolutionnaires de 1918 à 1923. De même, la bourgeoisie « démocratique » se donne les moyens d'occuper systématiquement les territoires d'où les nazis ont dû se replier. Il n'est pas question de laisser l'Allemagne vaincue se doter de son propre gouvernement succédant aux hitlériens. Toutes les offres de négocia­tions ou d'Armistice par les opposants à Hitler ont été rejetées. Laisser se former un gouvernement allemand autochtone dans un pays « vaincu » aurait empêché de dormir les Churchill, Roosevelt et Staline, cela aurait constitué un risque majeur. Comme en 1918, un Etat alle­mand vaincu ne pouvait qu'être affaibli face à la classe ouvrière, révoltée par le meurtre massif et la misère noire, et aux soldats en débandade. Les armées alliées se chargeront de faire régner l'ordre elles-mêmes dans toute l'Alle­magne pour une durée indéterminée (et restant sur place finalement jusqu'en 1994, mais pour d'autres raisons), en faisant peser pour longtemps un des plus grossiers mensonges du siècle : la «culpabilité collective» du peuple allemand.

 

3. Vers la « Libération »

Dans les tous derniers mois de Ma guerre, l'Allemagne est marquée par une série d'émeutes, de désertions, de grèves. Mais nul besoin de potiche démocratique à la Badoglio dans l'enfer des bombardements. Terrorisée, la classe ouvrière allemande est prise entre le marteau et l'enclume, entre les armées alliées et la soldatesque russe qui va déferler. Tout au long de la route de la débâcle de l'armée allemande les déserteurs sont pendus pour dissuader les autres. La situation aurait pu devenir inquiétante si la bourgeoisie n'avait pas continué à baliser le terrain de misère pour l'immédiat après-guerre. La répression féroce sera suffisante et la paix sociale préservée par l'occupation et la partition sans vergogne de l'Allemagne. Même s'ils pouvaient à juste titre se réjouir des réactions du prolétariat en Allemagne, nos ca­marades de cette époque surestimaient ce à quoi la bourgeoisie savait avoir af­faire :

« Quand les soldats refusent de se bat­tre, frisent en plusieurs endroits la guerre civile, quand les marins mani­festent les armes à la main contre la guerre, quand les ménagères, la Volksturm, les réfugiés viennent augmenter la nervosité de la situation allemande, la plus formidable machine militaire et policière se casse et la révolte est en perspective immédiate. Von Rundstedt reprend la politique de Ebert en 1918, il espère par la paix éviter la guerre civile. Les alliés, eux, ont compris la menace révolutionnaire des événements italiens commencés en 1943. La paix maintenant c'est se trouver face à la crise qui sévit en Europe le plus in­tensément, sans armes, pour masquer les contradictions qui vont se solution­ner par la guerre de classe. L’effort de guerre, la peste brune, la caserne, ne pourront plus servir de prétexte soit pour alimenter les industries hypertro­phiées, soit pour continuer à tenir la classe ouvrière dans l'état d'esclavage et de famine actuels. Mais, fait encore plus grave, c'est la perspective du re­tour des soldats allemands dans leurs foyers détruits et de la répétition de la révolution de 1918 qui devient inévi­table (...) Aux grands maux, des moyens héroïques : détruire, tuer, affamer, anéantir la classe ouvrière allemande. Nous sommes loin de la peste brune et de son châtiment, nous sommes très loin des promesses de paix des capitalistes. La démocratie a prouvé qu'elle était plus apte à défendre les intérêts bour­geois que la dictature fasciste. » ([8])

En réalité, dans les pays vaincus, dont l'Allemagne, on assiste à la ruée des armées américaines et russes qui jamais ne laissent un no man's land dans les villes conquises et étouffent toute velléité de résistance prolétarienne. Dans les pays vainqueurs se déploie un chauvinisme incroyable, bien pire que lors de la première guerre mondiale. Comme le supputait la minorité révolu­tionnaire, craignant la contagion des soldats allemands démobilisés dont cer­tains ne cachent pas leur joie, sourient sur les vieux films et jettent leurs casquettes en l'air, la bourgeoisie démocratique décide de les interner en France et en Angleterre. Une partie de l'armée allemande désintégrée est re­tenue à l'étranger; 400 000 soldats, maintenus prisonniers, sont amenés et internés en Angleterre plusieurs années après la fin de la guerre pour éviter que, comme leurs pères, ils ne fomentent une révolution une fois de retour au pays dans la misère européenne de l'immédiat après-guerre. ([9])

La plupart des groupes révolutionnaires se sont enthousiasmés au vu de ces faits, plaquant le schéma de la révolution vic­torieuse en Russie par l'éruption du prolétariat contre la guerre. Or, de même qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, de même les conditions de 1917 ne pouvaient pas se reproduire parce que la bourgeoisie en avait tiré les leçons.

Après le formidable mouvement des ou­vriers d'Italie, en 1943, il faudra près de deux ans à la minorité révolutionnaire la plus claire pour tirer les leçons de cet échec des ouvriers, au niveau interna­tional, pour mettre à profit une nouvelle fois des conditions drastiques de la guerre mondiale pour s'orienter vers la révolution : la bourgeoisie a su garder l'initiative et a profité de l'absence de partis révolutionnaires.

« Enrichi par l'expérience de la pre­mière guerre, incomparablement mieux préparé à l'éventualité de la menace révolutionnaire, le capitalisme interna­tional a réagi solidairement avec une extrême habileté et prudence contre un prolétariat décapité de son avant-garde. A partir de 1943, la guerre se transforme en guerre civile. En l'affirmant nous n'entendons pas dire que les antagonismes inter-impérialistes ont disparu, ou qu'ils ont cessé d'agir dans la poursuite de la guerre. Ces an­tagonismes subsistaient et ne faisaient que s'amplifier, mais dans une mesure moindre et acquérant un caractère se­condaire, en comparaison de la gravité présentée pour le monde capitaliste par la menace d'une explosion révolutionnaire. La menace révolutionnaire sera le centre des soucis et des préoccupations du capitalisme dans les deux blocs : c'est elle qui déterminera en premier lieu le cours des opérations militaires, leur stratégie et le sens de leur déroulement. (...) A l'encontre de la première guerre impérialiste, où le prolétariat une fois engagé dans le cours de la révolution garde l'initiative et impose au capitalisme mondial l'arrêt de la guerre, dans cette guerre-ci, dès le premier signal de la révolution en Italie, en 1943, c'est le capitalisme qui se saisira de l'initiative et poursuivra implacablement une guerre civile con­tre le prolétariat, empêchera par la force toute concentration de forces prolétariennes, n'arrêtera pas la guerre, même quand, après la disparition du gouvernement d'Hitler, l'Allemagne demandera avec insistance l'Armistice, afin de s'assurer par un carnage mon­stre et un massacre préventif impi­toyable, contre toute velléité de menace de révolution du prolétariat allemand (...) La révolte des ouvriers et des soldats, qui, dans certaines villes, se sont rendus maîtres des fascistes, a forcé les alliés à précipiter leur marche et à finir cette guerre d'extermination avant le plan prévu. » ([10])

L'action des minorités révolutionnaires

La guerre n'a pu se produire, comme nous l'avons vu, que parce que le pro­cessus de dégénérescence de la 3e Internationale et de passage dans le camp bourgeois des partis communistes était achevé. Les minorités révolutionnaires qui ont combattu la montée du sta­linisme et du fascisme du point de vue de classe ont toutes été vaincues, épuisées dans les pays démocratiques, éliminées et déportées en Russie et en Allemagne. De l'unité mondiale que représentent les Internationales à chaque époque, il ne reste plus que des bribes, des fractions, des minorités dis­persées et souvent sans lien entre elles. Le mouvement de l'Opposition de gauche avec Trotsky qui a représenté un courant de combat contre la dégénéres­cence de la révolution en Russie s'est peu à peu enferré dans les positions opportunistes sur le Front Unique (possibilité d'alliance avec les partis de gauche de la bourgeoisie) et dans son successeur 1'« anti-fascisme ». Si Trot­sky meurt, assassiné comme Jaurès (parce qu'il symbolise aux yeux de la bourgeoisie mondiale le danger prolétarien plus encore que le grand tribun de la 2e Internationale), au début du second holocauste mondial, ses partisans ne valent guère mieux que les sociaux-chauvins du début du siècle puisqu'ils prennent parti pour un camp impérialiste : celui de la Russie et celui de la Résistance.

La plupart des minorités, fragiles es­quifs dans le désarroi du prolétariat, avaient éclaté au moment de la guerre. Seule la Fraction italienne autour de la revue Bilan annonçait depuis les années 1930 que le mouvement ouvrier était entré dans une période de défaites qui conduirait à la guerre. ([11])

Le passage à la clandestinité entraîna tout d'abord l'éparpillement, la perte des précieux contacts bâtis pendant des années. En Italie, il ne subsiste aucun groupe organisé. En France, ce n'est qu'en 1942, en pleine guerre impéria­liste, que se regroupent des militants ayant combattu dans la Fraction ita­lienne réfugiée dans ce pays, et qui avaient délimité des positions politiques de classe face à l'opportunisme des or­ganisations trotskistes. Il se dénomme Noyau français de la Gauche commu­niste. Ces courageux militants produi­sent une déclaration de principes qui re­jette très nettement la « défense de l'URSS»:

« L'Etat soviétique, instrument de la bourgeoisie internationale, exerce une fonction contre-révolutionnaire. La défense de l'URSS au nom de ce qu'il reste des conquêtes d'Octobre doit donc être rejetée et faire place à la lutte sans compromis contre les agents staliniens de la bourgeoisie (...) La démocratie et le fascisme sont deux aspects de la dictature de la bourgeoisie qui correspon­dent aux besoins économiques et poli­tiques de la bourgeoisie à des moments donnés. En conséquence la classe ou­vrière qui doit instaurer sa propre dic­tature après avoir brisé l'Etat capita­liste, n'a pas à prendre parti pour l'une ou l'autre de ces formes. »

Des contacts sont rétablis avec les éléments du courant révolutionnaire en Belgique, en Hollande et avec des révolutionnaires autrichiens réfugiés en France. Dans les conditions très dan­gereuses de la clandestinité, à partir de Marseille, des débats très importants seront menés sur les raisons du nouvel échec du mouvement ouvrier, sur la nouvelle délimitation des «frontières de classe ». Cette minorité révolutionnaire ne cessera pas d'intervenir pour autant contre la guerre capitaliste, pour l'émancipation du prolétariat, en totale continuité avec le combat de la 3e Internationale à son origine. D'autres groupes émergeront plus ou moins clairement du giron trotskiste en re­fusant également la défense de l'URSS impérialiste et contre tous les chauvinismes : le groupe espagnol de Munis, les Revolutionare Kommunisten Deutschlands d'Autriche, et des groupes conseillistes hollandais. Les tracts de ces groupes contre la guerre, diffusés clandestinement, posés sur les banquettes de trains, sont vilipendés par la bourgeoisie « résistante », des staliniens aux démocrates, comme « hitléro-troskystes ». Ceux qui les diffusent risquent d'être fusillés sur place (voir les documents publiés ci-dessous et leur présentation).

En Italie, à la suite du puissant mouve­ment de lutte de 1943, les éléments de la Gauche dispersés se regroupent au­tour de Damen puis, ultérieurement au­tour de la figure mythique de Bordiga, personnalité de la gauche des 2e et 3e Internationale. Ils constituent, en juillet 1943, le Partito comunista internazionalista mais, croyant comme la plupart des révolutionnaires à une poussée in­surrectionnelle de la classe ouvrière, ils subiront la Libération capitaliste et, malgré leur courage, éprouveront de grandes difficultés à défendre des posi­tions claires face aux ouvriers entraînés derrière les sirènes bourgeoises ([12]). Ils se montreront incapables de favoriser le regroupement des révolutionnaires au niveau international et se retrouveront à l'état d'infime minorité après guerre. En particulier, ils se refuseront à tout tra­vail sérieux avec le noyau français qui se nomme désormais Gauche Commu­niste de France ([13]).

En fait, malgré tout leur courage, les groupes révolutionnaires qui ont défendu des positions de classe, internationalistes, au cours de la seconde guerre mondiale, ne pouvaient pas in­fluencer le cours des événements, compte tenu de la terrible défaite qu'avait subi le prolétariat et de la ca­pacité de la bourgeoisie à prendre systématiquement les devants pour em­pêcher le développement de tout mou­vement de classe vraiment menaçant. Mais leur contribution au combat histo­rique du prolétariat, ne pouvait en rester là. Elle passait principalement par une réflexion permettant de tirer les enseignements des événements con­sidérables qui venaient de se dérouler, une réflexion qu'il s'agit de poursuivre jusqu'à aujourd'hui.

Quels enseignements pour les révolutionnaires ?

C'est respecter la tradition marxiste portée par ces groupes du passé qu'être capable de continuer avec leur méthode critique, de passer au crible nous-mêmes leurs erreurs. C'est cela rester fidèle au combat qu'ils ont mené. Si la Gauche Communiste de France a su corriger son erreur d'appréciation sur la possibilité d'une inversion du cours de défaite au cours de la guerre mondiale, sans for­cément tirer toutes les implications du fait que celle-ci ne favorise plus la révolution, les autres groupes, en Italie en particulier, ont maintenu la vision schématique du « défaitisme révolutionnaire ».

Constituant de manière volontariste et aventuriste un parti en Italie autour des personnalités de l'IC comme Bordiga et Damen, les révolutionnaires italiens ne se donnaient pas réellement les moyens de « restaurer les principes », encore moins de tirer les véritables enseigne­ments de l'expérience passée. Ce Parti Communiste Internationaliste devait non seulement faillir - se retrouvant rapidement à l'état de secte - mais fa­voriser le rejet de la méthode d'analyse marxiste par un dogmatisme stérile qui ne fait que répéter les schémas du passé sur la question de la guerre en particu­lier. Le PCI persiste à la Libération à croire en l'ouverture d'un cycle révolu­tionnaire en parodiant Lénine : « La transformation de la guerre impérialiste en guerre civile commence après la fin de la guerre » ([14]). Reprendre l'analyse de Lénine selon lequel chaque proléta­riat devait souhaiter « la défaite de sa propre bourgeoisie » tremplin pour la révolution -position déjà erronée à l'époque puisqu'elle induisait que les ouvriers des pays vainqueurs, eux, n'au­raient pas disposé de ce même trem­plin -, faire reposer la réussite de la ré­volution sur l'échec de sa propre bour­geoisie, relevaient d'un automatisme ab­strait. En réalité, déjà dans la première vague révolutionnaire elle-même, la guerre, après avoir été un ferment de premier ordre dans la mobilisation du prolétariat, avait conduit à une division de celui-ci entre les ouvriers des pays vaincus, les plus combatifs et les plus lucides, et ceux des pays vainqueurs sur qui la bourgeoisie réussit à faire peser l'euphorie de la « victoire »  pour para­lyser leur combat et leur prise de con­science. En outre, l'expérience des an­nées 1917-18, avait aussi fait la preuve que, face à un mouvement révolution­naire qui se développe à partir de la guerre mondiale, la bourgeoisie dispose toujours d'une carte, qu'elle ne s'est pas privée déjouer en novembre 1918, alors que se développait la révolution en Allemagne : mettre un terme à la guerre, c'est-à-dire supprimer le princi­pal aliment de l'action et de la prise de conscience du prolétariat.

En leur temps, nos camarades de la Gauche communiste s'étaient trompés lorsqu'ils avaient, en se basant sur le seul exemple de la révolution russe, sous-estimé les conséquences paralysan­tes de la guerre impérialiste mondiale pour le prolétariat. La seconde guerre mondiale se devait d'apporter les élé­ments pour une meilleure analyse de cette question cruciale. Aussi, répéter aujourd'hui les erreurs du passé, c'est entraver le véritable chemin vers les affrontements de classe : en s'avérant impuissant à enrichir la méthode mar­xiste, en s'interdisant d'être le guide dont le prolétariat a besoin comme le révèlent malheureusement ceux qui se prétendent les seuls héritiers de la Gauche Communiste Italienne. ([15])

La question de la guerre a toujours été une question de premier plan dans le mouvement ouvrier. En même temps que l'exploitation et les attaques décou­lant de la crise économique, la guerre impérialiste moderne reste un facteur majeur de prise de conscience de la né­cessité de la révolution. Il est évident que la permanence des guerres dans la phase de décadence du capitalisme doit être un précieux facteur de réflexion. Aujourd'hui que l'effondrement du diabolisé bloc de l'Est a momentanément repoussé la possibilité d'une nouvelle guerre mondiale, cette réflexion ne doit pas s'arrêter. Les guerres que nous con­naissons aux frontières de l'Europe sont là pour rappeler au prolétariat que « celui qui oublie la guerre la subira un jour » ([16]). Il reste de la plus haute re­sponsabilité du prolétariat de s'ériger contre cette société en décomposition. La perspective d'une autre société sous le contrôle du prolétariat passe néces­sairement par la prise de conscience qu'il doit lutter sur son terrain social et y trouver sa puissance. La lutte du prolétariat croissante est une lutte an­tinomique à l'Etat, et donc antinomique aux objectifs militaires de la bourgeoi­sie.

Malgré les chants dithyrambiques sur le « nouvel ordre mondial » instaurés en 1989, la classe ouvrière des pays industrialisés ne doit se faire aucune illusion sur le répit qui lui est promis en atten­dant la prochaine destruction de l'hu­manité. Un sort que le capital, pour sa part, nous promet de façon inéluctable, qu'il découle d'une troisième guerre mondiale, au cas où se reconstituerait un nouveau système de blocs impérialis­tes, ou d'un total pourrissement de la société accompagné de famines, d'épi­démies et d'une multiplication des con­flits guerriers dans lesquels les armes nucléaires, qui aujourd'hui se propagent partout, reprendraient du service.

L'alternative reste bien ou révolution communiste ou destruction de l'huma­nité. Unis et déterminés les prolétaires peuvent désarmer la minorité qui tire les ficelles, et même les bombes atomiques seront frappées d'obsolescence. Ainsi, nous devons combattre fermement l'ar­gument pacifiste bourgeois, qui n'a pas changé, selon lequel une telle technique moderne empêcherait désormais toute révolution prolétarienne. La technique est produite par les hommes, elle obéit à une politique déterminée. La conduite de la politique impérialiste reste étroi­tement déterminée, comme nous le dé­montre le déroulement de la deuxième guerre mondiale, par la soumission de la classe ouvrière. Or, désormais, depuis la reprise historique du prolétariat, à la fin des années 1960, les enjeux sont po­sés simultanément, même si le proléta­riat mondial n'en tire pas encore toutes les leçons. Là où la guerre ne fait pas ses ravages, la crise économique s'appesantit, décuple la misère et révèle la faillite du capitalisme.

Les minorités révolutionnaires doivent ainsi passer au crible l'expérience antérieure. Il était « minuit dans le siècle » au coeur du plus grand crime que l'humanité ait connu, mais il serait plus criminel encore de croire que l'humanité en a fini avec ses risques de destruction totale. Dénoncer les guerres actuelles n'est pas suffisant, les mi­norités révolutionnaires doivent être ca­pable d'analyser les arcanes de la poli­tique impérialiste de la bourgeoisie mondiale, non pour prétendre pouvoir mettre le feu à la mèche là où le milita­risme règne en maître, dans tous les foyers guerriers qui dévastent le monde aujourd'hui, mais pour indiquer au prolétariat que la lutte, beaucoup plus qu' « au front » se mène « à l'arrière ».

Combattre la guerre impérialiste omni­présente, lutter contre les attaques de la crise économique bourgeoise, signifie développer toute une série de luttes et d'expériences qui conduiront à l'étape de la guerre civile révolutionnaire, là où la bourgeoisie se croit en paix. Une longue période de combats de classe est encore nécessaire, rien ne sera facile.

Le prolétariat n'a pas le choix. Le capi­talisme ne peut que mener à la destruc­tion de l'humanité si le prolétariat s'avérait une nouvelle fois impuissant à le détruire.

Damien



[1] Rapport sur la situation internationale de la conférence de juillet 1945 de la Gauche Commu­niste de France, Revue Internationale n° 59.

[2] Grégoire Madjarian, « Conflits, pouvoirs et société à la Libération», et aussi intéressant, l'ou­vrage de Stéphane Courtois «Le PCF dans la guerre».

[3] Mémoires d'Auguste Lecoeur, ex-bras droit du chef stalinien français Thorez, exclu après-guerre, et donc plus libre d'exprimer la vérité de la lutte que lorsqu'il mentait avec les autres sur la primauté de la lutte nationaliste.

[4] Par la force des choses, ce mouvement était prématuré et isolé, il ne pouvait avoir l'effet de réso­nance de la lutte massive des ouvriers italiens en 1943. Il faut noter cependant la différence entre l'oc­cupation craintive de la soldatesque allemande (les officiers n'osent jamais descendre dans les fosses) et la dictature exercée par le PCF à la Libération sur les mineurs. Une émission de télévision de la 3e chaine française, au mois d'août, offrit des révéla­tions stupéfiantes de la part de quelques mineurs survivants de la # bataille de la production ». Valets du pouvoir gaulliste, les ministres staliniens exigèrent un effort considérable au point que ce fut une véritable hécatombe... après-guerre. Des milliers de leurs compagnons, morts de silicose, du fait de la mécanisation et des cadences à outrance, furent donc les martyrs, non pas des <r boches » ni de la lutte <r anti-boche », mais des ordres du ministre stalinien Thorez. Pour le «r redressement du pays », Thorez n'avait pas hésité à vociférer : « Si des mineurs doi­vent mourir à la tâche, leurs femmes les remplace­ront ». Il n'y a pas qu'en Russie totalitaire que l'espé­rance de vie était de très courte durée...

[5] « Anti-Parliamentary communism, The movement for Workers'Councils, 1917-45 », Mark Shipway.

[6] Rapport sur la situation internationale, juillet 1945.

[7] Nous traitons de ce mouvement de 1943 en Italie dans la Revue Internationale n° 75.

[8] « La Paix », L'Etincelle n° 5, organe de la Gauche Communiste de France, mai 1945.

[9] « La rééducation des prisonniers allemands en Angleterre, de 1945 à 1948», Henry Faulk, ed Chatto & Windus, Londres 1977.

[10] Extraits du Rapport sur la situation internatio­nale, Gauche Communiste de France, juillet 1945, reproduit in Revue Internationale n° 59, 1989.

[11] Nous n'avons pas la place\de revenir en détail ici sur les débats dans la Fraction italienne ni sur les di­vergences entre les différents groupes, mais nous te­nons à la disposition de nos lecteurs l'histoire de La Gauche Communiste d'Italie.
 

[12] Voir les articles : « Les ambiguïtés de Battagîia Comunista sur la question des "partisans" », Revue internationale n°8, déc. 1976, « Le PCI à ses origi­nes : tel qu'il prétend être, tel qu'il est », Revue internationale n° 32, 1er trim. 1983 et « A propos des origines du PCI », Revue internationale n° 34, 3e trim. 1983..

[13] Sur l'histoire de ces groupes, consulter La Gau­che communiste d'Italie, et la Revue internationale n° 34, 35, 38, 39, 64, 65, 66.

[14] Cité dans Internationalisme n° 36, 1948, reprint m Revue Internationale n° 36, 1er trim. 1984.

[15] Au moment de la guerre du Golfe nous avons démontré quel mauvais usage les courants qui se ré­clament de la Gauche italienne pouvaient encore faire du « défaitisme révolutionnaire » avec leur appel « à la fraternisation entre soldats irakiens et occidentaux » (voir notre article « Le milieu politi­que prolétarien face à la guerre du Golfe », Revue Internationale n° 64, 1er trim. 1991). Dans une zone et des conditions où le prolétariat est extrêmement faible lancer en l'air de tels mots d'ordre relève du volontarisme anarchiste ne pouvant au mieux que valoriser des désertions individuelles. Ces camarades devraient se demander pourquoi la bourgeoisie a les moyens de mener des guerres locales sans être inquiétée par le prolétariat et pourquoi elle n'a pas les moyens de les déclencher au coeur des métropo­les industrialisées. Pire encore, ces mots d'ordre, re­pris en gros par toutes les sectes gauchistes, ne sont souvent que la feuille de vigne du soutien à l'impé­rialisme des petits pays opprimés par les gros. Ainsi, dernièrement, le n° 427 du Prolétaire titrait benoî­tement avec pour mot d'ordre : « Impérialisme fran­çais hors d’Afrique et du Rwanda ! ». Que l'impé­rialisme français soit un boucher dans sa résistance au coup de pied au derrière que lui inflige l'impéria­lisme américain, portant même la plus lourde res­ponsabilité dans le massacre de plus de 500 000 êtres humains au Rwanda, nous sommes les premiers à le dénoncer. Mais nous aurions honte de reprendre le mot d'ordre que s'approprie l'impérialisme améri­cain ! Un tel mot d'ordre a certainement pour le PCI une consonance très « défaitiste » et alors ? L'impé­rialisme français est effectivement défait au Rwanda, en quoi cela a-t-il fait avancer d'un pas la conscience de classe des ouvriers en France ?

[16] Albert Camus.

 

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