Mémoires d'un révolutionnaire (A. Stinas, Grèce) : nationalisme et antifascisme

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Les extraits du livre de A. Stinas, révolutionnaire communiste de Grèce ([1]), que nous publions ici, s'attaquent à la résistance antifas­ciste de la seconde guerre mon­diale. Ils contiennent ainsi une impitoyable dénonciation de ce qui reste l'incarnation de la fusion de trois mystifications particulièrement meurtrières pour le proléta­riat : la « défense de l'URSS », le nationalisme et « l'antifascisme démocratique ».

L'explosion des nationalismes dans ce qui fut l'URSS et son em­pire d'Europe de l'est, tout comme le développement de gigantesques campagnes idéologiques « antifascistes » dans les pays d'Europe Occidentale, en particu­lier, donnent à ces lignes, écrites à la fin des années 40, toute leur actualité ([2]).

Il est aujourd'hui de plus en plus difficile, pour l'ordre établi, de justifier idéologiquement sa domination. Le désastre que ses lois engendre le lui interdit. Mais face à la seule force capable de l'abattre et d'instaurer un autre type de société, face au proléta­riat, la classe dominante dispose encore d'armes idéologiques ca­pables de diviser son ennemi et de le maintenir soumis à des frac­tions nationales du capital. Le na­tionalisme et « l'antifascisme » sont,   actuellement,   en   première ligne de cet arsenal contre-révolu­tionnaire de la bourgeoisie.

A. Stinas reprend ici l'analyse marxiste de Rosa Luxembourg sur la question nationale, en rappelant que dans le capitalisme, arrivé à sa phase l'impérialiste, «... la nation s'est acquittée de sa mission historique. Les guerres de libération nationale et les révolutions bourgeoises-démo­cratiques sont désormais vides de sens ». A partir de cette base il dénonce et détruit l'argumentation de tous ceux qui ont appelé à participer à la « résistance antifasciste » pendant la seconde guerre mondiale, sous prétexte que sa dynamique propre, « populaire » et « antifasciste » pouvait conduire à la révolution.

Stinas et l'UCI (Union Communiste Internationaliste) font partie de cette poignée de révolutionnaires qui, pendant la deuxième guerre mondiale, surent aller à contre-courant de tous les nationalismes, refusèrent de soutenir « la démocratie » contre le fascisme et d'abandonner l'internationalisme prolétarien au nom de « la dé­fense de l'URSS. » ([3])

Peu connus, même dans le milieu révolutionnaire, en partie du fait que leurs travaux n'existaient qu'en langue grecque, il est utile de donner ici quelques éléments sur leur histoire.

Stinas appartenait à la génération des communistes qui connurent la grande période de la vague révolu­tionnaire internationale qui mit fin à la première guerre mondiale. Il resta fidèle toute sa vie aux es­poirs soulevés par l'Octobre rouge de 1917 et par la révolution alle­mande de 1919. Membre du Parti communiste grec (dans une pé­riode où les Partis communistes n'étaient pas encore passés dans le camp bourgeois) jusqu'à son exclusion en 1931, il fut ensuite membre de l'Opposition léniniste, qui publiait l'hebdomadaire Dra­peau du Communisme et qui se réclamait de Trotsky, symbole international de la résistance au sta­linisme.

En 1933, Hindenburg donne le pouvoir à Hitler en Allemagne. Le fascisme y devient le régime offi­ciel. Stinas soutient que la victoire du fascisme sonne le glas de l'Internationale communiste, tout comme le 4 août 1914 avait signé la mort de la 2e Internationale, que ses sections sont dé­finitivement, et sans retour pos­sible, perdues pour la classe ou­vrière, que d'organes de lutte à l'origine, elles se sont muées en ennemies du prolétariat. Le devoir des révolutionnaires dans le monde entier est donc de consti­tuer de nouveaux partis révolu­tionnaires, hors de l'Internationale et contre elle.

Un débat aigu provoque une crise dans l'organisation trotskiste, et Stinas la quitte, après avoir été en minorité. En 1935, il rejoignit une organisation, Le Bolchevik, qui s’était détachée de l’archéo-marxisme et devait constituer, à partir de celle-ci, une nouvelle organisation qui prit le nom d'Union communiste interna­tionaliste. L'UCI était à l'époque la seule section reconnue en Grèce de la Ligue communiste interna­tionaliste (LCI) - la 4e Internatio­nale ne sera créée qu'en 1938.

L'UCI avait, dès 1937, rejeté le mot d'ordre, fondamental pour la 4e Internationale, de la « défense de l'URSS ». Stinas et ses camarades n'étaient pas arrivés à cette posi­tion à l'issue d'un débat sur la nature sociale de l'URSS, mais après l'examen critique des mots d'ordre et de la politique devant l'imminence de la guerre. L'UCI voulait supprimer tous les aspects de son programme par lesquels le social-patriotisme pouvait s'infil­trer, sous le couvert de la défense de l'URSS.

Durant la deuxième guerre impé­rialiste, Stinas, en internationaliste intransigeant, resta fidèle aux principes du marxisme révolutionnaire, tels que Lénine et Rosa Luxemburg les avaient formulés et appliqués pratiquement dans la première guerre mondiale.

L'UCI était, depuis 1934, la seule section du courant trotskyste en Grèce. Pendant toutes les années de la guerre et de l'occupation, isolé des autres pays, ce groupe était convaincu que tous les trots­kistes luttaient comme lui, sur les mêmes idées et à contre-courant.

Les premières informations sur la position de l'Internationale trots­kiste laissèrent Stinas et ses compagnons bouche bée. La lec­ture de la brochure française Les trotskystes dans la lutte contre les nazis leur apportait les preuves que les trotskistes avaient combattu les Allemands, comme tous les bons patriotes. Puis ils apprirent l'attitude honteuse de Cannon et du Socialist Workers Party aux USA.

La 4e Internationale dans la guerre, c'est-à-dire dans ces conditions qui mettent à l'épreuve les organisations de la classe ou­vrière, était tombée en poussière. Ses sections, les unes ouverte­ment avec la « défense de la pa­trie », les autres sous couvert de la « défense de l'URSS », étaient passées au service de leurs bour­geoisies respectives et avaient contribué, à leur niveau, aux mas­sacres.

L'UCI rompit, à l'automne 1947, tout lien politique et organisationnel avec la 4e Internationale. Dans les années qui suivirent, la pire période contre-révolutionnaire sur le plan politique, alors que les groupes révolutionnaires étaient réduits à de minuscules minorités et que beaucoup de ceux qui res­taient fidèles aux principes de base de l'internationalisme prolé­tarien et de la révolution d'octobre étaient complètement isolés, Sti­nas deviendra le principal repré­sentant en Grèce du courant So­cialisme ou Barbarie. Ce cou­rant, qui ne parvint jamais à clari­fier la nature sociale pleinement capitaliste des rapports sociaux en URSS, développant la théorie d'une sorte de troisième système d'exploitation fondé sur une nou­velle division, entre « dirigeants » et « dirigés », s'écarta de plus en plus du marxisme et finit par se disloquer dans les années 1960. A la fin de sa vie, Stinas n'eut plus de véritable activité politique orga­nisée. Il se rapprocha des anar­chistes et mourut en 1987.

CR.

 

Marxisme et nation

 

La nation est le produit de l'histoire, comme la tribu, la fa­mille, la cité. Elle a un rôle historique nécessaire et devra dispa­raître une fois celui-ci rempli.

La classe porteuse de cette organi­sation sociale est la bourgeoisie. L'Etat national se confond avec l'Etat de la bourgeoisie et, histori­quement, l'oeuvre progressiste de la nation et du capitalisme se rejoi­gnent : créer, avec le développe­ment des forces productives, les conditions matérielles du socialisme.

Cette oeuvre progressiste prend fin à l'époque de l'impérialisme, des grandes puissances impérialistes, avec leurs antagonismes et leurs guerres.

La nation s'est acquittée de sa mis­sion historique. Les guerres de libé­ration nationale et les révolutions bourgeoises-démocratiques sont désormais vides de sens.

La révolution prolétarienne est maintenant à l’ordre du jour. Elle n'engendre ni ne maintient mais abolit les nations et les frontières et unit tous les peuples de la terre dans une communauté mondiale. La défense de la nation et de la pa­trie n’est à notre époque rien d’autre que la défense de l’impérialisme, du système social qui provoque les guerres, qui ne peut vivre sans guerre et qui mène l'humanité au chaos et à la barba­rie. C'est vrai aussi bien pour les grandes puissances impérialistes que pour les petites nations, dont les classes dirigeantes sont et ne peuvent être que les complices et les associés des grandes puissances.

« Le socialisme est à cette heure le seul espoir de l'humanité. Au-dessus des remparts du monde capitaliste qui s'écroulent enfin, brillent en lettres de feu ces mots du Manifeste communiste : socialisme ou chute dans la barbarie. » (R. Luxemburg, 1918)

Le socialisme est l'affaire des ou­vriers du monde entier, et le terrain de son édification, toute l'étendue du globe terrestre. La lutte pour le renversement du capitalisme et pour l'édification du socialisme unit tous les ouvriers du monde. La géographie y fixe une répartition des tâches : l'ennemi immédiat des ouvriers de chaque pays est leur propre classe dirigeante. C'est leur secteur du front international de lutte des ouvriers pour renverser le capitalisme mondial.

Si les masses travailleuses de chaque pays n'ont pas pris conscience qu'elles ne forment que la section d'une classe mondiale, jamais elles ne pourront s'engager sur le chemin de leur émancipation sociale.

Ce n'est pas le sentimentalisme qui fait de la lutte pour le socialisme, dans un pays donné, la partie inté­grante de la lutte pour la société so­cialiste mondiale, mais l'impossibilité du socialisme dans un seul pays. Le seul « socialisme» aux couleurs nationales et à l'idéologie nationale que nous a donné l'histoire est celui de Hitler, et le seul « communisme » national, celui de Staline.

La lutte à l'intérieur du pays contre la classe dirigeante et la solidarité avec les masses travailleuses du monde entier, tels sont à notre époque les deux principes fonda­mentaux du mouvement des masses populaires pour leur libération économique, politique et sociale. Cela vaut pour la « paix » comme pour la guerre.

La guerre entre les peuples est fra­tricide. La seule guerre juste est celle des peuples qui fraternisent par-delà les nations et les frontières contre leurs exploiteurs. La tâche des révolutionnaires, en temps de « paix » comme en temps de guerre, est d'aider les masses à prendre conscience des fins et des moyens de leur mouvement, à se débarrasser de la tutelle des bu­reaucraties politiques et syndicales, à prendre leurs propres affaires en mains, à ne faire confiance à d'autre «direction» que celle des organes exécutifs qu'elles ont elles-mêmes élus et qu'elles peuvent ré­voquer à tout moment, à acquérir la conscience de leur propre res­ponsabilité politique et, d'abord et surtout, à s'émanciper intellectuel­lement de la mythologie nationale et patriotique.

Ce sont les principes du marxisme révolutionnaire tels que Rosa Luxemburg les a formulés et appli­qués pratiquement et qui ont guidé sa politique et son action dans la Première Guerre mondiale. Ces principes ont guidé notre politique et notre action dans la Seconde Guerre mondiale.(...)

 

La résistance anti-fasciste : un appendice de l'impérialisme

 

Le « mouvement de résistance », c'est-à-dire la lutte contre les Alle­mands sous toutes ses formes, du sabotage à la guerre de partisans, dans les pays occupés, ne peut s'envisager hors du contexte de la guerre impérialiste, dont elle est partie intégrante. Son caractère progressiste ou réactionnaire ne peut être déterminé ni par la parti­cipation des masses, ni par ses ob­jectifs antifascistes ni par l'oppression par l'impérialisme al­lemand, mais en fonction du carac­tère soit réactionnaire soit progres­siste de la guerre.

L'ELAS comme l'EDES ([4]) étaient des armées qui continuèrent, à l'intérieur du pays, la guerre contre les Allemands et les Italiens. Cela seul détermine strictement notre position à leur égard. Participer au mouvement de résistance, quels que soient les mots d'ordre et les justifications, signifie participer à la guerre.

Indépendamment des dispositions des masses et des intentions de leur direction, ce mouvement, en raison de la guerre qu'il a conduite dans les conditions du second massacre impérialiste, est l'organe et l'appendice du camp impérialiste allié. (...)

Le patriotisme des masses et leur attitude à l'égard de la guerre, si contraire à leurs intérêts histo­riques, sont des phénomènes très connus depuis la guerre précé­dente, et Trotsky, dans une foule de textes, avait inlassablement pré­venu du danger que les révolutionnaires soient surpris et qu'ils se laissent entraîner par le courant. Le devoir des révolutionnaires interna­tionalistes est de se tenir au-dessus du courant, et de défendre contre le courant, les intérêts historiques du prolétariat. Ce phénomène ne s'explique pas seulement par les moyens techniques utilisés, la pro­pagande, la radio, la presse, les défilés, l'atmosphère d'exaltation créée au début de la guerre, mais aussi par l'état d'esprit des masses, qui résulte de l'évolution politique antérieure, des défaites de la classe ouvrière, de son découragement, de la ruine de sa confiance en sa propre force et dans les moyens d'action de la lutte des classes, de la dispersion du mouvement inter­national et de la politique opportu­niste de sape menée par ses partis. Il n'existe aucune loi historique fixant le délai au bout duquel les masses, d'abord entraînées dans la guerre, finiraient par se ressaisir. Ce sont les conditions politiques concrètes qui éveillent la conscience de classe. Les consé­quences horribles de la guerre pour les masses font disparaître l'enthousiasme patriotique. Avec la montée du mécontentement, leur opposition aux impérialistes et à leurs propres dirigeants, qui en sont les agents, s'approfondit sans cesse et réveille leur conscience de classe. Les difficultés de la classe dirigeante augmentent, la situation évolue vers la rupture de l'unité in­térieure, l'écroulement du front in­térieur et la révolution. Les révolu­tionnaires   internationalistes contribuent à l'accélération des rythmes de ce processus objectif par la lutte intransigeante contre toutes les organisations patrio­tiques et social-patriotiques, ou­vertes ou cachées, par l'application conséquente de la politique du dé­faitisme révolutionnaire.

Les suites de la guerre, dans les conditions de l'Occupation, ont eu une influence entièrement diffé­rente sur la psychologie des masses et leurs relations avec leur bour­geoisie. Leur conscience de classe a sombré dans la haine nationaliste, constamment renforcée par le comportement barbare des Alle­mands, la confusion s'est aggravée, l'idée de la nation et de son destin a été placées au-dessus des diffé­rences sociales, l'union nationale s'est renforcée, et les masses se sont davantage soumises à leur bour­geoisie, représentée par les organisations de résistance nationale. Le prolétariat industriel, brisé par les défaites précédentes, son poids spécifique exceptionnellement di­minué, s'est trouvé prisonnier de cette situation effrayante pendant toute la durée de la guerre.

Si la colère et le soulèvement des masses contre l'impérialisme alle­mand dans les pays occupés étaient «justes», ceux des masses alle­mandes contre l'impérialisme allié, contre les bombardements bar­bares des quartiers ouvriers l'étaient tout autant. Mais cette colère justifiée, qui est renforcée par tous les moyens par les partis de la bourgeoisie de toute nuance, seuls les impérialistes peuvent l'exploiter et l'utiliser pour leurs propres intérêts. La tâche des ré­volutionnaires restés au-dessus du courant est de diriger cette colère contre «leur» bourgeoisie. Seul ce mécontentement contre notre « propre » bourgeoisie peut devenir une force historique, le moyen de débarrasser une fois pour toute l'humanité des guerres et des des­tructions.

Du moment que le révolutionnaire, dans la guerre, fait simplement al­lusion à l'oppression par l'impérialisme « ennemi » dans son propre pays, il devient victime de la mentalité nationaliste étroite et de la logique social-patriotique, et coupe les liens qui unissent la poi­gnée des ouvriers révolutionnaires qui sont restés fidèles à leur dra­peau dans les différents pays, dans l'enfer où le capitalisme en décom­position a plongé l'humanité. (...)

La lutte contre les nazis dans les pays occupés par l'Allemagne était une tromperie et un des moyens qu'utilisa l'impérialisme allié pour tenir les masses enchaînées à son char de guerre. La lutte contre les nazis était la tâche du prolétariat allemand. Mais elle n'était possible que si les ouvriers de tous les pays combattaient contre leur propre bourgeoisie. L'ouvrier des pays oc­cupés qui combattait les nazis combattait pour le compte de ses exploiteurs, pas pour le sien, et ceux qui l'ont entraîné et poussé dans cette guerre étaient, quels que soient leurs intentions et leurs jus­tifications, des agents des impéria­listes. L'appel aux soldats alle­mands à fraterniser avec les ou­vriers des pays occupés dans la lutte commune contre les nazis était, pour le soldat allemand, un artifice trompeur de l'impérialisme allié. Seul l'exemple de la lutte du prolétariat grec contre sa « propre » bourgeoisie qui, dans les conditions de l'Occupation, signifiait lut­ter contre les organisations nationalistes, aurait pu réveiller la conscience de classe des ouvriers allemands enrégimentés et rendre possible la fraternisation, et la lutte du prolétariat allemand contre Hitler.

L'hypocrisie et la tromperie sont des moyens aussi indispensables à la conduite de la guerre que les tanks, les avions ou les canons. La guerre n'est pas possible sans la conquête des masses. Mais pour les conquérir, il faut qu'elles croient combattre pour la défense de leurs biens. Tous les mots d'ordre, toutes les promesses de « libertés, prospé­rité, écrasement du fascisme, ré­formes socialistes, république po­pulaire, défense de l'URSS etc. », visent ce but. Ce travail est surtout réservé aux partis « ouvriers », qui utilisent leur autorité, leur in­fluence, leurs liens avec les masses travailleuses, les traditions du mouvement ouvrier pour qu'elles se laissent mieux tromper et égorger. Les illusions des masses sur la guerre, sans lesquelles elle est im­possible, ne la rendent pas pour au­tant progressiste, et seuls les plus hypocrites social-patriotes peuvent s'en servir pour la justifier. Toutes les promesses, toutes les proclama­tions, tous les mots d'ordre des PS et des PC dans cette guerre n'ont été que des leurres. (...)

La transformation d'un mouvement en combat politique contre le ré­gime capitaliste ne dépend pas de nous et de la force de conviction de nos idées mais de la nature même de ce mouvement. «Accélérer et faciliter la transfor­mation du mouvement de résistance en mouvement de lutte contre le capitalisme» aurait été possible si ce mouvement, dans son dévelop­pement, avait pu de lui-même créer en permanence, à la fois dans les rapports des classes, les consciences et dans la psychologie des masses des conditions plus fa­vorables à sa transformation en lutte politique générale contre la bourgeoisie, donc en révolution prolétarienne.

La lutte de la classe ouvrière pour ses revendications économiques et politiques immédiates peut se transformer, au cours de sa crois­sance, en lutte politique d'ensemble pour renverser la bourgeoisie. Mais elle est rendue possible par la forme même de cette lutte : les masses, par leur opposi­tion à leur bourgeoisie et son Etat et par la nature de classe de leurs revendications, se débarrassent de leurs illusions nationalistes, réfor­mistes et démocratiques, se libèrent de l'influence des classes ennemies, développent leur conscience, leur initiative, leur esprit critique, leur confiance en elles-mêmes. Avec l'extension du champ de la lutte, les masses sont toujours plus nom­breuses à y participer, et plus pro­fondément est creusé le sol social, plus les fronts de classe se distin­guent strictement et plus le proléta­riat révolutionnaire devient l'axe principal des masses en lutte. L'importance du parti révolution­naire est énorme à la fois pour ac­célérer les rythmes, pour la prise de conscience, pour l'assimilation de l'expérience, la compréhension de la nécessité de la prise révolutionnaire du pouvoir par les masses, pour organiser le soulèvement et en assurer la victoire. Mais c'est le mouvement lui-même, de par sa na­ture et sa logique interne, qui donne sa force au parti. C'est un processus objectif dont la politique du mouvement révolutionnaire est l'expression consciente. La crois­sance du « mouvement de résis­tance » eut, également par sa nature même, le résultat exactement in­verse : il ruina la conscience de classe, renforça les illusions et la haine nationalistes, dispersa et atomisa encore plus le prolétariat dans la masse anonyme de la na­tion, le soumit encore plus à sa bourgeoisie nationale, porta à la surface et à la direction les élé­ments les plus farouchement natio­nalistes.

Aujourd'hui, ce qui reste du mou­vement de résistance (la haine et les préjugés nationalistes, les souvenirs et les traditions de ce mouvement qui fut si habilement utilisé par les staliniens et les socialistes) est le plus sérieux obstacle à une orienta­tion de classe des masses. S'il avait existé des possibilités ob­jectives qu'il se transforme en lutte politique contre le capitalisme, celles-ci auraient dû se manifester sans notre participation. Mais nulle part nous n'avons vu une ten­dance prolétarienne surgir de ses rangs, même la plus confuse. (...)

Le déplacement des fronts et l'occupation militaire du pays, comme de presque toute l'Europe, par les armées de l'Axe, ne chan­gent pas le caractère de la guerre, ne créent pas de question nationale et ne modifient pas nos objectifs stratégiques ni nos tâches fondamentales. La tâche du parti prolétarien dans ces conditions est d'aiguiser sa lutte contre les organi­sations nationalistes et de protéger la classe ouvrière de la haine anti­allemande et du poison nationa­liste.

Les révolutionnaires internationa­listes participent aux luttes des masses pour leurs revendications économiques et politiques immé­diates, tentent de leur donner une claire orientation de classe et s'opposent de toutes leurs forces à l'exploitation nationaliste de ces luttes. Au lieu de s'en prendre aux Italiens et aux Allemands, ils expli­quent pourquoi la guerre a éclaté, guerre dont la barbarie dans la­quelle nous vivons est la consé­quence inévitable, dénoncent avec courage les crimes de leur « propre » camp impérialiste et de la bourgeoisie, représentée par les différentes organisations nationa­listes, appellent les masses à la fra­ternisation avec les soldats italiens et allemands pour la lutte commune pour le socialisme. Le parti prolé­tarien condamne toutes les luttes patriotiques, si massives qu'elles soient et quelle que soit leur forme, et appelle ouvertement les ouvriers à s'en abstenir.

Le défaitisme révolutionnaire, dans les conditions de l'Occupation, rencontra des obstacles effrayants et jamais vus auparavant. Mais les difficultés ne peuvent changer nos tâches. Au contraire, plus le cou­rant est fort, plus l'attachement du mouvement révolutionnaire à ses principes doit être rigoureux, plus il doit s'opposer au courant avec in­transigeance. Seule cette politique le rendra capable d'exprimer les sentiments des masses révolution­naires demain et de se trouver à leur tête. La politique de la soumission au courant, c'est-à-dire la politique du renforcement du mouvement de résistance, aurait ajouté un obs­tacle supplémentaire aux tentatives d'orientation de classe des ouvriers et aurait détruit le parti.

Le défaitisme révolutionnaire, la politique internationaliste juste contre la guerre et contre le mou­vement de résistance, montre au­jourd'hui, et montrera toujours plus , dans les événements révolutionnaires à venir, toute sa force et toute sa valeur.

A. Stinas



[1] Tirés de ses Mémoires d'un révolution­naire. Cet ouvrage, qu'il écrivit dans la der­nière période de sa vie, couvre essentielle­ment les événements des années 1912 à 1950 en Grèce, placées sous le signe de la guerre : des guerres balkaniques qui annoncent la première guerre impérialiste de 1914-18 à la guerre civile,   prolongement du deuxième holocauste de 1939-45.

L'ironie de l'histoire veut que ce soit les édi­tions « La Brèche », liées à la IVe Internatio­nale de Mandel, qui ont édité en français ces mémoires. Leur publication est certaine­ment due à celui qui fut le « pape de la IVe Internationale» de 1943 à 1961, Pablo, et à son nationalisme, lui même étant grec. Car le livre dénonce sans ambiguïtés les agisse­ments des trotskistes pendant la deuxième guerre mondiale et après.

[2] La Grèce, le pays de Stinas, est secoué, au moment où nous publions ce texte, par une vague de nationalisme orchestrée par le gouvernement  et  tous  les  grands   partis «démocratiques». Ceux-ci      ont, en décembre 1992, fait défiler un million de personnes dans  les rues  d'Athènes pour défendre le  nom  de  Macédoine  pour la province grecque contre la « reconnaissance »  de  la  Macédoine  dans l'ex-Yougoslavie en décomposition !

[3] Stinas ignora que d'autres groupes que le sien défendirent la même attitude dans d'autres pays : les courants de la Gauche communiste : italienne (en France et en Bel­gique en particulier), germano-hollandaise (le Communistenbond Spartacus, en Hol­lande) ; des groupes en rupture avec le trots­kisme, comme celui de Munis, exilé au Mexique, ou les RKD, composé de militants autrichiens et français.
 

[4] Noms des années de résistance, contrô­lées essentiellement par les partis staliniens et socialistes.

 

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