Editorial : Face au chaos et aux massacres, seule la classe ouvrière peut apporter une réponse

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Nous publions en page 9 une résolution sur la situation inter­nationale adoptée par le CCI en avril 1992. Depuis que ce do­cument a été rédigé, les évé­nements ont amplement illustré les analyses qu'il contient. C'est ainsi que la décomposition et le chaos, particulièrement au plan des antagonismes impéria­listes, n'ont fait que s'aggraver comme on peut le voir, par exemple, avec les massacres en Yougoslavie. De même, la crise économique mondiale a poursuivi son cours catastro­phique, créant les conditions d'une reprise des combats de classe auxquels la bourgeoisie se prépare de façon active, comme en témoignent les grandes manoeuvres syndi­cales en Allemagne.

L'effondrement, dans la deuxième moitié de 1989, du bloc de l'Est n'a pas fini de faire sentir ses conséquences. Le «nouvel ordre mondial» qu'il annonçait, au dire du président Bush, se présente en réalité comme un désordre encore plus catastrophique que le précédent, un chaos sanglant accumulant, jour après jour, les ruines et les ca­davres en même temps que les an­ciens antagonismes entre grandes puissances ont cédé la place à de nouveaux antagonismes de plus en plus explosifs.

Le déchaînement des antagonismes impérialistes

Dans le capitalisme décadent, et particulièrement lorsque la crise économique ouverte témoigne de façon décisive de l'impasse où se trouve ce système, il n'y a pas de place pour une quelconque atté­nuation des conflits entre les diffé­rentes bourgeoisies nationales. Alors qu'il n'existe plus aucune is­sue pour l'économie capitaliste, que toutes les politiques destinées à surmonter la crise n’ont eu d'autre effet que de la rendre encore plus catastrophique, que les remèdes se sont révélés n'être que des poisons venant encore aggraver l'état du malade, il ne reste d'autre alterna­tive à toute bourgeoisie, quels que soient ses moyens et sa puissance, que la fuite en avant dans la guerre et les préparatifs en vue de celle-ci. C'est pour cela que la disparition, en 1989, d'un des deux blocs militaires qui s'étaient partagé le monde depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale n'a nul­lement débouché sur la «nouvelle ère de paix» que nous annonçaient les chantres du monde bourgeois. En particulier, puisque la menace de «l'Empire du mal» ne pesait plus sur eux, les «alliés» d'hier, c'est-à-dire les principaux pays du bloc occidental, se sont senti pous­ser des ailes pour mettre en avant leurs intérêts spécifiques face à ceux du «grand frère» américain.

Les alliances que contractent les différentes bourgeoisies nationales ne sont jamais des mariages d'amour mais nécessairement des mariages d'intérêt. En même temps qu'on peut assister à des «réconciliations» spectaculaires, où l'on découvre que la haine réci­proque que les Etats avaient incul­quée pendant des décennies aux populations doivent céder la place a une « amitié sans faille », les meilleurs amis d'hier, «unis à ja­mais par l'histoire», par leurs «valeurs communes» et par les «épreuves partagées», n'hésitent pas à se convertir en ennemis acharnés, dès lors que leurs inté­rêts ont cessé de converger. Il en avait été ainsi au cours et au len­demain de la seconde guerre mon­diale où l'URSS avait été présentée par les «démocraties» occiden­tales, tour à tour, comme un sup­pôt du diable hitlérien, puis comme un «héroïque compagnon de combat», puis, de nouveau, comme l'incarnation du démon.

Aujourd'hui, même si les structures de base du bloc américain (OTAN, OCDE, FMI, etc.) subsistent en­core formellement, si les discours bourgeois évoquent encore l'union des grandes «démocraties», c'en est fini dans les faits de l'Alliance atlantique. L'ensemble des événe­ments qui se sont déroulés depuis près de deux ans n'a fait que confirmer cette réalité : l'effondrement du bloc de l'Est ne pouvait aboutir qu'à la disparition du bloc militaire qui lui faisait face et qui venait de remporter la vic­toire dans la guerre froide qui les avait opposés depuis plus de 40 ans. De ce fait, non seulement la solidarité entre les principaux pays occidentaux a volé en éclats, mais sont déjà en oeuvre, même si c'est de façon embryonnaire, les ten­dances vers la reconstitution d'un nouveau bloc impérialiste où l'antagonisme principal se situerait entre les Etats-Unis et leurs alliés d'un côté et, de l'autre, une coali­tion dirigée par l'Allemagne. Comme la presse du CCI l'a lon­guement mis en évidence, la Guerre du Golfe du début 1991 avait comme principale origine la tentative américaine de bloquer le processus de désagrégation du bloc occidental et de tuer dans l'oeuf toute velléité de reconstitution d'un nouveau système d'alliances. Les événements de Yougoslavie à partir de l'été 1991 ont montré que l'énorme opération mise au point par Washington n'avait eu que des effets limités et que sitôt terminés les combats dans le Golfe, et la «solidarité» qu'ils exigeaient entre les coalisés, les antagonismes de fond resurgissaient de plus belle. La reprise actuelle des combats dans 1’ex-Yougoslavie, cette fois en Bosnie-Herzégovine, vient, au-delà des apparences, confirmer cette aggravation des tensions entre les grandes puissances qui consti­tuaient le bloc de l'Ouest.

Massacres et discours de paix dans l'ex-Yougoslavie : la guerre au coeur de l'Europe

A l'heure où ces lignes sont écrites, la guerre fait de nouveau rage dans l'ex-Yougoslavie. Après des mois de massacres dans différentes par­ties de la Croatie, et alors que la si­tuation semblait s'apaiser dans cette région, c'est maintenant la Bosnie-Herzégovine qui se retrouve à feu et à sang. En deux mois, le chiffre des tués s'élève déjà à plus de 5000. Les blessés se comptent par dizaines de milliers alors que ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont obligées de quitter les zones de combat, en même temps, d'ailleurs, que la mission de l'ONU à Sarajevo et autres organismes qui pouvaient apporter un minimum de protec­tion à ces populations.

Aujourd'hui, la Serbie est mise «au ban des nations» comme disent les journalistes. Le 30 mai, l'ONU a adopté des mesures rigoureuses d'embargo contre ce pays, compa­rables à celles imposées à l'Irak avant la guerre du Golfe, pour le contraindre à cesser de déchaîner, en compagnie des milices serbes, le fer et le feu en Bosnie-Herzégovine. Et c'est l'oncle Sam qui a pris la tête de cette campagne de grande ampleur contre la Serbie en même temps qu'il se proclame le défen­seur de la «Bosnie démocratique».

Ainsi, Baker n'hésitait pas à évo­quer, le 23 mai, la possibilité d'une intervention militaire pour faire plier la Serbie. Et, c'est sous une très forte pression américaine, que les autres membres du Conseil de Sécurité qui pouvaient avoir des ré­ticences, comme la Russie et la France, se sont finalement ralliés à une motion «dure» contre ce pays. Au passage, les Etats-Unis n'ont pas manqué une occasion pour faire ressortir que le maintien de l'ordre dans l’ancienne Yougo­slavie incombait fondamentale­ment aux pays d'Europe et à la CEE, et qu'ils ne se mêlaient de cette question que dans la mesure où ces derniers faisaient la preuve de leur impuissance.

Pour qui a suivi le jeu des grandes puissances depuis le début des affrontements en Yougoslavie, la po­sition actuelle de la première d'entre elles peut apparaître comme un mystère. Pendant des mois, notamment à la suite de la proclamation de l'indépendance de ta Slovénie et de la Croatie au cours de l'été 1991, les Etats-Unis se sont comportés comme de véri­tables alliés de la Serbie condam­nant en particulier le démantèle­ ment de la Yougoslavie que devait provoquer nécessairement la séces­sion des deux républiques du Nord. Au sein de la CEE, les pays traditionnellement les plus proches des Etats-Unis, la Grande- Bretagne et les Pays-Bas, ont tout fait pour laisser les mains libres à la Serbie dans ses opérations visant à mettre au pas la Croatie, ou tout au moins à l'amputer d'un bon tiers de son territoire. Pendant des mois, les Etats-Unis fustigé «l'impuissance européenne», qu'ils avaient grandement contribué à aggraver, pour apparaître enfin sur le devant de la scène, tel le Zorro de la légende, et obtenir, à la suite de l'action de l'émissaire de l'ONU, le diplomate américain (quel hasard !) Cyrus Vance, un ar­rêt des combats en Croatie alors que la Serbie avait déjà atteint 1 essentiel de ses buts de guerre dans cette région.

Cette action de la diplomatie amé­ricaine se comprenait parfaite­ment. En effet, si l'indépendance de la Croatie avait été fortement encouragée par l'Allemagne, c'est parce qu'elle coïncidait avec les nouvelles ambitions impérialistes de ce pays dont la puissance et la position en Europe en fait le pré­tendant le plus sérieux au rôle de chef de file d'une nouvelle coalition dirigée contre les Etats-Unis, maintenant qu'a disparu toute me­nace venant de l'Est. Pour la bour­geoisie allemande, une Croatie indépendante et «amie» était la condition de l'ouverture d'un accès sur la Méditerranée qui constitue un atout indispensable pour toute puissance prétendant jouer un rôle mondial. Et c'est bien ce que les Etats-Unis voulaient éviter à tout prix. Leur soutien à la Serbie du­rant les affrontements en Croatie, qui ont causé à ce dernier pays des ravages considérables, leur per­mettait de signifier tant à la Croatie qu'à l'Allemagne ce qu'il en coûte de vouloir mettre en oeuvre une politique qui contrarie les intérêts US. Mais justement parce que la première puissance mondiale n'a pas eu à se «mouiller» directement dans toute la seconde partie de 1991 et au début 1992, laissant la CEE afficher son impuissance, elle pouvait opérer par la suite une ar­rivée en force ou elle allait désigner comme bouc émissaire son allié d'hier, la Serbie.

Aujourd'hui, la soudaine passion des Etats-Unis pour l'indépendan­ce de la Bosnie-Herzégovine n'a évidemment rien à voir avec le fait que les autorités de ce dernier pays seraient plus «démocratiques» que celles de la Croatie. Ce sont des gangsters de la même race qui gou­vernent à Sarajevo, Zagreb, Bel­grade et Washington. En réalité, du point de vue des Etats-Unis, la très grande supériorité de la Bosnie-Herzégovine sur la Croatie tient au fait qu'elle peut constituer un point d'appui de première im­portance pour contrecarrer la pré­sence allemande dans la région. Pour des raisons tant géographiques qu'historiques, l'Allemagne était au départ le pays le mieux placé pour rattacher une Croatie indépendante à sa zone d'influence. C'est pour cela que les Etats-Unis n'ont pas cherché im­médiatement à la concurrencer au­près de la Croatie, faisant au contraire tout leur possible pour s'opposer à l'indépendance de ce pays. Mais une fois que 'Allemagne a joué sa carte en Croatie, il revenait à la bourgeoisie américaine de réaffirmer sa place de gendarme du monde et donc de revenir en force dans une région normalement du ressort des Etats européens. Le cynisme et la bruta­lité de l'Etat serbe et de ses milices lui en a offert une occasion rêvée. En se déclarant le grand protecteur des populations de la Bosnie-Herzégovine victimes de cette bru­talité, l’oncle Sam se propose de ramasser la mise à plusieurs ni­veaux :

  • il fait une nouvelle fois la preuve, comme lors de la guerre du Golfe et de la conférence de Madrid sur le Moyen-Orient à la fin  1991, qu'aucun problème important ans les relations internationales ne peut être réglé en dehors de l'intervention de Washington ;
  • il adresse un message aux sphères dirigeantes des deux grands voi­sins de l'ex-Yougoslavie bénéfi­ciant d'une importance stratégique de premier ordre, l'Italie et a Turquie, pour les convaincre de la nécessité de lui rester fidèles ;
  • il ravive les plaies que la question de la Yougoslavie avait provoquées dans l'alliance privilégiée entre la France et l'Allemagne (même si ces difficultés ne sont pas en mesure de remettre en cause la  convergence  d'intérêts qui existe par ailleurs entre ces eux pays, comme le démontre leur décision de constituer un corps d'armée commun)1] ;
  • il prépare son implantation en Bosnie-Herzégovine afin de priver l'Allemagne d'une libre disposi­tion des ports croates de Dalmatie.

Concernant ce  dernier point,  la simple lecture d'une carte géographique permet de constater que la Dalmatie est constituée d'une bande étroite de terre coincée entre la mer et les hauteurs tenues par l'Herzégovine. Si l'Allemagne, grâce à son alliance avec la Croa­tie, rêvait d'installer des bases mili­taires dans les ports de Zadar, Split et Dubrovnik comme points d'appui d'une flotte méditerra­néenne, elle serait confrontée au fait que ces ports se trouvent respectivement a 80, 40 et 10 km de la frontière «ennemie» (Dubrovnik a même la particularité d'être coupé du reste de la Croatie par un dé­bouché de l'Herzégovine sur la mer). En cas de crise internatio­nale, il ne serait pas difficile, pour la puissance américaine, de faire le blocus de ces ports, comme la Ser­bie l'a démontré jusqu'à présent, coupant les avant-postes allemands de leurs arrières et les rendant inu­tilisables.

En ce qui concerne le «message» transmis à l'Italie, il prend toute son importance à un moment où, à l'image d'autres bourgeoisies euro­péennes (par exemple la bourgeoi­sie française dont le parti néo-gaulliste, le RPR, est partagé entre partisans et adversaires d'une alliance plus étroite avec l'Allemagne au sein de la CEE), celle de ce pays est divisée sur les alignements impérialistes, comme le démontre notamment la paraly­sie actuelle de son appareil poli­tique. Compte tenu de la position de premier plan de ce pays en Mé­diterranée (contrôle du passage entre l'Ouest et l'Est de cette mer, présence à Naples du commande­ment de la 6e flotte US), les Etats-Unis sont prêts à «mettre le pa­quet» pour qu'il ne soit pas tenté de rejoindre l'alliance franco-alle­mande.

De même, une mise en garde des Etats-Unis à la Turquie se com­prend tout à fait à 1 heure où ce pays est tenté de coupler ses propres ambitions régionales en di­rection des républiques musul­manes de l'ex-URSS (qu'elle compte arracher à l'influence d'une Russie aujourd'hui alliée aux Etats-Unis) à une alliance avec l'Allemagne et à un soutien aux ambitions impérialistes de ce pays au Proche-Orient. La Turquie oc­cupe, elle aussi, une position stra­tégique de première importance puisqu'elle contrôle le passage entre la Mer Noire et la Méditerra­née. Aussi, son rapprochement en cours avec l'Allemagne (mis en évidence, notamment, par le «scandale» de la livraison de maté­riel militaire destiné à la répression des Kurdes, scandale dévoilé grâce aux «bons offices» de Washington) constitue une menace très sérieuse pour les Etats-Unis. Ces derniers ont déjà commencé à réagir en sou­tenant les nationalistes Kurdes et ils sont prêts à employer des moyens encore plus importants pour stopper un tel rap­prochement. En particulier, la «protection» apportée aujourd'hui par la première puissance mon­diale aux populations musulmanes de Bosnie-Herzégovine (majoritai­res dans ce pays) apparaît comme un pavé dans la mare de la Turquie qui se présente comme le «grand arrière» des musulmans de la région.2])

Ainsi, la situation actuelle dans l'ex-Yougoslavie révèle, derrière tous les discours sur le retour à la paix et la protection des popula­tions, la poursuite de l'aggravation des antagonismes entre grandes puissances. Des antagonismes qui sont alimentés par le chaos que l'effondrement du stalinisme a engendré dans ce pays et qui viennent a leur tour aggraver ce chaos. Même si la pression, voire une in­tervention directe des Etats-Unis peut momentanément calmer le jeu (par exemple en obligeant la Serbie à renoncer à certaines de ses pré­tentions) l'avenir de l'ex-Yougo­slavie, comme d'ailleurs celui de l'ensemble de cette partie du monde (Balkans, Europe centrale) ne saurait connaître que de nou­veaux antagonismes et des affron­tements de plus en plus violents du fait de l'importance stratégique qu'elle revêt pour ces puissances, lustration de l'avancée irréver­sible de la décomposition générale de la société capitaliste, c'est donc un nouveau Liban qui s'est installé aux portes des grandes métropoles d'Europe.

Ce que démontrent cependant les massacres de Yougoslavie, c'est que même si l'avancée de la décomposition est un phénomène qui échappe au contrôle de tous les secteurs de la bourgeoisie mon­diale, y compris ceux des pays les plus avancés et puissants, ces der­niers secteurs ne restent pas inac­tifs et passifs face à un tel phéno­mène. Contrairement aux équipes nouvellement promues dans les pays de l'ancien bloc de l'Est (sans parler, évidemment de la situation dans le «tiers-monde») et qui sont complètement débordées par la si­tuation économique et politique (notamment par l'explosion des na­tionalismes et des conflits eth­niques), les gouvernements des pays les plus développés sont en­core capables de mettre à profit la décomposition pour la défense des intérêts de leur capital national. C'est notamment ce qu'ont démon­tré, début mai, les émeutes de Los Angeles.

L'utilisation de la décomposition par la bourgeoisie

Comme le CCI l'a mis en évi­dence[3] la décomposition générale de la société capitaliste, telle qu'elle se développe aujourd'hui, révèle l'impasse historique totale dans laquelle se trouve maintenant cette société. Tout comme la crise et les guerres, la décomposition n'est donc pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de la bourgeoisie ou bien de politique erronée de sa part. Elle s'impose à elle de manière insurmontable et irréversible. Le fait que la décom­position, au même titre qu'une éventuelle 3e guerre mondiale, ne puisse avoir d'autre aboutissement, au sein du capitalisme, que la dis­parition de l'humanité n y change rien. C'est bien ce que révèle le «Sommet» de Rio sur la protection de la Terre qui s'est tenu au début du mois de mai. Comme il était prévisible, la montagne a accouché d'une souris malgré la gravité croissante des problèmes d'environnement mise en évidence par la majorité des scientifiques. Alors que, à cause de l'effet de serre, ce sont de terribles famines qui se profilent à l'horizon, voire la disparition de l'espèce humaine, chacun se renvoie la balle pour ne rien faire (le Nord contre le Sud et réciproquement, l'Europe contre les Etats-Unis, etc.).

Mais si la bourgeoisie se révèle ab­solument incapable de mettre en oeuvre une quelconque politique à long terme et à l'échelle mondiale, même quand c'est sa propre survie, en même temps que celle de l'ensemble de l’humanité qui est menacée, elle reste capable de ré­agir contre les effets de la décom­position, sur le court terme et au niveau de la défense de ses intérêts nationaux. Ainsi, les émeutes de Los Angeles sont venues mettre en relief toutes les capacités manoeuvrières que les bourgeoisies les plus puissantes sont encore capables d'utiliser.

Los Angeles constitue une sorte de concentré de toutes les caractéris­tiques de la société américaine : l'opulence et la misère, la «high tech» et la violence. Symbole du «rêve américain», c'est devenu aussi celui du «cauchemar américain». Comme nous l'avons mis en évidence dans nos textes sur la dé­composition, celle-ci, au même titre que la crise économique, part du coeur du capitalisme, même si elle trouve à sa périphérie ses formes les plus extrêmes et catas­trophiques. Et L'A (comme on dit en langage «branché») est bien le coeur de ce coeur. Depuis de nom­breuses années déjà, la décomposi­tion y exerce des ravages tragiques et particulièrement dans les ghettos noirs. Dans la plupart des villes américaines, ces ghettos sont de­venus de véritables enfers, dominés par une misère insupportable, des conditions de logement et sani­taires dignes du «tiers-monde» (par exemple, la mortalité infantile y atteint des taux comparables à ceux des pays les plus arriérés, le SIDA y frappe de façon tragique) et surtout un désespoir généralisé qui conduit une proportion considérable des jeunes, dès la première adolescence, vers la drogue, la prostitution et le bandi­tisme. De ce fait, la violence et le meurtre font partie du quotidien de ces quartiers : la première cause de décès des hommes noirs de la tranche d'âge 15-34 ans est l'assassinat, près d'un quart des hommes noirs entre 20 et 29 ans est en prison ou en liberté surveillée, 45 % de la population carcérale est noire (les noirs représentent 12% dans la population totale). Ainsi, à Harlem, ghetto noir de New-York, pour cause d'assassinat, d'over­dose, de maladie, l'espérance de vie d'un homme est plus courte que celle d'un homme du Bangladesh.

Cette situation s'est aggravée tout au long des années 1980, mais la récession actuelle, avec une mon­tée vertigineuse du chômage, lui a donné des proportions encore bien plus considérables. De ce fait, de­puis des mois, de nombreux «spécialistes» ne cessaient de pré­dire l'imminence d'émeutes et d'explosions de violence dans ces quartiers. Et c'est justement face à une telle menace que la bourgeoisie américaine a réagi. Plutôt que de se laisser surprendre par une suc­cession d'explosions spontanées et incontrôlables, elle a préféré orga­niser un véritable contre-feu lui permettant de choisir le lieu et le moment d'un tel surgissement de violence et de prévenir du mieux possible les surgissements futurs.

Le lieu : Los Angeles, véritable pa­radigme de l'enfer urbain aux Etats-Unis, où plus de 10 000 jeunes vivent du commerce de la drogue, dont les ghettos sont qua­drillés par des centaines de bandes armées qui se massacrent pour le contrôle d'une rue, d'un point de vente de la «poudre d'ange».

Le moment : au début de la cam­pagne pour les présidentielles, qui s'en trouve relancée, mais à dis­tance respectable de l'élection elle-même, afin que de tels troubles, éclatant de façon incontrôlée, ne viennent déconsidérer au dernier moment un candidat, Bush, dont les sondages sont pour l'heure peu reluisants.

Les moyens : l'organisation en plu­sieurs temps d'une véritable provo­cation. D'abord, une campagne médiatique de grande ampleur au­tour du procès des quatre flics blancs qui avaient été filmés en train de tabasser sauvagement un automobiliste noir : c'est à satiété que les téléspectateurs ont pu voir et revoir cette scène révoltante. Ensuite l'acquittement des flics par un tribunal installé de façon déli­bérée dans un quartier réputé pour son conservatisme, son «goût de l'ordre» et ses sympathies envers la police. Enfin, dès que se sont pro­duits, de façon parfaitement prévi­sible, les premiers troubles et les premiers rassemblements, une véri­table désertion, sur ordre supé­rieur, des quartiers «chaud» par les forces de police, laissant ainsi l'émeute prendre un maximum d'ampleur. Ces mêmes forces de police, en revanche, sont restées très présentes dans les quartiers bourgeois proches, tels Beverley Hills. Cette tactique avait aussi l'avantage de priver les manifes­tants de leur ennemi traditionnel, le flic, permettant de canaliser en­core plus leur colère vers le saccage des commerces, l'incendie des maisons appartenant à d'autres communautés de même que vers les règlements de comptes entre bandes. Avec une telle tactique, les 58 morts provoqués par cette ex­plosion ne sont pas dus aux forces de police mais essentiellement aux affrontements entre habitants des ghettos (particulièrement entre les jeunes manifestants et les petits commerçants voulant protéger par les armes leurs échoppes).

Les moyens et les conditions du re­tour à l'ordre faisaient aussi partie de la manoeuvre : ce sont les mêmes soldats qui, il y a un an et demi à peine défendaient le «droit» et la «démocratie» dans le Golfe qui sont venus participer à la paci­fication des quartiers troublés. La répression, si elle n'a pas été san­glante, a été cependant conduite à grande échelle : près de 12000 ar­restations et, pendant des se­maines, à la télévision, les images des centaines de procès condam­nant à la prison les émeutiers in­terpellés. Le message était clair : même si elle ne se comporte pas comme un quelconque régime du «tiers-monde», et si elle veille à ne pas faire couler le sang de ceux qui troublent l'ordre public (et cela était d'autant plus facile que, grâce à leur provocation, les autorités n'ont été à aucun moment débor­dées par les événements), la «démocratie américaine» sait faire preuve de fermeté contre eux. Avis a ceux qui, dans le futur, seraient tentés de recommencer de nou­velles émeutes...

La «gestion» des émeutes de L'A a permis à l'équipe dirigeante de la bourgeoisie américaine de dé­montrer à tous les secteurs de celle-ci qu'elle était, malgré toutes les difficultés qui s'accumulent, mal­gré le développement du cancer des ghettos et de la violence urbaine, à a hauteur de ses responsabilités. Dans un monde de plus en plus soumis à des convulsions de toutes sortes, la question de l'autorité du pouvoir, tant à l'extérieur qu'à 'intérieur, de la première puis­sance de la planète est de la plus haute importance pour la bour­geoisie de ce pays. Avec la provo­cation à Saddam Hussein durant l'été 1990 suivie de la «tempête du désert» au début 1991, Bush a fait la preuve qu'il savait manifester ce type d'autorité au niveau interna­tional. Los Angeles, avec des moyens spectaculaires, notamment dans les montages médiatiques qui rappelaient ceux mis en oeuvre au­tour de la guerre du Golfe, a dé­montré que l'administration ac­tuelle était aussi capable de réagir sur le plan «domestique» et que, pour catastrophique qu'elle soit, la situation intérieure aux Etats-Unis restait «under control».

Cependant, les émeutes provo­quées de L'A ne constituaient pas seulement un moyen pour l'Etat et le gouvernement de réaffirmer leur autorité face aux différentes mani­festations de la décomposition. Elles étaient aussi un instrument d'une offensive de grande ampleur contre la classe ouvrière.

La bourgeoisie se prépare à une reprise des combats de classe

Comme la résolution le met en évi­dence : «l'aggravation considérable de la crise capitaliste, et particuliè­rement dans les pays les plus déve­loppés, constitue un facteur de pre­mier ordre de démenti de tous les mensonges sur le "triomphe" du ca­pitalisme, même en l'absence de luttes ouvertes. De même, l'accumulation du mécontentement provoqué par la multiplication et l'intensification des attaques résul­tant de cette aggravation de la crise ouvrira, à terme, le chemin à des mouvements de grande ampleur qui redonneront confiance à la classe ouvrière... Dans l'immédiat, les luttes ouvrières se situent à un des niveaux les plus bas depuis la der­nière guerre mondiale. Mais ce dont il faut être certain c'est que, dès à présent, se développent en profon­deur les conditions de leur surgis­sement...» (point 16). Dans tous les pays avancés, la bourgeoisie est bien consciente de cette situation, et particulièrement la première d'entre elles. C'est pour cela que les émeutes de L.A. ont constitué également un instrument de cette bourgeoisie pour affaiblir de façon préventive les futurs combats ouvriers. En particulier, grâce aux images faisant apparaître les noirs comme de véritables sauvages (telle l'image de jeunes noirs s'attaquant à des chauffeurs de camion blancs), la classe dominante a réussi à renforcer de façon signifi­cative un des facteurs de faiblesse de la classe ouvrière des Etats-Unis : la division entre les ouvriers blancs et les ouvriers noirs ou d'autres communautés. Comme le déclarait un expert de la bourgeoi­sie : «le niveau de sympathie que les blancs pouvaient éprouver pour les noirs a considérablement diminué du fait de la peur ressentie par les premiers devant la montée constante de la criminalité noire» (C. Murray de l'American Entreprise Institute, le 6/5/02). En ce sens, le «rétablissement de l'ordre contre des bandes de délinquants noirs pilleurs de magasins et dealers», tel que la bourgeoisie en a voulu don­ner l'image, a pu être accueilli avec satisfaction par une proportion non négligeable des ouvriers blancs oui sont souvent victimes de 1 insécurité urbaine. A cette occa­sion, l’«efficacité» des forces dé­pêchées par l'Etat fédéral (qui contraste avec l’«inefficacité» supposée des forces de la police lo­cale) n'a pu que renforcer l'autorité de celui-ci.

En outre cette montée du racisme a été exploitée par les professionnels de P anti-racisme pour lancer de nouvelles campagnes a-classistes de diversion qui, loin de favoriser l'unité de classe du prolétariat, vi­sent au contraire à le diluer dans l'ensemble de la population et à l'attacher au char de la «démocratie». De même, les syn­dicats et le Parti Démocrate ont profité de la situation pour dénon­cer la politique sociale des admi­nistrations républicaines depuis le début des années 1980 rendues res­ponsables de la misère dans les quartiers pauvres des villes. En d'autres termes, pour que les choses s'améliorent, il faut aller voter pour le «bon candidat», ce qui permet au passage de relancer une campagne électorale qui, jusqu'à présent, ne mobilisait pas les roules.

Les différentes manifestations de la décomposition, comme par exem­ple les émeutes urbaines dans le «tiers-monde» et les pays avancés, seront utilisées par la bourgeoisie contre la classe ouvrière tant que cette dernière n'aura pas été encore en mesure de mettre en avant sa propre perspective de classe vers le renversement du capitalisme. Et cela, que de tels événements soient spontanés ou provoqués sciem­ment. Mais le fait que la bourgeoisie soit en mesure de choisir le moment et les circonstances de telles explosions lui permet d'en rendre plus efficace l'impact pour la défense de son ordre social. Que les émeutes de L'A soient arrivées fort à propos comme instrument contre la classe ouvrière nous est confirmé par l'ensemble des ma­noeuvres que la classe dominante déploie contre les exploités dans les autres pays avancés. L'exemple le plus significatif de cette poli­tique bourgeoise nous a été donné récemment dans un des pays les plus importants du monde capitaliste, l'Allemagne.

Offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en Allemagne

L'importance de ce pays ne tient pas seulement à son poids écono­mique et à son rôle stratégique croissant. C'est aussi dans ce pays que vit, travaille et lutte un des prolétariats les plus puissants du monde, un prolétariat qui, compte-tenu de son nombre et de sa concentration au coeur de l'Europe industrialisée de même que de son expérience historique incomparable, détient une grande partie des clés du futur mouvement de la classe ouvrière vers la révolu­tion mondiale. C'est bien pour cette raison que l'offensive poli­tique de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en Allemagne, et dont la grève du secteur public, la plus importante depuis 18 ans, me­née de main de maître par les syn­dicats, était le fer de lance, ne vi­sait pas seulement la classe ou­vrière de ce pays. L'écho considé­rable qu'elle a eu dans les médias des différents pays européens (alors qu'habituellement les luttes ou­vrières font l'objet d'un black-out presque complet à l'étranger) a fait a démonstration que c'est tout le prolétariat européen qui était visé par cette offensive.

Les conditions spécifiques de l'Allemagne permettent de com­prendre pourquoi une telle action a pris part aujourd'hui dans ce pays, n effet, outre son importance his­torique et économique qui sont des données permanentes, outre le fait qu'elle doit faire face, comme toutes les bourgeoisies, à une nou­velle aggravation considérable de la crise, la bourgeoisie de ce pays se trouve à l'heure actuelle confrontée au problème de la ré­unification (en fait de la «digestion» de l'Est par l'Ouest). Cette réunification est un véritable gouffre à milliards de DM. Le défi­cit de l'Etat s'est élevé vers des sommets rarement atteints dans ce pays «vertueux». Il s'agit donc pour la bourgeoisie de préparer la classe ouvrière à des attaques d'un niveau sans précédent afin de lui faire accepter le coût de la ré­unification, il importe de lui faire comprendre que c'en est fini des «vaches grasses» et qu'elle devra désormais faire des sacrifices très importants. C'est pour cela que les propositions salariales dans le sec­teur public (4,9 %), alors même que se sont déjà multipliées les taxes de toutes sortes, étaient inférieures à l'inflation. C'est le cheval de ba­taille qu'ont enfourché les syndi­cats témoignant d'une radicalité inconnue depuis des décennies, or­ganisant des crèves tournantes massives (plus de 100 000 ouvriers par jour) qui ont provoqué certains jours un véritable chaos dans les transports et autres services pu­blics (ce qui a eu comme consé­quence d'isoler les grévistes des autres secteurs de la classe ou­vrière). Après des revendications salariales de l'ordre de 9 %, les syndicats ont rabattu leurs préten­tions à 5,4 %, présentant ce chiffre comme une « victoire » pour les tra­vailleurs et une «défaite» pour Kohl. Evidemment, la majorité des ouvriers a considéré, après trois semaines de grève, que c était net­tement insuffisant (plus 0,5% par rapport à la proposition d'origine, environ 20 DM par mois) et la po­pularité de la très médiatique Monika Mathies, présidente de l’ÖTV, y a laissé quelques plumes. Mais, pour la bourgeoisie, plusieurs ob­jectifs importants avaient été at­teints :

  • mettre en évidence que, malgré une grève très massive et des ac­tions «dures», il était impossible de faire fléchir la bourgeoisie dans sa volonté de limiter les hausses de salaire ;
  • présenter les syndicats, qui avaient systématiquement orga­nisé toutes les actions, mainte­nant les ouvriers dans la plus grande passivité, comme les véri­tables protagonistes de la lutte contre les patrons en même temps que l'assurance sociale à laquelle faut s'affilier pour que soient (payés les jours de grève (pendant a grève, les travailleurs taisaient la queue pour aller prendre leur carte syndicale qui les engage pour deux ans) ;
  • renforcer encore un peu plus la division entre les ouvriers de l'Est et ceux de l'Ouest, les premiers ne comprenant pas que les seconds revendiquent des augmentations alors qu'à l'Ouest, les salaires sont nettement supérieurs et le chômage plus faible, les seconds n'ayant pas envie de payer pour les «ossies» qu'on se plaît à pré­senter comme des «paresseux» et des «incapables».

Dans les autres pays, l'image de l’«Allemagne modèle» a été quelque peu ternie par ces grèves. Mais la bourgeoisie s'est empressée d'enfoncer deux clous contre la conscience de la classe ouvrière :

  • le mensonge que la grève des ou­vriers allemands «privilégiés» vient encore aggraver la situation financière et économique de l'occident ;
  • le message qu'il est illusoire de tenter de mener des luttes contre la dégradation des conditions d'existence, puisque, malgré toute leur force (et notamment celle des syndicats) et la prospé­rité de leur pays, les ouvriers d'Allemagne n’ont pas pu obtenir grand-chose,

Ainsi, la bourgeoisie la plus puis­sante d'Europe a donné le ton de l'offensive politique contre la classe ouvrière qui doit nécessai­rement accompagner des attaques économiques d'une brutalité sans précédent. Pour le moment, la ma­noeuvre a réussi mais l'ampleur qu'elle a prise est à l'image de la crainte que le prolétariat inspire à la bourgeoisie. Les événements de ces trois dernières années, et toutes les campagnes qui les ont accom­pagnés, ont affaibli de façon significative la combativité et la conscience au sein de la classe ou­vrière. Mais celle-ci n'a pas dit son dernier mot. Avant même qu'elle n'ait renoué avec des luttes de grande envergure, sur son terrain de classe, tous les préparatifs de la classe dominante démontrent l'importance de ces combats à ve­nir.

FM, 14/6/92.


[1] Comme le signale la résolution, l'Allemagne et la France n'attendent pas exactement la même chose de leur alliance. En particulier, ce dernier pays compte sur ses avantages militaires pour compenser son infériorité économique par rapport au premier afin de ne pas se retrouver en situa­tion de vassal et de pouvoir revendiquer une sorte de «co-direction» d'une alliance des principaux Etats européens (à l'exception de la Grande-Bretagne, évidemment). C'est pour cela que la France n'est nullement in­téressée à une présence allemande en Médi­terranée qui dévaloriserait de façon très sensible l'importance de sa propre flotte dans cette mer ce qui la priverait a'un atout majeur dans les marchandages avec son «amie».

[2] Il n'est pas exclu non plus que le soutien des Etats-Unis aux populations croates de Bosnie-Herzégovine actuellement victimes de la Serbie parvienne un jour à « démontrer ». La Croatie qu'elle a tout inté­rêt à troquer la «protection» allemande, qui s'est révélée d'une efficacité très limitée, contre une protection américaine beaucoup mieux pourvue en moyens de se faire respec­ter. De telles visées ne sauraient évidemment être absentes de la diplomatie améri­caine.

[3] Voir notamment les articles dans la Re­vue Internationale n° 57 et 62.

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